XV



Le plan de Fausta



Ponte-Maggiore avait entraîné Montalte hors de l’Alcazar. Sans prononcer une parole, il le conduisit sur les berges à peu près désertes du Guadalquivir, non loin de la tour de l’Or, sentinelle avancée à l’entrée de la ville.

Un moine, qui paraissait plongé dans de profondes méditations, marchait à quelques pas derrière eux et ne les perdait pas de vue.

Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard circulaire autour de lui, et ne voyant personne, il s’arrêta enfin, se campa en face de Montalte, et d’une voix haletante :

– Écoute, Montalte, dit-il, ici comme à Rome, je te demande une dernière fois : veux-tu renoncer à Fausta ?

– Jamais ! dit Montalte avec une sombre énergie.

Les traits de Ponte-Maggiore se convulsèrent, sa main se crispa sur la poignée de sa dague. Mais faisant un effort surhumain, il se maîtrisa, et ce fut d’un ton presque suppliant qu’il reprit :

– Sans renoncer à elle, tu pourrais du moins la quitter... momentanément. Écoute-moi... Nous étions amis, Montalte, nous pourrions le redevenir... Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous deux en Italie. Sais-tu que le pape est malade ? Ton oncle est bien vieux, bien usé... Un dénouement fatal est à redouter et, tous deux, nous avons un intérêt capital à nous trouver à Rome au moment où ce dénouement se produira ; toi, Montalte, pour toi-même, puisque tu étais désigné pour succéder à Sixte ; moi, pour mon oncle, le cardinal de Crémone.

À l’annonce de la maladie de Sixte Quint, Montalte ne put réprimer un tressaillement. La tiare avait toujours été le but de ses rêves d’ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son ambition. Il devait sur l’heure choisir : ou courir à Rome pour tâcher de ramasser la couronne pontificale et s’éloigner de Fausta, ne plus la voir, la perdre peut-être à tout jamais ; ou rester près de Fausta et renoncer à son ambition. Il n’hésita pas et, secouant la tête avec une résolution farouche :

– Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du pape et de qui lui succédera... Tu veux m’éloigner d’elle !

– Eh bien ! oui, c’est vrai ! gronda Ponte-Maggiore ; la pensée que je vis loin d’elle, tandis que toi tu peux la voir, lui parler, la servir, l’aimer... te faire aimer peut-être... cette pensée me met hors de moi, je vois rouge et j’ai des envies furieuses de tuer !... Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi !... Je ne la verrai jamais, mais tu ne la verras pas davantage... Je serai délivré, du moins, de cet horrible supplice qui finirait par me rendre fou.

Montalte haussa furieusement les épaules, et d’une voix sourde :

– Insensé ! dit-il. Sa présence m’est aussi indispensable pour vivre que l’air qu’on respire... La quitter !... autant vaudrait me demander ma vie !...

– Meurs donc ! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapière au poing.

Montalte évita le coup d’un bond en arrière et, dégainant d’un geste rapide, il reçut le choc sans broncher et les fers se trouvèrent engagés jusqu’à la garde.

Ils étaient tous deux de force égale, tous deux animés d’une même haine mortelle, d’un égal désir de meurtre.

Pendant quelques instants, ce fut, sous l’éclatant soleil, une lutte acharnée ; coups foudroyants suivis de parades rapides, bonds de tigre suivis d’aplatissements soudains, le tout accompagné de jurons, d’imprécations et d’injures, sans aucun avantage marqué de part et d’autre.

Enfin Ponte-Maggiore, après quelques feintes habilement exécutées, se tendit brusquement et son épée vint s’enfoncer dans l’épaule de son adversaire.

Au moment où il se redressait avec un rugissement de joie triomphante, Montalte, rassemblant toutes ses forces, lui passa son épée au travers du corps. Tous deux battirent un instant l’air de leurs bras, puis se renversèrent comme des masses.

Alors, d’un coin d’ombre ou il s’était tapi, surgit le moine qui s’approcha des deux blessés, les considéra un instant sans émotion et se dirigea aussitôt vers la tour de l’Or où il pénétra par une porte dérobée qui s’ouvrit silencieusement, après qu’il eut frappé d’une manière spéciale.

