IX



Conjonction de Pardaillan et de Fausta



Bussi-Leclerc, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre traversèrent la France, franchirent les Pyrénées sans encombre, et pénétrèrent dans la Catalogne où ils espéraient sinon rencontrer Fausta, du moins trouver ses traces.

Ils s’arrêtèrent à Lérida, autant pour y prendre un instant de repos que pour se renseigner.

À l’auberge, avant même de mettre pied à terre, Bussi s’informa et l’aubergiste répondit :

– L’illustre princesse dont parle Votre Seigneurie a daigné s’arrêter dans notre ville. Elle est partie, voici une heure environ, se dirigeant sur Saragosse pour, de là, gagner Madrid, résidence habituelle de la cour de notre sire, le roi Philippe, qui la préfère à Tolède, l’antique capitale des Castilles, maintenant déchue.

Et sur une nouvelle question de Bussi :

– La princesse voyage en litière. Vous n’aurez pas de peine à la rejoindre.

Ces renseignements précieux étant acquis, ils mirent pied à terre, et :

– Mes compagnons et moi, nous sommes affamés et nous étranglons de soif... Y a-t-il à manger chez vous ?... La moindre des choses...

– Dieu merci ! nous avons des provisions, seigneur. De quoi satisfaire les plus délicats et les plus affamés, répondit l’aubergiste, non sans orgueil.

– Vivedieu ! servez-nous ce que vous avez de meilleur en ce cas. Et ne ménagez ni le vin, ni les victuailles.

L’instant d’après, l’hôte posait sur une table : du pain, une outre rebondie, trois oignons énormes, une épaule de mouton bouillie et un grand plat rempli de pois chiches cuits à l’eau, et se tournant vers les voyageurs :

– Vos Seigneuries sont servies... Et, pardieu ! ce n’est pas souvent que nous servons pareil festin !

– Mordiable ! bougonna Montsery, c’est cette maigre pitance qu’il appelle un festin !

– Ne soyons pas trop exigeants, dit Bussi-Leclerc, et tâchons de nous habituer à cette cuisine, car c’est à peu près ce que nous rencontrerons partout... D’ailleurs, au besoin, nous nous rattraperons sur les pâtisseries et les confitures, qui sont généralement exquises.

Au bout d’une heure, les quatre compagnons enfourchèrent leurs montures, se lancèrent sur les traces de Fausta, et bientôt, ils eurent la satisfaction d’apercevoir sa litière que des mules, richement caparaçonnées, traînaient d’un pas nonchalant mais sûr.

Bordée de bruyère brûlée par les rayons implacables d’un soleil éblouissant, la route pierreuse côtoyait le flanc de la montagne, enjambait une sorte de petit plateau d’où la vue s’étendait au loin, plongeait brusquement et, sinueuse, s’en allait traverser la plaine qui s’étendait à perte de vue, roussie, monotone, sans une prairie, sans un bois, sans rien sur quoi l’œil pût se reposer.

Fausta et son escorte apparurent sur le plateau et s’immobilisèrent un instant, dans un flamboiement de lumière.

Devant elle, très loin, un cavalier, lancé à toute allure, semblait accourir à sa rencontre.

Devant elle, elle venait de reconnaître Bussi-Leclerc, et elle songeait :

« Bussi-Leclerc ici !... Que vient faire Bussi-Leclerc en Espagne ? »

Au même instant, elle faisait un signe, et Montalte, qui se tenait à cheval près de la litière, se courba sur l’encolure du cheval pour écouter :

– Cardinal, vous laisserez approcher ces cavaliers... au cas où ils auraient à me parler.

Montalte saluait, allait se mettre à la tête de l’escorte, donnait ses ordres.

Et Fausta s’immobilisa, sur les coussins de la litière, en une pose de grâce et de majesté, et cependant, irrésistiblement, comme attirés par quelque fluide mystérieux, ses yeux se portèrent sur le cavalier, dans la plaine, là-bas, point noir qui grossissait peu à peu.

