Le document
En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit :
– Madame, vous plairait-il de m’attendre un instant dans mon cabinet ? Je reprendrai avec vous la conversation au point où elle est restée avec le roi, peut-être arriverons-nous à nous entendre.
Fausta le regarda fixement, et :
– Me sera-t-il permis de me faire accompagner ? dit-elle.
Sans hésiter, Espinosa répondit :
– La présence de M. le cardinal Montalte, que je vois ici, suffira, je pense, à vous rassurer. Pour les braves qui vous escortent, nous ne saurions vraiment les faire assister à un entretien aussi important.
Fausta réfléchit l’espace d’une seconde, et :
– Vous avez raison, monsieur le grand inquisiteur, la présence du cardinal Montalte suffira, dit-elle avec cette gravité sereine qui la faisait si imposante.
– À tout à l’heure donc, madame, répondit simplement Espinosa, qui fit un signe à un dominicain, s’inclina et retourna près du roi.
Montalte s’était avancé vivement. Les trois ordinaires en avaient fait autant et se disposaient à l’escorter.
Le dominicain s’approcha de Fausta et :
– Si l’illustre princesse et Son Éminence veulent bien me suivre, j’aurais l’honneur de les conduire jusqu’au cabinet de monseigneur, dit-il en s’inclinant profondément.
– Messieurs, dit Fausta à ses ordinaires, veuillez m’attendre encore un instant. Cardinal, vous venez avec moi. Allez, Mon Révérend, nous vous suivons.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery, avec un soupir de résignation, reprirent leur morne faction au milieu de cette foule étrangère, où ils ne connaissaient personne et où ils devaient, un peu plus tard, se mettre généreusement à la disposition de Pardaillan.
Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passage dans la foule, qui d’ailleurs s’ouvrait respectueusement devant lui.
Au bout de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnait sur un large couloir, et s’effaça pour laisser passer Fausta.
Au moment où Montalte se disposait à la suivre, une main s’abattit rudement sur son épaule. Il se retourna vivement et s’exclama sourdement :
– Hercule Sfondrato !
– Moi-même, Montalte. Ne m’attendais-tu pas ?
Le dominicain les considéra une seconde d’un air étrange et, sans fermer la porte, il s’éloigna discrètement et rattrapa Fausta.
– Que veux-tu ? gronda Montalte en tourmentant le manche à sa dague...
– Laisse ce joujou, dit le duc de Ponte-Maggiore, avec un sourire livide... Tu vois bien que les coups que tu portes glissent sur moi sans m’atteindre.
– Que veux-tu ? répéta Montalte furieux.
– Te parler... Il me semble que nous avons des choses intéressantes à nous dire. N’est-ce pas ton avis aussi ?
– Oui, dit Montalte avec un regard sanglant, mais... plus tard... J’ai autre chose à faire pour le moment.
Et il voulut passer, courir après Fausta qu’une secrète intuition lui disait être en danger.
Pour la deuxième fois, la main de Ponte-Maggiore s’abattit sur son épaule, et, d’une voix blanche de fureur, en plein visage :
– Tu vas me suivre à l’instant, Montalte, menaça-t-il, ou, par le Dieu vivant ! je te soufflette devant toute la cour !
Et, d’un geste violent, le duc leva la main.
– C’est bien, fit Montalte, livide, je te suis... Mais malheur à toi !
Et, s’arrachant à l’étreinte, il suivit Ponte-Maggiore en grondant de sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment où, peut-être, elle avait besoin de son bras.
Fausta cependant avait continué son chemin sans rien remarquer, et au bout d’une cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit une deuxième porte et s’effaça comme il avait déjà fait.
Fausta pénétra dans la pièce, et alors seulement elle s’aperçut que Montalte ne l’accompagnait plus.
Elle eut un imperceptible froncement de sourcils, et regardant le dominicain en face :
– Où est le cardinal Montalte ? fit-elle sans trouble comme sans surprise.
– Au moment de pénétrer dans le couloir Son Éminence a été arrêtée par un seigneur qui avait sans doute une communication urgente à lui faire, répondit le dominicain avec un calme parfait.
– Ah ! fit simplement Fausta.
Et son œil profond scruta avec une attention soutenue le visage impassible du religieux et fit le tour de la pièce qu’il étudia rapidement.