Quelques instants plus tard, il reparaissait, conduisant d’autres moines porteurs de civières sur lesquelles les deux blessés, maintenant évanouis, furent chargés et transportés avec précaution dans la tour.

Montalte, le moins grièvement atteint, revint à lui le premier. Il se vit dans une chambre qu’il ne connaissait pas, étendu sur un lit moelleux aux courtines soigneusement tirées. Au chevet du lit, une petite table encombrée de potions, d’onguents, de linges à pansement. De l’autre côté de la table, un deuxième lit hermétiquement clos.

Entre les deux lits, le moine allait et venait à pas menus et feutrés, broyait des ingrédients mystérieux dans un petit creuset de marbre blanc, versait des liquides épais et inconnus, minutieusement dosés, préparait avec un soin méticuleux une sorte de pommade brunâtre de laquelle il paraissait attendre merveille, à en juger par son air de satisfaction visible.

Lorsque le moine s’aperçut que le blessé devait être éveillé, il s’approcha du lit, tira les rideaux, et d’une voix douce, nuancée de respect :

– Comment Votre Éminence se sent-elle ? demanda-t-il.

– Bien ! répondit Montalte d’une voix faible.

Le moine eut ce sourire satisfait du praticien qui constate que tout marche normalement selon ses prévisions, et :

– Votre Éminence sera sur pied dans quelques jours, à moins d’imprudence grave de sa part, dit-il.

Montalte brûlait du désir de poser une question. Il espérait bien avoir tué Ponte-Maggiore et il n’osait s’informer. À ce moment, un gémissement se fit entendre. Le moine se précipita et tira les rideaux du deuxième lit d’où partait le gémissement.

« Hercule Sfondrato ! pensa Montalte. Je ne l’ai donc pas tué ! »

Et une expression de rage et de haine s’étendit sur ses traits convulsés.

De son côté, Ponte-Maggiore aperçut tout d’abord la tête livide de Montalte et la même expression de haine et de défi se lut dans ses yeux.

Cependant, le moine-médecin s’empressait. Avec une adresse et une légèreté de main remarquables, il appliquait sur la blessure un linge fin recouvert d’une épaisse couche de la pommade qu’il venait de fabriquer et, soulevant la tête de son malade avec des précautions infinies, il lui faisait absorber quelques gouttes d’un élixir. Aussitôt une expression de bien-être se répandait sur les traits de Ponte-Maggiore et le moine, en reposant la tête sur l’oreiller, murmurait :

– Surtout, monsieur le duc, ne bougez pas... Le moindre mouvement peut vous être funeste.

– Duc ! pensa Montalte. Cet intrigant a donc réussi à arracher à mon oncle ce titre qu’il convoitait depuis si longtemps !

Sous l’effet bienfaisant des pansements habiles et des cordiaux énergiques du moine, les deux blessés avaient recouvré toute leur conscience et maintenant ils se jetaient des regards furieux, chargés de menaces. Et le moine, qui les observait, songea : « Sainte Vierge ! si je les laisse seuls une minute, ils sont capables de se jeter l’un sur l’autre et de détruire en un instant tout l’effet de mes soins patients. »

Il se dirigea vivement vers une pièce voisine. Là un religieux attendait patiemment, plongé dans la prière et la méditation... du moins en apparence. Le moine-médecin lui dit quelques mots à voix basse et revint précipitamment se placer entre ses deux malades, prêt à intervenir au moindre geste équivoque.

Au bout de quelques instants, un homme entra dans la chambre et s’approcha du moine-médecin qui se courba respectueusement, tandis que Montalte et Ponte-Maggiore, reconnaissant le visiteur, murmuraient avec une sourde terreur :

– Le grand inquisiteur !

Espinosa eut une interrogation muette à l’adresse du médecin qui répondit par un geste rassurant et ajouta, à voix basse :

– Ils sont sauvés, monseigneur !... Mais voyez-les... je crains à chaque instant qu’ils ne se ruent l’un sur l’autre et ne s’entretuent !

