24

Il y avait des choses, cependant, que je ne pouvais remettre à plus tard, même si ce n’est pas l’envie qui m’en manquait, loin de là.

— Je le redoute, ai-je confié à Gwen, juste avant de partir. Pourquoi est-ce que je le redoute autant ? C’est presque comme une phobie.

— Dans ce cas, n’y va pas.

— Je ferais tout aussi bien d’en finir.

J’avais vu les parents de Greg aux obsèques, et leur avais parlé brièvement à deux reprises depuis, j’avais effacé plusieurs de leurs messages sur mon répondeur, ainsi que ceux de ses frères et de sa sœur Kate. Je m’étais efforcée de ne pas penser à eux parce que je savais que, quoi que je traverse, c’était sans doute pire pour eux. Aucun parent ne devrait jamais enterrer un enfant. Greg était leur premier-né. Quel que soit le traitement qu’ils lui avaient infligé de son vivant – son père s’était montré condescendant, l’avait malmené et rudoyé, tandis que sa mère l’avait comparé défavorablement à ses frères et sœur plus conventionnels et prospères – ils l’avaient aimé, à leur façon. Et sans doute cela rendait-il les choses plus douloureuses encore de l’avoir perdu avant d’avoir eu une chance de se réconcilier. Leurs derniers échanges (Paul avait reproché à Greg de faire partie de cette génération égoïste qui n’avait même pas encore donné de petits-enfants à ses parents) avaient été amers et vifs.

Ils m’attendaient à la gare de Bristol Temple Meads, et j’ai grimpé à l’arrière de la voiture avant de me pencher en avant pour les embrasser sur les joues et leur remettre les fleurs que j’avais achetées.

— Tu es un peu en retard, a dit Paul, démarrant la voiture et ajustant son rétroviseur, de sorte qu’un instant je me suis retrouvée plongeant droit dans ses yeux légèrement injectés de sang.

— Le train a pris du retard.

— Tu aurais mieux fait de venir en voiture.

— Je n’ai plus de voiture, ai-je rétorqué.

Ce constat est resté suspendu dans les airs entre nous. Je n’avais plus de voiture parce que Greg était mort dedans. Avec une autre.

— Tu as l’air en forme, a commenté Kitty sans conviction, comme le véhicule s’éloignait du trottoir et s’insérait prudemment dans le trafic.

— Merci. (Je savais que non.) Vous aussi, Kitty. Comment allez-vous depuis la dernière fois ?

Elle s’est tournée dans son siège et m’a adressé un sourire plaintif.

— J’ai un peu la goutte au nez ce matin. Je crois que je suis en train d’attraper la crève.

— J’en suis désolée. Mais je voulais dire, depuis la mort de Greg.

— Oh, a-t-elle jeté, interloquée.

Paul a toussé. Manifestement, la mort de Greg était un sujet tabou.

— C’est dur, a admis Kitty. Très dur. Surtout qu’il…

Elle s’est soudain tue. Ses yeux se sont remplis de larmes et elle s’est mise à tripoter nerveusement ses cheveux.

— … soit mort avec cette femme dans sa voiture ? ai-je suggéré.

Paul a toussé de nouveau, puis lâché :

— Nous voilà rendus dans notre humble demeure.

La maison était bien rangée et remplie des objets que Paul et Kitty avaient collectionnés au fil des ans : les ours en peluche sur le canapé, les dés à coudre dans la vitrine, les chats de verre sur le piano dont nul ne jouait plus depuis que Greg avait quitté la maison à dix-huit ans. Il y avait des photos sur le rebord de la fenêtre, et pendant que Kitty s’en allait chercher le déjeuner, je les ai examinées.

— Où sont passées toutes les photos de Greg ? ai-je demandé à Paul.

Il a été repris d’une toux sèche.

— On s’est dit que tu aurais peut-être envie de les récupérer. Je les ai mises dans un sac, que tu pourras prendre, avec d’autres affaires comme ses bulletins scolaires.

— Mais vous ne les voulez pas ? Je veux dire, aujourd’hui, plus que jamais, j’aurais cru…

— Tout cela a été douloureux pour sa mère, a-t-il coupé. Les photos la rendent malade.

De sa cuisine, Kitty nous a appelés pour nous annoncer que le repas était prêt. Comme nous passions à table, je me suis contrainte à dire ce que j’étais venue dire. C’est sorti un peu trop comme un discours préparé.

— L’une des raisons pour lesquelles je suis là, c’est que je voulais vous remettre des affaires de Greg en guise de souvenirs, pour Ian, Simon et Kate, et vous deux aussi. Ce ne sont que des livres, surtout ceux dont j’ai pensé qu’ils pourraient vous plaire. Il y a aussi des photos. Mais si vous n’en voulez pas…

— Eh bien… a répondu Paul. (Il m’a lancé une œillade.) On peut au moins jeter un œil.

