Les conspirateurs
L’ombrageuse fierté d’El Chico avait fait de lui un déclassé rebelle à toute autorité.
Jusqu’à ce jour une seule personne avait pu lui parler en maître : Juana. Mais cet empire de Juana, il le subissait depuis toujours, pour ainsi dire. Il y était fait maintenant, et il était clair que, quoi qu’il pût advenir, jamais, lui, El Chico, n’aurait ni la volonté ni même la pensée de commander à Juana. Est-ce que c’était possible, cela ? Il était et il resterait toute sa vie le très humble adorateur de celle qui personnifiait la madone à ses yeux. Un bon chrétien oserait-il commettre ce sacrilège, de résister à un ordre de la madone ? Non, tiens ! Et bien que son indépendance, en fait de religion, le fit passer aux yeux de certains pour un hérétique, cette indépendance ne pouvait être que très relative : il ne pouvait échapper à l’influence de certaines idées courantes. Donc Juana lui apparaissait comme la madone, il lui obéissait comme telle.
Or, voici que maintenant, dans son existence, surgissait un autre maître : Pardaillan. Il lui semblait que de tout temps celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n’avait rien de mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et ce qui le confirmait dans cette pensée, c’était de constater que lui, qui s’était si longuement et si vigoureusement débattu pour échapper à cet ascendant, il l’acceptait sans conteste et lui obéissait non avec résignation, mais avec plaisir.
Pourquoi ?
C’est que Pardaillan avait su faire naître en son esprit cette conviction que, grâce à lui, le rêve chimérique d’un amour partagé pouvait devenir une réalité. De ce fait, si Juana lui apparaissait comme la madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-même. La pensée d’une résistance ne pouvait pas l’effleurer puisque les ordres donnés tendaient à la réalisation d’une conquête jugée, jusque-là, irréalisable.
En conséquence Pardaillan ayant commandé de ramasser l’or de Fausta, le Chico obéit docilement.
Lorsque la petite fortune fut enfermée dans le coffre dûment cadenassé :
– En route, maintenant, il est temps ! dit Pardaillan.
Le nain souffla sa chandelle, déclencha le ressort actionnant la plaquequi obstruait l’entrée de son réduit et, suivi du chevalier, il s’engageadans l’escalier.
Ainsi qu’il l’avait brièvement expliqué, le Chico ne suivit pas le chemin par où il était venu. En effet, Pardaillan, en rampant au besoin, aurait pu parvenir jusqu’à la grille qui fermait le conduit aboutissant au fleuve. Mais là il n’aurait pu passer par l’ouverture que le nain avait pratiquée à sa taille. Il eût fallu agrandir cette ouverture, et, pour ce faire, se livrer à un travail qui eût demandé plusieurs heures et nécessité l’emploi d’outils qu’ils n’avaient pas en leur possession.
Au reste, pourvu qu’il sortît enfin de ce lieu sinistre où l’implacable volonté de Fausta l’avait condamné à mourir par la faim, peu importait à Pardaillan par quel chemin.
Il n’était pas autrement incommodé par l’obscurité, ses yeux y étant faits, et à travers le dédale des voies souterraines multiples et enchevêtrées à plaisir, derrière le petit homme, il allait avec son insouciance accoutumée, notant soigneusement dans son esprit les explications de son guide, qui lui dévoilait complaisamment le mécanisme secret des nombreux obstacles qui leur barraient fréquemment la route.
Ils étaient maintenant dans un couloir sablé assez large pour leur permettre de passer de front sans se gêner mutuellement. Ce couloir aboutissait à un autre couloir qui le coupait transversalement.
Et tout à coup Pardaillan eut un éblouissement. Il lui avait semblé, là, devant lui, au travers de cette muraille qui se dressait à quelques pas d’eux, il lui avait semblé voir scintiller des étoiles.
– Nous approchons de la sortie ? demanda-t-il à voix basse.
– Pas encore, seigneur, répondit El Chico sur le même ton.
– Il m’avait semblé cependant... Morbleu ! je ne me trompe pas ! Voici que je vois de nouveau les étoiles.
Ils approchaient de la muraille et devant eux, en effet, Pardaillan voyait scintiller non pas des étoiles, comme il l’avait cru de prime abord, mais des lumières assez nombreuses.
Son premier mouvement fut de mettre la dague au point en murmurant :
– Tu avais raison, petit, je crois qu’il va falloir en découdre.
Le nain ne répondit pas. Il savait sans doute à quoi s’en tenir sur le compte de ces lumières, car, sans en avoir l’air, il poussait tout doucement Pardaillan, placé à sa gauche. Cette manœuvre avait pour but de lui dérober la vue de ces lumières en le poussant hors du rayon où elles étaient visibles. Mais l’attention de Pardaillan était éveillée maintenant, et rien ni personne au monde n’aurait pu la détourner.
En approchant tout à fait, il vit avec satisfaction qu’il ne s’agissait nullement d’une poursuite ou d’une mauvaise rencontre, comme il l’avait craint un instant. Les lumières venaient de l’autre côté de la muraille, passant à travers quelque trou ou quelques pierres désagrégées. Et comme il ne voyait à cette muraille nulle issue apparente, il en concluait que nul danger ne le menaçait, de ce fait du moins.
Cependant, comme s’il n’avait rien remarqué, le Chico voulait continuer son chemin en tournant sur sa gauche.
– Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, si tu ne l’es pas, toi. Je veux voir ce qui se passe là derrière.
Les lumières jaillissaient d’une excavation placée devant lui. Pardaillan se pencha et regarda. Presque aussitôt il se redressa, en faisant entendre ce léger sifflement de l’homme qui vient de découvrir quelque chose d’intéressant.
– Venez, seigneur, insista désespérément le Chico. Venez, vous verrez que tout à l’heure il sera trop tard.
D’un geste doux mais très ferme, Pardaillan lui imposa silence et, se penchant de nouveau, il se mit à regarder et à écouter avec une attention soutenue, pendant que le nain, voyant l’inutilité de ses efforts, se résignait et, le dos appuyé au mur, les bras croisés, attendait le bon plaisir de son compagnon.
Que voyait donc Pardaillan qui l’intéressait à ce point ? Ceci :
On se souvient que Fausta était descendue dans les souterrains de sa maison, accompagnée de Centurion. Fausta avait déplacé une pierre de la muraille et avait ordonné à Centurion de regarder par ce trou afin de lui prouver que, par là, invisible, on pouvait assister à tout ce qui se passait dans cette étrange grotte aménagée en salle de réunion.
Fausta avait négligé ou dédaigné de refermer l’ouverture et le hasard venait d’amener Pardaillan devant cette excavation par laquelle, et au travers de petits trous habilement ménagés du côté intérieur, filtraient les nombreuses lumières qui éclairaient présentement cette grotte.
Sur les banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit une vingtaine de personnages qui lui étaient tous inconnus. Sur l’estrade, assis dans les fauteuils, trois autres personnages, président et assesseurs de cette nocturne et occulte réunion, lui étaient aussi parfaitement inconnus.
Au moment où Pardaillan s’était penché pour la première fois sur l’excavation, le président de cette réunion, assis au milieu, s’était levé, et d’une voix que Pardaillan aux écoutes entendit distinctement, il dit :
– Seigneurs, frères et amis, j’ai l’insigne honneur de vous présenter une nouvelle recrue. Moi, votre chef élu, je m’efface humblement devant cette recrue et je salue en elle le seul chef vraiment digne de nous diriger, en attendant la venue de celui que vous savez.
Ces paroles produisirent dans l’assemblée étonnée une certaine rumeur suivie d’un vif mouvement de curiosité lorsqu’on s’aperçut que cette nouvelle recrue, saluée comme leur seul chef possible, était une femme.
Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitôt, et c’est à ce moment qu’il eut ce léger sifflement que nous avons signalé. Cette femme, c’était Fausta.
Lentement, avec cette majesté un peu théâtrale qui lui était particulière, elle monta sur l’estrade et se tint debout, face à ce public inconnu, qu’elle semblait dominer de son œil de diamant noir, étrangement fascinateur.
Les trois personnages assis sur l’estrade, qui savaient sans doute ce que Fausta venait de faire là, se levèrent alors d’un même mouvement. En un clin d’œil, la table fut repoussée, un fauteuil fut placé presque au bord de l’estrade, dans lequel Fausta s’assit avec cette sérénité majestueuse si puissante chez elle. Dès qu’elle fut assise, les trois se placèrent debout derrière son fauteuil, dans l’attitude raide et compassée de dignitaires de cour en service auprès de leur souverain.
Et sans doute ces trois-là étaient de nobles et hauts seigneurs ; sans doute, par leur rang ou leurs vertus, ils avaient su conquérir l’estime et la confiance de tous, car ces marques de respect extraordinaire firent une profonde impression sur le reste de l’assemblée.
Bientôt, soit qu’ils fussent entraînés par cet exemple, soit qu’ils fussent transportés par la souveraine beauté de celle qui surgissait inopinément au milieu d’eux, pareille à une reine, bientôt, sans que nul eût pu dire pourquoi il agissait ainsi, tous les assistants se levèrent comme un seul homme et, debout, attendirent respectueusement qu’il plût à ce nouveau chef de s’expliquer.
Avant d’avoir parlé, Fausta était assurée du succès. Elle en eut la perception très nette.
Pardaillan l’eut aussi, cette perception, car il murmura :
– Incomparable magicienne !
Et presque aussitôt il traduisit son inquiétude par ces mots :
– Que va-t-elle leur proposer ? Et qui sont ces gens ?... Bah ! écoutons, nous verrons bien.
Fausta, toujours maîtresse d’elle-même, n’avait rien laissé paraître de ses sentiments intimes. Elle accepta l’hommage de ces inconnus comme une chose due et avec cette dignité bienveillante qu’elle savait prendre en de certains moments.
Un instant elle laissa errer son œil chargé d’effluves sur ces fronts qui se courbaient et, se retournant à demi, elle fit un signe à celui des trois qui l’avait présentée à l’assemblée.
L’homme quitta la place qu’il avait prise juste derrière Fausta, et s’avançant au bord de l’estrade, en ayant bien soin de ne pas masquer ni dépasser Fausta :
– Seigneurs, dit-il, voici la princesse Fausta. Princesse souveraine en ce pays du soleil, de l’amour et des fleurs, ce pays béni qui s’appelle l’Italie. La princesse Fausta est fabuleusement riche. Elle connaît tout de nos projets et pourrait, je crois, vous nommer tous par vos noms, titres et qualités.
À cette révélation, des murmures se firent entendre dans l’assemblée. Tous ces hommes, l’instant d’avant si confiants, se regardèrent avec des regards chargés de soupçons.
Fausta comprit ce qui se passait dans ces esprits.
Elle étendit sa main dans un geste d’apaisement et dit :
– Rassurez-vous, seigneurs, il n’y a pas de traîtres parmi vous. Votre association ne m’a pas été révélée. Je l’ai devinée. Sous un régime d’oppression sanglante pareil à celui sous lequel agonise votre beau pays d’Espagne, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu’une action devait se faire et que des hommes de cœur et de dévouement se trouveraient qui, tout au moins, tenteraient de secouer le joug de fer. Ceci posé, le reste n’était plus qu’un jeu pour moi. Et quant à vos personnes, quant à vos projets, si je les connais, c’est que j’ai pu assister, invisible, à la plupart de vos conciliabules.
Cette déclaration loyale, faite sur un ton de suprême assurance, fit tomber les suspicions qui déjà se faisaient jour.
Mais qu’une femme, par la seule puissance du raisonnement, fût parvenue à les deviner d’abord, eût eu ensuite cette audace inimaginable de se mêler à eux qui se connaissaient tous, sans que rien ne dénonçât sa présence, cela leur causait un étonnement prodigieux qui se manifesta ouvertement sur la plupart des physionomies de ces hommes qui, pourtant, ne paraissaient pas faciles à étonner.
Enfin la désinvolture avec laquelle cette femme avait parlé d’une chose qui leur apparaissait comme un tour de force remarquable, tout cela réuni commença de leur donner une haute opinion de celle qui venait de leur parler.
Fausta perçut parfaitement ces impressions, mais elle n’en laissa rien paraître. Comme si, désormais, elle eût acquis le droit de commander, elle se tourna vers le personnage qui la présentait et dit d’un ton bref :
– Continuez, duc !
Celui à qui elle venait de donner ce titre de duc s’inclina profondément et reprit, se faisant l’interprète des pensées de plus d’un qui l’écoutait :
– Oui, seigneurs, la princesse vient de vous le dire, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de traître parmi nous. Et cependant la princesse Fausta nous connaît, nous et nos projets. Mais alors qu’elle paraît trouver tout simple de nous avoir découverts, qu’elle me permette de dire ici que pour nous avoir devinés, il faut être doué d’une perspicacité peu commune. Pour avoir osé s’aventurer parmi nous, il faut être doué d’un courage et d’une audace que bien des hommes – j’entends des plus courageux – n’auraient pas.
Un murmure approbateur se fit entendre.
– Le pouvoir dont elle dispose en tant que souveraine, continua le duc, ses immenses richesses, son esprit supérieur, son courage viril, ses ambitions vastes et ses grandes pensées, tout cela, la princesse Fausta le met au service de l’œuvre de régénération que nous poursuivons.
Cette fois ce ne fut plus un murmure, ce furent des acclamations qui saluèrent ces paroles, tandis que tous les yeux contemplaient, avec une admiration manifeste, cette femme qu’on leur présentait comme un être exceptionnel.
Le duc reprit d’une voix qui se fit plus forte :
– Tout ce que je viens de vous dire, qui n’est pas dénué de valeur, comme vous l’avez fort bien compris, ainsi que le prouvent vos acclamations, tout cela n’est rien à côté de ce qui me reste à vous révéler.
Le duc prit un temps, soit pour ménager ses effets, en orateur habile, soit pour permettre au silence de se rétablir, car ses paroles avaient soulevé un mouvement assez vif dans l’assemblée.
Quand le silence se fut complètement rétabli, il reprit :
– Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longs mois, le fils de don Carlos, la princesse le connaît... elle se fait forte de nous l’amener.
Ici l’orateur dut s’arrêter, interrompu qu’il fut par les exclamations diverses, les trépignements, les manifestations les plus diverses d’une joie bruyante et sincère. Toutes ces clameurs se confondirent en un cri unanime de « Vive don Carlos ! Vive notre roi ! » jailli spontanément de toutes ces poitrines haletantes.
Un geste du duc ramena instantanément le silence. Chacun redevint attentif.