Bussi-Leclerc et les ordinaires s’arrêtèrent devant la litière et, le chapeau à la main, attendirent que Fausta les interrogeât. Alors :

– Est-ce donc après moi que vous courez, monsieur de Bussi-Leclerc ?

Bussi s’inclina.

Fausta le considéra une seconde, et sans manifester ni surprise ni émotion :

– Voyons, monsieur, qu’avez-vous à me dire ?

– Je vous suis envoyé par Mme l’abbesse des bénédictines de Montmartre.

– Claudine de Beauvilliers n’a donc pas oublié Fausta ?

– On ne saurait oublier la princesse Fausta quand on a eu l’honneur de l’approcher, ne fût-ce qu’une fois.

Bussi fit une pause pour juger de l’effet de sa réponse, qu’il trouvait, lui, assez galante.

Impassible, Fausta reprit :

– Que me veut Mme l’abbesse ?

– Vous faire connaître que S. M. Henri de Navarre est au courant des moindres détails de la mission que vous allez accomplir auprès de Philippe d’Espagne... Il y a de longues années, madame, que le Béarnais rêve de s’asseoir sur le trône de France et qu’il prépare ses voies. Aujourd’hui, il se croit sur le point de voir ses rêves se changer en réalité. Et c’est à ce moment que vous intervenez pour lui susciter un compétiteur redoutable qui peut anéantir à jamais ses espérances... Prenez garde, madame ! Henri de Navarre ne reculera devant aucune extrémité pour vous arrêter et vous briser... Prenez garde ! On vient à vous !

– C’est Claudine de Beauvilliers qui vous a chargé de me donner cet avis ? dit Fausta, songeuse.

– J’ai eu l’honneur de vous le dire, madame.

– On m’a assurée que le roi Henri avait pris ses logements à l’abbaye de Montmartre... Est-ce vrai, monsieur ?

– C’est exact, madame.

– On dit le roi très inflammable... Claudine est jeune, elle est jolie, et son caractère d’abbesse ne la met pas à l’abri de la tentation, dit-on.

Bussi esquissa un sourire :

– Je comprends, madame... Entre le roi Henri et vous, madame, l’abbesse n’a pas hésité pourtant... Vous le voyez.

– Bien ! dit gravement Fausta. Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?

– Pardonnez-moi, madame, Mme de Beauvilliers m’a expressément recommandé d’engager à votre service quelques gentilshommes braves et dévoués et de vous les amener.

– Pour quoi faire, monsieur ? dit Fausta avec un calme déconcertant.

– Mais, madame, fit Bussi-Leclerc interloqué, pour vous protéger... pour vous défendre... N’avez-vous pas entendu : vous allez être attaquée, vigoureusement attaquée, même.

– Nous sommes en Espagne, où nul n’oserait manquer au respect dû à celle qui voyage sous la sauvegarde du roi et de son inquisiteur... Pour le reste, monsieur le cardinal Montalte, que voici, suffit.

– Mais, madame, il n’est pas question du roi Philippe et de ses sujets !... Il s’agit du roi Henri et de ses émissaires, qui sont Français, eux, et qui, croyez-moi, se soucient de la sauvegarde du grand inquisiteur comme Bussi-Leclerc se soucie d’un coup d’épée.

À ce moment, le voyageur de la plaine, que Fausta ne perdait pas de vue tout en s’entretenant avec Leclerc, était arrivé au bas de la montagne et, s’engageant sur la route qui serpentait le long de ses flancs, disparut à un tournant.

– Je crois que vous avez raison, monsieur, dit enfin Fausta. J’accepte donc le secours que vous m’amenez et je ratifie d’avance les conditions que vous avez pu faire en mon nom. Qui sont ces braves gentilshommes ?

– Trois des plus braves et des plus intrépides parmi les Quarante-Cinq, ceux qu’on appelait les ordinaires du roi.