C’était un cabinet de dimensions moyennes, meublé de quelques sièges et d’une table de travail placée devant l’unique fenêtre qui l’éclairait. Tout un côté de la pièce était occupé par une vaste bibliothèque sur les rayons de laquelle de gros volumes et des manuscrits étaient rangés avec un ordre parfait. L’autre côté était orné d’une grande composition enchâssée dans un cadre d’ébène massif, sans aucun ornement, d’une largeur démesurée, et représentait une descente de croix signée Coello1.
Presque en face la porte d’entrée, il y avait une autre petite porte.
Fausta, sans hâte, alla l’ouvrir et vit une sorte d’oratoire exigu, très simple, sans issue apparente, éclairé par une fenêtre ogivale aux vitraux multicolores.
Elle ferma la porte et vint à la fenêtre du cabinet. Elle donnait sur une petite cour intérieure.
Le dominicain, qui avait assisté impassible à cette inspection minutieuse, quoique rapide, dit alors :
– Si l’illustre princesse le désire, je puis aller à la recherche de Son Éminence le cardinal Montalte et le ramener auprès d’elle.
– Je vous en prie, mon révérend, dit Fausta, qui remercia d’un sourire.
Le dominicain sortit aussitôt, pour la rassurer, laissa la porte grande ouverte.
Fausta vint se placer dans l’encadrement et constata que le dominicain reprenait paisiblement le chemin par où ils étaient venus. Elle fit un pas dans le couloir et vit que la porte par où ils étaient entrés était encore ouverte. Des ombres passaient et repassaient devant l’ouverture.
Rassurée sans doute, elle rentra dans le cabinet, s’assit dans un fauteuil, et attendit, très calme en apparence, mais l’œil aux aguets, prête à tout.
Au bout de quelques minutes, le dominicain reparut. Il poussa la porte derrière lui, d’un geste très naturel, et sans faire un pas de plus, très respectueux :
– Madame, dit-il, il m’a été impossible de rejoindre Son Éminence. Le cardinal Montalte a, paraît-il, quitté le palais en compagnie du seigneur qui l’avait abordé.
– S’il en est ainsi, dit Fausta en se levant, je me retire.
– Que dirai-je à monseigneur le grand inquisiteur ?
– Vous lui direz que, seule ici, je ne me suis pas sentie en sûreté que j’ai préféré renvoyer à plus tard l’entretien que je devais avoir avec lui, dit froidement Fausta.
Et avec un accent de souveraine autorité :
– Reconduisez-moi, mon révérend.
Le dominicain ne bougea pas de devant la porte. Il se courba profondément et, toujours respectueux :
– Oserai-je, madame, solliciter une faveur de votre bienveillance ? fit-il.
– Vous ? dit Fausta étonnée. Qu’avez-vous à me demander ?
– Peu de chose, madame... Jeter un coup d’œil sur certain parchemin que vous cachez dans votre sein, dit le dominicain en se redressant.
– Je suis prise ! pensa Fausta, et c’est à Pardaillan que je dois ce nouveau coup, puisque c’est lui qui leur a révélé que j’avais le parchemin sur moi.
Et, tout haut, avec un calme dédaigneux :
– Et si je refuse, que ferez-vous ?
– En ce cas, dit paisiblement le dominicain, je me verrai contraint de porter la main sur vous, madame.
– Eh bien, venez le chercher, dit Fausta en mettant la main dans son sein.
Toujours impassible, le religieux s’inclina, comme s’il prenait acte de l’autorisation qu’elle lui donnait, et fit deux pas en avant.
Fausta leva le bras, soudain armé d’un petit poignard qu’elle venait de prendre dans son sein, et d’une voix calme :
– Un pas de plus et je frappe, dit-elle. Je vous avertis, mon révérend, que la lame de ce poignard est empoisonnée et que la moindre piqûre suffit pour amener une mort foudroyante.
Le dominicain s’arrêta net, et quelque chose comme un sourire énigmatique passa sur ses lèvres.
Fausta devina plutôt qu’elle ne vit ce sourire. Elle eut un rapide regard circulaire et se vit seule avec le religieux, la petite porte, qu’elle avait fermée elle-même, toujours close derrière elle.