– Oui, seigneurs, lança le duc. La princesse connaît le fils de don Carlos, et elle nous l’amènera. Mais il y a mieux encore. Écoutez ceci : la princesse sera, d’ici peu, l’épouse légitime de celui dont nous voulons faire notre roi. Épouse de notre chef, elle mettra à son service son pouvoir, qui est grand, sa fortune, et surtout son puissant génie. Elle fera de son époux non pas un roi de l’Andalousie comme nous le souhaitons, mais dépassant toutes nos espérances, toutes nos ambitions, elle fera de lui, avec votre aide, le roi de toutes les Espagnes. J’avais donc raison de dire qu’elle seule pouvait être notre chef, puisqu’elle est déjà notre souveraine. C’est pourquoi, moi : don Ruy Gomès, duc de Castrana, comte de Mayalda, marquis de Algavar, seigneur d’une foule d’autres lieux, grand d’Espagne, dépouillé de mes titres et biens par l’infâme tribunal qui s’intitule « Saint-Office », je lui rends hommage ici et je crie : « Vive notre reine ! »
Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et comme l’étiquette très rigoriste de la cour d’Espagne interdisait de toucher à la reine, sous peine de mort, il se courba devant Fausta jusqu’à toucher du front les planches de l’estrade.
Et un cri formidable retentit :
– Vive la reine !
Impassible comme à son ordinaire, Fausta reçut sans sourciller l’enthousiaste hommage. Sans doute s’était-elle blasée sur ce genre de manifestations, ayant reçu – alors qu’elle pouvait se croire la papesse – des hommages religieux faits d’adoration mystique, autrement grandioses que ces quelques vivats, si spontanés et si sincères fussent-ils. Cependant elle daigna sourire.
Et comme cette femme remarquable possédait au plus haut point l’art d’asservir et d’ensorceler les foules, elle comprit qu’un geste d’elle suffirait à changer ces enthousiastes en esclaves prêts à se faire tuer sur un signe.
Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grâce captivante :
– À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nos meilleurs et de nos plus fidèles sujets le front dans la poussière.
Et lui tendant sa main à baiser dans un geste vraiment royal, elle reprit sa place dans son fauteuil et, gravement :
– Duc, reprit-elle, quand notre époux sera sur le trône de ses pères, nous voulons que soient réformées les règles d’une étiquette étroite et mesquine. Nous sommes souveraine et nous ne l’oublions pas, mais nous sommes avant tout femme, et nous entendons le demeurer. Comme telle, nous voulons que nos sujets puissent nous approcher sans que cela leur soit imputé à crime.
Et désignant d’un geste empreint d’une grâce hautaine les hommes qui venaient de l’acclamer :
– Ceux-ci auront été les premiers. Ils nous seront toujours les plus chers et les bienvenus auprès de nous.
Alors ce fut du délire. Pendant un long moment on n’entendit que les vivats les plus frénétiques. Puis ce fut la ruée au pied de l’estrade, chacun voulant avoir l’insigne honneur de toucher à la reine. Celui-ci baisant le bout de sa mule, celui-là le bas de sa robe, cet autre plaquant ses lèvres à l’endroit où s’était posé son pied, d’autres enfin – et c’étaient les mieux partagés, les plus heureux et les plus fiers aussi – effleurant le bout de ses doigts qu’elle leur abandonnait avec une grâce nonchalante, ayant aux lèvres un indéfinissable sourire où il y avait certes, plus de dédain que de gratitude.
Mais qui donc se serait avisé d’analyser le sourire de la reine ? Et notez que ces fanatiques étaient tous de haute noblesse, avaient occupé un rang ou des emplois considérables.
Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d’œil, admirait aussi Fausta, réellement superbe en son abandon dédaigneux.
– Superbe, divine comédienne, murmurait-il.
En même temps il plaignait les malheureux affolés par le sourire de Fausta.
– Pauvres bougres ! qui sait dans quelle épouvantable aventure la diabolique enchanteresse va les lancer !
Enfin il songeait à don César :
« Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantès m’a assuré que le Torero était le fils de don Carlos. M. d’Espinosa m’a demandé, de façon fort claire, de l’assassiner. C’est donc que lui aussi le croit le fils de don Carlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bon M. d’Espinosa. Or le Torero est féru d’amour pour la Giralda, qui est bien la plus ravissante petite bohémienne que j’ai connue – à l’exception toutefois d’une certaine Violetta1, devenue une duchesse. Le Torero ne connaît pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien décidé à épouser sa bohémienne de fiancée. Donc Mme Fausta ne peut devenir son épouse... à moins de faire de lui un bigame, action qui, auxyeux d’un païen tel que moi, n’aurait qu’une importance relative, mais qui, aux yeux de ce saint tribunal qu’on appelle le Saint-Office, passerait pour crime, lequel crime conduirait son auteur droit au bûcher. Serait-ce que don César, informé de son illustre naissance par la noble Fausta, dédaignerait maintenant sa bohémienne pour une princesse souveraine, et fabuleusement riche, comme disait ce duc de Castrana ? Eh ! eh ! ces sortes de choses se sont vues ! Un prince royal ne peut pas avoir la même conception de l’honneur qu’un obscur Torero. Serait-ce plutôt que Mme Fausta, que rien n’embarrasse et dont je connais le génie inventif, aurait découvert un deuxième fils de don Carlos qu’elle tiendrait dans sa main ? Peut-être, morbleu ! J’ai peine à croire à la félonie de don César ! Le mieux est d’écouter. Mme Fausta va peut-être me renseigner elle-même. »
Le calme s’était rétabli dans l’assistance. Chacun avait regagné sa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroyée. Le duc de Castrana déclara :
– Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent à s’expliquer devant vous.
Ayant dit, il s’inclina devant Fausta et reprit sa place derrière son fauteuil. À cette annonce du duc, un silence religieux s’établit comme par enchantement.
Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et de sa voix harmonieuse, singulièrement prenante, elle dit :
– Vous êtes ici une élite. Non pas tant par la naissance, mais encore et surtout par l’intelligence et par le cœur, par l’indépendance de l’esprit et je dirai même, pour certains d’entre vous, par la science. Catholiques ou hérétiques – comme on dit couramment – vous êtes tous des croyants sincères et partant respectables. Mais vous êtes aussi animés d’un esprit de large tolérance. Et ceci constitue votre vrai crime. En effet, sous un gouvernement sain, honnête, indépendant, cette tolérance, cette indépendance d’esprit eussent fait de vous des hommes en vue, pour le bien de tous. Sous le sombre despotisme de cette institution justement anathématisée par des papes qui payèrent ce courage de leur vie, l’Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, déchus de leurs titres et de leur rang, ruinés, traqués, pourchassés comme des bêtes malfaisantes, avec la menace du bûcher éternellement suspendue sur vos têtes, jusqu’au jour où la main du bourreau s’appesantira sur vous pour la réaliser, cette menace.
Ici, une rumeur d’approbation. Fausta continua :
– Vous vous êtes souvenus que l’union fait la force, et lassés de l’effroyable tyrannie qui pèse sur les corps et sur les consciences, vous vous êtes cherchés, concertés et finalement associés. Vous avez résolu de vous soustraire au joug de fer. Ayant fait le sacrifice de votre vie, vous avez réuni vos efforts et vous vous êtes mis bravement à l’œuvre. Aujourd’hui, tous ici, vous êtes des chefs occultes. Chacun de vous présente une force de plusieurs centaines de combattants qui attendent un ordre. Le soulèvement populaire que vous dirigez est prêt qui doit aboutir à détacher de l’État l’Andalousie entière. Vous avez rêvé de faire de cette province un État indépendant dans lequel vous pourrez vivre en hommes libres, où chacun, pourvu qu’il ait le respect de la liberté d’autrui, le respect des lois que vous réviserez dans un sens plus humain et plus large, le respect des chefs librement acceptés, chacun sera libre de pratiquer telle croyance que ses pères lui ont inculquée ou que la raison lui aura fait adopter. Car il va de soi que, dans votre gouvernement, ce minotaure insatiable qui s’appelle l’Inquisition disparaît à tout jamais.
– Oui, crièrent plusieurs voix, qu’elle disparaisse à tout jamais, la maudite institution !
– Un État où la science, honorée, vaudra la naissance, où cette science sera accessible à tous et non à une infime minorité de prêtres et de moines soucieux avant tout de maintenir le peuple dans les ténèbres de l’ignorance afin de le diriger en maîtres absolus ; un État enfin où les fonctions publiques iront, à part égale, au mérite, surgirait-il des plus basses classes de la société, et à la naissance.
– Honneur, bravoure, science, probité, arts, poésie, valent bien noblesse, déclama une voix vibrante d’enthousiasme.
– Nous sommes tous de cet avis, dit froidement Fausta.
Elle prit un temps, comme si elle eût voulu laisser à l’assemblée le loisir de manifester son sentiment sur cette interruption. Personne ne parla. Nul ne broncha. Tous les visages demeurèrent hermétiques.
Fausta eut un imperceptible sourire. Elle continua :
– Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieuse d’un fils de don Carlos, par conséquent d’un petit-fils du despote sanguinaire sous la rude poigne duquel l’Espagne, lentement, agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils de l’infant Carlos, votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait le démembrement de ses États en faveur de son petit-fils. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Directement interrogés, les auditeurs répondirent affirmativement.
– Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous êtes trompés, gravement trompés, insista-t-elle.
Des rumeurs, des protestations éclatèrent un peu partout.
– Pourquoi ? crièrent plusieurs au milieu du tumulte.
Impassible, Fausta attendit sans faire un geste, n’essayant pas de dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaisé :
– Jamais, reprit-elle froidement, jamais, vous entendez, l’orgueil de Philippe ne consentira un tel démembrement.
– On ne lui demandera pas son consentement, expliqua quelqu’un. Le moment venu, nous serons assez forts pour imposer nos volontés.
– Philippe ne cédera qu’à la force, nous sommes d’accord sur ce point. Et j’admets volontiers que vous aurez cette force. Mais après, que ferez-vous ?
– Nous serons libres chez nous !
– Pas pour longtemps, dit nettement Fausta. Vous vous leurrez d’une illusion singulièrement dangereuse pour l’avenir de votre entreprise, dangereuse pour la sécurité de vos personnes. Même vainqueurs, vos jours seront comptés, à vous tous ici présents, chefs connus et avérés du mouvement.
Et avec plus de force encore :
– Il faudrait bien peu connaître le caractère intraitable du roi pour supposer que, même vaincu, il acceptera sa défaite avec résignation. Vaincu, le roi cédera. C’est entendu. Mais tenez pour assuré que, dès le premier jour, il préparera dans l’ombre sa revanche et qu’elle sera implacable. Votre victoire sera le produit d’une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahira votre État naissant, de tous les côtés à la fois, et mettra l’Andalousie à feu et à sang. Il n’aura pas grand-peine à vous écraser. Dans ce coin de terre, qui représente à peine le dixième du territoire que vous aurez laissé à Philippe, ce coin de terre encerclé de toutes parts, quelle résistance sérieuse pourrez-vous opposer à un ennemi dix fois supérieur ? Vous n’aurez même pas la suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez bloqués par la flotte de Philippe qui paralysera votre négoce, vous affamera, et enfin vous barrera la route à coups de canon si vous cherchez à fuir. Votre succès aura été éphémère. Votre entreprise est mort-née.
Pardaillan, devant son trou, songeait :
« Toujours très forte, Fausta ! Quel dommage qu’elle soit pétrie de méchanceté ! Ces naïfs conspirateurs n’ont pas, à eux tous, le demi-quart de la netteté de vues de cette femme. Mordieu ! comme elle vous a balayé leurs illusions en quelques mots ! Les voilà tout pantois ! »
Et avec un sourire malicieux qu’il ne put réprimer :
« C’est égal, avoir connu Fausta papesse, chef occulte de la Ligue, poursuivant avec une ardeur inlassable l’extermination de l’hérésie, et la voir pactisant avec des hérétiques, l’entendre stigmatiser en termes indignés les horreurs de l’Inquisition, l’entendre parler sérieusement de tolérance, de liberté, d’indépendance, d’égalité, que sais-je encore ? voici, certes, qui n’est point banal. Ah ! l’ambition est une belle chose ! J’admire avec quelle désinvolture elle amène une créature humaine à brûler ce qu’elle a adoré pour adorer ce qu’elle a brûlé. »
Dans la salle, comme l’avait malicieusement observé le chevalier, les conjurés se regardaient avec consternation.
Cette femme, avec une sûreté de coup d’œil admirable, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt les points faibles – et ils étaient nombreux – de leur entreprise. De sa voix douce et chantante, elle leur avait montré combien téméraire était cette entreprise, à quel échec certain, fatal, ils couraient, et dit des vérités flagrantes.
À vrai dire, plusieurs d’entre eux avaient dès le début entrevu cette vérité. Mais ils s’étaient bien gardés de trop approfondir les choses. Ils s’étaient surtout soigneusement abstenus de communiquer le résultat de leurs réflexions à ceux d’entre eux qui croyaient au succès certain. La confiance des uns avait étouffé les appréhensions des autres. Puis, si parmi eux se trouvaient des ambitieux sans scrupules, d’autres, il faut leur rendre cette justice, étaient des sincères et des convaincus. Ceux-là étaient bien résolus à vaincre ou mourir. Ceux-là rêvaient réellement d’émancipation, ils étaient réellement à bout de forces et de patience. Tout, même la défaite et la mort inévitable, leur paraissait préférable au régime atroce qui les étranglait lentement, misérablement.
Ceux-là s’étaient mis volontairement un bandeau sur les yeux, tandis que les autres se disaient qu’ils trouveraient toujours à pêcher en eau trouble. En sorte que parmi ces clairvoyants, les uns par désespoir, les autres comme on tente un coup de dé, tous s’étaient obstinément refusés à envisager une défaite et s’étaient efforcés de s’abandonner au même rêve de bonheur que ceux dont la confiance était absolue.
On conçoit que, dans ces conditions, les paroles de Fausta étaient venues troubler étrangement leur quiétude feinte ou réelle. C’était un réveil pénible et douloureux.
Quelqu’un traduisit le sentiment général en demandant d’une voix hésitante :
– Est-ce à dire qu’il nous faut renoncer ?
– Non, par le Dieu vivant ! lança Fausta avec véhémence. Élargissez votre horizon. Jetez les yeux plus haut et plus loin. Ayez assez d’ambition pour vous transporter d’un coup jusqu’aux sommets... ou n’en ayez pas du tout !
Ceci était dit d’une voix rude, cinglante, avec un air de souveraine hauteur, une sorte de dédain à peine voilé.
– Ce n’est pas l’Andalousie qu’il faut soulever, continua Fausta d’une voix vibrante, c’est l’Espagne tout entière. Comprenez donc qu’avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible. Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en péril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne voulez être broyés.
Elle s’arrêta un instant pour juger de l’effet de ses paroles. Il était sans doute tel qu’elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et reprit :
– Jamais l’occasion ne fut aussi propice. L’oppression engendre la révolte. La faim fait sortir le loup du bois. Ce sont là vérités profondes. Or, vit-on jamais oppression comparable à celle que subit ce malheureux pays ? Vit-on jamais misère plus grande ? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que le plus grand nombre pensent tout bas : le peuple se lèvera en foule. Que des hommes énergiques et audacieux se mettent à sa tête : ils le lanceront sur qui ils voudront et il balayera tout dans sa colère : l’oppresseur et ceux qui le poussent ou le soutiennent seront emportés comme fétus par la tempête.