Et les présentant au fur et à mesure :

– Monsieur de Sainte-Maline, monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery.

Fausta connaissait-elle ces trois noms ?... Savait-elle le rôle que la rumeur publique leur attribuait dans la mort tragique du duc de Guise ?... C’est probable. En tout cas elle n’ignorait pas que le duc avait été frappé en combat loyal et que le coup mortel lui avait été porté par celui-là même qu’elle chérissait et haïssait tout à la fois. Le reste ne comptait sans doute pas à ses yeux.

Aussi, au salut profondément respectueux des trois, elle répondit avec un sourire :

– Je tâcherai, messieurs, que le service de la princesse Fausta ne vous fasse pas trop regretter celui de feu S. M. le roi Henri III.

Et à Bussi-Leclerc :

– Et vous, monsieur ? Entrez-vous aussi au service de Fausta ?

S’il y avait une ironie dans cette question, Bussi-Leclerc ne la perçut pas, tant elle fut faite naturellement.

– Veuillez m’excuser, madame, je désire réserver mon indépendance pour quelque temps. Toutefois, j’aurai l’honneur de vous accompagner à la cour du roi Philippe, où j’ai affaire moi-même, et jusque-là, l’épée de Bussi-Leclerc est à vous.

À ce moment, le cavalier apparut au flanc de la montagne. Il avait mis son cheval au pas et cheminait doucement.

– Soyez remercié, monsieur... Mais, mon Dieu ! à vous entendre, on croirait vraiment que le roi Henri a lancé sur moi une bande d’assassins.

– Madame, dit gravement Bussi, s’il en était ainsi, vous ne me verriez pas inquiet, et je vous dirais : « Ce gentilhomme (il désignait Montalte) et ces serviteurs suffiront à vous défendre. »

– Oh ! oh ! dit Fausta, d’ailleurs très calme, le roi de Navarre enverrait-il contre nous un corps d’armée ?... Le pauvre sire n’a pourtant pas trop de troupes pour conquérir ce royaume de France qui lui fait si fort envie :

– Plut à Dieu qu’il en fût ainsi, madame ! Non, ce n’est pas un corps d’armée qui marche contre vous !... C’est un homme, un homme seul !... Mais celui qui vient à vous, par son génie infernal, est plus redoutable à lui seul qu’une armée entière. Ce n’est pas un homme, madame, c’est la foudre qui va fondre sur vous... c’est Pardaillan !...

– Le voici ! dit Fausta, froidement.

– Qui ? hurla Bussi-Leclerc hérissé.

– Celui que vous m’annoncez !

Et du doigt elle désignait le cavalier qui s’avançait à leur rencontre.

– Pardaillan ! rugit Bussi-Leclerc.

– Pardaillan ! Enfin !... gronda Montalte.

– Le sire de Pardaillan ! répétèrent les trois.

Ils étaient là cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait leurs preuves en maint duel, en maint combat. Ils étaient entourés d’une troupe armée. Ils venaient du fond de la France et du fond de l’Italie pour se rencontrer avec Pardaillan... Pardaillan apparaissait et ils se regardèrent et se virent livides... Et chacun put lire dans les yeux de son voisin le même sentiment qu’il sentait se glisser dans ses moelles. Ils se regardèrent et virent qu’ils avaient peur.

Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux lèvres, s’avançait paisiblement.

Et, quand il ne fut plus qu’à deux pas de Fausta, d’un même mouvement, les cinq mirent l’épée à la main et se disposèrent à charger.

– Arrière !... Tous !... cria Fausta.

Et sa voix était si dure, son geste si impérieux, son attitude si majestueuse, qu’ils restèrent cloués sur place, se regardant effarés.

Et sur un simple geste, plus impérieux, plus autoritaire encore, ils se reculèrent en grondant, hors de la portée de la voix, les laissant tous les deux face à face.

