Don Quichotte
Le cavalier, tout en poursuivant son chemin vers la plaine, songeait :
« Diable ! s’il avait mieux calculé la portée, c’en était fait de M. l’ambassadeur et de sa mission. »
Et avec un froncement de sourcils :
– Bussi-Leclerc et les autres m’ont attaqué en gentilshommes, épée contre épée... Celui-là est d’Église... et il tente de m’assassiner... Celui-là est à surveiller de près ! Il me hait, m’a-t-il dit, mais pourquoi ?... Je ne le connais pas, moi...
Il réfléchit un moment, et, avec ce haussement d’épaules qui lui était familier :
– Çà, mordieu ! je serai donc le même toute ma vie ?... Mon pauvre père, s’il vivait encore, pourrait m’accabler des plus véhéments reproches, et à juste raison... bon ! me voilà sorti des traquenards de cette montagne. Ici, du moins, on voit venir de loin.
Et il reprit le cours de ses réflexions :
– Eh quoi ! libre de toute attaque, la conscience nette, ayant liquidé, dans le passé, toutes mes dettes – dettes de reconnaissance, dettes de haine – je pouvais contempler les événements en spectateur et me laisser vivre tranquille. Oui, morbleu ! car après tout, que m’importent à moi les affaires et du roi Henri et du roi Philippe ? et de Mme Fausta et du pape ? et de l’Église et de la Réforme ? et de je ne sais quoi encore ?...
Il se retourna et aperçut, au loin, Fausta et son escorte parvenus au bas de la montagne. Il hocha la tête, et :
– Au lieu de cela, me voici, une fois de plus, piqué de la tarentule de me mêler de ce qui ne me regarde pas !... Me voici, une fois de plus, jeté au milieu d’une partie où je n’avais que faire, et où ma présence vient tout brouiller... Et j’ai la sottise de m’ébahir que des gens que je ne connais pas me veulent la male-mort ? Par Pilate ! mais c’est précisément le contraire qui devrait m’étonner !... Sans compter que les choses ne font que commencer et qu’avant longtemps tout ce qu’il y a de frocards en Espagne – et Dieu sait s’il y en a ! – sera déchaîné contre moi !
Il se retourna encore une fois et ne vit plus l’escorte de Fausta.
Il se secoua, et avec un sourire narquois :
– Bah ! le vin est tiré !... Au surplus, j’en ai vu bien d’autres, et je ne suis pas manchot, Dieu merci !
En monologuant de la sorte, il arriva à Madrid sans avoir aperçu une seule fois l’escorte de Fausta et sans aventure digne d’être notée.
Au bord du Mançanarès, sur une éminence, à l’endroit même où se dresse aujourd’hui le palais royal, s’élevait alors l’Alcazar, résidence du roi.
Pardaillan s’y rendit tout droit. Le premier officier auprès duquel il se renseigna lui répondit :
– Sa Majesté a quitté Madrid, voici quelques jours déjà.
– Et où le roi se rend-il ?
– Le roi se rend à Séville à la tête d’un corps d’armée castillan pour soumettre les hérétiques : juifs, musulmans et bohêmes.
– C’est là une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec son air figue et raisin.
L’officier castillan, charmé de cette approbation flatteuse, ajouta :
– Le roi a juré d’exterminer l’hérésie dans tout le royaume. Il faudra que juifs et Maures se convertissent, ou sinon...
– On les grillera en masse !... Vive Dieu ! cela leur apprendra à vivre !... Comme je ne voudrais pour rien au monde manquer un spectacle aussi édifiant, souffrez, monsieur, que je vous quitte.
Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course à travers monts et plaines.
Passé Cordoue, après avoir traversé de véritables forêts d’orangers et d’oliviers, en longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours était barré par des milliers de moulins à huile, il arriva à Carmona, ville fortifiée, à quelques lieues de Séville, où il fut tout surpris de voir l’armée royale occupée à dresser ses tentes.
Pardaillan demanda pourquoi l’armée s’arrêtait si près du but.
– C’est que, lui répondit-on, c’est aujourd’hui mardi.
– Mardi, fit Pardaillan, jour consacré à Mars... Favorable, par conséquent, à une entreprise guerrière, comme la vôtre.