Et avec un sourire qui en disait long :
– Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi... Il ne s’agit que de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur à ceux sur qui on les a lâchées ! Mais est-il besoin d’avoir recours à de tels moyens ? Évidemment, non. Tout se résume à ceci : la disparition d’un homme. Avec lui, tout un système exécrable s’écroule. Est-il besoin de tant combiner quand il suffit d’un peu d’audace ? Que quelques hommes résolus s’emparent de celui de qui vient tout le mal, et l’Espagne entière poussera un immense soupir de délivrance, et ces hommes seront considérés comme des libérateurs.
Les conjurés, à ces paroles, terriblement claires, furent secoués d’un frisson de terreur. Ils n’avaient jamais envisagé les choses sous cet aspect. Ah ! ils étaient loin de la timide conspiration ébauchée ! Et c’était une femme qui osait de telles conceptions. C’était une femme qui, en termes à peine voilés, leur proposait de toucher au roi ; et, quel roi ? Le plus puissant de la terre ! Ils en étaient blêmes.
Et cependant l’ascendant de cette femme extraordinaire était tel que la plupart se sentaient disposés à tenter l’aventure. Ils avaient la vague intuition qu’avec un chef de cette envergure, quiconque aurait un courage égal à son ambition pouvait espérer la réalisation de ses rêves les plus fous.
La beauté de la femme les avait d’abord troublés et emballés ; maintenant, c’était la force de son esprit mâle et audacieux qui les soulevait, et ils la contemplaient avec un respect mêlé de crainte.
Si formidable que leur parût l’aventure, ils décidèrent de la tenter et un, plus audacieux, posa la question sans ambages :
– Le roi pris, qu’en fera-t-on ?
Fausta réprima un sourire.
Dès l’instant où ils consentaient à discuter, elle était sûre du succès.
– Le roi, dit-elle de sa voix grave, touché de la grâce divine, à l’exemple de son illustre père, l’empereur Charles1, le roi demandera à se retirer dans un cloître.
– On sort du cloître.
– Le cloître est une manière de tombe. Il ne s’agit que de bien sceller une dalle... Les morts ne quittent pas leur tombeau.
C’était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçon de scrupule. Timidement, une voix dit :
– Un assassinat !...
– Qui a prononcé ce mot ? gronda Fausta en foudroyant du regard l’imprudent contradicteur.
Mais celui-là avait sans doute épuisé tout son courage, car il se tint coi.
Violemment, Fausta reprit :
– Moi qui parle, vous tous qui m’écoutez, d’autres qui nous suivront, que faisons-nous ? Nous sommes des centaines et des centaines qui risquons nos têtes contre une seule : celle du roi. Qui oserait dire que la partie est égale ? Qui oserait nier qu’elle n’est pas tout à fait à notre désavantage ? Si nous la perdons, cette partie, nos têtes tombent. Le sacrifice en est librement consenti d’avance. Si nous la gagnons, il est juste, il est légitime que le perdant paye : et c’est sa tête, à lui, qui roule à terre. Qui ose dire qu’il y a assassinat ? S’il craint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.
« Ouais ! pensa Pardaillan, il faut croire que j’ai l’esprit biscornu, comme ce brave qui se tait si prudemment, car, mordieu ! moi aussi, je dirais qu’il y a assassinat. »
L’argument de Fausta avait porté cependant.
Il était visible que les hommes auxquels elle s’adressait acceptaient son point de vue.
– Je vais plus loin, continua Fausta avec une violence qui allait grandissant, je le ramasse ce mot, je l’accepte, mais je le retourne à celui sur le sort duquel on a prétendu nous apitoyer et je vous dis ceci : Philippe, roi, qui pourrait faire saisir, juger, condamner, exécuter le fils de Carlos, son petit-fils – ce qui serait une manière d’assassinat légal – Philippe, j’en ai la preuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et après-demain, lundi, à la corrida, sur son ordre, le fils de Carlos sera traîtreusement assassiné. L’exemple vient toujours d’en haut. Et maintenant je vous demande : laisserez-vous lâchement assassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi ?
À cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.
Pendant un moment on n’entendit que des jurons, des imprécations, des menaces horribles, des explosions de colère furieuse et de révolte aussi. Fausta étendit sa main pour réclamer le silence. Et le tumulte s’apaisa.
– Vous voyez bien qu’il nous faut frapper pour ne pas l’être nous-mêmes. Nous nous défendons, et cela est juste et légitime, je pense.
– Oui, interrompit le duc de Castrana. Assez de sensibleries. Sommes-nous des femmes, bonnes tout au plus à filer la quenouille ? Et encore, en parlant de femmes, je viens de commettre une énorme incongruité, dont je demande pardon à notre aimable souveraine. J’ai été assez inconséquent pour oublier un instant que celle qui nous éclaire de sa pensée hautaine, celle qui s’efforce de réveiller notre virilité au contact de son indomptable énergie, n’est qu’une femme. Honte sur ceux qui laisseront une femme s’engager la première dans la mêlée ! Les événements se précipitent, seigneurs, il ne s’agit plus de discuter et d’hésiter. L’heure de l’action a sonné. La laisserez-vous passer ?
– Non ! non ! Nous sommes prêts ! Mort au tyran ! Vive à jamais l’Espagne régénérée ! Sus à l’Inquisition ! Sauvons notre roi d’abord. Mourons pour lui ! Donnez vos ordres !
Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, éclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animées d’une résolution farouche. Cette fois, ils étaient bien déchaînés. Fausta les sentit prêts à tout. Un signe et ils se rueraient sur la voie qu’elle leur désignerait.
– Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence se fut rétabli. Nous sommes en présence de deux faits primordiaux : premièrement l’assassinat projeté de votre chef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu’il monte sur le trône, il faut nécessairement qu’il vive. Il vivra donc. Nous le sauverons, car – retenez bien ceci : lui seul peut succéder légitimement à l’actuel roi – dussions-nous périr jusqu’au dernier, lui sera sauvé. Comment ? C’est un point que nous réglerons tout à l’heure.
« Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l’affaire d’un plan que j’ai établi et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je garantis la réussite et dont l’exécution nécessitera l’intervention d’un très petit nombre d’hommes. Si vous êtes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dix d’entre vous suffiront pour enlever le roi. Une fois en notre pouvoir, le reste me regarde.
Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanées de volontaires décidés à entreprendre l’expédition. Fausta remercia d’un sourire et continua :
– Ces deux points réglés, il ne reste plus qu’à faciliter l’accès du trône au roi de votre choix. Et tout d’abord, afin qu’il n’y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidèlement et scrupuleusement les conditions que vous aurez posées. Établissez vos demandes par écrit, messieurs, établissez-les, comme de juste, en vue du bien général. Puis du général, passez au particulier. Ne craignez pas de trop demander pour vous et vos amis. Nous souscrivons d’avance à vos demandes.
C’était lâcher les chiens à la curée. De telles paroles ne pouvaient passer sans soulever une légitime joie ; elles ne pouvaient passer sans être saluées de vivats frénétiques.
Quand vous jetez un os à un chien, il grogne de plaisir, quitte à gronder et à montrer les crocs si vous essayez de le lui reprendre. Fausta ne jetait même pas l’os. Elle se contentait de le promettre. Le chien, qui n’est qu’une bête, attend qu’on lui ait donné l’os pour manifester sa joie. L’homme, qui est un être supérieur, se contente de la promesse, et sa joie n’en est pas moins bruyante. Donc les paroles de Fausta furent saluées de : « Vive la reine ! Vive le roi ! » bien nourris.
Si Fausta était restée dans le vague de promesses imprécises, elle n’ignorait pas qu’un point capital existait sur lequel tous se montreraient férocement intransigeants : la suppression de l’Inquisition. Éviter d’en parler eût été dangereux. Un esprit supérieur comme celui de Fausta ne pouvait pas ne pas comprendre toute l’importance d’une pareille question.
Aussi sur ce point elle se montra très catégorique.
– D’ores et déjà, dit-elle, nous jurons que le premier devoir de votre roi sera de supprimer les tribunaux de l’Inquisition.
Ayant déblayé le terrain et semé l’allégresse parmi ses auditeurs, elle put revenir à ce qui l’intéressait directement : la réalisation de ses projet personnels, avec la certitude d’être approuvée et secondée par tous.
Elle reprit donc avec assurance :
– Vous avez cherché un chef qui fit vos idées siennes et vous l’avez trouvé. Je tiens à vous prouver que celui que vous avez choisi peut seul devenir roi et être accepté comme tel et de la noblesse, et du clergé, et du peuple. Accepté sans discussion, sans conteste, sans lutte, accepté avec joie, acclamé. Ceci, messieurs, est d’une importance capitale. Ne croyez pas que la lutte m’effraye. Ai-je l’air d’une femme qui recule ? Non ! Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprise scabreuse. Sans compter que ce n’est pas toujours le droit qui triomphe.
Elle respira un instant et reprit avec plus de force, avec une sorte d’exaltation mystique et sur un ton prophétique qui produisit une impression profonde sur ses auditeurs, déjà captivés :
– Dans le choix que vous avez fait, je vois la main de Dieu. Notre cause triomphera, j’en ai la ferme conviction, car il ne s’agit pas ici de renverser une dynastie, de soutenir et de pousser un usurpateur. Non, et c’est ici que je vois la main de Dieu. Il s’agit d’une succession régulière, normale, et, je vous l’ai déjà dit, légitime. Une légitimité incontestable et qui ne sera pas contestée, j’en réponds.
Le sentiment qui dominait maintenant était la curiosité poussée à son plus haut point.
Pardaillan lui-même se disait :
« Voilà qui est particulier. Comment cette géniale intrigante va-t-elle s’y prendre pour justifier et légitimer, comme elle dit, ce qui apparaîtrait aux yeux de tout homme sensé et non prévenu comme une belle et bonne usurpation ? »
Fausta continuait, au milieu d’un silence religieux :
– Notre futur roi est sauvé. J’en réponds. Le roi actuel est pris, avec votre aide, j’en fais mon affaire. Pris, il disparaît, et tenez, ayons le courage d’appeler les choses par leur nom : le roi actuel meurt, le roi est mort. La succession royale est ouverte. Qui succède au roi Philippe ? Qui lui succède de droit ?
– L’infant Philippe ! lança quelqu’un.
– Non ! cria triomphalement Fausta. Voilà où est votre erreur : confondre un homme, un nom, avec un principe. Le successeur de droit, le successeur légitime, c’est le fils aîné du roi défunt ! Or, le fils aîné du roi, ce n’est pas cet enfant que des prêtres façonnent déjà pour en faire un instrument docile entre leurs mains. Le véritable aîné, le véritable infant, c’est celui que vous avez choisi, celui qui a été élevé à l’école du malheur, celui qui pense comme vous parce qu’il a souffert autant et plus que vous, celui qui sera le roi de vos rêves. C’est celui que vous dites fils du défunt infant Carlos et que je dis, moi, fils aîné et successeur de son père Philippe II. C’est celui-là qui sera de droit roi de toutes les Espagnes, roi de Portugal, souverain des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles, sixième du nom.
« Ouf ! railla Pardaillan, que de titres ! Je comprends maintenant que Mme Fausta se soit soudainement férue d’amour pour l’homme assez fortuné – ou assez malheureux – pour accumuler sur sa tête autant de titres pompeux ! Princesse, souveraine, reine, impératrice, malepeste ! à défaut d’une tiare, c’est un pis-aller assez convenable. Mais si je comprends pourquoi elle a renoncé à ses idées intransigeantes d’autrefois pour devenir très libérale, puisque cette conversation à rebours doit lui rapporter tant de couronnes, je ne comprends pas, en revanche, comment elle s’y prendra pour changer un grand-père en père. Bien qu’il ne s’agisse en somme que de la suppression d’un mot. »
Cette question était précisément dans l’esprit de tous les conjurés. L’assurance avec laquelle parlait cette femme mystérieuse les impressionnait et les troublait étrangement. Ils ne doutaient pas qu’elle n’arrivât à fournir les preuves de son extraordinaire argumentation. Mais ils étaient impatients de savoir comment elle s’y prendrait et aussi de savoir si ces preuves seraient de force à convaincre les incrédules et les récalcitrants. Dame, on en rencontre toujours.
Aussi quelques-uns se hâtèrent de poser la question tout haut.
Sans hésiter, très sûre d’elle-même, Fausta répondit :
– Il y a parmi vous des gentilshommes qui ont occupé des charges importantes à la cour. C’est à eux que je m’adresse plus particulièrement, et je leur demande : Avez-vous entendu dire que la reine Isabelle, morte voici vingt ans et plus, ait été répudiée par le roi son époux ? Non, n’est-ce pas ? Avez-vous eu connaissance d’un acte quelconque la déclarant indigne ? Non, encore non. Y eut-il jamais une accusation d’adultère portée contre elle ? Non, toujours non. Élisabeth de Valois, épouse de Philippe, reine d’Espagne sous le nom de dona Isabelle, a vécu et est morte reine d’Espagne, elle a été enterrée avec les honneurs royaux. Jamais le roi Philippe n’a élevé la voix contre son épouse. Toujours, au contraire, il a rendu un public hommage aux vertus de celle qu’il appelait une épouse fidèle et soumise. Ceci est connu de tous. Une foule de personnages, dont la loyauté ne peut être suspectée, en témoigneraient au besoin. Le roi lui-même n’oserait démentir ce qu’il a affirmé durant de longues années, en toutes circonstances, devant toute sa cour, savoir : la fidélité de son épouse. Ce que je dis là est-il vrai ?
– Nous attestons ! dirent spontanément quelques seigneurs.
Fausta approuva d’un signe de tête et reprit :
– Donc la loyauté, la fidélité, l’honneur de la reine défunte est inattaquable. Ceci est incontestable et, croyez-moi, nul n’osera le contester. Et maintenant, je vous le demande, de qui est fils celui que nous voulons proclamer sous le nom de Charles ?
– De l’infant Carlos et de la reine Isabelle, cria une voix perdue dans la foule.
– Calomnie odieuse et sacrilège ! Crime de lèse-majesté ! tonna Fausta indignée.
Et à demi redressée, les poings crispés sur les bras de son fauteuil, l’œil fulgurant, avec une violence qui fit passer le frisson de la malemort sur plus d’une nuque :
– Le blasphémateur qui, sous une influence diabolique, oserait salir d’une aussi vile et basse accusation la mémoire vénérée de la défunte reine, mériterait d’avoir la langue arrachée, d’être démembré vif, lambeau par lambeau, et sa charogne, indigne de sépulture, jetée en pâture aux pourceaux !
Pardaillan sourit.
– Allons, grommela-t-il, je retrouve la tigresse ! Douceur, tolérance, mansuétude, sont des sentiments qui ne pouvaient s’accorder longtemps avec sa férocité naturelle.