Le grand inquisiteur les considéra, l’un après l’autre, avec une fixité troublante et fit un geste impérieux. Le moine se courba profondément et se retira aussitôt de son pas silencieux.

Espinosa prit un siège et s’assit entre les deux lits, face aux deux blessés qu’il tenait sous son regard dominateur.

– Çà, dit-il, d’un ton très calme, êtes-vous des enfants ou des hommes ?... Êtes-vous des êtres sensés ou des fous furieux ?... Comment ! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes supérieurs, dignes de commander à vos passions !... Et quelle passion ?... la jalousie aveugle et stupide !...

Et comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de protestation, Espinosa reprit avec plus de force :

– J’ai dit stupide... je le maintiens !... Eh ! quoi, vous ne voyez donc rien ? Niais que vous êtes ? Pendant que vous vous entre-déchirez, qui triomphera ? Qui ?... Pardaillan !... Pardaillan qui est aimé, lui ! Pardaillan qui, grâce à votre stupide aveuglement, réussira à vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupés à vous mordre, à vous déchirer, et qui, alors, se moquera de vous... et il aura bien raison !

– Assez ! assez ! monseigneur, râla Ponte-Maggiore, tandis que Montalte, l’œil injecté, crispait furieusement ses poings.

Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude, plus impérieux :

– Au lieu de vous ruer l’un sur l’autre comme deux fauves déchaînés, unissez vos forces et vos haines par le Christ ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et terrasser votre ennemi commun. Chargez-le sans trêve ni repos jusqu’à ce que vous l’ayez réduit à merci ! jusqu’à ce que vous le teniez pantelant et râlant sous vos coups combinés... Alors, quand vous l’aurez tué, il sera temps de vous entre-tuer, si vous n’arrivez pas à vous entendre.

Montalte et Ponte-Maggiore se regardèrent, hésitants et effarés. Ils n’avaient pas songé, ni l’un ni l’autre, à cette solution pourtant logique.

– C’est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur ! murmura Montalte.

– Croyez-vous sincèrement que Pardaillan est seul à redouter pour vous ?

– Oui, râlèrent les deux blessés.

– Voulez-vous réellement le terrasser, le voir mourir d’une mort lente et désespérée ?

– Oh ! tout mon sang en échange de cette minute !

– Eh bien, alors, soyez amis et alliés. Jurez de vous aider mutuellement. Jurez de marcher la main dans la main jusqu’à ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ ! ajouta Espinosa en leur tendant sa croix pastorale.

Et les deux ennemis, réconciliés dans une haine commune contre le rival préféré, tendirent la main sur la croix et grondèrent d’une même voix :

– Je jure !...

– C’est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment. Vous reprendrez votre indépendance quand vous serez débarrassés de votre ennemi et vous serez libre alors de vous dévorer mutuellement si vous y tenez absolument. Mais jusque là, alliance offensive et défensive et sus à Pardaillan !

– Sus à Pardaillan ! C’est juré, monseigneur.

– Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous êtes moins grièvement atteint que le duc de Ponte-Maggiore ; je le confie à vos bons soins. Il n’y a pas un instant à perdre, messieurs ; il faut que vous soyez sur pied le plus tôt possible. Songez que vous avez affaire à un rude lutteur, qui, pendant que vous êtes cloués ici par votre faute, ne perd pas son temps, lui. Au revoir, messieurs.

Et Espinosa sortit de son pas lent et grave.



*



Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortée de Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitté l’Alcazar avec tous leshonneurs dus à son rang.

Fausta aimait à s’entourer d’un luxe inouï partout où elle allait. À cet effet, elle semait l’or à pleines mains et sans compter. Le luxe, chez cette femme extraordinaire, n’était pas un vulgaire manège de coquette soucieuse de faire un cadre étincelant à sa beauté prodigieuse, qui aurait pu s’en passer. Le luxe fabuleux dont elle s’entourait faisait partie d’un système, un peu théâtral, savamment étudié. C’était comme une sorte de mise en scène éblouissante destinée à frapper l’imagination de ceux qui l’approchaient, grands ou petits, tout en mettant en relief sa beauté.