– Jour néfaste, au contraire, seigneur. Chacun sait que toute entreprise commencée un mardi est vouée à un échec certain.
– Tiens ! chez nous, en France, c’est le vendredi qui a la fâcheuse réputation de porter malheur !... Alors le roi va camper ici ?
– Non pas, seigneur. Le roi est un prince valeureux, ennemi de toute superstition. Il a bravement continué et couchera ce soir à Séville.
– Alors, dit gravement Pardaillan, comme je suis aussi ennemi de toute superstition – à ma manière – je ferai comme votre valeureux souverain : je m’en irai bravement coucher à Séville.
Et il se remit en route encore une fois.
Vers le soir, il aperçut enfin l’escorte du roi, hérissée de piques et de bannières, qui déroulait lentement ses anneaux sur la route poudreuse, bordée de bois d’oliviers, chênes-liège, orangers et palmiers.
Peu soucieux de la suivre à pareille allure, il se lança sous bois, où il eut tôt fait de la dépasser. Mais alors il s’arrêta, et :
– Mordieu ! pendant que je le puis, voyons un peu de près la figure de ce valeureux prince, qui n’a pas peur d’entreprendre un mardi l’extermination d’une partie de ses sujets !
Montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, une centaine de seigneurs, bardés de fer et la lance au poing, précédaient une vaste et somptueuse litière traînée par des mules parées de housses aux couleurs éclatantes, couvertes de filets terminés par des cordelettes à nœuds qui tombaient jusqu’à terre, les harnais magnifiques ornés de rosettes, de houppes et de bouffettes multicolores et surchargés de coquillages, de plaques, d’anneaux et de clochettes d’argent qui tintinnabulaient gaiement.
Dans un opulent et sévère costume de soie et de velours noirs, le roi était à demi étendu sur des coussins de velours broché.
Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, œil froid, d’une fixité par ma foi peu ordinaire, taille plutôt petite, de la morgue hautaine plutôt que de la majesté, physionomie sombre et glaciale... un spectre !...
Tel fut le signalement que Pardaillan établit de S. M. catholique Philippe II, alors âgé de soixante-trois ans.
Derrière la litière, deuxième rempart vivant de fer et d’acier.
– Cordieu ! fit Pardaillan en s’éloignant à toute bride, la sombre figure que voilà !... Et c’est là le triste sire que Mme Fausta rêve d’imposer au peuple de France, si vivant, si joyeux !... Par Pilate ! la seule vue de ce glacial despote suffirait à figer à jamais le rire sur les jolies lèvres des filles de France !
Séville, capitale de l’Andalousie, était autrement importante que de nos jours. Située dans la plaine, dépourvue de toute défense naturelle, si ce n’est du côté du Guadalquivir, elle était protégée par une enceinte crénelée, et quinze portes principales gardaient l’entrée de la ville.
Au moment où le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et d’or, Pardaillan fit son entrée par la porte de la Macarena, située au nord de la ville.
Si l’on veut savoir d’où vient ce nom bizarre, nous dirons que c’était le nom d’une infante mauresque.
Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hôtellerie convenable qui ne fût pas trop éloignée du palais royal.
Le cavalier fixa sur lui un œil pénétrant et le considéra un moment avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan s’il n’avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une sympathie manifeste et comme une sorte d’admiration : visiblement ce cavalier le couvait du regard attendri d’un père admirant un fils tendrement chéri.
Si bien que Pardaillan, qui n’était pourtant pas d’un naturel très patient, voyant qu’il ne répondait pas reprit doucement et avec un sourire :
– Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous prier de m’indiquer une auberge.
L’inconnu sursauta, et :
– Oh ! excusez-moi, seigneur... Une hôtellerie ?... dans les environs de l’Alcazar ? Eh bien, mais... l’hôtellerie de La Tour me paraît tout indiquée... Elle est très confortable d’abord, et ensuite l’hôtelier est de mes amis... Mais, vous êtes étranger, seigneur. Français !... Oui, je le vois !... Si vous voulez bien me le permettre, j’aurai l’honneur de vous conduire moi-même à l’hôtellerie de La Tour et de vous recommander aux bons soins de l’hôte.