Les conjurés, eux, se regardaient avec effarement. Que voulait dire ceci ? Était-ce une trahison ? Parlait-elle sérieusement et où voulait-elle en venir, enfin ? Sans paraître remarquer les effets de sa violence, Fausta continua :
– Nous avons en main des documents d’une authenticité incontestable. Ces documents portent la signature et le cachet de nombreux dignitaires de la cour. Voici l’énumération d’une partie de ces documents : premièrement, attestation de médecins et de la première femme de chambre de la reine, comme quoi Sa Majesté était en état de grossesse en l’année 1568, année de sa mort ; secondement, attestation desdits médecins et de ladite femme de chambre qui aidèrent à la délivrance de la reine ; troisièmement, attestation de la naissance d’un infant ; quatrièmement, attestation d’un prince de l’Église, lequel ondoya, à sa naissance, ledit enfant. Je ne cite que les plus importants. Toutes ces pièces, et d’autres encore démontrent jusqu’à la plus complète évidence que celui que nous avons choisi est bien légitimement le fils de la reine Isabelle, épouse légitime de S. M. Philippe, roi d’Espagne. Le père de l’enfant n’est pas cité. Mais il va de soi que le père ne peut être que l’époux de la mère, lequel n’a cessé de témoigner publiquement de son estime pour sa défunte épouse. L’enfant dont il est question est donc bien le fils aîné du roi actuel et, comme tel, l’unique héritier de ses États et de ses couronnes. Celui qui osera soutenir le contraire encourra le châtiment réservé aux régicides. Voilà, messieurs, la vérité claire et lumineuse, vérité dont nous pourrons étaler au grand jour les preuves irréfutables. C’est cette vérité qu’il vous faut, dès aujourd’hui, répandre dans la foule : « L’enfant, abandonné ou volé, est fils du roi et de la reine Isabelle. »
– Le roi niera cette paternité.
– Trop tard ! fit Fausta d’une voix rude. Les preuves abondent. Elles convaincront les plus incrédules. La foule, messieurs, est simpliste. Elle ne comprendra pas, elle n’admettra pas que le roi ait attendu vingt ans pour porter une accusation d’adultère – car son désaveu de paternité tendrait à cela – contre une épouse dont il a toujours proclamé les vertus.
– Il peut s’obstiner contre toute évidence.
– Nous ne lui en laisserons pas le temps, déclara Fausta avec un geste d’une éloquence terrible. Et quand au reste, des juristes savants, des casuistes subtils démontreront, avec textes à l’appui, la force et la valeur de ce prince de droit romain : Is pater est quem nuptiæ demonstrant. Ce qui, en langage vulgaire, signifie : l’enfant conçu pendant le mariage ne peut avoir pour père que l’époux.
« Oh ! diable ! pensa Pardaillan, je n’aurais jamais trouvé celle-là, moi. Forte ! très forte décidément ! »
C’était aussi le sentiment des conjurés, qui avaient enfin compris où elle voulait en venir et qui saluèrent ses paroles par des acclamations folles.
Imperturbablement, Fausta insista :
– Il faut donc, dès maintenant, combattre de toutes vos forces et détruire à tout jamais cette légende d’un fils de don Carlos et de la reine Isabelle. Il n’y a, il ne peut y avoir qu’un fils du roi Philippe, lequel fils, par droit d’aînesse, succède à son père. Cette vérité reconnue et admise, il n’y aura ni contestation ni opposition le jour où l’héritier présomptif montera sur le trône laissé vacant par son père.
Il faut rendre cette justice aux auditeurs de Fausta : nul ne protesta, nul ne s’indigna. Tous, sans hésiter, acceptèrent ces instructions et se firent complices. Avec une unanimité touchante, le plan de la future reine d’Espagne fut adopté. Chacun s’engagea à répandre dans le peuple les idées qu’elle venait d’exposer.
Il fut entendu que si le roi – chose improbable, car on ne lui en laisserait pas le temps – si le roi protestait, l’infant aurait été écarté par suite d’on ne savait quelle aberration. La même, sans doute, qui lui avait fait écarter le premier infant, don Carlos, qu’il avait fini par faire arrêter et condamner. Et en exploitant habituellement ces deux abandons aussi inexplicables qu’injustifiés, on pourrait parler de folie.
Si le roi n’avait pas le temps de protester, c’est-à-dire s’il était doucement envoyé ad patres avant d’avoir pu élever la voix, le futur Charles VI aurait été enlevé au berceau par des criminels, qu’on retrouverait au besoin. Le roi, naturellement, n’aurait jamais cessé de faire rechercher l’enfant volé. Et l’émotion, la joie d’avoir enfin miraculeusement retrouvé l’héritier du trône, auraient été fatales au monarque affaibli par la maladie et les infirmités, ainsi que chacun le savait.
Ces différents points étant réglés :
– Messieurs, dit Fausta, préparer l’accès du trône à celui que nous appellerons Carlos, en mémoire de son grand-père, l’illustre empereur, c’est bien. Encore faut-il qu’on ne l’assassine pas avant. Il nous faut parer à cette redoutable éventualité. Je vous ai dit, je crois, que l’assassinat serait perpétré au cours de la corrida qui aura lieu demain lundi, car nous voici maintenant à dimanche. Tout a été lentement et savamment combiné en vue de ce meurtre. Le roi n’est venu à Séville que pour cela. Il faudra donc vous trouver tous à la corrida, prêts à faire un rempart de vos personnes à celui que je vous désignerai et que vous connaissez et aimez tous, sans connaître sa véritable personnalité. Il faudra, sans hésiter, risquer vos existences pour sauver la sienne. Amenez avec vous vos hommes les plus sûrs et les plus déterminés. C’est à une véritable bataille que je vous convie, et il est nécessaire que le prince ait autour de sa personne une garde d’élite uniquement occupée de veiller sur lui. En outre, il est indispensable d’avoir sur la place San-Francisco, dans les rues adjacentes, dans les tribunes réservées au populaire et dans l’arène même, le plus grand nombre de combattants possibles. Les ordres définitifs vous seront donnés sur ce que je n’hésiterai pas à appeler le champ de bataille. De leur exécution rapide et intelligente dépendra le salut du prince, et partant l’avenir de notre entreprise.
Ces dispositions causèrent une profonde surprise aux conjurés. Il leur parut évident qu’il n’était pas question d’une échauffourée insignifiante, d’une bagarre sans importance, mais bien d’une belle et bonne bataille comme elle l’avait dit.
La perspective était moins attrayante. Mais quoi ? Obtient-on rien sans risques et périls ?
Puis, pour tout dire, si ces hommes étaient pour la plupart des ambitieux sans grands scrupules, ils étaient tous des hommes d’action, d’une bravoure incontestable. Le premier moment de stupeur passé, leurs instincts guerriers se réveillèrent. Les épées jaillirent comme d’elles-mêmes hors des fourreaux et comme s’il eût fallu charger à l’instant même. Vingt voix ardentes crièrent :
– Bataille ! bataille !
Fausta comprit que si elle les laissait faire, dans leur ardeur guerrière, ils oublieraient totalement qu’ils avaient un but bien déterminé à atteindre. Elle refréna leur ardeur d’une voix rude :
– Il ne s’agit pas, dit-elle, d’échanger stupidement des coups. Il s’agit de sauver le prince. Il ne s’agit que de cela pour le moment, entendez-vous ?
Et avec un accent solennel :
– Jurez de mourir jusqu’au dernier, s’il le faut, mais de le sauver, coûte que coûte. Jurez !
Ils comprirent qu’ils s’étaient emballés et, d’une seule voix :
– Nous jurons ! crièrent-ils en brandissant leurs épées.
– Bien ! dit gravement Fausta. À lundi donc, à la corrida royale.
Elle sentait qu’il n’y avait pas à douter de leur sincérité et de leur loyauté. Ils marcheraient tous bravement à la mort s’il le fallait. Mais Fausta ne négligeait aucune précaution. De plus elle savait que, si grand que soit un dévouement, un peu d’or répandu à propos n’est pas fait pour le diminuer, au contraire.
D’un air détaché elle porta le coup qui devait lui rallier les hésitants, s’il y en avait parmi eux, et redoubler le zèle et l’ardeur de ceux qui lui étaient acquis.
– Dans une entreprise comme celle-ci, dit-elle, l’or est un adjuvant indispensable. Parmi les hommes qui vous obéissent, il doit s’en trouver à coup sûr un certain nombre qui sentiront redoubler leur audace et leur courage lorsque quelques doublons seront venus garnir leurs escarcelles. Répandez l’or à pleines mains. Ne craignez pas de vous montrer trop généreux. On vous l’a dit tout à l’heure, nous sommes fabuleusement riche. Que chacun de vous fasse connaître à M. le duc de Castrana la somme dont il a besoin. Elle lui sera portée à son domicile demain. La distribution que vous allez faire se rapporte exclusivement au combat de demain. Par la suite il sera bon de procéder à d’autres largesses. Les sommes nécessaires vous seront remises au fur et à mesure des besoins. Et maintenant, allez, messieurs, et que Dieu vous garde.
Fausta omettait volontairement de leur parler d’eux-mêmes. Elle savait bien qu’ils ne s’oublieraient pas, eux, le proverbe qui dit que charité bien ordonnée commence par soi-même ayant été vrai de tous les temps. En agissant ainsi elle évitait de froisser des susceptibilités à effaroucher. Mais elle put lire sur tous les visages devenus radieux combien son geste généreux était apprécié à sa valeur.
Ayant dit, elle les congédia d’un geste de reine et fit un signe imperceptible au duc de Castrana, lequel alla incontinent se placer près de l’ouverture par laquelle ils étaient bien obligés de sortir tous, puisqu’il n’y en avait pas d’autre – du moins pas d’autre apparente.
Au geste de congé de celle qui, après s’être révélée souveraine par l’autorité, se montrait doublement souveraine par la générosité plus que royale, les conjurés répondirent par des acclamations et chacun fit ses préparatifs de départ en répétant :
– À la corrida, demain.
Le départ se fit lentement, un à un, car il ne fallait pas éveiller l’attention en se montrant par groupes dans les rues de la ville, non encore éveillée.
Le duc de Castrana recueillait et notait sur des tablettes le chiffre que lui donnait chacun avant de s’éloigner. Il échangeait quelques mots brefs avec celui-ci, faisait une recommandation à celui-là, serrait la main de cet autre et chacun se retirait ravi de son urbanité car personne ne doutait que, sous le nouveau régime, il ne deviendrait un puissant personnage, et chacun aussi s’efforçait de se concilier ses bonnes grâces.
Pendant ce temps Fausta, demeurée seule sur l’estrade, n’avait pas bougé de son fauteuil et semblait surveiller de loin la sortie de ces hommes qu’elle avait su faire siens grâce à son habileté et à sa générosité.
Pardaillan ne la quittait pas des yeux, et sans doute avait-il appris à lire sur cette physionomie indéchiffrable, ou peut-être était-il servi par une intuition mystérieuse, car il murmura :
– La comédie n’est pas finie, ou je me trompe fort. Ceci me fait l’effet d’un temps de repos et je serais fort étonné qu’il n’y eût pas une deuxième séance. Attendons encore.
Ayant ainsi décidé il mit à profit le temps, assez long, du départ de conjurés et se retourna vers le Chico.
Le nain avait attendu très patiemment sans bouger de sa place. Ce qui se passait derrière ce mur le laissait parfaitement indifférent, et même il se demandait quel intérêt pouvait trouver son compagnon à écouter ces sornettes de conspirateurs.
Quant à lui, Chico, s’il était à la place du seigneur français, il savait bien qu’il serait déjà loin de ces lieux où on avait voulu le faire périr d’une mort lente et atroce. Mais l’ascendant que Pardaillan avait pris sur lui était déjà tel qu’il se serait bien gardé de se permettre la plus petite observation. Si le seigneur français restait, c’est qu’il le jugeait utile et il n’avait qu’à attendre qu’il lui plût de s’en aller.
C’est ce qu’il avait fait et tandis que Pardaillan écoutait et regardait, lui s’était replongé dans ses rêves d’amour. Si bien que le chevalier dut le secouer, croyant qu’il s’était bonnement endormi.
Donc, en attendant que le dernier conjuré se fût éloigné, Pardaillan se mit à causer avec le Chico, non sans animation. Et sans doute s’était-il avisé de demander quelque chose d’extraordinaire, car le nain, après avoir montré un ébahissement profond, s’était mis à discuter vivement comme quelqu’un qui s’efforce d’empêcher de commettre une sottise.
Sans doute Pardaillan réussit-il à le convaincre, et obtint-il de lui ce qu’il désirait, car lorsqu’il se mit à regarder par l’excavation, il paraissait satisfait et son œil pétillait de malice.
Fausta maintenant était seule. Le dernier conjuré s’était retiré, et cependant elle restait calme et majestueuse, dans son fauteuil, semblant attendre on ne savait quoi ou qui. Tout à coup, sans que Pardaillan pût dire par où elle était venue, une ombre surgit de derrière l’estrade et vint silencieusement se placer devant Fausta. Puis une deuxième, une troisième, jusqu’à six ombres surgirent de même et vinrent se ranger, debout, devant Fausta.
Pardaillan, parmi ceux-là, reconnut le duc de Castrana, et aussi le familier qu’il avait jeté hors du patio : Cristobal Centurion, dont il savait le nom maintenant.
Le sourire de Pardaillan s’accentua.
– Pardieu ! murmura-t-il, je savais bien que tout n’était pas fini.
– Messieurs, commença Fausta de sa voix grave, j’ai demandé à M. le duc de Castrana de me désigner quatre des plus énergiques et des plus décidés d’entre vous tous. Il vous connaît tous. S’il vous a choisis, c’est qu’il vous a jugés dignes de l’honneur qui vous est réservé. Je n’ai donc qu’à ratifier son choix.
Les quatre désignés s’inclinèrent profondément et attendirent. Fausta reprit en désignant Centurion :
– Celui-ci a été choisi directement par moi parce que je le connais. Il est à moi corps et âme.
Salut de Centurion ressemblant à une génuflexion.
– Vous tous ici présents, vous serez les chefs des chefs qui viennent de sortir. À part don Centurion qui reste attaché à ma personne, vous recevrez les ordres de M. le duc de Castrana, qui devient ainsi le chef suprême.
Grave révérence du duc.
– Vous composerez notre conseil et vous aurez chacun la haute main sur dix chefs et sur leurs troupes. À dater de maintenant, vous faites partie de notre maison et je pourvoirai à tous vos besoins. Nous réglerons ces questions secondaires plus tard. Pour le moment, je tiens à vous dire ceci : je compte sur vous, messieurs, pour que vos hommes n’oublient pas un instant que ce qui importe avant tout, c’est de sauver le prince dont nous ferons un roi. À vous je dis, séance tenante, ce prince vous le connaissez. Il est célèbre dans l’Andalousie. On le nomme don César.
