El Chico et Juana
Demeuré seul dans la cuisine de l’auberge, Chico grimpa sur un escabeau, préalablement traîné auprès de l’âtre mourant.
Il était triste, le nain, car il l’avait vue, « elle », bien triste et agitée.
La tête dans ses mains, il se mit à songer à des choses de son passé si court encore. Et ce passé, comme son présent, comme sans doute son avenir aussi, se résumait en un seul mot : Juana.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain placé entre ses petites mains, comme un jouet. Le petit n’avait pas de famille, et si quelqu’un s’occupait parfois de lui, c’était pour le corriger à grand renfort de taloches. Sollicitude dont il se fût fort bien passé. Malgré son espièglerie, Juana avait le cœur bon. Sans comprendre, sans savoir, elle avait été touchée de cet abandon. Et toute jeune, guidée par cet instinct de maternité qui sommeille dans le cœur de chaque fillette, elle avait pris l’habitude de veiller elle-même à ce qu’il fût convenablement nourri et logé. Petit à petit, elle s’était accoutumée à jouer ainsi à la petite maman. Et comme son père donnait l’exemple de la soumission à ses caprices, comme elle était très câline, elle savait se faire obéir sans peine. De là venaient les petits airs protecteurs qu’elle avait gardés avec le Chico.
Lui, de son côté, s’était habitué à la voir commander et comme tous, à la maison, lui obéissaient sans discuter, il avait fait comme tout le monde. D’ailleurs, au cas où il eût eu des velléités de révolte – ce à quoi il ne pensait guère, car son servage lui était trop doux – la morale, représentée en l’espèce par les leçons et objurgations du propre père de son petit tyran, le digne Manuel, la morale donc lui avait appris que celui qui donne est de beaucoup supérieur à celui qui reçoit. En conséquence, celui-ci ne saurait trop s’humilier et se courber devant celui-là. S’humilier, en général, ne rentrait pas très aisément dans l’entendement du Chico, qui avait des idées à lui, des idées qui, à ce que prétendait la même sainte morale, le conduiraient, un jour ou l’autre, droit au bûcher, seule fin promise à un petit garçon qui, bien que baptisé, ne savait bien concevoir que des idées à faire frémir le dernier des hérétiques. Néanmoins, vis-à-vis de Juana, il voulait bien baisser la tête. Et il avait pris ce pli. Il l’avait même si bien pris qu’il devait le garder toute sa vie et que discuter un ordre, un désir de Juana lui apparaissait comme une chose monstrueuse, impossible. Ce même petit garçon, diabolique peut-être, enragé assurément, qui avait la prétention de ne reconnaître ni maître ni autorité, après avoir facilement accepté l’autorité de Juana, l’avait si bien reconnue pour son unique maître, que parvenu à l’âge d’homme il l’appelait encore fréquemment : « Petite maîtresse », ce dont la jeune fille se montrait même très fière.
Les enfants avaient grandi. Juana était devenue une jolie jeune fille.
Chico était devenu un homme... mais il était resté enfant par la taille.
Juana avait d’abord été prodigieusement surprise de voir que peu à peu elle était aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait quatre ans bien sonnés de plus qu’elle. Elle en avait été ravie. Sa poupée restait toujours une petite poupée. Ce serait charmant pour elle. Avec la raison, ce sentiment égoïste avait fait place à la pitié. D’autant que le Chico se montrait très mortifié et très chagrin de rester toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui. Et Juana s’était bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que deviendrait-il sans elle ?
Ce qui n’avait été d’abord que l’effet de l’habitude d’une part, de l’exemple et des leçons de morale récitées à perte de vue d’autre part – la soumission et l’obéissance passive de Chico s’accrurent encore, s’il était possible, par suite d’un sentiment nouveau que lui-même n’arrivait pas sans doute à bien démêler : l’amour. Mais l’amour dans ce qu’il a de plus pur ; l’amour absolu, surhumain ; l’amour fait de sacrifice et d’abnégation. Et il ne pouvait en être autrement. Durant des années et des années, Juana avait été pour lui une sorte de petit Dieu devant lequel il était en adoration perpétuelle. Pour elle, rien n’était trop beau, ni trop fin, ni trop riche. Il se serait couché dans le ruisseau et lui aurait fait avec joie un tapis de son corps à seule fin d’éviter à ses petits pieds la souillure du pavé. Toutes ses pensées convergeaient vers un but unique : faire plaisir à Juana, satisfaire les caprices de Juana, dût-il en souffrir lui-même, dût son cœur en saigner. Quand elle était là, il n’avait plus ni volonté, ni raisonnement, ni sensations. C’était elle qui pensait, parlait, éprouvait pour eux deux. Lui ne vivait que par elle et ne savait qu’admirer et approuver aveuglément ce qu’elle avait décidé.