– Monsieur, je vous rends mille grâces. J’accepte très volontiers votre offre obligeante, mais croyez bien que tout l’honneur est pour moi, répondit le chevalier qui, à son tour, détailla son guide d’un coup d’œil rapide.
C’était un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il était grand et maigre : il avait un front superbe, le front vaste d’un penseur, surmonté d’une chevelure abondante, naturellement bouclée, rejetée en arrière, légèrement grisonnante aux tempes ; des yeux vifs, perçants, tantôt pétillants de malice, tantôt vagues comme des yeux de visionnaire ; un nez long et crochu ; les pommettes saillantes, les joues creuses, une petite moustache brune, relevée sur les côtés, et une barbiche taillée en pointe.
Le chevalier remarqua que son costume quoique râpé était d’une propreté méticuleuse ; que l’inconnu paraissait se servir péniblement de son bras gauche. Enfin, il portait au côté une large et solide rapière.
Ils se mirent en route côte à côte, et chemin faisant, avec une complaisance inlassable et une compétence qui frappa Pardaillan, l’inconnu lui fournit des renseignements clairs et précis sur tout ce qu’il pensait devoir intéresser un étranger.
Comme ils traversaient la plaza de San-Francisco :
– Que signifie cet autel dressé sur cette place ? demanda Pardaillan.
– Seigneur, c’est devant cet autel que la Sainte Inquisition s’efforce, en brûlant leurs corps, de sauver les âmes des misérables qui s’obstinent à méconnaître les bienfaits de notre sainte religion.
Rien ne saurait traduire le ton sur lequel furent prononcées ces paroles, en soi rigoureusement conformes à l’esprit de l’époque.
Pardaillan fixa un instant son interlocuteur, qui soutint ce regard avec un air ingénu.
Et à son tour, avec une mélancolie inexprimable, il murmura :
– Comme la vie serait belle et douce et facile sous ce ciel radieux, dans cette atmosphère embaumée, au milieu de cette riche nature qui est un enchantement !... Comme la vie serait bonne... si les hommes consentaient à agir en véritables hommes et non en fauves déchaînés !... Oui, mais les hommes sont ce qu’ils sont... des fauves plus ou moins déguisés.
L’inconnu avait écouté ces réflexions avec un air pétillant de joie, et à son tour il murmura quelque chose que Pardaillan ne saisit pas bien !
En approchant du fleuve, l’inconnu dit en désignant une tour encastrée dans l’enceinte du palais royal :
– L’hôtellerie de La Tour, où je vous conduis, se dénomme ainsi à cause de son voisinage avec cette tour.
– Qui s’appelle ?...
– La tour de l’Or... C’est le coffre où notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent d’Afrique.
– Peste ! le coffre est de taille ! À ce compte-là, je me contenterais d’un coffret ! fit Pardaillan.
– Je me contenterais de moins encore ! Vous pouvez le voir à ma mise, répondit l’inconnu en riant aussi.
– Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe la mise et que l’escarcelle soit vide... Je vois à votre air que vous possédez ce que votre roi ne pourra jamais acquérir avec tous ses trésors, fussent-ils de taille à exiger cent coffres pareils à cette tour.
– Diable ! seigneur, fit l’inconnu d’un air narquois, qu’ai-je donc de si précieux, selon vous ?
– Vous avez ceci et cela, répondit Pardaillan en posant son doigt tour à tour sur son front et sa poitrine.
L’inconnu dédaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan dans la bonne opinion qu’il commençait à s’en faire. Il se contenta de murmurer, mais cette fois le chevalier l’entendit :
– Merveilleux ! Tout comme don Quichotte !
Et arrêtant son cheval, le chapeau à la main, très gravement il dit :
– Seigneur, je m’appelle Miguel de Cervantès de Saavedra, gentilhomme castillan, et je me tiendrai pour honoré au-dessus de tout si vous me permettez de me proclamer votre ami.
– Moi, monsieur, je suis le chevalier de Pardaillan, gentilhomme français, et j’ai vu, du premier coup, que nous étions faits pour nous entendre à merveille. Touchez-là donc, monsieur, et croyez bien quesi quelqu’un se trouve honoré, c’est moi.