À Séville, Fausta s’était fait immédiatement aménager une demeure somptueuse où s’entassaient les meubles précieux, les tentures chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maîtres les plus réputés de l’époque, où rien n’avait été épargné pour produire une profonde impression sur le visiteur ébloui. Ce fut dans cette demeure que sa litière la conduisit.

Rentrée chez elle, ses femmes la dépouillèrent du fastueux costume de cour qu’elle avait revêtu pour sa visite à Philippe II, et lui passèrent une ample robe de lin fin, tout unie et d’une blancheur immaculée. Ainsi vêtue, elle se retira dans sa chambre à coucher, pièce où nul ne pénétrait et qui contrastait étrangement par sa simplicité, avec les splendeurs qui l’environnaient.

Là, sûre que nul œil indiscret ne pouvait l’épier, elle sortit de son sein la déclaration d’Henri III qu’Espinosa avait failli lui enlever. Elle la considéra plus longtemps d’un air rêveur, puis elle l’enferma dans un petit étui à fermoir secret qu’elle plaça dans un tiroir habilement dissimulé au fond d’un coffre en chêne massif, défendu par un double rang de serrures compliquées.

– À moins de réduire le coffre en miettes, on ne trouvera pas cet étui, murmura-t-elle.

Ces précautions prises, elle s’assit et, sans que son visage perdît rien de ce calme majestueux qu’elle devait à une longue étude, elle réfléchit :

– Ainsi, j’ai rencontré Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a suffi pour me faire trébucher encore ! J’ai failli être prise et dépouillée par le grand inquisiteur.

Et, avec un sourire indéfinissable :

– Il est vrai que Pardaillan lui-même est venu me délivrer !... Pourquoi ?... M’aimerait-il, sans s’en douter lui-même ? Cet homme a de ces gestes qui me déroutent, moi, Fausta !...

Et, avec une expression sinistre :

– Il est vrai que si Espinosa est bien l’homme que je crois, le geste chevaleresque de Pardaillan lui coûtera la vie... Mais Espinosa osera-t-il profiter du traquenard qu’il avait si admirablement machiné ?... Ce n’est pas sûr ! La diplomatie de ce prêtre est lente et tortueuse. Moi seule, j’ose vouloir et je sais aller droit au but... Lui aussi !... Pourquoi ne veut-il ou ne peut-il être à moi ?... Que ne ferions-nous pas si nous étions unis ?... Que ne suis-je moi-même un homme ! je voudrais voir l’univers asservi à mes pieds ! Mais je ne suis qu’une femme, et puisque je n’ai pas pu arracher de mon cœur cet amour, cause de ma perte, je frapperai l’objet de cet amour et cette fois mes précautions seront si bien prises qu’il n’échappera pas. C’est ma propre existence qui est en jeu : pour que je vive il faut que Pardaillan meure !

Sa pensée eut une nouvelle orientation en songeant à Philippe II :

– L’impression que j’ai produite sur le roi m’a paru profonde... Sera-t-elle humble ? Alors que j’espérais l’éblouir par l’élévation de mes conceptions, ma beauté seule a paru impressionner cet orgueilleux vieillard. Eh bien, soit... L’amour est une arme comme une autre et par lui on peut mener un homme... surtout quand cet homme est affaibli par l’âge... J’eusse préféré autre chose, mais je n’ai pas le choix.

Et revenant à ce qui était le fond de sa pensée :

– Toutes mes rencontres avec Pardaillan me sont fatales... Si Pardaillan revoit Philippe, cet amour du roi s’éteindra aussi vite qu’il s’est allumé. Pourquoi ?... Comment ?... Je n’en sais rien ! mais cela sera, c’est inéluctable... Il faut donc que Pardaillan meure !...

