Rentrée chez moi, j’avais décidé de la marche à suivre. Il aurait été facile d’envoyer des e-mails depuis le compte de Milena en me contentant de répondre aux messages qu’elle avait reçus d’anciens amants, mais cela me semblait trop risqué. Même si je gardais l’anonymat, l’expéditeur serait forcément quelqu’un qui connaissait le mot de passe de Milena. Cela pourrait même établir un lien avec l’ordinateur de Milena ou son bureau. L’idée la plus prudente semblait être de me créer une adresse hotmail. Je ne savais pas du tout s’il était ou non facile de remonter à la source des e-mails, mais je n’avais sans doute pas affaire à des experts en informatique, en l’occurrence. En créant la nouvelle adresse, je me suis contentée de laisser planer mon doigt au hasard sur le clavier et me suis retrouvée avec j4F93nr4wQ5@hotmail.com. J’ai entré « J » en guise de prénom, et « Smith » en guise de nom. Comme mot de passe, j’ai tapé une séquence de chiffres et des lettres en majuscules et minuscules. Une fois que ça a été fait, je me suis envoyé un e-mail, juste pour vérifier. Il était là : « J Smith », la ligne du sujet, la date et l’heure, l’adresse. Cela me semblait plutôt sûr.
J’ai entré la première des adresses électroniques que j’avais récupérées dans l’ordinateur de Milena, écrit « Au sujet de » derrière « Objet », puis, après quelques moments de réflexion, tapé : « Très cher Robin, tu me manques, vraiment, et… » Je me suis efforcée de trouver un nom plausible. « Petra ». Non… n’était-ce pas un nom de chien ? Ainsi qu’une destination touristique. « Katya ». Assez exotique. Je me suis rendu compte que les prénoms qui me venaient à l’esprit faisaient trop « Milena ». J’ai étudié les livres sur l’étagère. « Richmal ». Laisse tomber. « Elizabeth ». S’appelait-on encore Elizabeth de nos jours ? « Eliza ». « Beth ». « Bessie ». Tous me paraissaient ridicules. Enfin bref, quelle importance ? « Lizzie » ferait l’affaire. Et là, je me suis souvenue. Non, ça n’irait pas. Il fallait que le prénom commence par un J. Jackie, alors. « Une revenante : Jackie. Appelle dès que tu rentres, tendresses, Jackie xxxxx PS : j’espère que c’est bien ton adresse e-mail et si ce n’est pas le cas, merci à vous, illustre inconnu(e), de me le faire savoir !!!!! »
Je l’ai lu et relu. J’ai cliqué sur « Envoyer » : il était parti. J’ai écrit le même message à la seconde adresse et l’ai également envoyé. Je me suis rappelé mon enfance, et comment il m’était arrivé de craindre de poster une lettre : quand je la poussais dans la fente et que je l’entendais tomber, je me rendais compte qu’elle était toujours là, en effet, à quelques centimètres, mais hors de portée, impossible à modifier ou récupérer.
Le lendemain matin, à mon arrivée au bureau, Frances était au téléphone. Elle préparait une réception pour une société de juristes de la City qui devait se dérouler dans un vieil entrepôt à proximité de la Tamise. Alors que j’allumais l’ordinateur de Milena, elle a brutalement reposé le combiné et s’est approchée de moi d’un pas décidé.
— Ils veulent un thème shakespearien, a-t-elle déclaré. Je ne sais même pas ce que ça veut dire.
— Vous ne pouvez pas juste embaucher quelques jeunes acteurs ? ai-je suggéré. Ils peuvent circuler avec les canapés et déclamer des vers de Shakespeare. Genre « La musique est l’aliment de l’amour », et… enfin bref, il doit y avoir d’autres allusions à la nourriture.
— Et ils veulent de la cuisine élisabéthaine. Je vous jure !… J’avais une espèce de cruche en ligne à l’instant et j’ai dit : « Qu’entendez-vous par cuisine élisabéthaine ? De la carpe ? Du brochet ? Du chapon ? » Elle a répondu : « Oh non : Ils veulent juste dîner normalement, mais avec un zeste d’élisabéthain. »
Il y avait des étagères de livres et de revues dans le bureau dédiés à ce genre de crise et Frances s’est mise à farfouiller dedans, parlant autant pour elle-même que pour moi. Je suis allée consulter mon nouveau compte. Impossible de me rappeler ma nouvelle adresse e-mail et mon nouveau mot de passe. J’ai dû les taper laborieusement en consultant la feuille sur laquelle je les avais notés.
— C’est quoi, au juste, des ris de veau ? demandait Frances. Un genre de glandes, non ?
— Je ne suis pas sûre que ça convienne pour des amuse-gueules, ai-je répondu.