– Le Torero ! s’exclamèrent les cinq.
– Lui-même. Vous connaissez l’homme. Pensez-vous qu’il soit à la hauteur du rôle que nous voulons lui faire jouer ?
– Oui, par le Christ ! C’est une vraie bénédiction du ciel que ce soit justement celui-là le fils de don Carlos. Nous ne pouvions rêver chef plus noble, plus généreux, plus brave ! s’écria le duc de Castrana, avec une sorte d’enthousiasme.
– Bien, duc. Vos paroles me rassurent, car je vous sais très réservé dans vos admirations. Je dois vous avouer que je connais peu le prince. Je sais qu’on parle de lui comme d’une manière de Cid dont on se montre très glorieux. Mais je me demandais, non sans inquiétude, s’il aurait assez d’intelligence pour me comprendre, assez d’ambition pour adopter mes idées et les faire siennes. En un mot, si nous arriverions facilement à nous entendre. Car pour ce qui est de sa bravoure, elle ne saurait être mise en doute.
Avec un peu plus de perspicacité, le duc et les cinq hommes qui l’entouraient eussent pu se demander justement comment cette princesse avait pu parler de son mariage certain avec un homme qu’elle ne connaissait même pas.
Ils n’y pensèrent pas. Ou s’ils y pensèrent, comme elle ne leur paraissait pas femme à s’avancer à la légère, ils durent supposer qu’elle disposait de moyens connus d’elle seule pour amener le prince à accepter cette union.
Quoi qu’il en soit, le duc se contenta de dire :
– Le Torero, c’est un fait connu, a des idées qui se rapprochent sensiblement des nôtres, et s’il est une chose qui nous étonne, c’est qu’il ne soit pas déjà venu à nous. Pour ce qui est de vos inquiétudes, je crois fermement qu’elles seront dissipées dès que vous aurez eu un entretien avec le prince. Il est impossible qu’avec un caractère tel que le sien il ne soit pas ambitieux. Nul doute, pour moi, que vous ne vous entendiez à merveille.
– J’en accepte l’augure. Mais, duc, n’oubliez plus qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir de fils de don Carlos. Il ne peut y avoir qu’un fils légitime du roi. Don César, puisqu’ainsi on le nomme, est ce fils... Il importe essentiellement que vous soyez tous pénétrés de cette vérité si vous voulez la propager efficacement. Pour convaincre les incrédules, pour leur parler avec la persuasion nécessaire, il n’est rien de tel que de paraître sincère et convaincu soi-même. Cette sincérité, vous l’obtiendrez en vous habituant à considérer, vous-mêmes, comme une vérité absolue, ce que vous voulez faire pénétrer dans l’esprit des autres.
– C’est vrai, madame. Soyez assurée que nous n’oublierons pas vos recommandations.
Fausta approuva de la tête et reprit :
– Pour l’exécution de vastes desseins il me faut des hommes d’élite et c’est pourquoi je vous ai pris à part. Il faut que ces hommes sachent être des chefs énergiques envers les troupes qu’ils auront à commander, audacieux et résolus dans l’exécution des ordres reçus.
– Sur ce point, madame, je crois pouvoir vous affirmer que vous aurez toute satisfaction avec nous, fit le duc au nom de tous.
– Je le crois, dit froidement Fausta. Mais, en même temps, il faudra que ces hommes consentent à rester entre mes mains des instruments passifs.
Centurion ne broncha pas. Il savait à quel redoutable antagoniste ils avaient affaire. Il avait été dompté.
Mais les autres se regardèrent quelque peu déconfits. Évidemment ils ne s’attendaient pas à semblable exigence. Et le ton sur lequel cela avait été dit dénotait une résolution que rien ne saurait fléchir.
Fausta devina leur pensée. Elle reprit :
– Évidemment, cela est dur, surtout pour des hommes de votre valeur. Il est nécessaire pourtant qu’il en soit ainsi. J’entends rester le cerveau qui pense. Vous serez les membres qui exécutent. Votre rôle, ne l’oubliez pas, sera néanmoins assez important pour vous valoir honneurs et gloire. Si vous acceptez, la destinée qui vous attend dépassera en splendeur ce que vos rêves les plus fous auront à peine osé concevoir. Afin que vous n’en ignoriez, je dois ajouter, dès maintenant, que vous trouverez en moi un maître exigeant et sévère, n’admettant aucune discussion ; mais aussi un maître juste, équitable et généreux au-delà de tout ce que vous pouvez espérer. S’il en est parmi vous qui hésitent, ils peuvent se retirer, il en est temps encore.
On ne pouvait pas être d’une franchise plus brutale. Et quant à l’autorité, tout dans le ton, dans l’attitude, indiquait qu’en effet ils se trouvaient devant un être exceptionnel qui serait le maître, dans le sens absolu du mot. Cette main blanche et parfumée, cette main aux ongles roses, serait une poigne de fer à l’étreinte de laquelle on ne saurait tenter de se soustraire, une fois qu’elle se serait abattue sur vous.
Mais aussi quel prestigieux avenir entrevu !
Il n’y avait pas à en douter : cette femme tiendrait, et au-delà, ce qu’elle promettait. Et quant à essayer de lutter contre elle, il n’y avait qu’à considérer ce front pur, rayonnant d’un mâle génie, il n’y avait qu’à voir l’expression résolue de ce regard perçant et si doux, pour comprendre qu’on aboutirait fatalement à un désastre.
Le duc et ses amis furent dominés, comme l’avait été Centurion, comme l’étaient, en général, tous ceux qui approchaient de près cette femme extraordinaire.
Le duc se fit l’interprète de tous en disant :
– Nous acceptons, madame. Disposez de nous comme d’esclaves.
– J’accepte cet engagement, dit Fausta d’une voix grave. Et soyez tranquilles, vous monterez si haut que peut-être en serez-vous éblouis vous-même. Je compte sur vous pour établir une discipline sévère et maintenir vos hommes dans des idées d’obéissance passive. C’est ce qui importe le plus, pour le moment. Je ne vous ferai pas l’injure de répéter les paroles de tolérance et d’émancipation que vous avez déjà entendues. Vous n’y croyez pas plus que je ne les pensais. Cependant, il est utile de laisser momentanément accréditer ces idées. Plus tard nous mettrons ordre à tout cela. Chaque chose viendra à son heure. Nous rêvons de grandes choses. L’empire de Charlemagne n’est pas impossible à réédifier. Je me sens la force de mener à bien cette œuvre colossale. Celui que nous avons choisi dominera le monde, grâce à vous. Vous voyez donc bien que ceux qui m’auront aidée à échafauder la puissance la plus étendue que le monde ait jamais vue, ceux-là pourront avoir toutes les ambitions.
Elle parlait plutôt pour elle-même, car elle les sentait dûment acquis. Ils écoutaient émerveillés, béats d’admiration, se demandant s’ils ne faisaient pas un rêve délicieux que la réalité viendrait brutalement interrompre.
Fausta revint vite au sentiment de la réalité.
– Ces rêves de puissance et de grandeur, dit-elle, reposent sur une tête menacée, une tête que l’on s’efforcera d’abattre demain. Ai-je besoin d’ajouter : si cette tête tombe, c’en est fait de ces rêves ?
– On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nous périr tous, il sera sauvé. Vous avez notre parole de gentilshommes.
– J’y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir, demain, mes instructions précises. Allez, maintenant.
Le duc et ses quatre amis ployèrent le genou devant celle qui leur avait fait entrevoir un avenir prodigieux et, s’enveloppant de leurs manteaux, ils se disposèrent à sortir.
Alors Pardaillan se redressa et fit un signe. Le Chico se mit aussitôt en marche, guidant le chevalier qui, jugeant la séance terminée, se décidait, sans doute, à quitter les souterrains de la maison des Cyprès.
Si Pardaillan ne s’était tant hâté, il eût entendu une conversation assez brève, laquelle n’eût pas manqué de l’intéresser.
Fausta était restée songeuse. Quand elle vit que le duc et ses amis s’étaient retirés, elle descendit de l’estrade et, s’adressant à Centurion, demeuré près d’elle, d’une voix brève :
– Cette bohémienne, cette Giralda, peut être un obstacle à nos projets. Elle me gêne. Il faut qu’elle disparaisse dans la bagarre de demain.
Elle eut l’air de réfléchir un instant en surveillant Centurion du coin de l’œil et elle décida :
– Prévenez votre parent Barba-Roja. Lui seul, je crois, pourra m’en débarrasser.
– Quoi ! madame, fit Centurion d’une voix étranglée, vous voulez !...
– Je veux, oui ! dit Fausta avec un imperceptible sourire.
Sur un ton douloureux, le bravo dit :
– Vous m’avez promis cependant...
Dédaigneuse, Fausta le fixa un instant et, haussant les épaules :
– Quand donc, fit-elle tranquillement, quand donc vous déciderez-vous à cesser cette comédie ? Que faudra-t-il donc que je fasse pour arriver à vous persuader qu’on ne me prend pas pour dupe ?
– Madame, bégaya Centurion interloqué, je ne comprends pas.
– Vous allez comprendre. Vous m’avez dit que vous étiez amoureux de cette petite Giralda.
– Hélas !
– Amoureux au point que vous parliez de l’épouser. Eh bien ! soit, j’y consens, épousez-la.
– Ah ! madame ! je vous devrai la fortune et le bonheur ! s’émerveilla Centurion, radieux.
– Épousez-la, répéta Fausta avec nonchalance. Seulement il est une petite chose, sans grande importance pour un amour aussi violent, aussi désintéressé que le vôtre.
Elle insista sur le mot que nous avons souligné et fit une pause.
– Quoi donc, madame ? demanda Centurion, vaguement inquiet.
Sans qu’il fût possible de percevoir la moindre ironie dans ses paroles, elle reprit :
– Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer, vous serez un personnage en vue. On s’étonnera peut-être que le personnage que vous allez être ait pour épouse une humble bohémienne.
– L’amour sera mon excuse. Nul ne pourra médire sur le compte de ma femme. La Giralda, malgré qu’elle ne soit qu’une bohémienne, est connue comme la vertu la plus farouche de l’Andalousie. Cela est l’essentiel. Quant à ceux qui pourraient me reprocher d’avoir épousé cette bohémienne, je sais ce que j’aurai à leur répondre, assura Centurion d’un air entendu.
Fausta eut un mince sourire et, comme si elle n’avait pas entendu, elle continua :
– On s’étonnera surtout que ce personnage ait été assez oublieux de son rang et de sa dignité pour épouser une jeune fille du peuple. Car la famille de la Giralda est connue maintenant. Elle est, cette petite, de la plus basse extraction et ses parents, m’a-t-on assuré, sont morts de misère, ou peu s’en faut.
Centurion chancela sous le coup qui était rude, affreux. L’amour qu’il avait affiché pour la Giralda n’était qu’une comédie. Il s’était imaginé, par suite d’on ne savait quels indices, que la bohémienne était issue d’une illustre famille. Il avait conçu ce plan : avec l’assistance de Fausta, dont il avait su apprécier la toute-puissance, évincer Barba-Roja et son amour brutal, écarter le Torero, amoureux sincère, il est vrai, mais dont l’amour ne saurait hésiter entre une couronne et une fille obscure. Débarrassé de ces deux obstacles, lui, Centurion, déjà riche, en passe de devenir un personnage, consentait à épouser cette fille sans nom.
Une fois le mariage consommé, un heureux hasard lui ferait connaître à point nommé la filiation de son épouse. Il devenait du coup l’allié d’une des plus riches, des plus puissantes, des plus illustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu roi, le Torero s’avisait de rechercher son ancienne amante, lui, Centurion, savait trop quels bénéfices un courtisan complaisant peut tirer d’un caprice royal. L’exemple de don Ruy Gomès de Sylva, devenu duc, prince d’Éboli, conseiller d’État, un personnage tout-puissant en un mot, pour avoir su complaisamment fermer les yeux à la liaison notoire de sa femme avec le roi Philippe, cet exemple était là pour lui dicter la conduite à suivre.
Et comme il n’était pas de ces imbéciles que de vains scrupules embarrassent à tout propos, il était bien résolu à tirer tout le parti possible d’une aussi extraordinaire bonne fortune, si le ciel voulait qu’elle lui échût.
Tel avait été le plan de Centurion. Et c’est au moment où il voyait ses affaires marcher au mieux de ses désirs qu’il apprenait brutalement qu’il s’était trompé, que la Giralda, dont il avait rêvé de faire le pivot de sa fortune, n’était qu’une pauvre fille de basse extraction.
Ce coup l’assommait.
Et le pis est qu’il avait cru pouvoir ruser avec Fausta, convaincu qu’il était que nul au monde n’avait pu pénétrer le fond de sa pensée. Il voyait maintenant que cette femme, inspirée de Dieu, certainement – comment expliquer autrement le pouvoir qu’elle avait de pénétrer dans ses pensées les plus secrètes ? – il voyait qu’elle savait et il se demandait avec angoisse comment elle allait prendre la chose, si elle n’allait pas le rejeter au néant d’où elle l’avait tiré.
Le voyant muet d’hébétude, Fausta acheva :
– Hé ! quoi ! Ne le saviez-vous pas ? Auriez-vous commis cette faute, impardonnable pour un homme de votre force, de prêter une oreille crédule aux propos de cette fille qui se croit issue d’une famille princière ? Le rêve était beau... Ce n’était qu’un rêve.
Cette fois il n’y avait pas à douter, la raillerie était flagrante, cruelle : elle savait certainement.
Une fois de plus, il avait été pénétré et battu à plate couture par celle qu’il s’obstinait à vouloir duper.
Honteux et confus, il supplia :
– Épargnez-moi, madame !
Fausta le considéra une seconde et, haussant dédaigneusement les épaules, comme elle avait déjà fait, elle dit sérieusement :
– Êtes-vous enfin convaincu qu’il est inutile d’essayer de jouer au plus fin avec moi ?
Centurion chercha ce qu’il pourrait bien dire pour réparer sa balourdise. Il pensa que le mieux était de jeter le masque et, résolument cynique :
– Que faut-il dire de votre part à Barba-Roja ? demanda-t-il.
– De ma part, dit Fausta avec un suprême dédain, rien. De la vôtre, à vous, dites-lui que la bohémienne ne manquera pas d’assister à la corrida, puisque son amant doit y prendre part. Don Almaran, placé à la source même des informations, ne doit pas ignorer qu’il se trame quelque coup de traîtrise, lequel sera mis à exécution pendant que se déroulera la corrida. Il doit savoir que le coup préparé par M. d’Espinosa avec le concours du roi n’ira pas sans tumulte. À lui de profiter de l’occasion, de la faire naître au besoin, et de s’emparer de celle qu’il convoite. Quant à vous, comme j’ai besoin d’être tenue au courant de ce qui se trame chez mes adversaires, il vous faut éviter à tout prix d’éveiller les soupçons. En conséquence, vous aurez soin de vous mettre à sa disposition pour ce coup de main et de le seconder de telle sorte qu’il réussisse. Tout le reste vous regarde à la condition que la Giralda soit perdue à tout jamais pour don César, et sans que j’y sois pour rien. Vous me comprenez ?