— Je vous ai apporté son unique cravate.

— Paul a un goût très particulier en matière de cravate, est intervenue Kitty. Rien de fantaisiste.

— J’ai juste pensé que ça ferait un souvenir.

Nous étions assis sur trois côtés de la petite table, avec au milieu une salade d’œufs durs au curry, et le quatrième côté – où aurait dû se trouver Greg, avec son sourire complice réservé à moi seule –, vide. Kitty a partagé la salade en trois parts nettes et servi ma portion sur l’assiette qui se trouvait devant moi. Je sentais son regard posé sur moi. Elle et Paul ne m’avaient jamais réellement appréciée : mon métier était trop étrange, pas un vrai métier, en fait ; mes vêtements étaient bizarres, ils ne partageaient pas mes opinions, ce qui était étonnant parce que je ne m’étais jamais perçue comme quelqu’un nourrissant des opinions. Et pourtant, voilà que je me retrouvais là, belle-fille publiquement outragée et devenue veuve dans des conditions tragiques.

— Tu n’as pas faim, Ellie ? s’est enquise Kitty.

— C’est délicieux. (J’ai croqué résolument dans mon œuf, avalant ma bouchée avec effort.) Je voulais juste dire que ça me fait un drôle d’effet qu’on n’ait jamais parlé de ce qui s’est passé.

Paul a pris une mine sombre et gênée, sans intervenir pour autant.

— Je n’aimais pas poser de questions à Greg sur sa vie, a répondu Kitty, placide. S’il était venu me trouver pour me dire qu’il n’était pas heureux, je l’aurais écouté. Après tout, je suis sa mère. Je suppose qu’il a dû avoir ses raisons pour faire ce qu’il a fait.

— Mais nous étions très heureux en ménage, ai-je répondu, repoussant mon assiette.

Tous deux ont échangé un regard.

— Ça doit être difficile à supporter pour toi, a commenté Kitty.

— Je n’ai pas besoin de le supporter, ai-je répliqué. C’est d’ailleurs une autre des raisons qui m’amène ici aujourd’hui. Je voulais vous dire que Greg était un homme bien. C’était le plus aimant des maris. (J’ai regardé l’horloge au mur : cela ne faisait que vingt-cinq minutes que j’étais là. Quand pouvais-je décemment m’en aller ?) J’avais confiance en lui. (Puis je me suis corrigée.) Je crois toujours en lui.

 

— C’était atroce, ai-je confié à Joe, qui avait tenu à quitter le bureau pour venir me chercher à la gare et me ramener chez moi, même si ç’aurait été beaucoup plus rapide de prendre le métro, et même si je n’avais pas envie de rentrer chez moi. Il faisait bon dans l’intérieur luxueux de la BMW, et je me suis enfoncée dans le siège avec délice.

Il a souri et posé une main sur mon genou. J’ai fait comme si elle n’était pas là, et il a fini par la déplacer pour changer de vitesse.

— J’imagine, oui, a-t-il dit. Je les ai rencontrés, tu te souviens ? Comment se fait-il que Greg ait pu être issu d’une famille pareille, je n’ai jamais compris. Au moins, tu as fait ton devoir.

— Je leur ai apporté des livres dont ils n’avaient pas envie, des photos qu’ils m’ont rendues, et des souvenirs qu’ils tentaient d’effacer. Ça a été pénible pour chacun de nous, à chaque minute.

— Qu’est-ce que tu fais plus tard ?

— Des trucs.

— Tu travailles ?

— Un peu, ai-je répondu de manière évasive.

— Bien. Il faut que tu te remettes à vivre, Ellie.

— Tu as sans doute raison.

— Tu as l’air un peu fatiguée. Ça s’est bien passé, ces derniers temps ?

— Il y a des jours avec et des jours sans.

— Si jamais tu as besoin de parler à quelqu’un…

— J’ai assez parlé comme ça. Je n’arrête pas de ressasser les mêmes trucs. Il n’y a rien à dire que je n’aie déjà dit.

— Ça va, sur le plan financier ?

— Hein ?

— Sur le plan financier, a-t-il répété, ça va ?

— À peu près, je pense. Pour autant que je sache. Je n’ai pas encore tout regardé. J’ai laissé les choses aller à la dérive. Greg et moi n’étions pas particulièrement économes, mais on ne dépensait pas beaucoup non plus.

— Je peux t’en donner. Prêter, s’est-il empressé de corriger. Si tu as des difficultés de trésorerie.