Je devais faire un effort pour garder la voix calme parce que je venais de remarquer qu’il y avait deux messages pour moi. Le premier souhaitait la bienvenue au nouveau détenteur du compte. Le second provenait de « partipêcher ».
Frances a traversé la pièce dans ma direction, tout en lisant à voix haute.
— Civet de lièvre, disait-elle. Homard. C’est désespérant. On ferait aussi bien de préparer des langues d’alouettes.
— Il faut juste des petits trucs qui fassent légèrement désuets, ai-je suggéré. Des œufs de caille. Des petits bouts de bacon. Des boulettes. Des coquilles Saint-Jacques.
J’ai cliqué sur le message.
« Qui êtes-vous ? » était-il écrit.
J’ai cliqué sur « Répondre » et tapé en vitesse.
« Jackie, comme vous pouvez le voir. Je me suis trompée d’adresse ? Qui êtes-vous, vous ? »
J’ai surligné et souligné le dernier mot. Puis cliqué sur « Envoyer ».
— Ça me paraît pas mal, a dit Frances. On n’a qu’à mettre des garnitures genre vieil anglais sur les assiettes. Des bouts de parchemin. Des branches de romarin. Des petites collerettes. On peut pendre des tapisseries et des guirlandes aux murs. Des noix marinées dans du vinaigre, a-t-elle ajouté en s’enthousiasmant pour le sujet. Des nèfles. Des coings. Le problème, c’est que les gens ne vont pas savoir ce que c’est.
— Ça leur procurera un sujet de conversation. En fausse langue élisabéthaine, bien sûr. Sacrebleu. Vous voyez ?
Un ping a retenti depuis l’ordinateur de Milena. Un message de « partipêcher ».
« Qui êtes-vous ? » redisait-il, comme précédemment. J’ai à nouveau cliqué sur « Répondre ».
« Ne comprends pas, ai-je tapé. Avez-vous reçu mon dernier message ? Ai-je la mauvaise adresse ? Pourriez-vous m’indiquer votre nom ? »
J’ai cliqué sur « Envoyer ».
J’ai patienté une minute, deux, mais toujours pas de réponse.
Entre-temps, Frances feuilletait un nouvel ouvrage.
— Ils mangeaient des huîtres, à l’époque ?
— Je pense que oui.
— Je me méfie toujours un peu des fruits de mer. Vaudrait mieux éviter d’empoisonner une pleine salle d’hommes de loi.
Mes pensées se sont égarées et j’ai soudain entendu que Frances avait élevé la voix, comme si elle essayait de me tirer du sommeil.
— Désolée. Je n’ai pas entendu ce que vous disiez. J’essayais de résoudre un problème dans ma tête.
Elle m’a regardée, l’air soucieuse.
— Vous allez bien ? Vous êtes assez pâle.
— Ça va. Peut-être un peu fatiguée.
Frances s’est affairée autour de moi comme si elle était ma grand-mère. Elle m’a tâté le front de sa main fine et froide. Elle m’a préparé du café et m’a même demandé si j’aimerais qu’elle y ajoute une goutte de brandy.
— Ah, ça, ça pourrait être une idée pour la fin de la soirée, a-t-elle repris. Est-ce qu’on buvait du café à l’époque élisabéthaine ? Je suis sûre qu’ils buvaient du brandy.
À contrecœur, j’ai laissé mon bureau et nous avons feuilleté des livres de cuisine en quête d’idées. Nous avons devisé filets de sole frits en goujon, blanchailles à la diable, champignons à la crème et anguille fumée, tomates cerises farcies au crabe, et pommes de terre nouvelles fourrées au caviar. Frances avait des doutes sur cette dernière suggestion.
— Il faudra que je fasse accepter ça par la vieille Daisy, chez G & C ! a-t-elle dit. Ça risque d’être un peu raide, même pour eux. J’ai vu du caviar chez Fortnum’s l’autre jour. Ça valait environ un million de livres le gramme.
Alors qu’elle parlait, j’ai entendu un « ping » en provenance de l’ordinateur de Milena et soudain, j’ai eu l’impression d’être comme projetée dans un rêve où les mots de Frances n’étaient plus qu’un bruit de fond insignifiant. J’ai dû prendre sur moi pour parler normalement tandis qu’elle reposait les livres de cuisine et s’éloignait en direction des étagères, en quête d’un catalogue d’exposition.
— Vous m’accordez une minute ? ai-je demandé, en m’approchant de l’ordinateur de Milena.
J’ai cliqué sur le nouveau message.
« Personne n’a cette adresse », ai-je lu. « Comment vous l’êtes-vous procurée ? »
J’ai rassemblé mes esprits et me suis forcée à épouser le personnage de Jackie, personnage imaginaire né de l’imagination d’un autre personnage fictif.