Elle fit un pas en avant, le bras levé, et :
– Place ! dit-elle impérieusement, ou, par le Ciel, tu es mort !
– Vierge sainte ! clama le dominicain, oseriez-vous frapper un inoffensif serviteur de Dieu ?
– Ouvre la porte alors, dit froidement Fausta.
– J’obéis, madame, j’obéis, fit le religieux d’une voix tremblante, tandis qu’avec une maladresse visible il s’efforçait vainement d’ouvrir la porte.
– Traître ? gronda Fausta, qu’espères-tu donc ?
Et elle leva le bras dans un geste foudroyant.
Au même instant, par derrière, deux poignes vigoureuses saisirent le poing levé tandis que deux autres tenailles vivantes paralysaient son bras gauche.
Sans opposer une résistance qu’elle comprenait inutile, elle tourna la tête et se vit aux mains de deux moines taillés en athlètes.
Ses yeux firent le tour du cabinet. Rien ne paraissait dérangé. La petite porte était toujours fermée. Par où étaient-ils entrés ? Évidemment le cabinet possédait une, peut-être plusieurs issues secrètes. Peu importait d’ailleurs ; ce qui importait pour elle, c’est qu’elle était en leur pouvoir, et que, cependant, il lui fallait se tirer de là coûte que coûte.
Spontanément, elle laissa tomber le poignard, inutile maintenant. L’arme disparut, subtilisée, escamotée avec une promptitude et une adresse rares, et dès qu’elle fut désarmée, les deux moines, avec un ensemble d’automates, la lâchèrent, reculèrent de deux pas, passèrent leurs mains noueuses dans leurs larges manches et s’immobilisèrent dans une attitude méditative.
Le dominicain se courba devant elle avec un respect où elle crut démêler elle ne savait quoi d’ironique et de menaçant, et de sa voix calme et paisible :
– L’illustre princesse voudra bien excuser la violence que j’ai été contraint de lui faire, dit-il. Sa haute intelligence comprendra, je l’espère, que je n’y suis pour rien... Que suis-je, moi, humble et chétif ? Un instrument aux mains de mes supérieurs... Ils ordonnent, j’obéis sans discuter.
Sans manifester ni colère ni dépit, avec un dédain qu’elle ne chercha pas à cacher, Fausta approuva de la tête.
– Cet homme a dit le mot exact, réfléchit-elle. Lui et ses acolytes ne sont que des instruments. Ils n’existent pas pour moi. Dès lors, à quoi bon discuter ou récriminer ? C’est au-dessus d’eux qu’il me faut chercher qui je dois rendre responsable. Ce n’est pas le roi : le roi m’eût fait arrêter tout uniment. Le coup vient donc du grand inquisiteur. C’est avec lui qu’il me faudra compter.
Et s’adressant au dominicain, très calme :
– Que voulez-vous de moi ?
– J’ai eu l’honneur de vous le dire, madame : le parchemin que vous avez là...
Et, du doigt, le dominicain montrait le sein de Fausta.
– Vous avez ordre de le prendre de force, n’est-ce pas ?
– J’espère que l’illustre princesse m’épargnera cette dure nécessité, fit le religieux en s’inclinant.
Fausta sortit de son sein le fameux parchemin, et sans le donner :
– Avant de céder, répondez à cette question : que fera-t-on de moi après ?
– Vous serez libre, madame, entièrement libre, dit vivement le dominicain.
– Le jureriez-vous sur ce christ ? dit Fausta en le fouillant jusqu’au fond de l’âme.
– Il est inutile de jurer, dit derrière elle une voix calme et forte. Ma parole doit vous suffire, et vous l’avez, madame.
Fausta se retourna vivement et se trouva en face d’Espinosa, entré sans bruit par quelque porte secrète.
D’une voix cinglante, en le dominant du regard :
– Quelle foi puis-je avoir en votre parole, cardinal, alors que vous agissez comme un laquais ?
– De quoi vous plaignez-vous, madame ? fit Espinosa avec un calme terrible. Je ne fais que vous retourner les procédés que vous avez employés envers nous. Ce document, Montalte et vous deviez nous le restituer. Vous, cependant, abusant de notre confiance, vous avez essayé de nous vendre ce qui nous appartient et, ayant échoué dans cette tentative, vous avez résolu de le garder, dans l’espoir, sans doute, de le vendre à d’autres. Comment qualifiez-vous votre procédé, madame ?