Cet amour était resté pur de toute pensée charnelle. Il avait beau dire qu’il était un homme, il savait bien, tiens ! que ce n’était pas. Cette pensée d’un mariage possible entre une femme, une vraie femme, et lui, bout d’homme, ne l’avait même pas effleuré. Est-ce que c’était possible, voyons ? Il avait fallu que cette grande dame lui en parlât pour éveiller en lui de telles idées. Encore, sûrement la belle dame s’était moquée de lui ! Certainement elle avait voulu rire, voir ce qu’il dirait et ce qu’il ferait, lui, Chico. Heureusement, il n’avait rien dit. Il avait compris. S’il était petit, il était malin aussi, tiens !
Juana était arrivée sur ses treize ans. Un beau jour, parée comme une dame, elle était descendue dans la salle. Non pour mettre la main à la besogne, fi donc ! mais pour suppléer la maîtresse de maison, morte depuis longtemps et remplacée – si toutefois une mère peut être remplacée – par l’excellente matrone que nous avons vu précisément bougonner la jeune fille, laquelle matrone répondait au nom de Barbara, autrement dit, en français, Barbe.
Donc Juana s’était mise à surveiller le personnel, peu nombreux d’abord, à faire marcher la maison avec une maîtrise telle que nul ne se fût avisé de lui résister. En même temps elle savait si adroitement contenter le client, pas toujours facile pourtant, elle savait si bien se retourner avec tant de tact, distribuer sourires et louanges avec tant d’adresse, que ç’avait été une vraie bénédiction et qu’en peu de temps l’auberge de la Tour était devenue une des mieux achalandées de tout Séville, où pourtant les bonnes auberges ne manquaient pas.
Alors la morale était de nouveau intervenue, toujours représentée par le digne Manuel, lequel avait fait remarquer qu’il serait scandaleux que Juana, son unique héritière, se meurtrît à la besogne alors que ce paresseux de Chico, qui allait bien sur ses dix-sept ans, se gobergerait tranquillement, n’ayant d’autre souci que de bayer aux corneilles du matin au soir, sous le fallacieux prétexte qu’il était trop petit.
La même morale avait ajouté que lorsqu’on est pauvre et qu’on n’a pas de famille, il faut travailler pour gagner sa vie. Chico s’était demandé, non sans terreur, ce qu’il pourrait bien faire pour gagner sa vie, vu qu’on avait totalement négligé de lui apprendre quoi que ce fût dans ce sens et que, d’ailleurs, le pauvre n’avait guère plus de force qu’un petit oiselet fraîchement tombé du nid.
Mais comme, par extraordinaire, Juana avait paru approuver cette morale, Chico, plein d’ardeur et de bonne volonté, avait consenti à ce travail qui devait faire de lui un homme libre. Manuel en avait aussitôt profité pour lui attribuer les besognes les plus basses et les plus dures aussi, en échange de quoi il lui octroyait libéralement le gîte et la pâtée.
La besogne assignée était au-dessus des forces du nain. Peut-être l’eût-il accomplie, vaille que vaille, si on avait su ménager sa susceptibilité grande. Mais la susceptibilité de Chico était une chose qui ne comptait pas. Dans ses nouvelles fonctions, le nain devint tout de suite le souffre-douleur de tous. Depuis le patron jusqu’au dernier garçon d’écurie, chacun se crut en droit de lui donner des ordres. Et lorsque ces ordres étaient mal exécutés, les taloches ne lui étaient pas ménagées.
Le plus terrible est que ses occupations le tenaient tout le jour loin de la présence de Juana, ce qui en soi était déjà un cruel tourment et ce qui avait en outre le grave inconvénient de le livrer à la merci d’une valetaille et d’une clientèle souvent avinée, qui ne lui ménageaient ni les humiliations ni les coups.
Jamais il n’avait été aussi malheureux.
Aussi ce ne fut pas long. Au bout de quelques jours d’un supplice sans nom, Chico planta là tablier, balais, clients et patron et disparut.
Comment vécut-il ? De maraude tout simplement. Il ne lui fallait pas gros pour le sustenter. Les fruits savoureux abondaient dans ce vaste jardin qu’était l’Andalousie. Il n’avait qu’à prendre. Quand le temps ne permettait pas cette maraude, il se rendait aux porches des églises et tendait la main. Ceci était dans les mœurs de l’époque et le fin moraliste Manuel lui-même ne pouvait y trouver à redire.
Le Chico mangeait peu, gîtait dans on ne savait quel trou, était couvert de loques, mais il était libre. Libre de dormir au bon soleil, vautré dans l’herbe sèche ; libre de rêver aux étoiles. Il était fier et content. Il se redressait plus que jamais, et il fallait voir de quel air il tournait le dos à quiconque lui parlait sur un ton qui ne lui convenait pas.