Et les deux nouveaux amis échangèrent une franche étreinte.
Cependant ils étaient arrivés à l’auberge, et avant de mettre pied à terre :
– Monsieur de Cervantès, dit Pardaillan, ne vous semble-t-il pas que nous ne pouvons en rester là et que la connaissance ainsi ébauchée ne peut dignement continuer qu’à table et en choquant nos verres ?
– C’est aussi mon avis, seigneur, dit Cervantès en souriant.
– Vraidieu ! monsieur, vous me réjouissez l’âme ! Vous ne sauriez croire combien cela repose de rencontrer de temps en temps un homme qui fait fi des simagrées, qui manifeste franchement ses sentiments et avec qui on peut parler en toute loyauté de cœur.
– Oui, dit Cervantès, rêveur. Je vois que ce plaisir doit être plutôt rare pour vous.
– Très rare, en effet.
– C’est que pour comprendre et apprécier une nature aussi simple et aussi droite que la vôtre, il faut être doué soi-même d’un cœur très simple et très droit. Or, chevalier, en notre époque effroyablement tortueuse et compliquée, la droiture et la simplicité sont considérées comme des crimes impardonnables. Le malheureux affligé de cette tare monstrueuse, qui commet l’imprudence de la montrer, voit aussitôt les honnêtes gens dont se compose l’immense troupeau de ce que l’on est convenu d’appeler la société, se ruer sur lui le fer à la main, prêt à le déchirer ; et le moins qui puisse lui arriver, c’est de passer pour un fou... J’ai idée que vous devez en savoir quelque chose...
– C’est par Dieu ! vrai. Je n’ai, jusqu’à ce jour, rencontré que des loups qui m’ont montré les crocs et ont essayé de me déchirer... Mais vous voyez que je ne m’en porte pas plus mal.
En devisant de la sorte, ils pénétrèrent dans l’auberge, et il faut croire que la recommandation de Cervantès n’était pas sans valeur, car, fait remarquable dans un pays où l’indolence des gens n’a d’égale que leur extrême sobriété, l’hôtelier se montra très accueillant et s’empressa de préparer le festin que Pardaillan voulait offrir à son nouvel ami.
– Nous causerons à table, avait-il dit à Cervantès, et, en buvant des vins de mon pays, qui ne valent peut-être pas les vôtres, mais qui savent agréablement délier les langues les plus rebelles. Vous me direz qui vous êtes, je vous dirai qui je suis.
En attendant que le dîner fût à point, ils s’attablèrent dans le patio, au milieu d’autres consommateurs assez nombreux, devant une bouteille de vieux Xérès.
Le patio de l’auberge de La Tour était – comme tous les patios – une cour dallée assez vaste, recouverte de voiles pour garantir du soleil. La nuit étant venue, le patio était éclairé par une demi-douzaine de lampes à huile posées sur des appliques en fer forgé.
– Vous voyez, chevalier, dit Cervantès, le jour, lorsque le soleil darde trop violemment ses rayons, on peut s’étendre à l’abri sous les arcades que supportent ces minces colonnettes. Ce patio d’auberge n’a rien à envier au patio du plus somptueux palais. Il a même sa petite fontaine entourée d’orangers, de palmiers et de fleurs. L’eau entretient une fraîcheur agréable et les fleurs embaument l’air. Que peut-on désirer de plus ?
Enfin le dîner fut servi par une délicieuse jeune fille de quinze ans, la propre fille de l’hôtelier, que son père envoyait pour honorer ses hôtes de marque.
Et tout en dévorant à belles dents, tout en entonnant force rasade de vins du Bordelais alternés avec les meilleurs crus d’Espagne, ils causaient ; et Cervantès ayant raconté son histoire :
– Ainsi donc, disait Pardaillan, après avoir été soldat et vous être vaillamment battu à cette glorieuse bataille de Lépante1, d’où vous êtes revenu à peu près estropié, si j’en juge par votre bras gauche dont vous vous servez si péniblement, vous voilà maintenant commis au gouvernement des Indes et piqué du désir de vous immortaliser en écrivant quelque impérissable chef-d’œuvre ? Mordieu ! vous l’écrirez, ce chef-d’œuvre, et votre gloire égalera, si elle ne la surpasse, celle de M. de Ronsard que j’ai connu autrefois.