– Je le disais bien : vous avez l’âme d’un laquais, dit Fausta avec un mépris écrasant. Après l’avoir violentée, vous insultez une femme.
– Des mots, madame, rien que des mots ! fit Espinosa en haussant les épaules avec dédain.
Et rudement :
– Malheur à celui qui cherche à contrecarrer les entreprises de la sainte Inquisition ! Celui-là, homme ou femme, sera brisé impitoyablement. Allons, madame, donnez-moi ce document qui nous appartient, et rendez grâces au ciel, que par égard pour le roi qui vous couvre de sa protection, je ne vous fasse pas payer cher votre audacieuse et déloyale intervention.
– Je cède, dit Fausta, mais je vous jure que vous payerez cher et vos insultes et la violence que vous me faites.
– Menaces vaines, madame, fit Espinosa en s’emparant du parchemin. J’agis pour le bien de l’État, le roi ne pourra que m’approuver. Et quant à ce document, je dois des remerciements à M. de Pardaillan, qui nous le livre. Je ne manquerai pas de les lui adresser la première fois que je le rencontrerai.
– Remerciez-le donc tout de suite, en ce cas, fit une voix railleuse.
D’un même mouvement, Fausta et Espinosa se retournèrent et virent Pardaillan qui, le dos appuyé à la porte, les contemplait avec son sourire narquois.
Ni Fausta, ni Espinosa ne laissèrent paraître aucune marque de surprise. Fausta eut comme une lueur rapide dans le regard, Espinosa, un imperceptible froncement de sourcils. Ce fut tout.
Le dominicain et les deux moines échangèrent un furtif coup d’œil ; mais dressés à n’avoir d’autre volonté, d’autre intelligence que celle de leur supérieur, ils restèrent immobiles. Seulement les deux moines athlètes se tinrent prêts à tout.
Enfin Espinosa, d’un air très naturel :
– Monsieur de Pardaillan !... Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ?
– Par la porte, cher monsieur, fit Pardaillan avec son sourire le plus ingénu. Vous aviez oublié de la fermer à clef... cela m’a évité la peine de l’enfoncer.
– Enfoncer la porte, mon Dieu ! Et pourquoi ?
– Je vais vous le dire, et en même temps je vous expliquerai par quel hasard j’ai été amené à m’immiscer dans votre entretien avec madame. C’est, je crois, ce que vous me faisiez l’honneur de me demander, monsieur ? fit Pardaillan le plus paisiblement du monde.
– Je vous écouterai avec intérêt, monsieur, fit Espinosa.
Et comme les deux moines, soit lassitude réelle, soit sur un signe du grand inquisiteur, esquissaient un mouvement :
– Monsieur, dit paisiblement Pardaillan à Espinosa, ordonnez à ces dignes moines de se tenir tranquilles... J’ai horreur du mouvement autour de moi.
Espinosa fit un geste impérieux. Les religieux s’immobilisèrent.
– C’est parfait, dit Pardaillan. Ne bougez plus maintenant, sans quoi je serais forcé de me remuer aussi... et dame, ce pourrait être au détriment de vos vénérables échines.
Et se tournant vers Fausta et Espinosa, qui, debout devant lui, attendaient :
– Ce qui m’arrive, monsieur, est très simple : lorsque j’eus ramené près du roi ce géant à barbe rousse de qui la cour avait voulu se gausser, et que j’ai dû protéger, je sortis, ainsi que vous l’avez pu voir. Mais vos diablesses de portes sont si pareilles que je me trompai. Je m’aperçus bientôt que j’étais perdu dans un interminable couloir, et pas une âme à qui demander mon chemin ! Pestant fort contre ma maladresse, j’errai de couloir en couloir, lorsque, en passant devant une porte, je reconnus la voix de madame... J’ai le défaut d’être curieux. Je m’arrêtai donc et j’entendis la fin de votre intéressante conversation.
