I



La mort de Fausta



À l’aube du 21 février 1590, le glas funèbre tinta sur la Rome des papes – la Rome de Sixte Quint. En même temps, la rumeur sourde qui déferlait dans les rues encore obscures indiqua que des foules marchaient vers quelque rendez-vous mystérieux. Ce rendez-vous était sur la place del Popolo. Là se dressait un échafaud. Là, tout à l’heure, la hache qui luit aux mains du bourreau va se lever sur une tête. Cette tête roulera. Cette tête, le bourreau la saisira par les cheveux, la montrera au peuple de Rome, ainsi qu’il est dit dans la sentence... Et ce sera la tête d’une femme jeune et belle, dont le nom prestigieux, évocateur de la plus étrange aventure de ces siècles lointains, est murmuré avec une sorte d’admiration par le peuple qui s’assemble autour de l’échafaud :

– Fausta ! Fausta ! C’est Fausta qui va mourir !...



*



La princesse Fausta était enfermée au château Saint-Ange depuis dix mois qu’elle avait été faite prisonnière dans cette Rome même où elle avait attiré le chevalier de Pardaillan... le seul homme qu’elle eût aimé... celui à qui elle s’était donnée... celui qu’elle avait voulu tuer enfin, et que sans doute elle croyait mort. C’est ce que la formidable aventurière, qui avait rêvé de renouer avec la tradition de la papesse Jeanne, attendait, le jour où serait exécutée la sentence de mort prononcée contre elle. Chose terrible, il avait été sursis à l’exécution de la sentence parce que, au moment de livrer Fausta au bourreau, on avait su qu’elle allait être mère. Mais maintenant que l’enfant était venu au monde, rien ne pouvait la sauver.

Et bientôt l’heure allait sonner pour Fausta d’expier son audace et sa grande lutte contre Sixte Quint.

Ce matin-là, Fausta devait mourir !



*



Ce matin-là, dans une de ces salles d’une somptueuse élégance comme il y en avait au Vatican, deux hommes, debout, face à face, se disaient de tout près et dans la figure des paroles de haine mortelle rendues plus effrayantes par les attitudes immobiles, comme pétrifiées. Ils étaient tous deux dans la force de l’âge et beaux tous deux. Et tous deux aussi, bien qu’appartenant à l’Église, portaient avec une grâce hautaine l’harmonieux costume des cavaliers de l’époque : grands seigneurs, à n’en pas douter. Et c’était bien la même haine qui grondait dans ces deux cœurs, puisque c’était le même amour qui les avait faits ennemis.

L’un d’eux s’appelait Alexandre Peretti. Peretti ! le nom de famille de Sa Sainteté Sixte Quint. Cet homme, en effet, c’était le neveu du pape. Il venait d’être créé cardinal de Montalte. Il était ouvertement désigné pour succéder à Sixte Quint, dont il était le confident et le conseiller. L’autre s’appelait Hercule Sfondrato ; il appartenait à l’une des plus opulentes familles des Romagnes, et il exerçait les fonctions de grand juge avec une sévérité qui faisait de lui l’un des plus terribles exécuteurs de la pensée de Sixte Quint.

Et voici ce que ces deux hommes se disaient :

– Écoute, Montalte, écoute ! Voici le glas qui sonne... rien ne peut la sauver maintenant, ni personne !

– J’irai me jeter aux pieds du pape, râlait le neveu de Sixte Quint, et j’obtiendrai sa grâce...

– Le pape ! Mais le pape, s’il en avait la force, la tuerait de ses mains plutôt que de la sauver. Tu le sais, Montalte, tu le sais, moi seul je puis sauver Fausta. Hier la sentence lui a été lue. Maintenant l’échafaud est dressé. Dans une heure, Fausta aura cessé de vivre si tu ne me jures sur le Christ, sur la couronne d’épines et sur les plaies que tu renonces à elle...

– Je jure... bégaya Montalte.

Et il s’arrêta, ivre de douleur, de rage et d’horreur.

– Eh bien, gronda Sfondrato, que jures-tu ?

Ils étaient maintenant si près l’un de l’autre qu’ils se touchaient. Leurs yeux hagards se jetèrent une dernière menace et leurs mains tourmentèrent les poignées des dagues.

