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Par la suite, je me suis remémoré les obsèques comme autant de moments épars, tous pénibles. En raison des services précédents et à suivre, on nous avait dit de nous présenter avec cinq minutes d’avance, la cérémonie étant prévue à 11 heures et demie. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à la porte du crématorium du nord de Londres à attendre notre tour. Nous étions une poignée de vieux amis, de membres de la famille, battant le pavé, ne sachant quoi dire ou quoi faire. J’ai vu du coin de l’œil des gens se reconnaître, se fendre d’un sourire, puis se rappeler l’objet de leur visite et reprendre une mine attristée de circonstance.

Le corbillard est arrivé, la porte arrière s’est ouverte, et le cercueil d’osier s’est retrouvé exposé aux regards. M. Collingwood n’en parlait jamais qu’en terme de bière, comme si ce terme était plus respectueux pour le défunt. Il n’a pas été enlevé par des porteurs funéraires, mais poussé bruyamment dans la chapelle sur un ridicule petit chariot qu’on aurait dit conçu pour transporter des caisses au supermarché. Il trépidait gauchement sur les pavés. M. Collingwood m’en avait alertée par avance, expliquant que la chose leur avait été imposée par leurs assureurs. On avait signalé de graves lésions dorsales chez les employés chargés de porter les cercueils.

Une femme d’une cinquantaine d’années, qui avait dû être une parente de Greg, a demandé si la cérémonie allait commencer.

— Ils vont le mettre en place, ai-je déclaré. Je ne suis pas sûre que le groupe avant nous ait terminé.

C’était comme si nous avions réservé un court de tennis. La parente de Greg, si c’était bien le cas, est restée à mes côtés. Je ne ressentais pas le besoin de lui faire des politesses.

— Je suis infiniment désolée, a-t-elle déclaré.

Je n’avais pas encore trouvé quoi répondre quand les gens me disaient à quel point ils étaient désolés. « Merci » ne semblait pas tout à fait approprié. Il m’arrivait de marmonner quelque chose d’inintelligible. Cette fois-ci, je me suis contentée de hocher la tête.

— Ça doit être vraiment affreux pour vous, a-t-elle poursuivi.

— Ben, oui. Le choc a été terrible.

Mais elle ne s’éloignait pas.

— Je veux dire, a-t-elle insisté, les circonstances étaient si regrettables. Ça doit être si… enfin, vous savez… pour vous.

Et là je me suis dit : « Ah, bon, compris. » Soudain, je me suis sentie d’humeur rebelle.

— Que voulez-vous dire ?

Elle était toutefois plus coriace que moi, et ne se laisserait pas démonter.

— Je veux dire : les circonstances, a-t-elle répété. Cette personne avec laquelle il est mort. Ça doit être tellement bouleversant.

J’ai eu l’impression d’avoir une plaie ouverte, dans laquelle cette femme aurait inséré le doigt et exercerait des pressions pour voir si j’allais crier de douleur. Je ne voulais pas lui donner cette satisfaction. Ni lui accorder quoi que ce soit.

— Je suis juste triste d’avoir perdu mon mari, ai-je déclaré. Il n’y a rien à ajouter.

Je me suis éloignée d’elle pour regarder les jardins. Il y avait des arbustes et de petites haies du genre institutionnel, celui qu’on trouve dans le parking d’un complexe de bureaux. Le bâtiment lui-même possédait une robustesse très années 1950, mais en même temps sans caractère, tenant autant de l’église que de l’école. Mais derrière, et le surmontant, se trouvait une cheminée. Pas moyen de la cacher. De la fumée s’en échappait. Ce ne pouvait être Greg. Pas encore.

Maintenant, j’en étais sûre. J’en étais déjà consciente, mais peut-être l’avais-je délibérément écarté de mon esprit, surtout pour les obsèques. Tout le monde, tout le monde sans exception, savait que Greg était mort en compagnie d’une autre femme et que cela signifiait qu’ils entretenaient une liaison. Et que pensaient-ils de moi ?