Et s’inclinant avec grâce devant Fausta :
– Madame, fit-il gravement, si j’avais pu penser qu’on se servirait de mes paroles pour vous tendre un traquenard et vous extorquer ce parchemin auquel vous tenez, je me fusse coupé la langue plutôt que de parler. Mais il ne sera pas dit que le chevalier de Pardaillan aura fait acte de délateur, fût-ce involontairement. Je me devais à moi-même de réparer le mal que j’ai fait sans le vouloir, et c’est pourquoi je suis intervenu... C’est pourquoi, monsieur, je n’eusse pas hésité à enfoncer la porte, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire.
Tandis que Pardaillan, dans une attitude un peu théâtrale qui lui seyait à merveille, le chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la garde de l’épée, l’œil doux, la figure rayonnante de générosité, parlait avec sa mâle franchise, Espinosa songeait : « Cet homme est une force de la nature. Nous serons invincibles s’il consent à être à nous. Mais nos procédés habituels d’intimidation ou de séduction, efficaces avec quiconque, n’auraient aucune prise sur cette nature exceptionnelle. Cet homme est la force, la bravoure, la loyauté et la générosité incarnées. Pour se l’attacher, il faut se montrer plus chevaleresque que lui, il faut l’écraser par plus de force, de bravoure, de loyauté et de générosité qu’il n’en a lui-même... Si ce moyen ne réussit pas, il n’y aura qu’à renoncer... et se débarrasser de lui au plus tôt. »
Fausta avait accueilli les paroles de Pardaillan avec cette sérénité majestueuse qui lui était personnelle, et de sa voix harmonieuse, avec un regard d’une douceur inexprimable :
– Ce que vous dites et ce que vous faites me paraît très naturel, venant de vous, chevalier.
– Ce sont là, dit Espinosa, des scrupules qui honorent grandement celui qui a le cœur assez haut placé pour les éprouver.
– Ah ! monsieur, fit le chevalier avec vivacité, vous ne sauriez croire combien votre approbation flatteuse me remplit d’aise. Elle me fait prévoir que vous accueillerez favorablement les deux grâces que je sollicite de votre générosité.
– Parlez, monsieur de Pardaillan, et si ce que vous voulez demander n’est pas absolument irréalisable, tenez-le pour accordé d’avance.
– Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan en s’inclinant. Voici donc : Je désire que vous rendiez à Mme Fausta le document que vous lui avez pris. Ce faisant, monsieur, vous me déchargerez du remords de l’avoir dénoncée par mes paroles inconsidérées et vous acquerrez des droits à ma gratitude, car c’est là une chose que je ne me pardonnerais jamais.
Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n’y avait pas le moindre doute : Espinosa refuserait. Elle regarda Pardaillan comme pour s’assurer s’il pensait réellement voir sa demande accueillie favorablement. Mais Pardaillan était impassible.
Espinosa, de son côté, demeura impénétrable. Il dit simplement :
– Voyons la seconde demande ?
– La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin, vous paraîtra sans doute moins pénible. Je désire que vous donniez l’assurance à madame qu’elle pourra se retirer sans être inquiétée.
– C’est tout, monsieur ?
– Mon Dieu, oui, monsieur.
Sans hésiter, Espinosa répondit avec douceur :
– Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait pénible de vous laisser sous le coup d’un remords, et, pour vous prouver combien grande est l’estime que j’ai pour votre caractère, voici le document que vous demandez. Je vous le remets, à vous, comme au plus brave et au plus digne gentilhomme que j’aie jamais connu.
Le geste était si imprévu que Fausta tressaillit et que Pardaillan, en prenant le document que lui tendait Espinosa, songea : « Que veut dire ceci ?... Je m’attendais à disputer sa proie à un tigre et je trouve un agneau docile et désintéressé. Je m’attendais à la bataille tumultueuse et acharnée et, au lieu d’un échange de coups mortels, je trouve un échange d’aménités et de courtoisies... Mordiable ! il y a quelque chose là-dessous ! »
Et, tout haut, à Espinosa :
– Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincère.
Puis à Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans même le regarder :
– Voici, madame, le document que mon imprudence faillit vous faire perdre.
– Eh quoi ! monsieur, fit Fausta avec un calme superbe, vous ne le gardez pas ?... Ce document a, pour vous, autant de valeur que pour nous. Vous avez traversé la France et l’Espagne pour vous en emparer. C’est à vous personnellement, sire de Pardaillan, qu’on vient de le remettre, ne pensez-vous pas que l’occasion est unique et que vous pouvez le garder sans manquer aux règles de chevalerie si sévères que vous vous imposez ?