Devant la fuite du nain, la morale de Manuel s’était répandue en plaintes amères, en reproches sanglants, en prédictions terrifiantes. Le Chico était un misérable ingrat, un paresseux, un être sans foi ni loi, sans cœur, sans aucun sentiment humain, qui finirait inévitablement sur quelque bûcher.
Cependant Chico n’était pas un ingrat, comme le prétendait le digne Manuel. Seulement sa gratitude allait – et c’était assez naturel – au seul être qui lui eût témoigné de la bonté et de l’affection : Juana.
Chaque jour il trouvait le moyen de se faufiler dans l’auberge – il était si petit – et là, tapi dans un coin, il se remplissait les yeux de la vue de celle qui était tout pour lui. Il regardait Juana, vive et alerte, toujours mise comme une petite reine, qui allait et venait, surveillant le service, l’œil à tout, en avisée ménagère qu’elle était, d’instinct, malgré sa jeunesse. Et quand il avait bien rempli ses yeux et son cœur il s’en allait content... pour revenir le lendemain.
Quelquefois, lorsqu’elle passait à sa portée, il osait allonger la main, saisissait un coin de sa basquine et la baisait dévotement. Tiens ! il avait bien baisé la trace de ses pas, restée visible sur le sable répandu dans le patio ! Mais c’étaient là bonheurs qui ne pouvaient lui échoir souvent.
Un jour qu’il avait mal calculé son mouvement, au lieu de la basquine il avait effleuré le mollet. Il en était resté tout saisi. D’autant que Juana, croyant à la grossière plaisanterie de quelque client, s’était arrêtée, pâle d’indignation, en jetant un grand cri, qui avait fait accourir Manuel et les serviteurs.
Le pauvre Chico avait immédiatement entrevu le résultat de sa maladresse ; l’auberge bouleversée, sa découverte à lui, Chico, effaré, et qu’il allait être ignominieusement chassé devant elle, sans préjudice de la raclée qui ne lui serait pas ménagée.
Piteusement, il était sorti de sa cachette, et à genoux devant elle, les mains jointes, il avait murmuré :
– C’est moi, Juana. N’aie pas peur.
Malgré qu’il fût dans un état pitoyable, à ne pas prendre avec des pincettes, elle l’avait reconnu tout de suite. Elle n’avait pas eu peur. Elle avait même paru très contente et elle avait répondu à son père qui s’informait :
– Ce n’est rien. Je me suis heurtée contre cette table et je n’ai pu me retenir de crier comme une sotte.
Le père Manuel, ne voyant rien de suspect, s’était retiré, satisfait de l’explication ; les serviteurs avaient repris leurs occupations interrompues, et elle, elle lui avait fait un signe imperceptible auquel il avait obéi. N’était-ce pas dans ses habitudes de lui obéir en tout ?
Elle l’avait conduit dans un endroit écarté où on ne pouvait la surprendre. Tout de suite elle l’avait pris de très haut avec lui :
– Que faisais-tu dans ce coin ? Sacripant ! paresseux ! hérétique ! Comment oses-tu reparaître dans la maison que tu as abandonnée, sans un adieu, sans regret ?... Ingrat ! sans cœur !
Elle avait beau gronder et faire sa grosse voix, il voyait bien à ses yeux qu’elle était contente de le revoir, joliment contente, tiens ! Alors, très ému, il avait répondu humblement :
– Je voulais te voir, Juana.
– Oui-dà ! Et d’où te vient ce tardif désir, après des jours et des jours d’oubli ?
Très triste, il répondit :
– Je ne t’ai pas oubliée, Juana, je ne le pourrais pas d’ailleurs. Je suis venu ainsi tous les jours.
– Tous les jours ! Tu veux m’en faire accroire. Pourquoi ne t’es-tu jamais montré ?
– Je pensais qu’on m’aurait chassé.
Elle l’avait regardé avec un air de commisération étonné.
Et haussant les épaules :
– Tu l’aurais, ma foi, bien mérité... Tu devrais savoir pourtant que je n’aurais pas fait cela, moi.
– Toi, Juana, oui. Mais ton père ? Mais les autres ?
L’argument lui parut avoir sa valeur. Elle ne répondit pas tout de suite. Elle ne doutait pas de ce qu’il disait d’ailleurs et – ce qu’elle se gardait bien d’avouer – peut-être l’avait-elle découvert plus d’une fois dans les coins où il se croyait si bien caché. Pour dissimuler son embarras elle reprit, grondeuse :
– Dans quel état te voilà ! On te prendrait pour un malandrin. Comment n’as-tu pas honte de te présenter ainsi devant moi ? Ne pourrais-tu être propre, au moins ?