Heureux d’en être quitte à si bon compte, le bravo dit :
– Je vous comprends, madame, et j’agirai selon vos ordres.
Très froide, elle dit :
– Je vous engage à prendre toutes les dispositions utiles pour mener à bien cette affaire. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, maître Centurion.
Le bravo frémit. Il comprenait le sens de la menace. La situation dépendait de sa réussite.
Il réussirait donc coûte que coûte. C’est ce qu’il traduisit tout haut en disant avec assurance :
– La bohémienne disparaîtra, j’en réponds, dussé-je la poignarder de mes mains.
Et en disant ceci il scrutait la physionomie de Fausta pour voir jusqu’à quel point elle l’autorisait à aller.
Fausta eut un geste de suprême indifférence.
Pourvu que la Giralda disparût, peu lui importait comment. C’est ce que Centurion comprit.
Comme s’il n’y eût plus à revenir sur ce point, Fausta dit paisiblement :
– Partons.
Centurion s’en fut chercher son flambeau, qu’il avait dissimulé sous l’estrade, et l’alluma.
Il n’y avait qu’une porte visible dans cette salle : celle par où les conjurés s’étaient dispersés et qui donnait sur une galerie souterraine, laquelle aboutissait hors du mur d’enceinte de la maison.
Cependant le duc de Castrana et ses amis étaient revenus et s’étaient retirés par une issue qu’on ne voyait pas.
Fausta elle-même était entrée par une troisième porte qu’on ne voyait pas davantage.
Son flambeau allumé à la main, Centurion demanda :
– Quel chemin prenez-vous, madame ?
– Celui du duc.
L’estrade n’était pas appuyée contre le mur. Centurion, sur la réponse de Fausta, contourna cette estrade et ouvrit une petite porte secrète qui se trouvait là, habilement dissimulée.
Puis, sans se retourner, convaincu qu’elle le suivait, il s’engagea dans la galerie étroite qui aboutissait à cette porte et attendit que Fausta le rejoignît.
Fausta de son côté s’était mise en marche.
Elle avait contourné l’estrade et allait disparaître à son tour, lorsqu’elle demeura clouée sur place.
Une voix vibrante, qu’elle connaissait trop bien, venait de lancer sur un ton railleur :
– La restauratrice de l’empire de Charlemagne daignera-t-elle accorder une minute de son temps si précieux au pauvre routier que je suis ?
Fausta s’était arrêtée net. Elle ne se retourna pas immédiatement.
Son œil eut une lueur sinistre et, dans sa pensée éperdue, elle hurla :
– Pardaillan ! L’infernal Pardaillan !... Ainsi il a échappé à la mort, comme il l’avait dit ! Il est sorti de la tombe où je croyais bien l’avoir emmuré vivant ! Et chaque fois c’est ainsi. Quand je crois l’avoir tué il reparaît plus vivant et plus railleur. Cette fois, il connaît déjà mes nouveaux projets, puisqu’il me salue – avec quelle ironie ! – de ce titre de restauratrice de l’empire de Charlemagne. Et je suis seule !... Et il va me narguer à son aise ! et il pourra se retirer tranquillement, sans être inquiété ! et pas un homme pour le frapper !... Ce serait si facile ici !...
On remarquera qu’elle ne tremblait pas pour elle-même. Elle eût pu cependant se demander si cet homme, exaspéré par tant de scélératesse, n’allait pas l’étrangler de ses mains puissantes, et c’eût été son droit. Croyait-elle que son heure n’était pas venue ? Peut-être.
Connaissait-elle mieux que lui l’incoercible générosité de cet homme qui se contentait de défendre sa vie constamment menacée et négligeait de lui rendre coup pour coup, parce qu’elle était femme ? Plutôt. Quoi qu’il en soit, elle n’eût aucune crainte pour elle-même.
Elle éprouva seulement le regret mortel de ne pouvoir le faire tuer une bonne fois, puisqu’il était assez fou, pouvant se retirer tranquillement, pour venir la braver chez elle, et désarmé !
Ce regret fut si poignant qu’elle leva vers le ciel un regard fulgurant comme si elle eût voulu foudroyer ce Dieu qui s’acharnait, alors qu’elle croyait l’avoir définitivement supprimé, à remettre sur sa route cet obstacle vivant, ou peut-être, car elle était croyante, pour sommer ce Dieu de lui venir en aide.
Et voici qu’en abaissant les yeux elle vit dans l’ombre Centurion, qui se livrait à une pantomime effrénée dont la signification lui était très claire :
– Retenez-le un moment, disaient les gestes de Centurion, je cours chercher du renfort, et cette fois, nous le tenons !
Elle abaissa plusieurs fois de suite ses cils pour montrer qu’elle avait compris, et alors elle se retourna.
Tout ceci, qui nous a demandé un temps très long à expliquer, s’était produit en un temps inappréciable.
En tenant compte de la surprise à laquelle elle n’avait pu échapper, si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, Pardaillan put croire que rien d’anormal ne s’était passé, qu’elle était bien seule et qu’elle s’était retournée à son appel. Elle se retourna et son visage était si calme, son œil si limpide, son attitude empreinte d’une telle sérénité, tout en elle dénotait si bien la superbe quiétude d’une force au repos que Pardaillan, qui la connaissait bien pourtant, ne put se tenir de l’admirer.
Elle se retourna et s’avança vers lui avec la grâce souple et fière d’une grande dame qui, pour honorer un visiteur de marque, le conduit elle-même vers le siège qu’elle lui destine.
Et Pardaillan dut reculer devant elle, contourner des banquettes et s’asseoir là où elle voulait qu’il s’assît.
Or, et ceci est une preuve du caractère indomptable de cette femme extraordinaire, cet accueil flatteur, cette grâce hautaine, ce sourire bienveillant, ces gestes gracieux, tout, tout était une manœuvre savamment exécutée. Ici, nous sommes contraints de faire une description, aussi brève qu’il nous sera possible, de cette grotte artificielle.
Nous avons dit qu’il n’y avait qu’une porte visible : elle était à droite. Au centre se trouvait l’estrade.
Derrière l’estrade était située la porte secrète par où Centurion venait de sortir, courant chercher du renfort. Devant l’estrade, il y avait un espace vide au bout duquel se trouvait le mur qui faisait face à l’estrade.
Dans ce mur étaient percées l’excavation par où Pardaillan avait regardé et écouté, et, un peu plus loin, la porte invisible par où il était entré – du moins Fausta avait tout lieu de croire qu’il était entré par là. À droite et à gauche de l’estrade se trouvaient les banquettes, lourdes, massives, sur lesquelles les conjurés s’étaient assis.
La manœuvre de Fausta, amenant Pardaillan à s’asseoir sur la dernière des banquettes placées à gauche de l’estrade, avait eu pour but de l’acculer sur le seul côté de la salle où il n’y avait aucune porte, visible ou invisible, de cela Fausta était sûre.
Ainsi, au moment où l’attaque se produirait, Pardaillan, armé seulement d’une dague – Fausta avait tout de suite remarqué ce détail – Pardaillan se trouverait dans un angle où nulle fuite n’était possible, pour chercher le salut il lui faudrait, avec sa seule dague, foncer sur les assaillants, contourner ou enjamber toutes les banquettes pour aboutir à l’espace libre du milieu et partant à l’une des deux portes invisibles placées devant et derrière l’estrade.
Il était à supposer qu’il n’arriverait jamais jusque-là.
Quant à la porte visible, en cœur de chêne, renforcée de clous et de pentures énormes, jamais Pardaillan, malgré sa force et sa bravoure, ne pourrait traverser cette salle encombrée pour arriver jusqu’à elle.
Et même s’il parvenait à accomplir ce miracle, il n’en serait pas plus avancé, la porte étant fermée à triple tour.
Pardaillan était bien pris cette fois.
Que pourrait sa courte dague contre les longues et bonnes rapières dont il allait être menacé ?
Pas grand-chose, assurément.
Pardaillan s’était prêté avec une bonne grâce, dont lui seul était capable en pareil moment, à la petite manœuvre de Fausta.
Il serait certes téméraire d’affirmer qu’il n’avait rien remarqué de ces dispositions inquiétantes. Mais Fausta le connaissait bien.
Elle savait qu’il n’était pas homme à reculer sur n’importe quel terrain. Puisqu’il lui plaisait d’agir dans cette manière de cave comme elle aurait fait dans une salle de réception, puisqu’il lui plaisait de l’accabler de marques d’estime et d’avoir recours aux artifices de la politesse la plus raffinée, il se fût cru déshonoré à ses propres yeux en essayant de se dérober par crainte ou par prudence.
Fausta savait cela et, sans scrupule comme sans remords, elle exploitait habilement ce qu’elle considérait comme une faiblesse.
Donc Pardaillan s’assit sur la dernière banquette, à la place même qu’elle désignait. Elle-même s’assit sur une autre banquette, en face de lui.
Ils se regardèrent en souriant.
On eût dit deux amis heureux de se retrouver.
Cependant son sourire, à lui, avait on ne sait quoi de narquois, insaisissable pour tout autre qu’elle. Instinctivement, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle comme si elle n’eût pas connu le lieu où elle le recevait – nous ne trouvons pas d’autre expression, puisqu’en réalité elle avait tout à fait les manières d’une femme qui reçoit. Elle ne vit rien, elle ne perçut rien, elle ne devina rien, elle ne sentit rien.
Car ce qu’il y avait de remarquable chez ces deux antagonistes, exceptionnellement doués, c’est que, en de certaines circonstances, ils ne voyaient pas qu’avec leurs yeux, comme le commun des mortels. Non.
Il semblait qu’ils eussent à leur disposition des sens spéciaux qui leur permettaient de percevoir ce qui échappait à leurs sens ordinaires.
Ne percevant rien d’anormal, elle se rassura.
Alors d’une voix très calme, douce et chantante, en fixant sur lui son œil grave, un sourire aux lèvres, comme on s’informe de la santé d’une personne qui vous est chère, elle dit :
– Ainsi vous avez pu échapper au poison dont l’air de votre cachot était saturé ?
Elle disait cela simplement, comme si ce n’était pas elle qui eût, selon son expression, saturé l’air de son cachot d’un poison qu’elle avait tout lieu d’espérer mortel, comme si elle n’eût pas été, elle, l’empoisonneuse, lui la victime.
Et lui, souriant aussi, soutint son regard sans provocation, sans arrogance, mais avec fermeté et assurance.
Il dit, en prenant cet air d’étonnement ingénu qui rendait sa physionomie indéchiffrable :
– Ne vous avais-je pas prévenue ?
Elle dit, en hochant doucement la tête, avec un air rêveur :
– C’est vrai. Vous aviez bien vu ?
Ainsi, dans son idée, Pardaillan avait vu qu’il échapperait à la mort qu’elle lui préparait. Visionnaire comme elle l’était, sincèrement persuadée qu’elle n’était pas d’une essence commune au troupeau des ordinaires humains, elle était convaincue que lui aussi, comme elle, était un être exceptionnel et que ce qui eût paru surnaturel chez tout autre devenait normal chez eux.
Un long moment elle le considéra en silence et elle reprit :
– Ce poison n’était qu’un narcotique. À vrai dire, j’en avais le soupçon. Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez pu sortir de ce cachot où vous étiez emmuré comme dans une tombe. Comment avez-vous fait ?
– Cela vous intéresse-t-il vraiment ?
– Rien de ce qui vous touche ne me laisse indifférente, croyez-le bien.
Elle disait cela gravement, et elle était sincère. Son œil noir, rivé sur le sien, n’exprimait ni colère, ni dépit. Il était doux et presque caressant.
On eût dit qu’elle se réjouissait de le voir sain et sauf. Et peut-être, dans le désarroi où se débattait sa pensée, se réjouissait-elle en effet.
Il répondit, en s’inclinant gracieusement :
– Vous me comblez, vraiment ! Prenez garde ! vous allez me rendre outrecuidant et fat. Vous me voyez tout confus de l’intérêt que vous voulez bien me porter. J’aurai cependant assez de raison pour ne pas vous ennuyer avec des détails qui n’ont rien de bien intéressant, je vous assure.
Il n’y avait nulle raillerie dans sa voix, et il la contemplait encore d’un œil vaguement étonné.
Il avait beau la connaître à fond, elle le déroutait toujours.
Elle paraissait si sincèrement intéressée qu’il en arrivait à oublier que c’était sa mort, à lui, Pardaillan, qu’il était question.
Il en arrivait à oublier que c’était elle qui, toujours, en toutes circonstances, avait de longue main prémédité cette mort, et que ce n’était pas sa faute, certes, s’il était encore vivant.
Au surplus, ils étaient aussi sincères l’un que l’autre.
Ils en arrivaient à se persuader presque qu’ils ne parlaient pas d’eux-mêmes, mais de quelque autre auquel tous deux ils s’intéressaient.
Et ils se disaient ces choses terribles, effroyables, avec un air souriant et paisible, avec des gestes doux et mesurés, avec des poses et des attitudes telles qu’on eût dit deux amoureux heureux de coqueter librement, loin de tout importun.
Elle répondit :
– Ce qui vous paraît très simple et dénué d’intérêt paraît prodigieux à d’autres. Tout le monde ne peut pas avoir votre rare mérite, ni votre modestie plus rare encore.
– De grâce, madame, ménagez cette modestie ! Vous tenez donc à savoir ?
Elle fit : oui ! doucement de la tête.
– Soit. Vous savez qu’une partie du plafond de ce cachot s’abaisse au moyen d’un mécanisme.
– Je sais.
– Vous ignorez sans doute que dans le cachot même un ressort caché permet de faire descendre ce plafond qui remonte ensuite automatiquement ?
– Je l’ignorais, en effet.
– Eh bien, c’est par là que je suis sorti. Ma bonne fortune m’a fait trouver ce ressort sur lequel j’ai appuyé de façon tout à fait fortuite. Le plafond est descendu, à mon grand ébahissement. Cela constituait un petit plateau sur lequel je me suis placé. Le plafond, en remontant, l’a ramené dans la chambre d’où j’avais été précipité. Vous voyez que c’est très simple.
– Très simple, en effet.
– Vous désirez peut-être savoir où est dissimulé le ressort qui m’a permis de m’évader ?
– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient...
– Aucun. Je comprends l’intérêt qui vous guide. Sachez donc que ce ressort est placé tout en haut de la dernière des plaques de marbre qui tapissent le bas des murs, juste en face de cette porte de fer dont la clé a été jetée dans le Guadalquivir. Vous verrez, cette plaque est fendue. Il y a là un petit morceau qui a l’air d’avoir été cimenté après coup. En appuyant sur ce petit morceau de marbre, le mécanisme fonctionne. Vous pouvez maintenant le faire briser, ce mécanisme, en sorte que si, par hasard, il m’arrivait de nouveau de m’égarer dans ce cachot, je serais cette fois dans l’impossibilité d’en sortir.