– Madame, fit Pardaillan déjà hérissé, j’ai demandé ce document pour vous. Je dois donc vous le remettre séance tenante, ce que je fais. Me croire capable du calcul que vous venez d’énoncer serait me faire une injure injustifiée.
– À Dieu ne plaise, dit Fausta, que j’aie la pensée d’insulter un des derniers preux qui soient au monde !... Je voulais simplement vous faire remarquer que pareille occasion ne se présentera jamais plus. Alors comment ferez-vous pour tenir la parole que vous avez donnée au roi Henri de Navarre ?
– Madame, fit Pardaillan avec simplicité, j’ai eu l’honneur de vous le dire : j’attendrai qu’il vous plaise de me remettre de plein gré ce chiffon de parchemin.
Fausta prit le parchemin sans répondre et demeura songeuse.
– Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole : vous et votre escorte pourrez quitter librement l’Alcazar.
– Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance, et chez moi, ceci n’est pas une formule de banale politesse.
– Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Et j’en suis d’autant plus heureux que, moi aussi, j’ai quelque chose à vous demander.
« Ah ! ah ! pensa Pardaillan, je me disais aussi : voilà bien de la générosité ? Eh bien ! morbleu ! j’aime mieux cela. Il me répugnait de devoir quelque chose à ce sombre et énigmatique personnage ; du diable si je sais pourquoi, par exemple ! »
Et, tout haut :
– S’il ne dépend que de moi, ce que vous avez à me demander vous sera accordé avec autant de bonne grâce que vous en avez mis vous-même à acquiescer à mes demandes, quelque peu excessives, je le reconnais volontiers.
Espinosa approuva de la tête et dit :
– Avant tout, monsieur le chevalier, laissez-moi vous prouver que si j’ai cédé à vos demandes, c’est uniquement par estime pour votre personne et non par crainte, comme vous pourriez le supposer.
– Monsieur, dit Pardaillan, avec cette nuance de respect qui, chez lui, avait tant de prix, jamais l’idée ne me viendra de croire un homme tel que vous capable de céder à une crainte quelconque.
Une fois encore, Espinosa approuva de la tête, mais il insista :
– Il n’importe, monsieur, mais je tiens à vous convaincre.
– Faites à votre idée, monsieur, dit poliment Pardaillan.
Sans bouger de sa place, avec le pied, Espinosa actionna un ressort invisible, et au même instant la bibliothèque pivota, démasquant une salle assez spacieuse, dans laquelle des hommes armés de pistolets et d’arquebuses se tenaient immobiles et muets, prêts à faire feu au commandement.
– Vingt hommes et un officier ! dit laconiquement Espinosa.
« Ouf ! pensa Pardaillan, me voilà bien loti !... Quand je pense que j’ai eu la naïveté de croire que le tigre s’était mué en agneau pour moi ! »
Et il eut un sourire de pitié pour cette naïveté qu’il se reprochait.
– C’est peu, dit sérieusement Espinosa, je le sais ; mais il y a autre chose, et mieux.
Et sur un signe, les hommes se massèrent à droite et à gauche, laissant au centre un large espace libre. L’officier alla au fond de ce passage ouvrir toute grande une porte qui s’y trouvait. Cette porte donnait sur un large couloir occupé militairement.
– Cent hommes ! fit Espinosa qui s’adressait toujours à Pardaillan.
« Misère de moi ! » pensa le chevalier, qui, néanmoins, resta impassible.
– L’escorte de Mme la princesse Fausta ! commanda Espinosa d’une voix brève.
Fausta regardait et écoutait avec son calme habituel...
Pardaillan s’appuya nonchalamment à la porte par où il était entré et un sourire d’orgueil illumina ses traits fins à la vue des précautions inouïes prises contre un seul homme, lui ! Et cependant, dans la sincérité de son âme, il se gratifiait libéralement des invectives les plus violentes.