— C’est gentil à toi. Mais ça va aller.

La voiture s’est garée devant ma maison. Je m’apprêtais à déposer un baiser sur sa joue mais il a tourné la tête et, avant que j’aie une chance de reculer, m’a embrassée sur la bouche. Je l’ai repoussé.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Je t’embrasse.

— Ne sois pas ridicule. Tu es mon ami. Et tu étais celui de Greg. Et tu es marié à Alison. Qui sait ce que tu fabriques dans son dos ? Mais pas avec moi.

— Désolé, désolé, désolé, a-t-il dit avec un gémissement qui tenait aussi du rire. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Tu es une jolie femme.

— Tu sautes sur toutes les jolies femmes ?

Il a levé les mains pour faire mine de se rendre, tâchant de tourner la chose en dérision.

— Seulement celles auxquelles je ne résiste pas.

— Pauvre Alison, ai-je conclu.

Un éclair de colère a traversé son visage.

— Alison va bien. Nous sommes heureux en ménage.

— Je vais oublier ce qui s’est passé, ai-je déclaré. Ne recommence jamais.

— Promis. Désolé, ma petite chérie.

Je l’ai regardé comme si j’avais sous les yeux un spécimen étrange, exotique.

— C’est facile ?

— Quoi ?

— D’avoir une liaison et ensuite de rentrer chez soi le soir.

— À t’entendre, je ferais ça tout le temps.

— C’est le cas ?

— Bien sûr que non ! Tu me connais.

— Et en ce moment ? Il y a quelqu’un ?

— Non !

Mais quelque chose dans sa voix, dans son expression, m’a appris qu’il mentait.

— Allez, Joe… qui est-ce ?

— Personne.

— Je sais que si. Elle est mariée ?

— Tu es vraiment têtue. Depuis que Greg est mort, tu ne t’intéresses plus qu’à l’adultère et à la trahison.

— Quelqu’un du bureau ? Je la connais ? C’est ça, hein ?

— Ellie.

Il riait à moitié, comme si c’était une bonne blague.

— Seigneur, je sais qui c’est.

— C’est ridicule. Je ne vois pas de quoi tu parles.

— C’est Tania, n’est-ce pas ?

— Non !

— Joe ?

— Ce n’est rien, je te le jure. Mais elle si jeune et si demandeuse.

— Ô mon Dieu, non, Joe… (J’ai senti monter en moi de la colère tandis que je dévisageais son rude et beau visage, sa bouche souriante.) Elle a la moitié de ton âge.

— C’est peut-être tout l’intérêt de la chose, Ellie, a-t-il dit. Et peut-être devrais-tu cesser de juger tout le monde.

— Ce n’est pas ce que je fais.

— Si, et je comprends pourquoi.

— Ce n’est pas mon intention. Je ne supporte pas l’idée qu’Alison puisse l’apprendre et en souffrir, c’est tout.

— Elle ne l’apprendra pas, promis. Et ça… ce qui vient de se passer – il a indiqué l’habitacle comme si le baiser flottait toujours dans les airs –, c’était une erreur de ma part. Depuis la mort de Greg, je me sens complètement à côté de la plaque. Pardonne-moi.

 

Une fois qu’il s’est éloigné, je suis entrée chez moi, mais rien que pour vider le sac d’affaires de Greg que j’avais rapporté de chez ses parents. Puis je suis retournée à la station de métro, les yeux larmoyants dans le vent d’est. Je m’étais résolue, malgré tout, à retourner à Party Animals et sans plus attendre, même si je ne savais pas au juste ce que j’y ferais, à part fureter un peu plus.

Le premier train était à treize minutes de là et j’avais envie de sangloter d’impatience. J’ai fait les cent pas sur le quai. J’avais trois nouvelles pièces à ajouter au « puzzle le plus difficile de ma vie » : Milena avait eu une liaison avec le mari de Frances ; Johnny se trouvait avec Milena la seule nuit où j’avais de quoi prouver qu’elle était avec Greg ; le menu avec le petit mot de Milena à l’attention de Greg et finalement déniché par Fergus planqué dans un livre de comptes, n’était donc que…

Je me suis arrêtée, prise de maux de tête à tenter ainsi de concilier toutes ces informations qui ne cherchaient qu’à se dérober de toutes parts. N’était donc que… Qu’une rature, une coquille, un élément destiné à me tourmenter, à faire diversion, une erreur, une contradiction, un faux, un mystère ; un truc conçu pour me rendre folle.