Le souvenir qui me revient souvent de la cérémonie me situe à l’intérieur, au premier rang, à côté des parents de Greg. Je sentais la présence des endeuillés derrière moi, contemplant ma nuque. Ils étaient désolés pour moi, mais que ressentaient-ils d’autre ? Un peu d’embarras, de mépris ? Cette pauvre Ellie. La voilà devenue veuve mais en plus on l’a humiliée, abandonnée, son mariage n’était que du vent, personne ne l’ignore plus aujourd’hui. S’interrogeaient-ils à notre sujet ? Était-ce Greg, toujours à l’affût d’une nouvelle conquête ? Étaient-ce les défaillances d’Ellie en tant qu’épouse ?

Le frère de Greg, Ian, et sa sœur Kate m’avaient tous deux téléphoné pour me faire des suggestions concernant le service. Je l’avais tout d’abord mal pris. Je me sentais possessive, ne voulais pas d’intrusion sur mon terrain. Puis, soudain, la cérémonie m’était apparue comme une version cauchemardesque de l’émission Desert Island Discs de la BBC, durant laquelle des invités doivent choisir les huit disques qu’ils emporteraient sur une île déserte : comme s’il s’agissait de sélectionner de la musique et des poèmes pour montrer quelle personne sensible et intéressante avait été Greg et à quel point je l’avais compris. L’idée de faire ces choix en gardant à l’esprit ce que les gens penseraient de mon bon goût m’a inspiré une telle répulsion que j’ai rappelé Ian et Kate pour leur dire que je m’en remettais à eux.

Ian s’est avancé pour lire un poème victorien qui se voulait consolant, mais j’ai cessé d’y prêter attention au milieu. Puis l’autre frère de Greg, Simon, a lu un extrait de la Bible qui me rappelait vaguement quelque chose datant des assemblées de prière matinales de l’école. Je n’ai pas réussi à suivre non plus. Les mots, pris un à un, avaient du sens, mais j’oubliais la signification des phrases à mesure qu’on les déroulait. Ensuite Kate a dit qu’elle allait passer un morceau qui avait beaucoup compté pour Greg. Un silence s’est étiré, pesant, après quoi l’une des enceintes au mur a émis un crépitement tandis que quelqu’un pressait la touche « play ». Une chanson s’est ensuite élevée, qui n’était pas la bonne, à l’évidence, peut-être un air qui devait être joué durant la cérémonie suivante, ou avait été joué durant la précédente. C’était une ballade rythmée que je me rappelais avoir entendue dans un film, avec Kevin Costner. Elle n’avait rien à voir avec Greg, qui avait aimé les airs éraillés joués sur des guitares hawaïennes par des Américains ratatinés ayant tâté de la prison, ou ayant une tête à en avoir fait. J’ai jeté un regard en biais et surpris l’expression affolée de Kate. Elle se demandait visiblement si elle pouvait sortir en courant et couper net ce morceau épouvantable, trouver le bon CD et le mettre, pour décider en fin de compte qu’elle ne le pouvait pas.

C’est le seul moment de la cérémonie qui m’ait réellement atteinte. L’espace d’un instant, j’ai eu la vision très nette de la manière dont les choses se seraient déroulées si Greg avait été présent, et de quelle façon il m’aurait regardée, du fou rire que nous aurions réprimé, que nous aurions laissé exploser par la suite, du sujet de plaisanterie continuel que cela serait devenu. C’est à ce moment-là que j’ai été le plus près des larmes ; mais même alors, je n’ai pas pleuré.

Alors que nous nous déversions au-dehors, nous nous sommes heurtés à un autre groupe sur le point d’entrer et je me suis rendu compte que, dans une heure, ils se heurteraient à un autre encore. Nous défilions sur un tapis roulant d’endeuillés.