– Que la peste m’étouffe ! pensait-il. Qu’avais-je besoin de me poser en cavalier servant de l’infernale Fausta ? Et que me faisaient à moi ses dissensions avec ce chef d’inquisiteurs qui me fait l’effet d’un lutteur redoutable, malgré ses airs confits en douceur, et qui, en tout cas, n’est pas un écervelé comme moi, lui, à preuve les précautions minutieuses dont il a su s’entourer !... Çà, mordiable ! je serai donc ma vie durant un animal fantasque et inconsidéré, incapable de tout raisonnement honnête et sensé ? Que la fièvre maligne me fasse claquer du bec jusqu’à la fin de mes jours ! Dans quel guêpier me suis-je fourvoyé avec ma sotte manie de me vouloir mêler de ce qui ne me regarde pas ! Et si mon pauvre père me voyait en si fâcheuse posture, par ma sottise, de quelles invectives méritées ne me couvrirait-il pas ?... Il n’est pas jusqu’à mon nouvel ami Cervantès qui, s’il me voyait ainsi pris au gîte comme un renardeau expérimenté, ne manquerait pas de me jeter à la tête son éternel « Don Quichotte ! »
Mais par un revirement naturel chez lui, après s’être congrûment admonesté, son insouciance reprenant le dessus :
– Bah ! après tout, je ne suis pas encore mort !... et j’en ai vu bien d’autres !
Et il sourit de son air narquois.
Et Espinosa, se méprenant sans doute sur la signification de ce sourire, continuait de son air toujours paisible :
– Voulez-vous ouvrir la porte sur laquelle vous vous appuyez, monsieur de Pardaillan ?
Sans mot dire, Pardaillan fit ce qu’on lui demandait.
Derrière la porte se dressait maintenant une cloison de fer. Toute retraite était coupée par là.
– Malepeste ! murmura Pardaillan.
Et, malgré lui, il guigna la fenêtre.
Au même instant, au milieu du silence qui planait sur cette scène fantastique, un léger déclic se fit entendre et une demi-obscurité se répandit sur la pièce.
Espinosa fit un signe. Un des moines ouvrit la fenêtre : comme la porte, elle était maintenant murée extérieurement par un rideau de fer.
– Au diable ! ragea Pardaillan intérieurement, j’ai bien envie de l’étrangler tout de suite !
À ce moment, Chalabre, Montsery et Sainte-Maline parurent dans le couloir.
– Madame, fit Espinosa, voici votre escorte. Vous êtes libre.
– Au revoir, chevalier, dit Fausta sans aucune marque d’émotion.
– Au revoir, madame, répondit Pardaillan en la regardant en face.
Espinosa la reconduisit, et en traversant la pièce secrète où les sbires faisaient la haie, à voix basse :
– J’espère qu’il ne sortira pas vivant d’ici, dit froidement Fausta.
Si cuirassé que fut le grand inquisiteur, il ne put s’empêcher de frémir.
– C’est cependant pour vous, madame, qu’il s’est mis dans cette situation critique, fit-il avec une sorte de rudesse inaccoutumée chez lui.
– Qu’importe ! fit Fausta.
Et avec dédain :
– Êtes-vous donc d’un esprit assez faible pour vous laisser arrêter par des considérations de sentiment ?
– Je croyais que vous l’aimiez ? dit Espinosa en la fixant attentivement.
Ce fut au tour de Fausta de frémir. Mais se raidissant, dans un souffle, elle râla :
– C’est précisément pour cela que je souhaite ardemment sa mort !
Espinosa la contempla une seconde sans répondre, puis en s’inclinant cérémonieusement :
– Que Mme la princesse Fausta soit reconduite avec les honneurs qui lui sont dus, ordonna-t-il.
Et tandis que Fausta, suivie de ses ordinaires, passait de son pas lent et majestueux devant la troupe qui rendait les honneurs, revenant vers Pardaillan, qui attendait très calme, Espinosa reprit paisiblement :
– Le cabinet où nous sommes est une merveille de machinerie exécutée par des Arabes qui sont des maîtres incomparables dans l’art de la mécanique. Dès l’instant où vous y êtes entré, vous avez été en mon pouvoir. J’ai pu, devant vous, sans éveiller votre attention, donner des ordres promptement et silencieusement exécutés. Je pourrais, d’un geste dont vous ne soupçonneriez même pas la signification, vous faire disparaître instantanément, car le plancher sur lequel vous êtes est machiné comme tout le reste ici... Convenez que tout a été merveilleusement combiné pour réduire à néant toute tentative de résistance.