Il baissa la tête, honteux. Une larme pointa à ses cils. Le reproche le cinglait ; et il est de fait que sans ce malencontreux incident jamais il ne se serait montré à elle dans cet état.
Elle vit qu’elle lui avait fait de la peine en l’humiliant. Elle dit d’un ton radouci, en le regardant finement :
– N’est-ce point toi aussi qui as apporté ces fleurs que j’ai trouvée parfois sur ma fenêtre ?
Il rougit et fit signe que oui de la tête.
– Pourquoi as-tu fait cela ? insista-t-elle en le fixant toujours.
Très naturellement, sincèrement peut-être, il répondit :
– Je ne voulais pas que tu me crusses ingrat. Les autres, ça m’est égal ; mais toi, je ne veux pas, tiens !... Alors j’ai pensé que tu devinerais et que tu me pardonnerais.
Elle le regarda une seconde sans répondre, puis avec un sourire énigmatique :
– C’est du joli ! Comment as-tu pu parvenir jusqu’à ma fenêtre ? Malheureux ! n’as-tu pas réfléchi que tu pouvais te tuer et que je ne me serais jamais pardonné ta mort ?
Il se sentit le cœur ensoleillé. Allons, elle n’était plus fâchée. Elle l’aimait toujours, puisqu’elle tremblait pour lui. Et riant d’un bon rire clair :
– Il n’y a pas de danger, dit-il. Je suis petit, mais je suis adroit, tiens !
– C’est vrai que tu es adroit comme un singe, dit-elle en riant de bon cœur, elle aussi. N’importe, ne recommence plus... tu me remettras tes fleurs toi-même, je serai plus tranquille.
– Tu veux bien que je vienne te voir ? fit-il tremblant d’espoir.
Elle eut sa petite moue de pitié dédaigneuse :
– À présent que te voilà revenu, tu ne vas pas t’en retourner, je pense ? dit-elle.
– Mais ton père ? Manuel ?
Elle eut un geste autoritaire pour signifier que ce n’était pas cela qui l’embarrassait et trancha :
– Veux-tu me voir, sans te cacher comme un voleur, oui ou non ?
Il joignit les mains avec un air extasié.
– En ce cas, dit-elle avec son sourire déluré, ne t’inquiète pas du reste. Tu prendras tes repas avec nous, tu coucheras ici, je vais te faire habiller décemment, et pour ce qui est du travail, tu ne feras que ce que tu voudras bien faire de ton chef, et dans la mesure de tes forces. Allons, viens.
Il secoua la tête et ne bougea pas.
Elle pâlit et, fixant sur lui un regard de douloureux reproche, elle dit avec des larmes dans la voix :
– Tu ne veux pas ?
Et tout aussitôt, avec son petit air autoritaire et décidé, elle ajouta :
– Je ne suis donc plus ta petite maîtresse ? Je ne commande plus ? Tu te révoltes ?
Très doucement, mais avec un air obstiné, il dit :
– Tu es et tu seras toujours toute ma joie. Je passerais à travers le feu pour te voir... Mais je ne veux plus que tu me nourrisses, je ne veux plus que tu me loges et que tu m’habilles.
Malgré elle, elle eut un regard sur ses loques et, encore un coup, il baissa la tête en rougissant. Elle lui prit le menton du bout de ses petits doigts, l’obligea à relever la tête et plongea avec une grande tendresse son regard innocent dans le sien. Et elle comprit ce qui se passait dans son esprit. Et elle eut cette délicatesse vraiment féminine de ne pas insister.
– Soit, dit-elle après un silence. Tu viendras quand tu voudras. Quand au reste, tu feras comme tu voudras. Seulement n’oublie pas, si tu avais besoin, que tu me ferais une grosse peine de ne pas te souvenir que jesuis et resterai toujours pour toi une sœur tendre et dévouée. Me promets-tu de ne pas oublier ?
Elle dit ceci avec une grande douceur et une émotion sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre.
Alors, ainsi qu’il leur arrivait parfois quand elle faisait la reine et qu’il lui rendait humble hommage, il s’agenouilla et posa doucement ses lèvres sur la pointe de son petit soulier de satin.
Il n’y avait pas à se méprendre sur la signification de ce geste. Inconsciemment certes, mais clairement, le pauvre Chico, dans son humble et combien timide baiser, mit tout son amour fait de soumission, de dévouement et d’abnégation. Et l’humilité du geste était d’autant plus touchante que le pauvre diable était habituellement très fier. Si innocente que fût Juana, elle ne se méprit pas et une expression de joie et d’orgueil irradia son joli visage.