Pardaillan s’inclina avec cette grâce altière qui lui était propre, et le visage pétillant de malice :

– Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous êtes tirée saine et sauve du gigantesque brasier que fut l’incendie du palais Riant.

Fausta fixa sur lui son œil profond et répondit :

– Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi.

– À propos, madame, savez-vous quelle main scélérate... ou simplement maladroite, alluma le formidable incendie où j’ai longtemps cru que vous aviez laissé votre précieuse existence ?

– Ne le savez-vous pas vous-même, chevalier ? fit Fausta d’un ton très naturel.

– Moi, madame ? répondit Pardaillan avec son air le plus naïf. Eh ! bon Dieu ! comment voulez-vous que je le sache ?

– En ce cas, monsieur, comment saurais-je, moi, ce que vous ignorez, vous ?

– C’est que, madame, je n’ai pas perdu le souvenir de certaine nasse... Vous souvient-il, madame, de cette jolie nasse au fond de la Seine que vous aviez fait établir à mon intention, et dans laquelle je dus bien passer toute une nuit ?

Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n’échappa pourtant pas à Pardaillan, car il dit :

– Oui ! Je vois à votre air que vous vous souvenez aussi... Le fer, le feu, l’eau, que vous aviez déchaînés à mon intention, vous ont trahie, tour à tour. En sorte que, reprit-il en riant, je me demande quel élément vous pourriez bien déchaîner aujourd’hui, à mon intention toujours.

Un moment, avec une expression d’indicible mélancolie, il se tut, rêveur, tandis qu’elle le considérait avec une secrète admiration. Puis, reprenant son air insouciant et narquois :

– C’est pour vous dire qu’il est assez dans mes habitudes de me tirer d’affaire... Mais vous ?... Croiriez-vous qu’on m’avait assuré que vous aviez trouvé une mort horrible dans cet incendie ?... Croiriez-vous que j’ai éprouvé une angoisse mortelle à cette nouvelle ?

Si maîtresse d’elle-même que fut Fausta, elle ne put réprimer un mouvement, et son œil étincela.

Déjà il reprenait :

– Mon Dieu, oui ! Je me suis dit que si j’avais été moins pressé de me tirer de la fournaise, j’aurais pu, j’aurais dû vous sauver, et j’éprouvai un vrai remords de ma stupide précipitation qui causait votre mort.

Fausta posait sur lui ses yeux de diamants noirs dont l’éclat se voilait d’une douceur attendrie et, sous son masque d’impassibilité, elle haletait, car ces paroles que Pardaillan prononçait d’un air lointain, comme s’il se fût parlé à lui-même, ces paroles venaient de faire naître un espoir insensé dans son cœur agité.

Il se mit à rire à nouveau, et :

– J’avais oublié qu’une femme de tête comme vous ne pouvait avoir manqué de prendre des mesures infaillibles pour sortir indemne d’une aussi périlleuse situation... ce dont je vous félicite !

Fausta sentit son cœur se contracter à ces paroles qui la cinglèrent comme une insulte. Son œil redevint froid, sa physionomie se fit plus hermétique, et :

– Est-ce pour me dire ces choses, que vous m’avez abordée ?

– Non, pardieu ! Et je vous demande pardon de vous tenir ainsi sous ce soleil torride pour écouter, avec une patience dont je vous sais un gré infini, les fadaises que je viens de vous débiter.

Gravement, Fausta approuva d’un signe de tête, et :

– Comment se fait-il donc que je vous rencontre chevauchant sous le ciel rayonnant d’Espagne ?

– Je vous cherchais, répondit simplement Pardaillan.

Pour la deuxième fois, Fausta ne put réprimer un imperceptible tressaillement. Son regard s’adoucit, et :

– Eh bien ! maintenant que vous m’avez trouvée, dites-moi pourquoi vous me cherchiez ?