– Je conviens, fit Pardaillan du bout des lèvres, que vous vous entendez admirablement à organiser un guet-apens.
Espinosa eut un mince sourire, et sans relever ces paroles :
– Vous voyez, monsieur de Pardaillan, que si j’ai accédé à vos demandes, c’est bien par estime pour votre caractère. Et quant au nombre des combattants que j’ai mis sur pied à votre intention, il vous dit assez quelle admiration je professe pour votre force et votre bravoure extraordinaires. Et maintenant que je vous ai prouvé que je n’ai accédé que pour vous être agréable, je vous demande : consentez-vous à vous entretenir avec moi, monsieur ?
– Eh ! monsieur, fit Pardaillan avec son air railleur, vous vous acharnez à me prouver, clair comme le jour que je suis en votre pouvoir, pieds et poings liés, et vous me demandez si je consens à m’entretenir avec vous ?... La question est plaisante, par ma foi !... Si je refuse, les sbires que vous avez apostés vont se ruer sur moi et me hacher comme chair à pâté... à moins que, vous-même, d’un geste dont je ne devinerai même pas la signification, vous ne m’envoyiez proprement ad patres en faisant crouler ce plancher que d’habiles mécaniciens arabes ont merveilleusement machiné... Si j’accepte, au contraire, ne penserez-vous pas que j’ai cédé à la crainte ?
– C’est juste ! fit simplement Espinosa.
Et se tournant vers ses hommes :
– Qu’on se retire, dit-il. Je n’ai plus besoin de vous.
Silencieusement, avec un ordre parfait, les troupes se retirèrent aussitôt, laissant toutes les portes grandes ouvertes.
Espinosa fit un signe impérieux, et le dominicain et les deux moines disparurent à leur tour.
Au même instant, les cloisons de fer qui muraient la porte et la fenêtre se relevèrent comme par enchantement. Seule la large baie donnant sur la pièce secrète, où se trouvaient les hommes d’Espinosa l’instant d’avant, continua de marquer la place où se trouvait primitivement la bibliothèque.
– Mordieu ! soupira Pardaillan, je commence à croire que je m’en tirerai.
– Monsieur de Pardaillan, reprit gravement Espinosa, je n’ai pas cherché à vous intimider. Ce sont là procédés vulgaires qui n’auraient aucune prise sur une nature fortement trempée comme la vôtre. J’ai voulu seulement vous prouver que j’étais de force à me mesurer avec vous sans redouter une défaite. Voulez-vous maintenant m’accorder l’entretien que je vous ai demandé ?
– Pourquoi pas, monsieur ? fit paisiblement Pardaillan.
– Je ne suis pas votre ennemi, monsieur. Peut-être même serons-nous amis bientôt si, comme je l’espère, nous arrivons à nous entendre. Cela dépendra de l’entretien que nous allons avoir... Dans tous les cas, quoi qu’il arrive, quoi que vous décidiez, je vous engage ma parole que vous sortirez du palais librement comme vous y êtes entré. Notez, monsieur, que je ne m’engage pas plus loin... L’avenir dépendra de ce que vous allez décider vous-même. J’espère que vous ne doutez pas de ma parole ?
– À Dieu ne plaise, monsieur, dit poliment Pardaillan. Je vous tiens pour un gentilhomme incapable de manquer à sa parole. Et si j’ai pu, me croyant menacé, vous dire des choses plutôt dures, je vous en exprime tous mes regrets. Ceci dit, monsieur, je suis à vos ordres.
Et en lui-même il pensait : « Attention ! Tenons-nous bien ! Ceci va être une lutte autrement redoutable que ma lutte avec le géant à barbe rousse. Les duels à coups de langue n’ont jamais été de mon goût. »
– Je vous demanderai la permission de mettre toutes choses en place ici, dit Espinosa. Il est inutile que des oreilles indiscrètes entendent ce que nous allons nous dire.
Au même instant la porte se referma derrière Pardaillan, la bibliothèque reprit sa place, et tout se trouva en l’ordre primitif dans le cabinet.
– Asseyez-vous, monsieur, fit alors Espinosa, et discutons, sinon comme deux amis, du moins comme deux adversaires qui s’estiment mutuellement et désirent ne pas devenir ennemis.
– Je vous écoute, monsieur, fit Pardaillan, en s’installant dans un fauteuil.