D’ailleurs elle reçut l’hommage avec sans-gêne, sans fausse modestie et sans fausse pudibonderie, comme un tribut dû à sa beauté et à sa bonté. Elle le reçut en souveraine sûre de planer bien au-dessus du mortel prosterné à ses pieds d’enfant. La simplicité et le naturel parfait de l’attitude, l’expression de suprême dignité répandue sur ses traits délicats et aristocratiques, chez une jeune fille de son âge et de sa condition, eussent arraché une approbation admirative à Fausta elle-même, ce prestigieux modèle de poses superbes.
Et cependant qu’elle recevait, sans en paraître écrasée, cet hommage, elle laissait tomber sur l’être pantelant, qui était bien sa chose à elle, un regard d’une douceur attendrie, où perçait une pointe de malice nuancée de pitié.
Lui cependant se redressait et disait dans un grand élan de tout son être :
– Tu es et tu seras toujours ma petite maîtresse.
Elle frappa joyeusement dans ses petites mains et s’écria, orgueilleusement triomphante :
– Je le sais bien !
Et tout aussitôt, en gamine qu’elle était, elle le prit par la main :
– Viens, dit-elle, rose de plaisir, viens voir mon père !
– Non ! dit-il encore doucement.
Elle frappa du pied d’un air mutin, et moitié boudeuse, moitié curieuse :
– Qu’y a-t-il encore ? dit-elle.
Il jeta un coup d’œil sur ses hardes et dit :
– Je ne veux pas que ton père me voie dans cet état. Je reviendrai demain et tu verras que je ne te ferai pas honte.
Comment s’arrangea-t-il ? Par quel tour de force d’ingéniosité ? Par quelle mystérieuse besogne accomplie fort à propos ? C’est ce que nous ne saurions dire. Tant il y a que lorsqu’il revint le lendemain il était superbe dans son costume presque neuf, qui, sans avoir rien de fastueux, comme de juste, était d’une propreté méticuleuse et d’une élégance qui faisait admirablement valoir la gracilité de la jolie miniature qu’il était.
Aussi le Chico triompha sur toute la ligne.
D’abord il vit les yeux de la coquette Juana briller de plaisir à le voir si propre et si élégamment attifé. Ensuite il put lire sur les physionomies ébahies de Manuel et des serviteurs accourus, la stupeur admirative que leur causait la vue de Chico en fringant cavalier.
Depuis ce jour, il eut soin de réserver un costume coquet qu’il n’endossait que pour aller voir sa petite maîtresse, et qu’il rangeait soigneusement ensuite dans quelqu’une de ces cachettes connues de lui seul. Le reste du temps, ses haillons habituels ne lui faisaient pas peur. Seulement la leçon de Juana avait profité, et si à courir les routes et les bois ses vêtements étaient quelque peu malmenés, du moins se maintenait-il toujours dans une propreté méticuleuse qui, jointe à son air digne et fier, attirait sur lui la bienveillance et la sympathie.
Juana n’avait eu qu’à jeter ses bras au cou de son père pour obtenir le pardon de Chico. Et comme le bonhomme n’était pas méchant au fond, il avait accueilli assez convenablement le retour de l’ingrat, comme il disait. Même il n’avait pu se retenir d’une certaine considération en apprenant que le petit abandonné avait énergiquement refusé de se laisser héberger comme par le passé.
À la fête de Juana, et à de certaines fêtes carillonnées, le Chico s’arrangeait toujours – comment ? mystère ! – de façon à apporter quelques menus cadeaux que « petite maîtresse » acceptait avec une joie bruyante, car ils consistaient généralement en objets de toilette, et nous savons que la coquetterie était son péché mignon.
Ces jours-là, El Chico daignait accepter l’invitation à dîner de Manuel, et prenait place à la table familiale, à côté de sa maîtresse, aussi heureuse que lui.
Au coin de son âtre mourant, le Chico se remémorait tristement toutes ces choses, pendant que Juana, là-haut, s’occupait de ses hôtes.
Soit que la force de caractère du petit homme fût réellement surprenante ; soit que sa timidité, jointe au sentiment de son infériorité physique, l’eût porté à croire que les joies du commun des mortels lui étaient interdites ; soit enfin qu’il fût désigné d’avance aux plus douloureux sacrifices, jamais jusqu’à ce jour un aveu n’était venu effleurer ses lèvres. C’est avec un soin jaloux qu’il s’était toujours efforcé de dissimuler ses sentiments intimes et qu’il y était parvenu... croyait-il.
La vérité est que Juana, si ignorante qu’elle fût des choses de l’amour, était bien trop fine et délurée pour ne pas avoir deviné depuis longtemps ce que le Chico se donnait tant de peine à lui cacher. Et de fait il n’était pas besoin d’être fort experte pour comprendre que le nain était entièrement dans sa petite main à elle.