J’ai sonné à la porte et, comme Frances ne répondait pas, je suis entrée avec la clé que je détenais toujours. J’ai appelé du haut de l’escalier. L’entresol était encore allumé. Je savais Beth en vacances, aussi me suis-je dit que Frances devait être dans le coin, mais il n’y a pas eu de réponse. Je suis descendue, tout en me dégageant de mon manteau, tirant sur mon écharpe, jetant les deux sur le fauteuil en arrivant dans la pièce.

Frances était manifestement venue et prévoyait de revenir. Le radiateur était chaud, la lampe Anglepoise sur son bureau allumée, même si le reste de la pièce était plongé dans l’ombre, et il y avait un mug à côté de son ordinateur, ainsi que ses lunettes et plusieurs brochures de luxe, proposant des voyages vers des destinations exotiques.

J’ai rôdé nerveusement dans le bureau, ôtant des livres au hasard des étagères. J’ai ouvert les tiroirs du bureau de Frances et regardé dedans : un tiroir pour les reçus, un pour la papeterie, un autre contenant un assortiment d’anciens menus, des dépliants et des bouteilles vides. J’étais encore plus mal à l’aise que d’habitude maintenant que je savais que David avait eu une liaison avec Milena, et que Frances en avait eu une autre avec… qui donc ? Les horribles soupçons que je nourrissais me consumaient, même si je savais qu’ils n’avaient sans doute pas lieu d’être. Et Frances… avec un mari qui la trompait sous son nez avec son associée, et une femme qu’elle croyait son amie, laquelle s’était immiscée dans sa vie sous de faux prétextes, avait gagné sa confiance, et passait désormais son temps à déterrer ses secrets les plus intimes.

J’ai fini par m’asseoir devant le grand bureau de Milena, ai allumé la lampe, puis mis en route l’ordinateur, pianotant sur le clavier en attendant que celui-ci démarre. Tout était très tranquille. Je pouvais entendre ronronner les radiateurs et le vent souffler contre la vitre. De temps à autre, une voiture passait ou une porte claquait, au loin. Il faisait assez sombre dehors désormais, et la pièce était plongée dans la pénombre, exception faite des deux ronds de lumière projetés par les lampes. J’ai soudain ressenti le besoin horriblement pressant d’être de retour dans ma petite bicoque – pas toute seule, cependant ; pas maintenant, pas avec le sentiment de solitude que j’éprouvais. J’avais envie d’y être en compagnie de Greg, stores baissés, la bouilloire en train de chauffer, pendant que lui chanterait à tue-tête et faux et demanderait ce que nous allions manger pour le dîner, lisant à haute voix des définitions de mots croisés que nous ne pigions jamais, ni lui ni moi, m’enlaçant par-derrière et posant son menton sur le sommet de mon crâne. Mon nid, mon abri, et peu importe combien le monde extérieur pouvait se montrer hostile.

J’ai frissonné et me suis concentrée sur l’écran, entrant le mot de passe de Milena, accédant une fois de plus à sa vie privée mouvementée. J’ai entendu approcher des pas sur le trottoir, puis s’éloigner. Un chien a aboyé. J’ai cliqué une fois de plus sur les messages de David et me suis attardée dessus comme si un secret pouvait se trouver caché entre les lignes.

« Ô Seigneur, Greg… » ai-je lancé à haute voix en me penchant en avant, rapprochant la chaise à roulettes du bureau et posant ma tête sur mes bras. Mon pied a rencontré une masse ferme. Je me suis redressée, éloignant de nouveau la chaise. Je me suis courbée, rien qu’un peu, pour voir ce qui s’y trouvait.

Une botte, gisant le long du mur, mais une botte n’était pas lourde, si ? Deux bottes, noires, aux élégants bouts pointus et aux petits talons aiguilles. La pièce s’est mise à tourner autour de moi ; les murs, à se rapprocher. Un goût aigre m’est monté dans la bouche. Je me suis penchée un peu plus. J’ai entendu un cri étouffé, qui m’avait échappé mais qui ne semblait pas m’appartenir. Je me suis levée, le sol tanguait sous mes pieds, de la sueur me picotait le front, et je me suis retenue au bureau pour recouvrer l’équilibre. Et là, j’ai vu. Son corps gisait ramassé sous le bureau, mais sa tête dépassait, et ses yeux étaient levés vers moi. J’ai reculé en titubant, ma main sur ma bouche. J’ai fermé les yeux, mais quand je les ai rouverts, elle était toujours là : comment avais-je pu la rater jusqu’ici ?

Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, prise de haut-le-cœur, à contempler ses yeux qui n’y voyaient plus. Mais la pensée m’est revenue, peu à peu. Tout d’abord, je devais m’assurer qu’elle était morte. Je savais que oui – nul besoin d’avoir l’habitude de la mort pour la reconnaître – mais je devais vérifier. Je me suis accroupie et j’ai tiré le corps de dessous le bureau. Il était lourd et malcommode à déplacer. J’ai mis mon oreille contre sa bouche mais n’ai perçu aucune respiration ; j’ai posé mon pouce là où aurait dû se trouver le pouls, mais n’ai rien senti. Il y avait des contusions sur sa gorge et ses lèvres étaient vaguement bleues. Cette vision m’a de nouveau remplie d’horreur, même si j’avais su, dès l’instant où j’avais vu le corps repoussé sous la table, qu’il ne s’agissait pas d’une mort accidentelle. J’ai effectué quelques faibles pressions sur sa poitrine, tout en étant certaine que ça ne servirait à rien. Et pourtant elle était tiède. Elle devait être encore vivante il y a quelques minutes à peine. J’ai tenu sa tête dans mes mains et contemplé son fin visage intelligent, ses yeux aveugles, ouverts. Frances me fixait du regard. Sa belle jupe en lin était remontée au-dessus de ses genoux. Je me suis aperçue que ses jambes étaient celles d’une femme mûrissante, et que son visage comportait des rides et des plis que je n’avais pas encore remarqués jusque-là. Il y avait de minuscules mèches de gris dans ses cheveux blonds balayés. Ses poignets étaient fins. Une pensée m’a transpercée : peut-être le tueur était-il toujours là. J’ai frissonné de peur, puis de froid. Mes jambes tremblaient et quand je me suis levée, c’est tout juste si elles acceptaient de me porter. J’ai tendu l’oreille. J’ai entendu les radiateurs qui continuaient de ronronner, le bruit de fond lointain de la grand-route.

Aussi silencieusement et calmement que possible, j’ai mis mon manteau et mon écharpe. J’ai traversé la pièce, ouvert avec précaution la porte d’entrée, l’ai refermée doucement derrière moi et suis sortie dans la rue sans me retourner. Je ne savais même pas s’il y avait des gens alentour. Je n’avais pas conscience de leur présence, mais il n’y avait rien chez moi qui puisse leur permettre de se souvenir de mon passage.

Ma première impulsion a été de m’enfuir, de rentrer chez moi, de faire comme si je n’étais jamais venue. Mais j’ai pensé à Frances. Avais-je réellement obtenu l’assurance qu’elle était morte ? C’était comme si c’était arrivé des années auparavant, et à quelqu’un qui ne serait pas vraiment moi. J’avais cherché son pouls. Elle m’avait semblé bien morte. Pouvais-je en être sûre ? N’y avait-il pas des cas de gens réanimés longtemps après leur décès supposé ? Alors que je débouchais de Tulser Road sur la grand-rue animée, j’ai aperçu une cabine téléphonique non vandalisée. Je pouvais composer le 999 sans avoir à mettre de pièces. Une curieuse arrière-pensée m’est venue, qui m’a rappelé que les appels passés aux urgences étaient enregistrés, aussi me suis-je efforcée de modifier ma voix, de l’étouffer un peu. J’ai demandé une ambulance et dit que quelqu’un avait été gravement blessé, était peut-être même déjà mort, puis j’ai indiqué l’adresse. Quand la femme m’a demandé mon nom, j’ai répondu que je n’entendais pas, que la ligne était mauvaise, et raccroché. Avant d’atteindre la station de métro, la sirène d’une ambulance s’est mise à hurler, même si je ne l’ai pas vue. Je ne savais pas si c’était celle que j’avais fait venir. À Londres, il y en a tant.

En arrivant au métro, ma main s’est soudain mise à trembler si fort que je n’ai pas pu sortir ma carte de transports de mon portefeuille. Quand j’y suis enfin parvenue, je l’ai laissée tomber et me suis pliée en deux pour la ramasser à tâtons. Un jeune homme s’est arrêté pour me prêter main-forte et m’a regardée d’un air inquiet. Quand il m’a demandé si tout allait bien, j’ai balbutié. Il a dû penser que j’étais sous traitement médicamenteux, un traitement de cheval. Il m’a fallu accomplir un suprême effort pour faire les choses les plus simples, prendre le train dans la bonne direction, descendre au bon arrêt. Tout ce temps-là, une pensée tournait en boucle dans ma tête, comme un tic, un robinet qui goutte, une branche qui racle à la fenêtre : Frances est morte, Frances est morte.