Encore un coup une saute dans sa pensée :

– Myrthis !... Où peut être Myrthis en ce moment ? Et mon fils ?... Son fils !... Ils doivent être en France maintenant. Comment les retrouver ?... Qui envoyer à la recherche de cet enfant... mon enfant ! Je cherche vainement, nul ne me paraît assez sûr, assez dévoué.

Et avec un accent intraduisible :

– Fils de Pardaillan !... Si ton père t’ignore, si ta mère t’abandonne, que seras-tu ?... que deviendras-tu ?...

Longtemps elle resta ainsi à songer, à combiner. Enfin, sa résolution sans doute inébranlablement prise, elle sortit de sa chambre et entra dans un salon meublé avec un luxe raffiné.

Elle fit venir son intendant, lui donna des instructions et demanda :

– Monsieur le cardinal Montalte est-il là ?

Son Éminence n’est pas encore rentrée, madame.

Fausta fronça le sourcil et elle réfléchit.

– Cette disparition est étrange... Montalte me trahirait-il ? Ne lui a-t-on pas plutôt tendu quelque embûche ?... Il doit y avoir de l’Inquisition là-dessous... J’aviserai...

Et tout haut :

– Messieurs de Sainte-Maline, de Chalabre et de Montsery ?

– Ces messieurs sont avec le sire de Bussi-Leclerc qui sollicite la faveur d’être reçu.

Fausta réfléchit une seconde et ordonna :

– Faites entrer le sire de Bussi-Leclerc avec mes gentilshommes.

L’intendant sorti, Fausta prit place dans un fauteuil monumental et somptueux comme un trône, en une de ces attitudes de charme et de grâce dont elle avait le secret, et attendit.

Quelques instants plus tard, les trois ordinaires s’inclinaient respectueusement devant elle pendant que Bussi, avec cette galanterie de salle d’armes qu’il croyait irrésistible, débitait son compliment :

– Madame, j’ai l’honneur de déposer aux pieds de votre radieuse beauté les très humbles hommages du plus ardent de vos admirateurs.

Ayant dit, il se campa, frisa sa moustache, et attendit l’effet de sa galanterie. Comme toujours, cette superbe assurance sombra piteusement devant l’accueil hautain de Fausta, qui, avec un fugitif sourire de mépris, répondit :

– Soyez le bienvenu, monsieur.

Et tout aussitôt, sans plus s’occuper de lui, avec ce sourire enchanteur et de cette voix chaude et caressante qui charmaient les plus réfractaires :

– Messieurs, dit-elle, asseyez-vous. Nous avons à causer. Monsieur de Bussi-Leclerc, vous n’êtes pas de trop.

Les quatre gentilshommes s’inclinèrent en silence et prirent place dans des fauteuils disposés autour d’une petite table qui les séparait de la princesse.

– Messieurs, reprit Fausta, en s’adressant particulièrement à ses ordinaires, vous avez bien voulu accourir du fond de la France pour m’apporter l’assurance de votre dévouement et l’appui de vos vaillantes épées. Le moment me paraît venu de faire appel à ce dévouement. Puis-je compter sur vous ?

– Madame, dit Sainte-Maline, nous vous appartenons.

– Jusqu’à la mort ! ajouta Montsery.

– Donnez vos ordres, fit simplement Chalabre.

Fausta remercia d’un signe de tête et reprit :

– Avant toute chose, je désire établir nettement les conditions de votre engagement.

– Les conditions que vous nous avez faites nous paraissent très raisonnables, madame ! dit Sainte-Maline.

– Combien vous rapportait votre emploi auprès d’Henri de Valois ? demanda Fausta en souriant.

– Sa Majesté nous donnait deux mille livres par an.

– Sans compter la nourriture, le logement, l’équipement.

– Sans compter les gratifications et les menus profits.

– C’était peu, fit simplement Fausta.

– M. Bussi-Leclerc nous a offert le double en votre nom, madame.

– M. de Bussi-Leclerc s’est trompé, dit froidement Fausta qui frappa sur un timbre.

À cet appel, l’intendant, porteur de trois sacs rebondis, fit son entrée. Sans mot dire, il salua gravement, aligna ses trois sacs sur la petite table, salua de nouveau et disparut.