Si elle était amoureuse ou non de Chico, c’est ce que nous verrons par la suite. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle était habituée à le considérer comme une chose bien à elle et exclusivement à elle. L’adulation du nain l’avait inconsciemment conduite à l’égoïsme. Elle était naïvement et sincèrement pénétrée de sa supériorité, bien pénétrée de cette pensée que si elle était, elle, parfaitement libre de ses sentiments, libre de le tourner et de le retourner à sa guise, libre de le choyer ou de le faire souffrir selon son caprice, il n’en pouvait être de même de lui, qui ne devait avoir aucune affection en dehors d’elle.
Sur ce point, si elle n’était pas amoureuse, elle était du moins fort exclusive, et pour mieux dire, jalouse, au point qu’elle eût souffert à la seule pensée d’une infidélité, voire d’une préférence, même momentanée.
Dès l’instant où il lui paraissait que le nain ne saurait jamais trop l’adorer, elle ne pouvait être froissée de son amour. Était-ce simple coquetterie ? Nous ne saurions dire. Mais il est évident qu’elle trouvait une jouissance réelle à exercer un empire absolu sur cet esclave soumis, et une atteinte portée à cet empire, si légère qu’elle fût, lui eût été très douloureuse.
Mais tout ceci le nain l’ignorait. Car s’il était discret, elle ne l’était pas moins. Et c’était à ce moment qu’une parole de Fausta, lancée au hasard, pour sonder le terrain, était venue jeter le trouble dans son âme jusque-là peut-être résignée.
Et le Chico ressassait dans son esprit un certain nombre de questions, toujours les mêmes.
Était-il possible, à présent qu’il était riche, qu’il pût se marier comme tous les autres hommes ? Oserait-il jamais parler et comment serait accueillie sa demande ? Ne soulèverait-il pas un éclat de rire général et son pauvre amour, si pur, si désintéressé, connu de tous, bafoué et ridiculisé, ne ferait-il pas un objet de dérision universelle ?
Et Juana ? L’aimait-elle ? Il se disait : non ! Juana l’aimait comme un jouet, comme un frère faible et débile peut-être. C’était tout.
Juana aimait d’amour ailleurs, et le rival préféré il ne le connaissait que trop.
La voix aigre et grondeuse de la duègne Barbara le tira de sa rêverie.
– Sainte Vierge ! clamait la matrone, vous voulez donc vous tuer ? Mais que se passe-t-il donc, pour l’amour de Dieu ?
– Il ne se passe rien, ma bonne Barbara, j’ai affaire en bas et n’irai me coucher que lorsque j’aurai fini.
– Ne suis-je plus bonne à vous aider ? fit aigrement la voix de Barbara.
– J’ai besoin d’être seule. Va te coucher. Dans un instant j’irai aussi.
Et comme la duègne insistait encore :
– Va, dit fermement Juana, je le veux !
Chico entendit encore de vagues imprécations, le bruit sourd de savate traînant sur le carreau, puis le bruit d’une porte poussée rageusement, puis plus rien.
Un moment de silence se fit. Juana, évidemment, s’assurait que la duègne obéissait, puis Chico perçut le bruit de petits talons claquant sur les marches de chêne sculpté de l’escalier intérieur. Il se laissa glisser de son escabeau et il attendit debout.
La jeune fille pénétra dans la cuisine. Sans dire un mot, elle se laissa tomber dans un large fauteuil de bois que la vieille Barbara avait eu la précaution de traîner là pour elle, et posant le coude sur la table, elle laissa tomber sa tête dans sa main et resta ainsi, sans un mouvement, les yeux fixes, dilatés, sans une larme.
Silencieusement, Chico s’assit devant elle, sur les dalles propres et luisantes de la cuisine, et comme s’il eût craint pour elle le froid des dalles, il prit doucement ses petits pieds dans ses mains et les posa sur lui en les tapotant doucement.
Soit que Juana fût habituée à ce manège, soit qu’elle fût trop préoccupée, elle ne parut prêter aucune attention aux soins tendres et délicats dont il l’entourait. Elle restait toujours immobile et très pâle, les yeux perdus dans le vague, secouée parfois d’un long frisson.
Lui, sans dire un mot, la contemplait tristement de ses yeux de bon chien, et quand il la sentait frissonner, il pressait doucement ses pieds, comme pour lui dire :
– Je suis là ! Je compatis à tes douleurs.
Longtemps ils restèrent ainsi silencieux. Elle, ayant peut-être oublié sa présence, lui, ne sachant comment s’y prendre pour l’arracher à sa douloureuse méditation.
Enfin il murmura d’une voix apitoyée :
– Tu souffres, petite maîtresse ?
Elle ne répondit pas. Mais sans doute la chaude tendresse qui semblait émaner de lui fit se dilater son pauvre cœur meurtri, car elle laissa tomber sa jolie tête dans ses mains et se mit à pleurer doucement, silencieusement, à tout petits sanglots convulsifs, comme en ont les enfants à qui l’on a fait une grosse peine.