Rentrée chez moi, je suis tout de suite montée à l’étage et me suis déshabillée, laissant mes vêtements tomber en tas par terre, avant de prendre un bain. J’y suis restée plus d’une heure, vidant partiellement la baignoire à mesure que l’eau refroidissait pour en remettre de la chaude, ne laissant dépasser que mon visage. Si j’avais eu le choix, je serais restée là, jusqu’à la fin de mes jours, bien au chaud dans l’eau, en sécurité. Je me suis frotté la figure. Je me suis lavé les cheveux puis coupé les ongles de pieds et ceux des mains, comme si je me purifiais. Finalement, à contrecœur, je suis sortie, et j’ai enfilé ce qui était devenu ma tenue d’intérieur habituelle, composée d’un jean, d’un sweat informe et de pantoufles.

Puis je me suis mise à ranger la maison. J’ai récupéré la moindre bouteille d’eau de Javel, de désinfectant et d’encaustique de la maison, au fond des placards et des étagères. À l’aide de chiffons, de brosses et de vaporisateurs, j’ai frotté et récuré la moindre surface. J’ai rempli deux grands sacs-poubelle d’ordures et de choses qui n’en étaient en fait pas, de trucs qui n’étaient pas du tout à jeter mais dont je me suis dit que je ferais mieux de me débarrasser, ou dont je me passerais aisément. J’ai repensé à l’une de mes grand-mères – la mère de mon père – qui avait, semble-t-il, passé toute sa vie adulte à faire le ménage. Son seul souvenir suffisait à évoquer une odeur de désodorisant au pin. Pour elle, la propreté revenait à démontrer en permanence qu’elle avait des toilettes plus propres que celles de ses copines. Pour moi, il s’agissait de purifier, d’élaguer, d’éliminer.

J’ai regardé l’heure. Il était 7 heures passées. Quand je me serais débarrassée de dix vêtements, je pourrais me servir un verre. Ç’a été facile. J’ai aussitôt éliminé ceux que je ne gardais que pour des raisons sentimentales, parce que je les avais portés adolescente ou à la fac, ou qu’ils m’avaient été offerts par un petit ami ou qu’ils avaient été achetés dans un endroit spécial, comme à Queensland ou Séville. Tandis que je les fourrais dans un autre sac-poubelle, j’ai vu que j’en avais mis bien plus de dix. Vingt, au bas mot. J’avais droit à un autre grand verre en récompense. Et si je descendais une bouteille de vin entière, je pourrais jeter la bouteille.

Il y en avait huit dans le petit casier de la cuisine. J’ai pris la plus vieille. Nous l’avions achetée en France deux ou trois années plus tôt pour une somme qui nous avait semblé coquette à l’époque, dix ou vingt euros. Nous la gardions en prévision d’un événement qui n’était jamais advenu. Je l’ai ouverte et me suis servi un verre. J’ai goûté. Amer. Était-elle bouchonnée ? Je n’avais jamais réellement compris ce que cela signifiait. Mais ça ferait l’affaire. Peut-être fallait-il la boire en mangeant quelque chose. Je n’avais rien de convenable, aussi ai-je grillé du pain, que j’ai tartiné de beurre. J’ai croqué le toast et fini le verre de vin. Puis j’ai inspecté le contenu du placard et trouvé une boîte d’olives en conserve que j’avais oubliée. Je l’ai ouverte et me suis coupé le doigt sur le couvercle. Je l’ai enveloppé d’un Kleenex et me suis servi un autre verre de vin. J’ai mangé une olive. Tout ce que j’avalais, tout ce que je buvais, contribuait à vider la maison un peu plus encore.

Quand ça a sonné à la porte, je n’avais pas tout à fait terminé le second verre de vin, mais ne m’en sentais pas moins étourdie. J’ai ouvert la porte. C’était Johnny.

— Tu ferais mieux de rentrer, ai-je proposé d’une voix lasse.

Ce qu’il a fait. Même s’il était déjà venu, il regardait tout autour de lui comme s’il découvrait les lieux pour la première fois. J’ai repris mon verre.

— Je buvais, ai-je dit. T’en veux ?

— Je veux bien.

Je lui ai versé du vin et le lui ai tendu. Il en a pris une gorgée avant d’afficher un air satisfait. Il s’est saisi de la bouteille pour l’examiner. Puis a relevé la tête et m’a regardée droit dans les yeux.

— T’es au courant, pour Frances ?

— Quoi ? Dis-moi.

— Elle est morte. On l’a assassinée. (Silence.) Tu n’as pas l’air choquée.

— Je savais.

— Comment ça ?

— C’est moi qui ai trouvé le corps. Qui ai appelé l’ambulance.

Johnny était manifestement ébranlé. Il a reculé comme si je l’avais frappé.