– Ainsi ferai-je.
Pardaillan approuva en souriant.
– Je comprends comment vous êtes sorti. Mais comment avez-vous eu l’idée de descendre dans les sous-sols ?
– Toujours par hasard, dit-il de son air le plus naïf. J’ai trouvé toutes les portes ouvertes. Je ne connaissais pas la maison. Sans savoir comment, je me suis retrouvé dans les caves. Je suis assez observateur, vous le savez.
– Vous êtes un profond observateur, je le sais.
Il s’inclina en signe de remerciement et continua :
– J’ai pensé qu’une maison que vous aviez choisie devait posséder plus d’une issue secrète semblable à celle par où j’étais sorti. J’ai cherché. Et toujours favorisé par le hasard, j’ai été amené dans un couloir où mon attention a été sollicitée par quelques lumières qui transparaissaient à travers le mur. Est-il nécessaire de vous en dire plus long ?
– C’est inutile. Je comprends maintenant.
– Ce que je ne comprends pas, moi, c’est qu’une femme telle que vous ait pu commettre cette faute impardonnable de laisser sa maison déserte, toutes portes ouvertes.
Et avec un sourire aigu :
– Voyez les conséquences de cette imprudence. Alors que vous vous teniez bien tranquille, assurée que vous étiez que je ne pouvais me soustraire au genre de mort que vous me réserviez, moi je sortais facilement de cette manière de tombe où vous aviez eu l’intention de me loger. Quelle situation eût été la mienne si j’avais trouvé toutes les portes solidement verrouillées ? Que serais-je devenu, seul et sans armes, si j’étais tombé dans une salle bien gardée ?... Au lieu de cela, je trouve tout disposé comme pour mieux favoriser ma fuite, en sorte que me voici devant vous, bien portant et libre.
Lorsque Pardaillan posa la question : « Que serais-je devenu seul et sans armes si j’étais tombé dans une salle bien gardée ? » Fausta ne put réprimer un tressaillement. Il lui avait semblé démêler comme une vague raillerie dans le ton dont furent prononcées ces paroles.
Lorsqu’il dit : « Me voici libre ! », elle eut un mince sourire. Mais si elle dévisageait le chevalier avec une attention soutenue, celui-ci ne la quittait pas des yeux non plus. Et comme lorsque Pardaillan regardait avec attention il était plutôt malaisé de le dérouter, le tressaillement de Fausta comme son sourire ne passèrent pas inaperçus. Pardaillan ne releva pas le tressaillement mais, quant au sourire, il dit :
– Je vous comprends, madame. Vous vous dites sans doute que je ne suis pas encore sorti de chez vous. Il s’en faut de si peu que, par ma foi, je maintiens le mot : Me voici libre !
Le dialogue entre ces deux adversaires redoutables prenait des allures de duel. Jusqu’ici ils n’avaient fait que se tâter. Maintenant ils se portaient des coups. Et comme toujours, c’était Pardaillan qui chargeait le premier.
Sans paraître attacher la moindre importance à la menace sous-entendue dans ce mot, Fausta se contenta de relever le reproche d’imprudence. Elle expliqua :
– Si j’ai laissé toutes portes ouvertes, j’avais des raisons. Vous n’en doutez pas, puisque vous me connaissez... Que vous soyez arrivé à point nommé pour bénéficier de cette apparente négligence, c’est un malheur... réparable. En ce qui concerne cet œil secret qui vous a permis d’assister à mon entrevue avec les gentilshommes espagnols, je conviens que le reproche est mérité. J’aurais dû en effet le fermer. J’ai péché par trop de confiance et j’aurais dû me garder, même contre l’impossible. C’est une leçon. Tenez pour certain qu’elle ne sera pas perdue.
Elle disait cela paisiblement, comme s’il se fût agi d’une chose de médiocre importance. Elle constatait une erreur de sa part, sans plus.
Mais après avoir confessé son erreur, elle revint aussitôt à ce qui lui paraissait autrement important, et avec un sourire aigu comme celui de Pardaillan quand il lui faisait remarquer les conséquences de son imprudence :
– Mais vous-mêmes, croyez-vous que vous ayez été bien inspiré en entrant ici ? Vous parlez d’imprudence et de faute irréparable ? Il vous était si facile de tirer au large !
– Mais, madame, fit Pardaillan avec son air le plus naïf, n’avez-vous pas entendu que j’ai eu l’honneur de vous dire que j’avais absolument besoin d’avoir un entretien avec vous ?
– Il faut donc que ce que vous avez à me dire soit bien grave pour que vous vous exposiez ainsi après avoir échappé miraculeusement à la mort ?
– Bon Dieu ! madame, où prenez-vous que je m’expose, et qu’ai-je à craindre en tête à tête avec vous ?
Fausta le considéra un instant. Parlait-il sérieusement ? Était-il aveugle à ce point ? Ou bien la confiance qu’il avait en sa force le rendait-elle présomptueux au point de lui faire oublier qu’il n’était pas encore hors de chez elle ?
Mais Pardaillan avait cet air de naïveté ingénue qui le faisait impénétrable. Fausta ne put rien lire sur cette physionomie. Un moment elle hésita sur ce qu’elle allait dire, et soudain elle se décida.
– Croyez-vous donc que je vous laisserai sortir d’ici aussi facilement que vous y êtes entré ? dit-elle.
Pardaillan sourit.
– À mon tour de vous dire : je vous comprends, dit-elle. Vous vous dites que ce n’est pas moi qui vous barrerai la route... Vous avez raison. Mais, sachez que dans un instant vous allez être assailli. Vous allez vous trouver seul et sans armes, dans cette salle bien gardée.
Pourquoi lui disait-elle cela, alors qu’elle était seule encore avec lui ? Elle savait bien que s’il lui plaisait de mettre à profit l’avertissement qu’elle lui donnait, il n’avait que quelques pas à faire pour sortir. Pensait-elle qu’il ne trouverait pas le ressort qui actionnait la porte secrète ? Ou plutôt ne pensait-elle pas qu’en l’avertissant il se croirait obligé de rester ?
Elle n’aurait peut-être pas pu dire elle-même pourquoi elle avait parlé. Très tranquillement, il répondit :
– Vous voulez parler des braves que ce sacripant d’inquisiteur est allé chercher, tout courant ?
– Vous saviez...
– Sans doute ! De même que j’ai bien remarqué votre petit manège qui consistait à m’acculer dans ce coin de la salle.
Quoi qu’elle en eût, Fausta ne put s’empêcher de l’admirer. Mais en même temps que l’admiration, l’inquiétude pénétrait en elle. Elle se disait que, si fort qu’il fût, Pardaillan ne pouvait s’être exposé placidement à un aussi formidable danger sans avoir la certitude de s’en tirer indemne.
Une fois encore elle jeta autour d’elle un coup d’œil soupçonneux et ne découvrit rien.
Elle étudia encore la physionomie du chevalier et le vit si confiant en sa force, si calme, si maître de soi que ses soupçons se dissipèrent, et elle se dit :
« Il pousse la bravade aux plus extrêmes limites ! »
Et, tout haut :
– Sachant que vous alliez être attaqué – et je vous préviens qu’une vingtaine d’épées vont vous assaillir – sachant cela vous êtes resté. Vous vous êtes prêté complaisamment à mon petit manège. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingt combattants que vous allez avoir sur les bras ?
– Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais ce que je sais, c’est que je m’en irai d’ici sans blessure sérieuse, pour ne pas dire sans blessure du tout.
Ceci était dit sans jactance, avec une telle assurance qu’elle sentit l’énervement la gagner et le doute l’envahir. Il avait montré la même assurance quand elle lui avait parlé à travers le plafond de son cachot. Et il en était sorti de ce cachot ! Qui sait si, maintenant, il ne se tirerait pas sans à-coup du guet-apens improvisé à la hâte ? Elle s’efforçait de se rassurer et, malgré elle, dans son esprit, elle se disait avec rage :
« Oui ! il échappera, encore, toujours ! »
Et comme elle avait déjà fait quand elle croyait le tenir dans une tombe, elle demanda :
– Pourquoi ?
Très froid, il dit :
– Je vous l’ai dit : parce que mon heure n’est pas venue... Parce qu’il est écrit que je dois vous tuer.
– Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en ce cas ?
Elle prononça ces mots avec bravade et comme si elle l’eût défié de mettre sa menace à exécution.
Très naturellement, il dit :
– Votre heure n’est pas venue à vous non plus.
– Ainsi, selon vous, je dois échouer dans toutes les tentatives que je dirigerai contre vous ?
– Je le crois, dit-il très sincèrement. Récapitulons un peu les différents moyens que vous avez employés dans l’unique but de m’occire : le fer, la noyade, l’incendie, le poison, la faim et la soif... et me voici devant vous, bien vivant, Dieu merci ! Tenez, voulez-vous que je vous dise ? Vous faites fausse route en cherchant à me tuer. Renoncez-y. C’est dur ? Vous tenez absolument à m’expédier dans un monde qu’on prétend meilleur ? Oui !... Mais puisque vous ne pouvez y parvenir ! Que diable ! il n’est pas besoin de tuer les gens pour s’en débarrasser. On cherche. Les moyens ne manquent pas qui font qu’un homme, vivant encore, n’existe plus pour ceux qu’il gênait.
Il plaisantait.
Malheureusement, dans l’état d’esprit où elle était, sous l’influence de la superstition qui lui suggérait qu’en effet il était invulnérable, elle ne pouvait pas comprendre qu’il osât plaisanter sur un sujet aussi macabre.
Et même, en négligeant la superstition qui la guidait en ce moment, même avec toute sa lucidité, si forte qu’elle fût, si fort qu’elle le crût lui-même, la pensée ne lui serait pas venue qu’il pût pousser la bravoure jusqu’à ce point.
Il plaisantait et elle prit ses paroles au sérieux.
Et dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson, il livrerait lui-même le secret de sa force, il indiquerait lui-même par quel moyen elle le réduirait à l’impuissance.
Machinalement, naïvement, elle demanda :
– Comment ?
Il eut un imperceptible sourire de pitié. Oui, de pitié. Fallait-il qu’elle fût déprimée pour en arriver à ce degré d’inconscience qui la faisait lui demander, à lui, comment elle pourrait l’annihiler, sans le tuer.
Et il continua de plaisanter en disant :
– Eh ! le sais-je ?
Et avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigt sur son front :
– Ma force est là... Essayez de me frapper là.
Elle le considéra longuement. Il paraissait très sérieux.
Il eût frémi s’il eût pu lire ce qui se passait dans son cerveau et quelle pensée infernale il venait de faire germer en elle par une simple plaisanterie.
Elle demeura un instant pensive, cherchant à comprendre le sens de ses paroles et le parti qu’elle pourrait en tirer, et dans son esprit obstinément tendu vers ce but : la suppression de Pardaillan, en un éclair, elle entrevit la solution cherchée et elle pensa :
– Le cerveau !... le frapper au cerveau... le faire sombrer dans lafolie !... peut-être... oui ! Et c’est lui qui m’indique ce moyen... preuve qu’il doit réussir... Il a raison, cela vaut mille fois mieux que la mort... Comment n’y ai-je pas pensé ?
Et tout haut, avec un sourire sinistre :
– Vous avez raison. Si vous sortez d’ici vivant, je ne chercherai plus à vous tuer. J’essayerai autre chose.
Quoi qu’il en eût, Pardaillan ne put réprimer un frisson. Cette intuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu’elle avait combiné quelque chose d’horrible et que ce quelque chose avait été suggéré par sa plaisanterie.
Il bougonna en lui-même :
– La peste m’étrangle ! J’avais bien besoin de faire le bel esprit ! Voilà la tigresse lâchée sur une nouvelle piste, et Dieu sait ce qu’elle me réserve maintenant !
Mais il n’était pas homme à rester longtemps sous cette impression pénible. Il se secoua et, de sa voix railleuse :
– Mille grâces ! dit-il.
Il lui apparut si calme, si imperturbablement maître de lui, que de nouveau elle l’admira, et sa résolution en fut ébranlée à ce point que, avant de se lancer dans une nouvelle entreprise hérissée de difficultés, elle voulut tenter un dernier effort pour se l’attacher. Et d’une voix vibrante :
– Vous avez entendu ce que j’ai dit à ces Espagnols ? Encore ne leur ai-je point dévoilé ma pensée tout entière. Vous m’avez, en raillant, saluée du titre de restauratrice de l’empire de Charlemagne. L’empire de Charlemagne ne serait rien comparé à celui que je pourrais créer si je m’appuyais sur un homme tel que vous. Cet avenir prestigieux ne vous tente-t-il pas ? Que ne ferions-nous pas tous les deux ! Nous pourrions voir l’univers entier soumis à notre loi. Dites un mot, un seul, ce prince espagnol disparaît, vous seul demeurez maître de celle qui n’eût jamais d’autre maître que Dieu. Et nous marchons à la conquête du monde. Ce mot, voulez-vous le dire ?
Glacial, il répondit :
– Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes mon sentiment sur ces rêves d’ambition. Excusez-moi, madame, ce n’est pas ma faute, mais nous ne pouvons pas nous entendre.
Elle comprit qu’il était inébranlable. Elle n’insista pas et se contenta d’approuver de la tête.
Pardaillan reprit d’une voix mordante :
– Mais ceci, madame, m’amène à vous dire ce que j’avais résolu de dire en entrant ici. Et si je ne l’ai fait plus tôt, convenez que cela n’a point tenu qu’à moi.
– Je vous écoute, fit-elle froidement.
Pardaillan la regarda droit dans les yeux et, posément :
– Que vous fassiez assassiner le roi Philippe, comme il y a quelques mois vous avez fait assassiner Henri de Valois, c’est affaire entre vous et lui. Je n’ai pas à prendre la défense de Philippe qui, du reste, me paraît de taille à se défendre lui-même. Que vous mettiez, dans un but d’ambition personnelle, ce pays à feu et à sang, que vous y déchaîniez les horreurs de la guerre civile, comme vous l’avez fait en France, ceci encore est affaire entre vous et Philippe ou son peuple. Si les moyens que vous employez étaient avouables, je dirais même que je n’en suis pas fâché, car en soulevant l’Espagne contre son roi, vous donnerez assez d’occupation à celui-ci pour le mettre dans l’impossibilité de poursuivre ses projets sur la France. Par cela même, mon malheureux pays, sous la conduite d’un roi rusé mais brave homme, tel que le Béarnais, aura le temps de réparer en grande partie les calamités que vous aviez déchaînées sur lui. Sur ces deux points, madame, si je n’approuve pas vos idées et vos procédés, du moins, vous ne me trouverez pas devant vous.
– C’est beaucoup, cela, chevalier, dit-elle franchement, et si vous n’avez pas des exigences inacceptables en échange de cette neutralité qui m’est précieuse, je suis assurée du succès.