À son tour, le visage de Pardaillan se fit impénétrable :

– Madame, S. M. le roi Henri m’a chargé de lui rapporter certain parchemin qui est en votre possession et que vous destinez au roi d’Espagne. Et je vous cherchais pour vous dire : Madame, voulez-vous me remettre ce parchemin ?

Tandis qu’il parlait, Fausta semblait comme perdue dans quelque rêve lointain, et quand il se tut, fixant sur lui ses yeux de flamme, comme si elle eût voulu lui communiquer sa volonté, d’une voix basse, pénétrante :

– Chevalier, je vous ai proposé, il n’y a pas bien longtemps, de vous tailler un royaume en Italie et vous avez refusé parce qu’il vous aurait fallu combattre un vieillard... Bien que ce vieillard s’appelât Sixte Quint, venant d’un esprit chevaleresque comme le vôtre, ce refus ne m’a pas surprise. Les plans que j’avais élaborés et que votre refus d’alors anéantissait, je puis les reprendre en les modifiant... Il ne s’agit plus cette fois d’attaquer un vieillard... Il s’agit de faire une alliance avec un souverain... le plus puissant de la terre...

Fausta fit une pause.

Alors, d’une voix calme, sans impatience, comme s’il n’eût rien entendu :

– Madame, voulez-vous me remettre le parchemin ?

Une fois encore, Fausta sentit les étreintes du doute et du découragement. Mais elle le vit si paisible, si attentif – en apparence – qu’elle reprit :

– Écoutez-moi, chevalier... Contre la remise de ce parchemin, vous devez obtenir le commandement en chef de l’armée que Philippe enverra en France. Et cette armée sera formidable, ainsi que le comporte l’enjeu de cette entreprise... Sous le commandement d’un chef tel que vous, cette armée est invincible... À la tête de vos troupes, vous fondez sur la France, vous battez le Béarnais sans peine, vous le saisissez, on le juge, on le condamne, on l’exécute comme fauteur d’hérésie... PhilippeII est reconnu roi de France et vous... on crée pour vous un gouvernement spécial, quelque chose comme la vice-royauté de France !... Vous vous en contentez... jusqu’au jour où, raccourcissant le titre d’un mot, vous pourrez, par droit de conquête, placer sur votre tête la couronne royale... Voilà mon plan... Dites un mot et ce parchemin que vous me demandez pour Henri de Navarre, je vous le remets à l’instant à vous, chevalier de Pardaillan...

Pardaillan, glacial, répéta :

– Madame, voulez-vous me remettre le parchemin que j’ai promis de rapporter à S. M. Henri, roi de France ?

Fausta le fixa un instant, et se renversant sur les coussins, d’une voix morne :

– Je vous ai offert pour vous ce précieux parchemin, et vous l’avez refusé... Je le porterai donc à Philippe.

– À votre aise, madame, dit Pardaillan en s’inclinant.

– Alors, qu’allez-vous faire ?

– Moi, madame ?... J’attendrai... Et puisque vous êtes décidée à aller à Madrid, j’irai aussi. Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir, madame.

– Au revoir, chevalier, répondit Fausta sur un ton étrange.

Pardaillan salua d’un geste large et, paisiblement, reprit le chemin par où il était venu.

Alors, quand il eut disparu au premier coude de la route, Bussi-Leclerc, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, Montalte, entourèrent la litière avec des jurons et des imprécations, et Montalte gronda :

– Pourquoi, madame, pourquoi nous avoir empêchés de charger ce truand ?

– Oui ! pourquoi ? grinça Bussi.

Fausta les considéra un instant avec un sourire de dédain, et :

– Pourquoi ?... Parce que vous trembliez de peur, messieurs.

– Par le Christ !... Tripes et ventre !... Mort du diable !...

– Madame, il en est encore temps !... Un mot, et cet homme n’arrive pas au bas de la montagne.

– Oui ?... Eh bien, essayez...