– Pauvre Juana ! dit-il encore en pétrissant machinalement ses petits pieds.
Et c’était admirable qu’il eût la force de la plaindre, elle, d’abord. Car il savait bien ce qu’elle avait et pourquoi elle pleurait ainsi, la petite Juana ! Et ses larmes retombaient sur son cœur à lui, comme des gouttes de plomb fondu. Et il sentait confusément que l’irréparable allait s’accomplir, qu’elle allait parler et qu’il verrait son cœur déchiré en lambeaux par l’aveu que, cruellement inconsciente, elle allait lui faire. Et poussant l’oubli de soi jusqu’à la plus complète abnégation, il prit les devants et bravement, les larmes dans les yeux, mais un sourire stoïque aux lèvres, il dit :
– Tu l’aimes donc bien ?
– Qui ?
Il savait bien qu’il n’avait pas besoin de le nommer et qu’elle comprendrait quand même.
Et en effet, elle comprit tout de suite, et elle ne fut pas étonnée du tout qu’il sût, lui.
Seulement la question en soi la laissa toute désemparée. Évidemment elle ne s’était jamais interrogée elle-même, car elle écarta ses mains et, le regardant de ses yeux baignés de larmes, elle dit avec une naïveté touchante :
– Je ne sais pas !
Il eut une seconde d’espoir. Si elle ne savait pas elle-même, le mal n’était peut-être pas irréparable. À la longue, peut-être arriverait-il à la guérir et à la conquérir...
Espoir très fugitif. Tout de suite l’aveu détourné jaillit spontanément, douloureux dans sa cruauté involontaire :
– Je ne sais pas si je l’aime ! Mais ceux qui le poursuivent avec tant d’acharnement et qui pour le vaincre, lui si courageux et si fort, ont dû l’attirer dans quelque odieux guet-apens et l’assassiner lâchement, ceux-là, je les déteste. Je les déteste et ce sont des assassins... des assassins maudits... oui, maudits.
Et en répétant ces mots avec colère, elle trépignait à coups de talons furieux, oubliant que c’était sur lui, Chico, qu’elle trépignait ainsi, ou, peut-être, s’en souciant fort peu puisqu’il lui appartenait et qu’elle pouvait le maltraiter à son gré.
Lui ne broncha pas. Il n’avait même pas senti les coups de talons pourtant violents. Elle aurait pu le fouler et l’écraser littéralement, il ne s’en serait pas aperçu davantage. Il était devenu livide. Une seule pensée subsistait en lui, qui le rendait insensible à la douleur physique :
« Elle déteste et maudit ceux qui l’ont attiré dans un guet-apens ! Mais j’en suis, moi, de ceux-là !... Alors elle va me détester et me maudire aussi ? Et si elle savait ! Elle me cracherait au visage ce mot : « Assassin ! » Elle me chasserait de sa présence... ce serait fini, il ne me resterait plus qu’à mourir. Mourir !... »
Et comme si ce mot avait un écho dans son esprit à elle, elle reprit en pleurant doucement :
– Je ne sais pas si je l’aime ? Mais il me semble que je mourrai si je ne le vois plus.
Alors de la voir pleurer, de l’entendre dire qu’elle mourrait, comme un enfant, il se mit à pleurer tout doucement, lui aussi. Et en pleurant, sans savoir ce qu’il faisait, il baisait les petits pieds et les arrosait de ses larmes, et il répétait dans des sanglots convulsifs :
– Je ne veux pas que tu meures ! Je ne veux pas !
Tout à coup, une idée lui traversa l’esprit. Il se mit debout, et :
– Écoute, petite maîtresse, dit-il avec tendresse, va te coucher et dors bien tranquillement. Moi je vais le chercher, et demain je te le ramènerai.
La femme qui aime ailleurs est toujours injuste et cruelle envers qui l’aime et qu’elle dédaigne. Tout lui est sujet à soupçons injurieux.
Au même instant, Juana fut debout aussi, et le saisissant au collet, l’œil étincelant, d’une voix dure qu’il ne lui connaissait pas :
– Tu sais quelque chose ! cria-t-elle en le secouant rudement. C’est toi qui es venu le chercher, au fait. C’est toi qui l’as poussé à suivre don César. Qu’en a-t-on fait ? Parle ! mais parle donc, misérable !
Il gémit, sans essayer de se dégager :
– Tu me fais mal !
Honteuse, elle le lâcha.
– Je ne sais rien, Juana, je te le jure ! dit-il très doucement. Si je suis venu le chercher, c’est pour l’amour de toi.
– C’est vrai, dit-elle, comment pourrais-tu savoir ! Pour l’amour de moi, tu n’aurais pas voulu aider à le meurtrir. Je suis folle... pardonne-moi.