Tout le monde a été convié chez moi pour la pire réception de tous les temps. Ce n’était pas que le buffet soit mauvais, loin de là. J’avais tout d’abord envisagé de faire un tour au supermarché et d’acheter des plats tout prêts, après quoi je m’étais décidée à cuisiner moi-même. J’avais passé la soirée et la nuit précédente à faire des tartelettes au fromage de chèvre, avec oignon rouge, tomates cerises, mozzarella et salami. Il y avait de petits toasts grillés nappés de garnitures diverses. J’avais fait des poivrons rouges farcis et des allumettes au fromage. J’avais acheté un kilo d’olives aux anchois et aux piments. Une caisse de vin rouge et une autre de blanc. J’avais préparé deux gâteaux. Il y avait du café, du thé, une sélection d’infusions, et pourtant, c’est resté la pire réception de tous les temps.

Elle a réuni les ingrédients de différentes sortes de fêtes ratées. Pour commencer, nombre de personnes se sont excusées. Certains amis n’étaient même pas aux obsèques. D’autres ne sont pas venus chez moi. Peut-être étaient-ils embarrassés par les circonstances, par l’humiliation. Ce qui a conféré à la réception une atmosphère de délaissement, de rejet.

Une fois que les gens ont commencé à arriver, ça m’a rappelé ces épouvantables soirées d’ados où les garçons étaient agglutinés dans un coin, en train de pouffer de rire entre eux, de dévisager les filles sans oser les approcher. Il s’est produit un phénomène tribal. Peut-être ma perspective avait-elle été biaisée, mais j’avais l’impression que c’était comme si Greg m’avait quittée pour Milena et qu’il y avait ceux qui prenaient son parti contre le mien.

Gwen et Mary étaient là et, bien sûr, elles étaient à fond dans mon camp. Elles ont été chercher les boissons et les plats et se sont affairées autour de moi, murmurant des mots de réconfort. Je m’attendais presque à ce que nous posions nos sacs à main par terre pour danser autour.

Mes parents étaient là, vieux et décomposés, et ma sœur Maria, qui semblait furieuse – comme si Greg lui avait causé un préjudice personnel en mourant comme il l’avait fait. Venait ensuite Fergus, les yeux gonflés de chagrin : je le lui enviais. Il avait tenté de lire quelque chose durant la cérémonie mais au dernier moment, s’était rétracté. Il a dit qu’il ne pensait pas pouvoir y arriver. Sa femme, Jemma, à la grossesse avancée, m’avait laissé entendre qu’il n’avait cessé de fondre en larmes depuis que c’était arrivé.

Il y avait des gens comme Joe et Tania, qui allaient d’un camp à l’autre, faisant des efforts héroïques et voués à l’échec pour tenter de les réunir. Il y avait les groupes d’amis de Greg, les miens, mais tout semblait contraint et maladroit.

D’une étrange façon, les gens qui m’ont le plus réconfortée n’étaient pas les amis, certainement pas la famille, mais ceux que je n’avais jamais rencontrés auparavant. Parmi eux, un vieux copain du temps de l’école primaire, un dénommé James que j’ai identifié comme celui avec qui Greg avait fait des courses à trois pattes. Un gros monsieur avec une tête de détective qui avait enseigné le piano à Greg durant son adolescence. Plusieurs clients sont venus me trouver pour me dire à quel point ils se reposaient sur Greg, lui faisaient confiance, l’appréciaient, et combien il leur manquerait maintenant qu’il était parti. La compagnie de ces gens qui n’étaient pas au courant des circonstances de sa mort, qui n’étaient là que pour lui faire leurs adieux me procurait un énorme soulagement.

— C’était un jeune homme tout à fait attachant, a déclaré Mme Sutton d’une voix aiguë.

Elle portait une robe de soie noire et des bas à couture, avait un visage tout ridé et des cheveux argentés relevés en un chignon impeccable. Elle paraissait très âgée et très riche, son nez était aquilin et son port, altier, semblait appartenir à une autre époque.