— C’est toi ? Alors pourquoi n’étais-tu pas là quand ils sont arrivés ? Pourquoi n’as-tu pas parlé à la police ?

— Je suis rentrée directement chez moi.

— Pourquoi ?

— Je n’étais pas en état d’en parler.

— Ça ne marche pas comme ça, si tu veux mon avis, a-t-il répliqué. Quand on trouve un corps, on est censé rester sur place, tu vois, parler à la police, ce genre de trucs.

— Il y a trop de choses à expliquer.

— Ah bon, parce que maintenant tu veux bien ?

Il a haussé les sourcils et un frisson d’appréhension m’a parcourue.

— David m’a téléphoné. L’un des trucs qu’il a dit était que la police voulait parler à toutes les personnes impliquées. Apparemment, ils ont du mal à te retrouver. Pour quelqu’un qui travaille au bureau depuis des semaines, tu n’as pas laissé beaucoup de traces.

— Je n’étais pas dans l’annuaire, ai-je expliqué.

— Pas d’adresse. Pas de numéro de téléphone.

— Tu as mon adresse, ai-je répondu. Pourquoi ne la leur as-tu pas donnée ?

Je me suis soudain sentie gagnée par l’inquiétude. M’étais-je trompée ? Quelqu’un savait-il que Johnny me connaissait ? David ?

— Y aurait-il une raison pour que je m’abstienne ?

— Je n’en sais rien. J’y réfléchissais.

Johnny a froncé les sourcils.

— Je ne comprends rien, et ça ne me plaît pas non plus. Pas du tout. C’est toi qui as trouvé le corps. Pourquoi est-ce que ça posait un problème d’en parler à la police ? Tu ne veux pas les aider ? Et pourquoi es-tu si difficile à retrouver ? Aurais-tu quelque chose à me dire ?

Peut-être était-ce le souvenir du corps de Frances dans mes bras, ou le vin, ou l’épuisement, tout simplement, mais je n’ai plus réussi à dévider d’autres mensonges, pas là. J’ai respiré un grand coup avant de parler, parce que j’avais l’impression de mettre le pied dans un autre monde, en quelque sorte, et que j’avais peur. Ma peau s’était glacée d’effroi.

— Je ne suis pas Gwen.

— Je ne comprends pas. Comment ça, tu n’es pas Gwen ?

— Ça veut dire que je ne m’appelle pas Gwen. Il existe bien une Gwen Abbott. C’est une de mes amies. Je lui ai emprunté son nom. Piqué, plutôt.

— Je…

Il s’est interrompu, bouche ouverte, tandis qu’il me dévisageait.

— Mon vrai nom est Eleanor. Eleanor Falkner.

— Tu veux dire que tu as menti ? Tout le temps ?

— Oui.

— Alors quand on était au lit ensemble et que je t’appelais Gwen, et que tu ne… Je ne sais pas quoi dire.

— Je suis désolée. Les choses ont dérapé.

Johnny a ri, d’un rire sinistre.

— Dérapé ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Il s’est assis pesamment. Du vin a éclaboussé le canapé. Il a sorti un mouchoir de sa poche et tamponné.

— Je suis désolé, a-t-il marmonné. Il faut mettre du sel là-dessus.

— C’est un vieux canapé merdique.

— Donc, Eleanor… (Johnny a articulé mon prénom comme s’il ne l’avait jamais entendu auparavant, comme si c’était une autre langue, difficile à prononcer.) Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? À moins que je me contente d’appeler la police ?

J’ai réfléchi un instant avant d’aller m’asseoir à côté de lui dans le canapé. Je lui ai dit qu’il pouvait appeler la police s’il voulait mais qu’avant… Et là, je lui ai raconté tout ce que j’ai pu, pas toute l’histoire à proprement parler, mais en vrac, par fragments, tout ça dans le désordre, avec des ajouts et peu d’explications. Je lui ai parlé de Greg. J’ai même été chercher la photo de nous deux. Johnny m’avait vue nue, avait couché avec moi, pourtant je me sentais encore plus nue à présent, encore plus exposée sous son regard. Je lui ai expliqué le lien que j’avais avec Milena. Au début, il posait des questions, mais à mesure que je poursuivais il s’est apaisé, son expression s’est assombrie. Quand j’ai eu fini, il a gardé le silence un long moment.

— Je ne sais même pas par où commencer, a-t-il dit. Comment as-tu pu faire une chose pareille ? Comment as-tu pu mentir à autant de monde ?

— Ce n’était pas prévu. Sincèrement, je voulais juste voir où travaillait Milena. On m’a invitée à entrer et tout s’est fait tout seul.