Du coin de l’œil, les trois spadassins soupesèrent les sacs et se regardèrent avec des sourires émerveillés.

– Messieurs, dit Fausta, il y a trois mille livres dans chacun de ces sacs... C’est le premier quartier de la pension que j’entends vous servir... sans compter la nourriture, le logement et l’équipement... sans compter les gratifications et les menus profits.

Les trois eurent un éblouissement. Cependant Sainte-Maline, non sans dignité, s’exclama :

– C’est trop ! madame... beaucoup trop !

Les deux autres approuvèrent de la tête, cependant que des yeux ils caressaient les vénérables sacs.

– Messieurs, reprit Fausta toujours souriante, vous étiez au service du roi. Vous voici à celui d’une princesse qui redeviendra souveraine un jour, peut-être... mais qui ne l’est plus pour le moment. C’est une sorte de déchéance pour vous... je vous dois bien une compensation.

Et désignant les sacs :

– Prenez donc sans scrupules ce qui vous est donné de grand cœur.

– Madame, dit avec chaleur Montsery, qui était le plus jeune, entre le service du plus grand roi de la terre et celui de la princesse Fausta, croyez bien que nous n’hésiterons pas un seul instant.

– Même sans compensation ! ajouta Sainte-Maline, en faisant disparaître un des trois sacs.

– Ni menus profits ! dit Chalabre à son tour, en subtilisant d’un geste prompt le deuxième sac.

Ce que voyant, Montsery, pour ne pas être en reste, s’empara du dernier sac en disant :

– C’est pour vous obéir, madame.

Cette sorte d’escamotage avait été si prestement exécuté, avec des airs si ingénument détachés, que Bussi-Leclerc, témoin silencieux et impassible, ne put réprimer un sourire.

Fausta, elle, ne sourit pas, mais elle dit :

– Vous allez en expédition, messieurs.

Les trois dressèrent l’oreille.

– La même somme vous sera comptée à la fin de l’expédition... Les trois furent aussitôt debout :

– Noël pour Fausta !... Bataille !... Sangdieu !... Tripes du pape !... crièrent-ils, électrisés.

Alors Fausta, soudain très grave, révéla :

– Il s’agit de Pardaillan, messieurs.

– Ah ! ah ! pensa Bussi, je me disais aussi : de quelle entreprise mortelle cette générosité, plus que royale, est-elle le prix ?

L’enthousiasme des trois spadassins tomba instantanément. Les faces épanouies s’effarèrent, devinrent graves et inquiètes, le sourire se figeasur les lèvres pincées et les yeux scrutèrent les coins d’ombre, comme s’ils se fussent attendus à voir apparaître celui dont le nom seul suffisait à les affoler.

– Trouvez-vous toujours votre service payé trop cher ? demanda Fausta, sans raillerie.

Les trois hommes hochèrent la tête.

– Dès l’instant où il s’agit de Pardaillan, non, mordiable ! ce n’est pas trop cher !

– Hé quoi ! hésiteriez-vous ? demanda encore Fausta, maintenant glaciale.

– Non, par tous les diables !... Mais Pardaillan... Diantre ! madame, il y a de quoi hésiter !

– Savez-vous que nous courons fort le risque de ne jamais dépenser les pistoles qui tintent si agréablement dans ce sac ?

Fausta, toujours glaciale, dit simplement :

– Décidez-vous, messieurs.

Baissant la voix instinctivement, comme si celui dont ils préméditaient le meurtre eût été là pour les entendre, Sainte-Maline dit :

– Il s’agit donc de ?...

Et un geste d’une éloquence terrible traduisit sa pensée.

Toujours brave et résolue, avec un imperceptible dédain, Fausta formula tout haut, froidement, résolument, ce que le bravo n’avait pas osé dire :

– Il faut tuer Pardaillan !