Pardaillan eut un sourire réservé et il reprit :
– Faites ce que bon vous semblera ici, cela vous regarde. Mais ne jetez pas les yeux sur mon pays. Je vous l’ai dit, la France a besoin de repos et de paix. Ne cherchez pas à y fomenter la haine et la discorde comme vous l’avez déjà fait, vous me trouveriez sur votre route. Et sans vouloir vous humilier, sans trop me vanter non plus, vous devez savoir ce qu’il en coûte de m’avoir pour ennemi.
– Je le sais, dit-elle gravement. Est-ce tout ce que vous aviez à me dire ?
– Non, par tous les diables ! j’ai encore à vous dire ceci : la nouvelle entreprise que vous tentez ici est appelée à un échec certain. Elle aura le même sort qu’ont eu vos entreprises en France : vous serez battue.
– Pourquoi ?
– Je pourrais vous dire : parce que ces entreprises sont fondées sur la violence, la trahison et l’assassinat. Je vous dirai plus simplement : parce que vos rêves d’ambition reposent sur la tête d’un homme loyal et simple, le Torero, qui n’acceptera pas les offres que vous voulez lui faire. Parce que don César est un homme que j’estime et que j’aime, moi, et que je vous défends, vous entendez bien, je vous défends de vous attaquer à lui, si vous ne voulez me trouver sur votre route. Et maintenant que je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, vous pouvez faire entrer vos assassins.
En disant ces mots, il se leva et se tint debout devant elle, rayonnant d’audace.
Et, comme s’ils eussent entendu son ordre, au même moment les assassins se ruèrent dans la salle avec des cris de morts.
Fausta s’était levée aussi.
Elle ne répondit pas un mot. Sans se presser, elle se retourna, s’éloigna majestueusement et alla se placer à l’autre extrémité de la salle, désireuse d’assister à la lutte.
Si Pardaillan avait voulu, il n’aurait eu qu’à étendre le bras, abattre sa main sur l’épaule de Fausta, et le combat eût été terminé avant que d’être engagé. C’eût été là une merveilleuse égide. Aucun des assistants n’eût osé ébaucher un geste en voyant leur maîtresse aux mains de celui qu’ils avaient pour mission de tuer sans pitié.
Mais Pardaillan n’était pas homme à employer de tels moyens. Il la regarda s’éloigner sans faire un geste.
Centurion avait bien fait les choses. Il avait été un peu long, mais il savait qu’il pouvait compter sur Fausta pour garder le chevalier autant de temps qu’il serait nécessaire. Il amenait avec lui une quinzaine de sacripants, ses séides ordinaires, qui le suivaient dans toutes ses expéditions avec Barba-Roja et lui obéissaient avec une précision toute militaire, assurés qu’ils étaient de l’impunité et de recevoir en outre une gratification raisonnable.
En plus de cette troupe, le familier amenait avec lui les trois ordinaires de Fausta : Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, lesquels avaient bien consenti à suivre Centurion parlant au nom de la princesse, mais étaient bien résolus à agir à leur guise, peu soucieux qu’ils étaient de se placer sous les ordres d’un personnage qui ne leur inspirait nulle sympathie.
Les deux troupes, car les ordinaires ne se quittaient pas et s’écartaient ostensiblement de leurs compagnons de rencontre, les deux troupes réunies formaient un total d’une vingtaine d’hommes – juste le chiffre annoncé par Fausta – armés de solides et longues rapières et de bonnes et courtes dagues.
Les assaillants, avons-nous dit, s’étaient rués avec des cris de mort. Mais si la précaution qu’avait eue Fausta de placer Pardaillan au fond de la salle était bonne en ce sens qu’elle l’acculait dans un coin et le mettait dans la nécessité d’enjamber un nombre considérable d’obstacles et de passer sur le ventre de toute la troupe pour atteindre la sortie, cette précaution devenait mauvaise en ce sens que, pour atteindre leur victime, les hommes de Centurion devaient d’abord, eux aussi, enjamber ces mêmes obstacles, ce qui ralentissait considérablement leur élan.
Pardaillan les regardait venir à lui avec ce sourire railleur qu’il avait dans ces moments.
Il avait dédaigné de tirer sa dague, seule arme qu’il eût à sa disposition. Seulement, il s’était placé derrière la banquette, sur laquelle il était assis l’instant d’avant. Cette banquette était la dernière de la rangée. Pardaillan avait placé son genou gauche sur cette banquette, et ainsi placé, les bras croisés, le sourire aux lèvres, l’œil aux aguets et pétillant de malice, il attendait qu’ils fussent à sa portée.
Que méditait-il ? Quel coup d’audace, foudroyant et imprévu, leur réservait-il ? C’est ce que se demandait Fausta, qui le surveillait de sa place, et qui, devant cette froide intrépidité, sentait le doute l’envahir de plus en plus, et se disait :
« Il va les battre tous ! c’est certain ! c’est fatal ! Et il sortira d’ici sans une égratignure. »
Cependant, Pardaillan avait reconnu les ordinaires, et de sa voix railleuse :
– Bonsoir, messieurs !
– Bonsoir, monsieur de Pardaillan, répondirent poliment les trois.
– C’est la deuxième fois aujourd’hui que vous me chargez, messieurs. Je vois que vous gagnez honnêtement l’argent que vous donne Mme Fausta. Seulement je suis confus de vous donner tant de mal.
– Quittez ce souci, monsieur. Pourvu que nous vous ayons au bout du compte, c’est tout ce que nous demandons, dit Sainte-Maline.
– J’espère que nous serons plus heureux cette fois-ci, ajouta Chalabre.
– C’est possible ! fit paisiblement Pardaillan, d’autant que, vous le voyez, je suis sans arme.
– C’est vrai ! dit Montsery, en s’arrêtant, M. de Pardaillan est désarmé !
– Ah ! diable ! firent les deux autres, en s’arrêtant aussi.
– Nous ne pouvons pourtant pas le charger, s’il ne peut se défendre, dit tout bas Montsery.
– Très juste, opina Chalabre.
– D’autant qu’ils sont assez nombreux pour mener à bien la besogne, ajouta Sainte-Maline en désignant du coin de l’œil les hommes de Centurion.
Et tout haut à Pardaillan :
– Puisque vous n’avez pas d’arme pour vous défendre, nous nous abstenons, monsieur. Que diable ! nous ne sommes pas des assassins !
Pardaillan sourit, et comme les trois, avant de rengainer, le saluaient de l’épée d’un même geste qui ne manquait pas de noblesse, il s’inclina gracieusement, et dit, toujours calme :
– En ce cas, messieurs, écartez-vous et regardez... si cela vous intéresse.
À ce moment, sept ou huit des plus vifs parmi les assaillants n’avaient plus que deux rangées de banquettes à franchir pour être sur lui.
Posément, avec des gestes mesurés, Pardaillan se courba et saisit à pleins bras la banquette sur laquelle il appuyait son genou.
C’était une banquette longue de plus d’une toise, en chêne massif et dont le poids devait être énorme.
Pardaillan la souleva sans effort apparent et, quand les premiers assaillants se trouvèrent à sa portée, il balaya l’espace de sa banquette tendue à bout de bras, en un geste large, foudroyant de force et de rapidité, le geste du faucheur qui fauche.
Un homme resta sur le carreau, trois se retirèrent en gémissant, les autres s’arrêtèrent interdits.
Pardaillan se mit à rire doucement et souffla un moment.
Mais le reste de la bande arrivait et poussait les premiers rangs, qui durent avancer malgré eux.
Pardaillan, froidement, méthodiquement, recommença le geste de la mort. Trois nouveaux éclopés durent se retirer.
Ils n’étaient plus que treize, en omettant les trois ordinaires qui assistaient, béats d’admiration, à cette lutte épique d’un homme contre vingt.
Les hommes de Centurion s’arrêtèrent, quelques-uns même s’empressèrent de reculer, de mettre la plus grande distance possible entre eux et la terrible banquette.
Pardaillan souffla encore un moment et, profitant de ce qu’ils se tenaient en groupe compact, il souleva de nouveau l’arme formidable que lui seul peut-être était capable de manier avec cette aisance : il la balança un instant et la jeta à toute volée sur le groupe pétrifié.
Alors ce fut la débandade. Les hommes de Centurion s’enfuirent en désordre et ne s’arrêtèrent que dans l’espace libre devant l’estrade.
Avec Centurion, qui avait eu la chance de s’en tirer avec quelques contusions sans importance, bien qu’il ne se fût pas ménagé, ils n’étaient plus que six hommes valides.
Cinq étaient restés sur le carreau, morts ou trop grièvement endommagés pour avoir la force de se relever. Les autres, plus ou moins éclopés, geignant et gémissant, étaient hors d’état de reprendre la lutte.
Pardaillan passa sa main sur son front ruisselant de l’effort soutenu, et en riant, du bout des lèvres :
– Eh bien, mes braves, qu’attendez-vous ? Chargez donc, morbleu ! Vous savez bien que je suis seul et sans arme !
Mais comme en disant ces mots il plaçait son pied sur la banquette qui se trouvait à sa portée, les autres, malgré les objurgations de Centurion, restèrent cois.
Alors Pardaillan se mit à rire plus fort, et s’apercevant que plusieurs rapières s’étalaient à ses pieds, il se baissa tranquillement, ramassa celle qui lui parut la plus longue et la plus solide, et, la faisant siffler, de son air railleur, il leur lança :
– Allez, drôles ! le chevalier de Pardaillan vous fait grâce !
Et se tournant vers Fausta, sans plus s’occuper d’eux :
– À vous revoir, princesse ! lui cria-t-il.
Il fit un demi-tour méthodique, et lentement, sans se retourner, comme s’il eût été sûr qu’on n’oserait inquiéter sa sortie, il se dirigea vers la muraille qui fermait le fond de la salle, dans ce coin où il avait plu à Fausta de le placer parce qu’elle se croyait certaine qu’il n’y avait là aucune issue.
Arrivé au mur, il frappa dessus trois coups du pommeau de la rapière qu’il venait de ramasser.
La muraille s’ouvrit d’elle-même.
Avant de sortir, il se retourna, Centurion et ses hommes, revenus de leur stupeur, se lançaient à sa poursuite. Les trois ordinaires eux-mêmes, le voyant armé, chargeaient de leur côté.
Le rire clair de Pardaillan fusa plus ironique que jamais. Il lança :
– Trop tard ! mes agneaux.
Et il sortit, sans se presser, la tête haute.
Quand la bande hurlante et menaçante arriva, elle se heurta à la muraille qui s’était refermée d’elle-même.
Honteux, furieux, enragés, ils se mirent à frapper le mur à coups redoublés. Trois hommes de Centurion soulevèrent péniblement une de ces banquettes que le chevalier avait maniée avec tant de facilité apparente, et s’en servirent de bélier sans réussir davantage à ébranler le mur.
Exténués, ils se résignèrent à abandonner la poursuite, et piteux, ils se rangèrent autour de Fausta. Centurion surtout était très inquiet. Il s’attendait à des reproches sanglants, et bien que, personnellement, il se fût comporté bravement, il se demandait comment elle allait prendre cette défaite honteuse.
Sainte-Maline, Chalabre, Montsery n’étaient pas très rassurés non plus. Certes, leur geste avait été chevaleresque et ils ne le regrettaient pas, mais enfin, Fausta les payait pour tuer Pardaillan et non pour faire assaut de galanterie et de générosité avec lui.
Ils se tenaient donc raides, comme à la parade, attendant l’averse avec une mélancolique résignation.
À la grande surprise de tous, Fausta ne fit aucun reproche. Elle savait, elle, que Pardaillan devait sortir vainqueur de la lutte. La défaite de ses hommes ne pouvait donc ni la surprendre ni l’indigner. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, elle les avait vus manœuvrer. S’ils avaient été battus, c’est qu’ils s’étaient heurtés à une force surnaturelle. Ils eussent été trois fois plus nombreux, ils eussent subi le même sort : c’était fatal. Dès lors, à quoi bon se fâcher ?
Donc Fausta se contenta de dire :
– Ramassez ces hommes, qu’on leur donne les soins que nécessite leur état. Vous distribuerez à chacun cent livres à titre de gratification. Ils ont fait ce qu’ils ont pu, je n’ai rien à dire.
Une rumeur joyeuse accueillit ces paroles. En un clin d’œil les éclopés furent enlevés, et il ne resta que Centurion et les trois ordinaires.
– Messieurs, leur dit Fausta, veuillez m’attendre un moment dans le couloir.
Silencieusement les quatre hommes s’inclinèrent et sortirent, la laissant seule.
Longtemps, Fausta resta immobile sur la banquette où elle s’était assise cherchant, combinant, mettant en œuvre toutes les ressources de son esprit si fertile en inventions de toutes sortes.
Que voulait-elle ? Peut-être ne le savait-elle pas très bien elle-même. Toujours est-il que de temps en temps elle prononçait un mot, toujours le même :
– La folie !...
Et après avoir prononcé ce mot, elle se replongeait dans sa méditation.
Enfin, ayant sans doute trouvé la solution tant cherchée, elle se leva, rejoignit ses gardes du corps et remonta dans ses appartements.
Tandis que les ordinaires, sur un signe d’elle, s’installaient dans le vestibule, elle pénétra dans son cabinet, suivie de Centurion à qui elle donna des instructions claires et minutieuses, ensuite de quoi le bravo quitta la maison des Cyprès et rentra dans Séville en marchant d’un pas allongé.
Fausta attendit dans son cabinet. Son attente ne fut pas longue, d’ailleurs, car une demi-heure à peine s’était écoulée depuis le départ de Centurion, que la litière de Fausta l’attendait devant le perron, et une partie de ses gens allaient et venaient dans la maison.
Il faisait jour maintenant. Fausta monta dans sa litière, qui s’ébranla aussitôt, sans qu’elle eût besoin de donner aucun ordre. Autour de la litière caracolaient ses gardes ordinaires : Montsery, Chalabre, Sainte-Maline, et derrière venait une imposante escorte de cavaliers armés jusqu’aux dents.
La litière pénétra dans l’Alcazar et s’arrêta devant les appartements réservés à Mgr le grand inquisiteur.
Quelques instants plus tard, Fausta était introduite auprès d’Espinosa, avec qui elle eut une longue et secrète conversation. Sans doute ces deux puissants personnages arrivèrent-ils à s’entendre, sans doute Fausta obtint ce qu’elle voulait, car lorsqu’elle sortit, reconduite jusqu’à sa litière par d’Espinosa lui-même, un sourire de triomphe errait sur ses lèvres et une lueur de contentement rendait ses yeux noirs plus brillants.
Et pour ceux qui connaissaient la princesse, la satisfaction qui éclatait sur son visage ne pouvait provenir du grand honneur que lui faisait le grand inquisiteur : Fausta était accoutumée à recevoir les hommages des plus grands parmi les plus grands.
fin du tome cinquième