– Jure, mais jure donc ! répéta Sfondrato.

– Je jure, gronda Montalte, de m’arracher le cœur plutôt que de renoncer à aimer Fausta, dût-elle me haïr d’une haine aussi impérissable que mon amour. Je jure que, moi vivant, nul ne portera la main sur Fausta, ni bourreau, ni grand juge, ni pape même. Je jure de la défendre à moi seul contre Rome entière s’il le faut. Et en attendant, grand juge, meurs le premier, puisque c’est toi qui as prononcé sa sentence.

En même temps, d’un geste de foudre, le cardinal Montalte, neveu du pape Sixte Quint, leva sa dague et l’abattit sur l’épaule d’Hercule Sfondrato.

Puis, avec une sorte de râle, qui était peut-être une imprécation, peut-être une prière, Montalte s’élança au dehors.

Sous le coup, Hercule Sfondrato était tombé sur les genoux. Mais presque aussitôt il se releva, défit rapidement son pourpoint et constata que le poignard de Montalte n’avait pu traverser la cotte de mailles qui ouvrait sa poitrine. Hercule eut un sourire terrible et murmura :

– Ces chemises d’acier que l’on fabrique à Milan sont vraiment de bonne trempe. Je tiens le coup pour reçu, Montalte ! et je te jure que ma dague à moi saura trouver le chemin de ton cœur !

Montalte s’était élancé dans le dédale des couloirs, des salles immenses, des cours et des escaliers. Il pénétra dans le passage couvert qui reliait le Vatican au château Saint-Ange. Il parvint au cachot où Fausta vaincue attendait l’heure de mourir.

Montalte s’approcha en tremblant de la porte que gardaient deux hallebardiers. Les deux soldats eurent un geste comme pour croiser les hallebardes. Mais sans doute puissante était, dans le Vatican, l’autorité du neveu de Sixte-Quint, ou peut-être sa physionomie, à ce moment, était-elle terrible, car les deux gardes reculèrent.

Montalte ouvrit le guichet qui permettait de surveiller l’intérieur du cachot.

Et voici ce que, à travers ce guichet, vit alors le cardinal Montalte... Fugitive, rapide et effrayante vision de rêve funèbre.

Sur un lit étroit était étendue une jeune femme... La jeune mère... elle... Fausta... un être éblouissant de beauté. Dans ses deux mains elle a saisi l’enfant et elle l’élève d’un geste de force et de douceur, et elle le contemple de ses yeux larges et profonds qui ont l’éclat des diamants noirs.

Au pied du lit se tient une suivante.

Et Fausta, d’une voix étrangement calme, prononce :

– Myrthis, tu le prendras, tu l’emporteras loin de Rome, loin de l’Italie. N’aie crainte, nul ne s’opposera à ta sortie du château Saint-Ange : j’ai obtenu cela que, moi morte, meure aussi la vengeance de Sixte-Quint.

– Je n’aurai nulle crainte, répond Myrthis avec une sorte de ferveur exaltée. Puisque, vous morte, je dois vivre encore, je vivrai pour lui.

Fausta esquisse un signe de tête comme pour prendre acte de cette promesse. Une minute elle garde le silence ; puis, les yeux fixés sur l’enfant, elle prononce encore :

– Fils de Fausta !... Fils de Pardaillan !... que seras-tu ?... Ta mère, en mourant, te donne le baiser d’orgueil et de force par quoi elle espère que son âme passera dans ton être !... Fils de Pardaillan et de Fausta, que seras-tu ?...

C’est fini. Myrthis a pris dans ses bras l’enfant qu’elle doit emporter loin de Rome, loin de l’Italie, le fils de Fausta, le fils de Pardaillan. Et elle se recule, et elle se détourne, comme pour cacher à l’innocent petit être, à peine entré dans la vie, la vue de sa mère entrant dans la mort.

Fausta, d’un geste funèbrement tranquille, a ouvert un médaillon d’or qu’elle porte suspendu à son cou et a versé dans une coupe préparée d’avance les grains de poison que contient ce médaillon.

C’est fini, Fausta a vidé d’un trait la coupe et elle retombe sur l’oreiller... Morte.