— Rien que pour prendre un exemple, au hasard, tu t’es quasiment servie de moi pour obtenir le mot de passe et pouvoir lire les e-mails privés de Milena, des messages qu’elle ne voulait montrer à personne.

— Je n’ai rien projeté. Je n’ai pas projeté ce qui nous est arrivé. Mais elle est morte avec mon mari. J’avais besoin de savoir tout ce que je pouvais apprendre.

— Donc je n’ai été qu’une étape sur ce chemin, a conclu Johnny. Un peu comme le mot de passe de Milena.

— Non, ai-je répondu. Ça n’était pas ça du tout. Je ne t’ai pas utilisé. C’est arrivé, voilà tout, et je n’ai rien fait pour l’empêcher… je ne sais toujours pas pourquoi.

Il m’a regardée avec une expression plus pénétrante.

— Alors ça signifiait quelque chose pour toi ? Ce n’était pas juste pour en savoir plus sur Milena ?

— Non ! Mais ce n’était pas bien quand même. Je souffrais tellement, je ne savais plus où j’en étais, et je n’aurais jamais dû coucher avec toi. Ce n’était pas juste.

— Mais tu l’as fait. Et aujourd’hui, quelqu’un s’est fait tuer.

— Oui.

— Peut-être parce qu’en venant, tu as levé un lièvre.

— J’y ai pensé.

Johnny a reposé son verre et mis ses mains sur mon visage, avant de les laisser descendre dans mon cou. Je me suis obligée à rester rigoureusement immobile, même si ma peau était hérissée par la peur.

— Alors qui l’a tuée, à ton avis ? a-t-il dit enfin.

— Je n’en sais rien.

— Et si c’était moi ?

— C’était toi ?

Il a ôté sa main droite de mon cou et m’a giflée si fort que les larmes me sont montées aux yeux. Je n’ai rien dit.

— Ça, c’est pour m’avoir menti.

Il s’est levé.

— Attends, me suis-je écriée comme il se détournait pour partir. J’ai un truc à te montrer.

— Quoi ?

Je suis allée vers la petite commode, ai ouvert le tiroir et sorti le menu. Sans dire un mot, je le lui ai passé et il l’a contemplé.

— Je ne comprends pas, a-t-il finalement lâché. Comment peux-tu avoir ça entre les mains ?

— On l’a trouvé dans les affaires de Greg. C’est ce qui m’a donné à croire qu’il avait une liaison avec Milena. Il y est même mentionné une date. Mais après tu as dit quelque chose qui m’a fait réaliser que vous étiez ensemble le 12 septembre.

— Mais c’est ma carte.

— Comment ça, ta carte ?

— Elle me l’a envoyée.

— Impossible.

— Tu crois que je ne m’en souviendrais pas ?

— Mais c’est adressé à « Mon Greg chéri ».

Il l’a examinée quelques secondes.

— Non. C’est juste la continuation du J – tu peux même voir le lien si tu regardes d’assez près.

— Comment se fait-il que ça se soit retrouvé dans les affaires de Greg, ai-je demandé d’une voix faible, si c’est à toi qu’elle l’avait adressée ?

— Je la lui ai renvoyée. J’ai renvoyé tout ce qui avait bien pu lui appartenir quand elle a mis fin à notre relation – je suis allé chez elle, furieux, et lui ai largué le tout sur les genoux.

— Donc c’était chez elle, pas chez toi.

— Je pensais qu’elle l’avait brûlé, ou autre chose.

Je me suis frotté la figure, m’efforçant de me concentrer.

— Comment est-ce arrivé de chez elle jusqu’ici ?

Johnny a haussé les épaules.

— Je n’en sais rien et je m’en fous.

— Peut-être était-ce Frances, tout du long, ai-je suggéré, d’un ton morne.

— C’est quoi, ces nouvelles conneries ?

— Frances avait une liaison, elle aussi. J’ai pensé que peut-être…

— Je n’ai pas envie de savoir ce que tu pensais de Frances, a-t-il rétorqué avec colère. Elle est morte. Tuée par un détraqué. Laisse-la tranquille, veux-tu ? Tu en as assez fait comme ça. C’était une femme bien. Fous-lui la paix, maintenant.

— Tu vas appeler la police ?

— Je pense que c’est à toi de le faire, tu ne crois pas ? Pour le moment, ils se posent des questions. Bientôt ils nourriront des soupçons. Ne tarde pas trop. Ou alors je me chargerai de te décider.

Aussitôt après son départ, j’ai appelé Gwen. Je n’ai même pas dit bonjour.

— Est-ce que la police t’a appelée ?

— Ellie ? Oui, un policier vient de le faire. Comment diable pouvais-tu le savoir ?

— Il faut que je te parle.