– Voulez-vous que je vous dise, chevalier ? Eh bien ! jusqu’ici j’étais en proie aux affres du doute. Maintenant je crois, qu’en effet, j’écrirai, sinon le chef-d’œuvre dont vous parlez, du moins une œuvre digne d’être remarquée.
– Là ! j’en étais sûr !... Mais dites-moi pourquoi ne doutez-vous plus maintenant ?
– Parce que j’ai enfin trouvé le modèle que je cherchais, répondit Cervantès avec un sourire énigmatique.
– Tant mieux, corbleu !
Le patio s’était vidé peu à peu. Il ne restait plus qu’un groupe de consommateurs assez bruyants, réunis à la même table, à l’autre extrémité de la cour, une servante qui allait et venait et la jeune fille qui les servait.
Cervantès, d’un coup d’œil circulaire, s’était assuré qu’on ne pouvait les entendre, et baissant la voix :
– Et vous, seigneur, dit-il, vous m’avez parlé d’une mission... Excusez-moi, et ne voyez, dans la question que je veux vous poser, rien d’autre que le désir de vous être utile...
– Je le sais, fit Pardaillan. Voyons la question.
– Cette mission, donc, vous mettra-t-elle en contact avec le roi ?
– En contact... et en conflit ! dit nettement Pardaillan en le regardant en face.
Cervantès soutint le regard du chevalier un moment, sans rien dire, puis, se penchant sur la table à voix basse :
– En ce cas je vous dis : gardez-vous, chevalier, gardez-vous bien !... Si vous êtes venu ici dans l’intention de contrarier la politique du roi, laissez de côté cette loyauté qui éclate dans vos yeux... Dissimulez, mettez un masque impénétrable sur votre visage car, ici, vous ne verrez que des masques recouverts de cagoules... Observez vos paroles, vos gestes, vos pensées, car ici, l’enfant à qui vous jetterez un os, l’oiseau qui vous frôlera de son souffle, tout, tout, tout ira vous trahir et vous dénoncer au Saint-Office... Si vous êtes venu en ennemi, ne vous fiez pas à votre force, à votre entourage, à votre intelligence !... Tremblez, chevalier ; et regardez non devant vous, mais à droite, à gauche, derrière, derrière surtout, car c’est par derrière que vous serez frappé.
– Diable, mon cher, vous m’impressionnez... Dites-moi, ma belle enfant, comment vous appelez-vous ?
– Juana, seigneur.
– Eh bien, ma jolie Juana, allez donc me chercher de ces gelées d’oranges que vous avez emportées, elles sont délicieuses, par ma foi !... Ah ! pendant que vous y êtes, voyez donc si, en cherchant bien, votre estimable père ne nous trouvera pas quelque autre bouteille de ce saumurois que j’affectionne particulièrement.
– Don Quichotte ! murmura Cervantès.
Deux minutes plus tard, Juana posait sur la table les confitures et le vin demandés et se retirait de son pied léger.
– Vous disiez donc, cher monsieur de Cervantès ?... dit Pardaillan en étalant soigneusement sa confiture sur un gâteau de miel.
Cervantès le considéra une seconde avec ébahissement et hocha doucement la tête.
À ce moment ils se trouvaient seuls dans le patio.
– Savez-vous ce que c’est que le roi Philippe ? reprit Cervantès, toujours à voix basse.
– Je l’ai vu passer dans sa litière, il n’y a pas bien longtemps, et ma foi, l’impression qu’il m’a produite n’est guère à son avantage.