« Peut-être l’ai-je mal notée, ai-je répondu. Je voulais juste savoir qui vous étiez pour vérifier si j’avais pu la confondre avec celle de quelqu’un d’autre. Mais si c’est un problème, laissez tomber. »
Je l’ai envoyé et suis retournée auprès de Frances, qui avait déniché un vieux catalogue sur une exposition de miniatures élisabéthaines. Elle a souri et indiqué le portrait ovale, d’une délicatesse exquise, d’une femme portant un haut chapeau avec une plume d’autruche blanche, une fraise en dentelle, des manches ballon et rebrodées de fil d’or avec un corset rigide, richement orné.
— Elle vous ressemble, a-t-elle dit. Je vous verrais bien, là-dedans.
— Je n’ai pas le tour de taille requis.
Frances m’a regardée d’un œil expert, comme si j’étais un cochon dont elle envisageait l’acquisition.
— Mais si, a-t-elle rétorqué. Comment vous faites ? Exercice, ou hygiène de vie ?
Jeûne, privation de sommeil, anxiété permanente, ai-je songé, tout en me contentant de sourire avec ce que j’espérais être une modestie contrite. Nous avons parcouru le somptueux catalogue, nous arrêtant sur des portraits d’hommes avec fraise et pourpoint, bas et haut-de-chausses ; des femmes en houppelande et jupon, corset et vertugadin.
— Si on peut habiller comme ça certains de nos jeunes acteurs, a repris Frances, et leur faire apprendre quelques vers, ce devrait être magnifique. Si on veut que ça ait l’air authentique, il faudrait probablement aussi faire jouer les femmes par des hommes.
— Je ne pense pas que ce serait du goût de ces juristes, ai-je rétorqué. Quand ils ont demandé élisabéthain, ils imaginaient sans doute des jeunes filles distribuant des bonbonnes d’ale et se comportant comme des catins. La soirée risque d’être éprouvante pour certaines d’entre elles.
Frances a grommelé.
— Les filles de l’école d’art dramatique auxquelles on fait appel sont assez difficiles à choquer, a-t-elle répondu. Vous savez : « Si on les couchait toutes bout à bout dans le jardin », etc., etc.
J’ai entendu un autre « ping » en provenance de l’ordinateur et me suis laissé distraire une fois de plus.
— … etc., quoi ?…
— … je n’en serais nullement étonnée.
— Hein ?
— C’est une vieille blague. Je l’ai éventée, maintenant. Si l’on couchait les filles bout à bout dans le jardin. Vous savez ?… Je ne serais aucunement étonnée… qu’elles aient couché{1}.
— Ah !… oui, il me semble l’avoir déjà entendue.
— Dorothy Parker, je crois.
— Oui, ai-je confirmé. Excusez-moi un instant. Quelqu’un vient de m’envoyer un message.
Je ne pouvais faire mine de poursuivre la conversation. Je suis allée rejoindre l’ordinateur et j’ai cliqué sur le nouveau message.
« Désolé de me montrer paranoïaque, disait le message. C’est une question de sécurité. Donnez-moi juste votre numéro de téléphone, je vous appelle et je vous dirai mon nom. »
En prenant connaissance du message, j’ai eu le sentiment d’être soudain devenue, sans préavis, immensément plus bête. J’étais comme une personne en pays étranger qui comprenait tout juste ce que signifiaient les mots essentiels mais ne parvenait pas à en saisir le sens sous-jacent, ce qu’ils impliquaient, quelles étaient les coutumes que tout le monde tenait pour acquises. J’ai rencontré d’énormes difficultés à évaluer ce que signifiait le message, ses implications. Y avait-il seulement moyen de communiquer un numéro de téléphone ou autre à cette personne ? Était-il concevable qu’il appelle et me dise qui il était, me révélant ainsi qui était cet amant de Milena ?
Soudain, tout se muait en puzzles que je n’étais pas équipée pour résoudre.
Était-il possible que cette personne, quelle qu’elle soit, croie que mon message avait été une erreur ? Pouvait-il s’agir d’une question de sécurité ? Y avait-il réellement une chance qu’il se donne la peine d’appeler pour tirer les choses au clair ? Mes pensées tournaient au ralenti, comme embourbées, mais en définitive, avec Frances qui se balançait d’un pied sur l’autre et m’attendait à l’autre bout de la pièce, j’ai décidé que non, ce n’était pas possible. J’étais allée trop loin. Je m’étais dévoilée.
Mon mot de passe semblait sûr. En tout cas, il était sans nul doute à l’abri de moi-même, dans la mesure où il n’y avait aucune chance que je puisse jamais m’en souvenir. Mais par mesure de sécurité, j’ai supprimé tous les messages, ceux que j’avais reçus comme ceux que j’avais conservés, puis ai effacé les e-mails supprimés. Si j’avais pu, j’aurais aussi détruit ces derniers eux-mêmes, mais pour autant que je puisse en juger, ils étaient aussi pulvérisés qu’on peut l’être dans le cyberespace.