— Oui, en effet, ai-je convenu.

— Je me réjouissais toujours de ses visites. Il va me manquer.

— Je suis désolée, ai-je répondu de manière absurde.

— En fait, il se trouve qu’il devait venir me voir le lendemain de sa mort. C’est comme ça que j’ai appris : comme il n’arrivait pas, j’ai téléphoné à son bureau et demandé où il était. Ça a été un tel choc. (Elle m’a adressé un regard perçant.) J’aurai quatre-vingt-huit ans dans deux mois. C’est quand même bizarre, non ? Ces gens qui partent avant leur heure.

Je n’ai pas réussi à dire un mot et elle a levé une main semblable à une griffe qu’elle a posée légèrement par-dessus la mienne.

— Vous avez toute ma sympathie, ma chère.

Dans l’ensemble, cependant, il semble que personne ne soit parvenu à faire, durant cette réception funéraire, le genre de choses pour lesquelles sont conçues ces réceptions. Les gens n’ont pas réussi à présenter leurs condoléances sans avoir l’air embarrassés ou flippés ; ils ne pouvaient se lancer dans l’évocation de souvenirs simples, pleins d’émotion, du défunt. Ils n’arrivaient pas à faire quoi que ce soit d’autre non plus. Certains tripotaient leur nourriture sans y toucher, d’autres avalaient leur vin d’une traite (la femme qui m’avait approchée devant le crématorium a bu bien plus que de raison, que ce soit par remords ou par une forme de revanche perverse). Et peu à peu, ils se sont juste éclipsés un à un.

À la fin, ne restaient plus que Gwen, Mary et moi, en compagnie d’une poignée de parents de Greg que je ne connaissais pas. Ils avaient commandé un taxi qui n’en finissait pas d’arriver. Ils ont pris place sur le canapé avec des verres vides, refusant que nous les leur remplissions, refusant la nourriture que nous leur présentions, parce que cela gâcherait leur dîner. Ils ont rappelé la société de taxis à maintes reprises pendant que nous rangions, essuyions, et pour finir, passions l’aspirateur autour d’eux. Ils sont enfin partis, expliquant vaguement qu’ils trouveraient un taxi dans la rue ou prendraient le métro.

Nous sommes demeurées toutes les trois, j’ai ouvert une nouvelle bouteille de vin en leur parlant de la femme devant le crématorium, leur rapportant ce qu’elle avait dit, et Mary a déclaré :

— Tu n’as pas à lutter contre, tu sais.

Je lui ai demandé ce qu’elle entendait par là et elle a répondu que je n’avais aucune raison de me sentir mal à ce sujet. Les hommes étaient des salauds. Mes amis m’aimaient et me soutiendraient. Je m’en remettrais. Je ne me rappelle pas avoir répondu grand-chose. Je me suis contentée d’enchaîner les verres de vin et de les boire comme si j’avais une soif insatiable. Elles m’ont demandé si je voulais qu’elles restent et je leur ai répondu que non, aussi sont-elles parties. Je crois avoir vidé encore un autre verre, mais un grand, plein presque à ras bord, de sorte qu’il m’a fallu le tenir à deux mains.

J’avais perdu mon grand-père à l’âge de dix ans. Je ne voulais pas aller à l’enterrement mais ma mère a dit que c’était là qu’on faisait ses adieux aux trépassés. On pensait à eux et on pleurait pour eux, on leur disait au revoir, après quoi on reprenait le cours de sa vie.

Je me suis allongée sur mon lit tout habillée et n’ai pas pu décider si la pièce tournait autour de moi ou si mon lit tournoyait dans la pièce ou si, en termes profonds, philosophiques, cela faisait une différence. Mais étendue là, plus ivre que je ne l’avais jamais été depuis ma première année à la fac, j’ai su que ce jour-là je n’avais pas pleuré Greg et, par-dessus tout, que nos adieux n’étaient pas terminés.