– Le roi, chevalier, c’est l’homme qui a fait trancher la tête à un de ses ministres, coupable d’avoir osé parler devant lui avant d’y être invité... C’est l’homme qui note minutieusement l’ordre dans lequel il laisse ses papiers sur la table de travail afin de s’assurer que nulle main indiscrète n’est venue les toucher... C’est l’homme qui poursuit d’une haine implacable la femme qu’il a cessé d’aimer et la laisse lentement mourir dans le cachot où il l’a fait jeter... C’est l’homme qui vient ici à la tête d’une armée pour meurtrir d’inoffensifs savants, de paisibles commerçants, coupables seulement d’adorer un autre dieu que le sien... et dont le véritable crime est de posséder d’immenses richesses, bonnes à confisquer... C’est l’homme sous les pas duquel les bûchers se dressent tout allumés pour réduire en cendre ceux que la mousquetade a épargnés... C’est l’homme enfin qui, par jalousie, a fait saisir et mourir dans les tortures son propre fils, l’héritier de son trône, l’infant don Carlos ! Voilà ce que c’est que le roi d’Espagne contre lequel vous venez vous heurter, vous, chevalier de Pardaillan !...
– Dans ma carrière, déjà longue, dit paisiblement Pardaillan, il m’a été donné de combattre quelques monstres d’assez belle envergure... J’avoue, toutefois, n’en avoir jamais rencontré d’aussi complet, d’aussi magnifique dans sa hideur que celui dont vous venez de me tracer le portrait. Celui-là manquait à ma collection, et tout ce que vous me dites me donne une furieuse envie de le voir de près... dussé-je être broyé, pauvre atome que je suis.
– Exactement ce que dirait don Quichotte ! fit Cervantès avec admiration.
– Vous dites ?
– Rien, chevalier, une idée à moi.
Et, gravement :
– Et pourtant, s’il n’y avait que le roi seul... ce ne serait rien...
– Comment ! cher monsieur, il y a pis encore ?... S’il en est ainsi, prenons des forces, mordieu !... Allons ! tendez votre verre... À votre santé, monsieur de Cervantès !
– À votre santé, monsieur de Pardaillan ! répondit Cervantès d’un air lugubre.
– Là ! fit Pardaillan en posant son verre vide sur la table. Parlez maintenant, je suis curieux de savoir de quel monstre, plus monstrueux encore, vous allez me menacer maintenant.
– L’Inquisition ! dit Cervantès dans un souffle.
– Bah ! fit Pardaillan en éclatant de rire... Fi ! vous, un gentilhomme, vous tremblez devant les moines !
– Hé ! chevalier, ces moines font trembler le roi et le pape lui-même !
– Bon ! Qu’est-ce que votre roi ?... Une façon de faux moine couronné... Qu’est-ce que le pape ? un ancien moine mitré ! Je comprends que des moines puissent s’effrayer entre eux, mais nous ? Fi donc !... D’ailleurs, le pape, et même la papesse – vous ignorez sans doute qu’il y a eu une papesse – pape et papesse, je les ai tenus dans la main que voici, et je vous jure qu’ils ne pesaient pas lourd !... et j’ai dédaigné de la fermer, cette main, sans quoi ils eussent été broyés !...
– Merveilleux ! s’exclama Cervantès en frappant dans ses mains, vous parlez tout à fait comme don Quichotte !
– Je ne connais pas ce don Quichotte, mais s’il parle comme moi, c’est un homme sage, mordieu !... à moins que ce ne soit un fou... Quoi qu’il en soit, raisonnable ou fou, ce don Quichotte, s’il était ici, vous dirait comme moi : « Buvez, cher monsieur de Cervantès, buvez de ce vin clair de mon pays, de ce vin si pétillant, et si gai, et vous verrez s’enfuir les sombres pensées qui vous agitent. »
– Ah ! chevalier, dit Cervantès assombri, ne plaisantez pas !
Et, avec un accent de sourde terreur :
– Vous ne savez pas, vous, ce que c’est que cet effroyable tribunal qu’on appelle le Saint-Office... car tout est saint dans cette redoutable institution de bourreaux... Vous ne savez pas que ce pays, si magnifiquement doté par la nature, naguère encore débordant de vie, resplendissant de la gloire de ses artistes et de ses savants que l’on massacre en masse, ce pays, aujourd’hui, agonise lentement sous l’impitoyable étreinte d’un régime d’épouvante... oui, d’épouvante... et l’épouvante est telle que, devenus déments, oui, fous de peur ! des milliers de malheureux sont allés se dénoncer eux-mêmes, se livrer eux-mêmes aux flammes des autodafés !... Dieu vous garde de jamais savoir ce que sont ce qu’ils appellent des casas santas : saintes maisons !... des cellules toujours bondées de victimes, des trous infects, privés d’air, de lumière... Vous ne savez pas enfin que, lorsqu’il ne se trouve pas de vivants pour assouvir son insatiable soif de sang humain, le tribunal va jusqu’à déterrer les morts pour les jeter au bûcher !... Et c’est à ce monstre que vous voulez vous heurter ?... Prenez garde ! vous serez brisé, comme je brise cette coupe !