J’ai rejoint Frances et nous avons élaboré de nouveaux plans élisabéthains, puis sommes sorties déjeuner, d’un repas qui semblait aussi éloigné de la cuisine élisabéthaine que possible, composé de minuscules tranches de carpaccio de thon et de tas miniatures de nouilles épicées. Mais bon, je ne connais rien à la cuisine élisabéthaine à part ce que j’en ai vu dans des reconstitutions historiques à la télévision. Pour autant que je sache, les contemporains d’Elisabeth mangeaient peut-être de délicates garnitures de germes de soja avec leurs cuissots de chevreuil. Nous avons également pris un petit bol de saké chaud que Frances a bu d’une traite et goulûment, jetant à peine un œil à son assiette avant d’en commander un second. Je me suis rappelé les bouteilles de vodka dans le tiroir de son bureau. Elle envisageait de louer les services d’un bouffon au Comedy Store et se demandait si l’inspection du travail autoriserait des torches aux murs, si nous pouvions embaucher des musiciens élisabéthains, et à quoi ressemblait la musique élisabéthaine. Et pourquoi pas des danseurs folkloriques ? Est-ce que les danseurs de Morris dance étaient élisabéthains ?
— Ce n’est qu’une question d’argent, a conclu Frances, pensive, alors que nous nous attardions sur le café. Quand on est à Londres et qu’on a l’argent, on peut à peu près tout acheter. (Sur quoi elle a repoussé son assiette, quasi intacte, et ajouté :) Sauf le bonheur, bien sûr. Ça, c’est une tout autre histoire.
Je ne savais pas quoi dire. En temps normal, j’aurais tendu la main et touché son bras, demandé ce qu’elle voulait dire par là, tenté de lui tirer les vers du nez. Mais nous n’étions pas « en temps normal ». Si elle cherchait du réconfort auprès de moi, elle se tournerait vers une personne fictive et qui la quitterait sous peu qui plus est. Aussi ai-je froncé le sourcil et murmuré quelque chose d’insignifiant.
— Vous estimez-vous heureuse, Gwen ? a-t-elle demandé, levant vers moi son visage pâle, aux traits délicats.
— Bof… (J’ai planté ma fourchette dans la dernière tranche de thon.) Difficile à dire. Je veux dire, c’est quoi le bonheur ?
— Je l’étais, a-t-elle repris. Ça m’a semblé facile, un temps. À moins que je n’aie pas réellement été heureuse. Peut-être que je ne faisais que m’amuser. Ce n’est pas la même chose, vous êtes d’accord ? Je crois que j’étais très égoïste. Je n’avais pas saisi que les actions engendrent des conséquences. Quand on s’est rencontrées, au début, Milena et moi, avant d’être mariées, on était un peu comme Beth, j’imagine : tous les soirs dehors, plein de jules, plein de fêtes, plein d’alcool. Mais ensuite tout a changé. On récolte ce que l’on sème, dit le dicton. Mais je regrette de n’avoir pas compris à l’époque ce que je semais. On prend un vin doux ?
— Ça ira pour moi, ai-je répondu. Si je bois dans la journée, je m’endors. Mais allez-y si ça vous tente.
— Non, vous avez sans doute raison, et on devrait retourner travailler, j’imagine. Désolée de radoter. Parfois je me sens si… (Mais elle s’est interrompue, a secoué la tête comme pour s’éclaircir les idées, a rechaussé ses lunettes, m’a adressé un sourire ironique.) Bien. Allons-y, et retournons à nos bas et à nos pourpoints.
En regagnant le bureau, je sentais l’ordinateur de Milena m’attirer comme si j’y étais reliée par des cordes invisibles. Mais je n’ai pas travaillé sur écran cet après-midi-là. J’ai développé nos idées pour la réception en une proposition cohérente. C’était si léger et intéressant que j’ai ressenti un regret en pensant que cela constituerait sans doute mon adieu à ma collaboration avec Frances. J’ai mis un point final à la proposition et j’avais presque débarrassé mon bureau quand David est venu la chercher. Il était de mauvaise humeur et m’a tout juste accordé un regard. Frances a fait une grimace contrite. J’ai marmotté une excuse et suis partie.
En arrivant chez moi, j’ai allumé l’ordinateur sans même ôter ma veste. Je me suis coltiné les pénibles étapes consistant à taper ma nouvelle adresse e-mail et mon nouveau mot de passe, recopiant les caractères un à un. Il y avait un nouveau message, et j’ai cliqué dessus.
Les messages précédents s’affichaient au-dessus de ce dernier mais, désormais, les anciens avaient été supprimés. La ligne consacrée à l’objet du mot annonçait : « Qui êtes-vous ? » et le message reprenait : « Qui êtes-vous ? »