Et elle lui tendit sa main, comme une reine. Et lui, le bon chien fidèle, il saisit la main blanche qui venait de le rudoyer et la baisa tendrement.
Mais il avait déchaîné l’espoir en elle, et frémissante, impatiente :
– Que comptes-tu faire ? dit-elle.
– Je ne sais pas. Mais si quelqu’un peut le sauver, je crois que c’est moi... Je suis si petit, je passe partout et on ne se méfie pas de moi. Je ne sais rien, ne me demande rien... Attends jusqu’à demain seulement. Tu peux bien faire cela pour moi.
Brusquement elle le prit dans ses bras, et le pressant sur son sein :
– Ah ! mon Chico ! mon cher Chico ! si tu me le ramènes sauf, comme je t’aimerai ! gémit-elle retournant sans le savoir le fer dans la plaie.
Il se dégagea doucement.
Qu’il baisât le bout de ses doigts, le bas de sa basquine ou la pointe de son soulier, Juana le laissait faire avec la complaisance d’une divinité se prêtant à l’adoration d’un fidèle. Quant elle était contente, elle lui tapotait les joues ou lui tirait doucement l’oreille. Parfois elle allait jusqu’à poser ses lèvres sur son front. C’était tout. Jamais elle ne l’avait serré dans ses bras comme elle venait de le faire.
Et ce baiser qui s’adressait à un autre, il le sentait bien, lui faisait mal.
– Je ferai ce que je pourrai, dit-il simplement. Espère. Me promets-tu d’aller te reposer ?
– Je ne pourrai pas, dit-elle douloureusement. Je ne vis plus.
– Il le faut pourtant... Sans quoi demain, quand je le ramènerai, tu seras fatiguée et il te trouvera laide.
Et il souriait en disant cela, le malheureux !
Et elle eut la cruauté de dire :
– Tu as raison. Je vais me reposer. Je ne veux pas qu’il me trouve laide.
– Et quand il sera de retour, que feras-tu ? Qu’espères-tu, Juana ?
Elle tressaillit et pâlit affreusement.
Qu’espérait-elle, au fait ?
Elle ne s’était pas posé cette question, la petite Juana. Elle avait vu le seigneur français si beau, si brave, si étincelant et si bon aussi. Son petit cœur vierge avait battu la chamade et elle l’avait laissé faire sans se rendre compte du danger qu’il lui faisait courir.
Mais devant la question si nette et si franche du Chico, elle voyait trop tard, l’énormité à quoi aboutissait son inconséquence. Son cœur se serra. Évidemment il ne pouvait être question d’union entre la fille d’un hôtelier comme elle et ce seigneur français, envoyé d’un roi – et quel roi ! le roi de France – à un autre roi ! C’eût été folie insigne que de s’arrêter un instant à pareille pensée.
Alors que pouvait-elle espérer ?
Le Français avait-il seulement fait attention à elle ? C’était un seigneur qui paraissait avoir à régler des entreprises autrement sérieuses et importantes. Évidemment elle n’existait pas pour lui, et s’il avait eu pour elle quelques paroles de banale galanterie, c’était par pure habileté sans doute, car il n’était pas fier et il était si bon. Mais de là à concevoir un espoir quelconque, quelle folie ! Elle comprit que son amour ne pourrait jamais être qu’un amour humble et dédaigné... comme celui de Chico pour elle.
Son désespoir devant l’étendue de son malheur lui fit comprendre quelle devait être la douleur de Chico, placé vis-à-vis d’elle dans la même situation où elle était vis-à-vis de Pardaillan, et combien elle avait été cruelle, sans le savoir, envers lui. Et par un effort de volonté puissant, qui dénotait la bonté de son cœur, elle eut la force de sourire et de dire sur un ton mi-plaisant :
– Ramène-le vivant, c’est tout ce que je demande. Pour le reste, je sais bien, que je n’ai rien à espérer. Le sire de Pardaillan retournera dans son pays, et moi je me consolerai et l’oublierai petit à petit.
Après s’être efforcée de réparer en partie le mal qu’elle avait fait, elle voulut faire plus encore, et avec cette hypocrisie particulière à la femme, peut-être sincère en réalité tant sa pitié pour le Chico était grande, elle ajouta :
– Tu me resteras, toi, mon Chico, et je t’aimerai bien, va... Nul ne le mérite plus que toi.
Cette espérance qu’elle lui donnait, sans y croire elle-même peut-être, lui mit la joie dans l’âme, et, pour achever de l’affoler, elle se pencha sur lui, posa chastement ses lèvres sur son front et dit en le poussant doucement dehors :
– Va, Chico. Fais ce que tu pourras. Moi, je vais tâcher de reposer un peu en t’attendant.