Et du doigt elle leur désignait Pardaillan, qui réapparaissait au pas sur la route en lacets.

Humiliés par le dédain qu’elle leur manifestait, exaspérés jusqu’à la fureur par le dédain encore plus outrageant de celui qui s’en allait là-bas, sans avoir même paru remarquer leur présence, ils se ruèrent en se bousculant, grondant de sourdes menaces.

Cependant Fausta, avec un sourire étrange, se soulevait sur les coussins, s’accoudait, prenait les attitudes de quelqu’un qui se dispose à assister commodément à un spectacle intéressant.

Nous avons dit que la route serpentait le long de la montagne, en sorte que, en descendant, on avait : à droite, la masse granitique qui se dressait imposante et féerique en ses aspects changeants, variés à l’infini par les magiques rayons d’un soleil rutilant ; à gauche, les pentes, tantôt douces, tantôt raides, souvent à pic, gouffres béants, prêts à engloutir, mutilée, déchiquetée par les aloès géants et les épines des cactus, la victime d’un faux pas.

Quant à ce que nous appelons la route, c’était tout simplement le fer des chevaux et des mules qui, à la longue, avait fini par tracer une sorte de sentier capricieux, tantôt assez large pour permettre à plusieurs cavaliers de l’aborder de front, tantôt à peine suffisant pour un seul. Toutefois, par-ci, par-là, les hommes avaient consenti à rectifier, arranger le chemin tracé par les bêtes.

Les cinq gardes du corps de Fausta s’étaient élancés pêle-mêle à lapoursuite de Pardaillan. La route, en se rétrécissant, les obligea à se mettre en file, et voici quel était l’ordre de marche établi par le hasard. En tête, Bussi-Leclerc, puis Sainte-Maline, Chalabre, Montsery, et fermant la marche, Montalte.

Pardaillan, lui, se trouvait à un angle de la route où le travail des bêtes avait été sommairement façonné par les hommes, et de telle sorte qu’il y avait là une façon de minuscule plate-forme.

Lorsqu’il entendit derrière lui le pas des chevaux, il se retourna :

– Tiens ! c’est ce brave Bussi-Leclerc, et les trois mignons que j’ai tirés de la Bastille, et celui-là que je ne connais pas !... Pourquoi diable Fausta les a-t-elle empêchés de me charger là-haut ? Ils y avaient de la place au moins, tandis qu’ici...

Et son sourire se fit aigu tandis qu’il inspectait le terrain avec un hochement de tête significatif.

Posément, il fit faire volte-face à son cheval et l’accula dans l’angle, contre la paroi, la croupe presque appuyée contre d’énormes quartiers de roche éboulés. Ainsi placé, il avait devant lui le sentier par où venait Bussi ; derrière, les roches qui lui faisaient un rempart ; à sa gauche, il avait le flanc de la montagne et à sa droite le précipice. On ne pouvait donc l’attaquer que de front et un à un.

Son épée dégagée, il attendit, et lorsque Bussi-Leclerc ne fut plus qu’à quelques pas de lui :

– Eh ! monsieur Bussi-Leclerc, où courez-vous ainsi ?... Est-ce après la leçon d’escrime que je vous promis voici quelques mois ?

– Misérable fanfaron ! hurla Leclerc, en chargeant l’épée haute, attends, je vais te donner la leçon que tu mérites, moi !

– Je ne demande pas mieux, fit Pardaillan en parant.

– Tue ! tue ! crièrent les trois ordinaires.

– Là ! là ! messieurs... Si vous vouliez me tuer, il ne fallait pas mettre en avant cet écolier.

– Mort de ma mère ! un écolier, moi, Bussi !...

– Et un mauvais écolier encore... qui ne sait même pas tenir son épée... là !... hop ! sautez !

Et l’épée de Bussi sauta, alla tomber dans le précipice.

– Oh ! démon ! rugit Leclerc en s’arrachant les cheveux.