Et d’un coup sec Cervantès brisait la coupe placée devant lui.
– Juana ! appela Pardaillan. Mon enfant, apportez une autre coupe à M. de Cervantès.
Et quand la coupe fut remplacée et remplie, lorsque Juana se fut retirée, Pardaillan se tourna vers Cervantès et :
– Mon cher ami, dit-il de cette voix spéciale qu’il avait dans ses moments d’émotion, vous me voyez ravi et tout ému de la belle amitié que vous voulez bien témoigner à l’étranger que je suis. Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que j’ai dû déjà être brisé, je ne sais combien de fois dans ma vie, et au bout du compte, sans savoir pourquoi ni comment, j’ai toujours vu que ce sont ceux qui pensaient me pulvériser qui ont été brisés.
– Ce qui veut dire que, malgré ce que je vous ai dit, vous persistez ?
– Plus que jamais ! dit simplement Pardaillan.
– Oh ! superbe don Quichotte ! admira Cervantès.
– Cependant, continua doucement Pardaillan, je dois à votre amitié une explication. La voici : tout ce que vous venez de me dire, je le savais aussi bien que vous. Mais une chose que vous ignorez peut-être, vous, et que je sais, moi, c’est que mon pays est menacé de ce double fléau : Philippe II et son Inquisition... et je sais encore qu’il est impossible que la France soit lentement étranglée comme votre malheureux pays.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne le veux pas ! dit froidement Pardaillan.
– Vous parlez encore comme don Quichotte ! exulta Cervantès qui, à de certaines réponses de Pardaillan, perdait la notion de la réalité pour enfourcher on ne savait quelle chimère.
– Je sais, continua Pardaillan – qui n’avait peut-être pas entendu – je sais que je risque ma vie dans cette entreprise, mais convenez que c’est bien peu de chose lorsqu’il s’agit du salut de millions d’êtres humains.
– Pensée digne de don Quichotte ! s’émerveilla Cervantès.
Pardaillan le considéra une seconde avec une sorte d’attendrissement railleur, et le voyant perdu dans un rêve, il haussa les épaules en disant :
– S’il en est ainsi, corbacque ! ce don Quichotte dont vous me rabattez les oreilles, votre ami don Quichotte est fou !
– Fou ? Peut-être bien !... oui... c’est une idée que vous me donnez là... Il faudra voir... murmura Cervantès.
Et tout à coup, revenant à la réalité, il se leva, s’inclina profondément devant Pardaillan ébahi, et :
– En tout cas, dit-il, c’est un brave homme et un brave... Et je veux vous faire une proposition, chevalier.
– Voyons la proposition, fit Pardaillan, qui le considérait avec un commencement d’inquiétude.
– C’est, dit Cervantès, l’œil pétillant de joyeuse malice, de porter avec moi la santé de l’illustre chevalier don Quichotte de la Manche !
– Mordieu ! fit Pardaillan qui se leva avec un soupir de soulagement, je le veux de tout mon cœur, bien que je ne connaisse pas ce digne seigneur...
– À la gloire de don Quichotte ! dit Cervantès avec une émotion étrange.
– À l’immortalité de votre ami don Quichotte ! renchérit le chevalier en choquant son verre contre celui de Cervantès qui mit la main sur son cœur en signe de remerciement.
Et en lui-même, le chevalier pensait : « Par Pilate ! ces poètes sont tous un peu fous ! »
Et aussitôt, avec un sourire narquois : « Bah ! après tout, est-ce bien à moi à jeter la pierre aux autres ? »