Derrière lui Sainte-Maline criait :

– Place ! faites-moi place, mordieu !

Bussi hébété ne bougeait pas, continuait de barrer la route aux autres. Et comme il jetait des regards de fou autour de lui, il vit Montalte qui avait mis pied à terre, s’était faufilé au premier rang et lui tendait son épée.

Bussi s’en saisit avec un rugissement de joie, et sans hésiter, fonça de nouveau, tête baissée.

– Encore ! fit Pardaillan. Ma foi, monsieur, vous êtes insatiable !

Il achevait à peine que l’épée de Bussi décrivait une courbe dans l’air et allait rejoindre la première au fond du précipice.

– Là ! fit Pardaillan, êtes-vous plus satisfait maintenant ? Si je sais compter, c’est la cinquième fois que je vous désarme... Vous n’avez décidément pas de chance avec moi.

Bussi leva les poings au ciel, étouffa une imprécation et s’affaissa, terrassé par la rage et la honte.

C’en était fait de lui si Pardaillan – suprême humiliation et suprême générosité – ne l’avait saisi de sa poigne de fer et maintenu, évanoui, sur la selle.

Sainte-Maline s’efforçait vainement de passer et de prendre la place de Bussi, lorsque Montalte, se dressant devant lui, d’une voix basse et sifflante :

– Sur votre vie, monsieur, ne bougez pas !

– Mort du diable ! monsieur, êtes-vous fou ?

– Ne bougez pas, vous dis-je... Cet homme est un démon ! Si nous le laissons faire, il nous tuera les uns après les autres ou nous désarmera... Emmenez Bussi et retournez auprès de la princesse... Je l’ordonne en son nom... Allez, messieurs.

Pardaillan, ayant assujetti Bussi, se tourna vers les ordinaires, et de son air le plus aimable :

– À qui le tour, messieurs ?

Mais Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissaient en grommelant à l’ordre du cardinal, et en jetant des regards furieux qui s’adressaient autant à Montalte qu’à Pardaillan, mettaient pied à terre, s’emparaient de Bussi, s’efforçaient de le faire revenir à lui...

Pendant ce temps, Montalte se campait devant Pardaillan, et pâle de rage contenue :

– Monsieur, dit-il, sachez que je vous hais.

– Bah ?... Mais je ne vous connais pas, monsieur. Qui êtes-vous ?...

– Je suis le cardinal Montalte, dit l’autre en se redressant.

– Le neveu de cet excellent M. Peretti ?... Il va bien, M. votre oncle ? répondit Pardaillan avec son plus gracieux sourire.

– Je vous hais, monsieur...

– Vous l’avez déjà dit, monsieur, fit froidement le chevalier.

– Et je vous tuerai !

– Ah ! ah ! ceci, c’est autre chose !... Comment comptez-vous m’occire, monsieur ?

– Je vous ai averti, monsieur, dit Montalte en grinçant. Nous nous retrouverons.

– Tout de suite, si vous voulez... Non ? Eh bien, où vous voudrez, en ce cas, et quand vous voudrez.

Cependant les ordinaires s’éloignaient, emmenant Bussi-Leclerc, qui, revenu à lui, pleurait sur sa défaite, sans écouter les consolations qu’ils lui prodiguaient, suivis d’assez loin par Montalte pensif.

– À vous revoir, messieurs ! leur cria Pardaillan.

Et haussant les épaules, il reprit sa route en fredonnant un air de chasse du temps de Charles IX.

Il n’avait pas fait cinquante pas qu’il entendait un coup de feu. La balle venait s’aplatir à quelques toises de lui, sur le versant qu’il côtoyait.

Il leva vivement la tête. Montalte, seul, penché sur l’abîme, au-dessus de lui, tenait à la main le pistolet fumant qu’il venait de décharger. Le cardinal, voyant son coup manqué, sauta sur son cheval et, avec un geste de menace, se lança à la poursuite de ses compagnons.