Les trois eurent une dernière hésitation et se consultèrent du coin de l’œil. Puis retrouvant leur insouciance habituelle, avec un haussement d’épaules, comme pour jeter bas tout vain scrupule et toute crainte :

– Ah ! bah ! après tout un homme en vaut un autre ! trancha Sainte-Maline.

– Nous sommes tous mortels ! énonça sentencieusement Chalabre en passant délicatement le bout du doigt sur le fil de sa dague.

– On commençait à se rouiller ! constata Montsery en faisant craquer ses articulations.

Et d’un commun accord, avec des rictus de dogues prêts à mordre, la rapière au poing, ils crièrent :

– Sus à Pardaillan !

Fausta sourit. Et sûre de ces trois, elle se tourna vers Bussi.

– Le sire de Bussi-Leclerc se croit-il trop grand seigneur pour entrer au service de la princesse Fausta ? dit-elle.

– Madame, fit vivement Bussi, croyez-bien que je serais fort honoré d’entrer à votre service.

– Dans une entreprise contre Pardaillan, le concours d’une épée telle que la vôtre serait un appoint précieux. Faites vos conditions vous-mêmes. Quelles qu’elles soient je les accepte.

Bussi-Leclerc se leva brusquement. D’un geste violent il tira sa dague et, avec un accent de haine furieuse, il gronda :

– Madame, pour avoir la joie de plonger ce fer dans le cœur de Pardaillan, je donnerais, sans hésiter, non seulement ma fortune jusqu’au dernier denier, mais encore mon sang jusqu’à la dernière goutte... Mon concours vous est donc tout acquis... Mais vous comprenez qu’il ne saurait être question d’engagement ni d’argent entre nous, d’abord parce que la joie d’assouvir ma haine me suffit amplement, ensuite parce que je suis résolu à considérer comme un ennemi et à traiter comme tel quiconque cherchera à se placer entre Pardaillan et moi... S’il vous prenait fantaisie de sauver Pardaillan après l’avoir condamné, je ne pourrais me tourner contre vous sans forfaiture si j’étais à votre service.

Gravement Fausta approuva de la tête.

– Plus tard, madame, j’accepterai les offres gracieuses que vous voulez bien me faire. Pour le moment, et pour cette entreprise, il vaut mieux que je garde mon indépendance.

– Quand vous croirez le moment venu, monsieur, vous me trouverez dans les mêmes dispositions à votre égard.

Bussi s’inclina et, avec résolution :

– En attendant, madame, dit-il, souffrez que je sois le chef de cette entreprise... Ne vous fâchez pas, messieurs, je ne doute ni de votre zèle ni de votre dévouement, mais vous agissez pour le compte de madame, tandis que j’agis pour mon propre compte, et quand il s’agit de sa haine et de sa vengeance, Bussi-Leclerc, voyez-vous, n’a confiance qu’en lui-même.

– Ces messieurs agiront d’après vos instructions, ordonna Fausta.

Les trois s’inclinèrent en silence.

– Avez-vous un plan tracé, monsieur de Bussi ? demanda Fausta.

– Très vague, madame.

– Il faut cependant que Pardaillan meure... le plus tôt possible, insista Fausta en se levant.

– Il mourra ! grinça Bussi avec assurance.

Fausta interrogea du regard les trois ordinaires qui grondèrent :

– Il mourra !

Fausta réfléchit un moment, et :

– Messieurs, dit-elle, je vous laisse libres d’agir. Mais si d’ici à lundi vous n’avez pu atteindre Pardaillan, vous viendrez tous les quatre avec moi à la corrida royale. Je vous y donnerai mes instructions et, cette fois, je crois que Pardaillan n’échappera pas.

– C’est bien, madame, dit Bussi, nous y serons tous... si d’ici là nous n’avons pas réussi.

– Allez, messieurs, dit Fausta en les congédiant avec un geste de souveraine.

Dès qu’ils furent dans la vaste salle qui leur servait de dortoir, le premier soin des trois ordinaires fut d’éventrer leurs sacs, de compter les écus et les pistoles et d’aligner les piles d’or et d’argent avec des airs de jubilation intense.

– Trois mille livres ! exulta Montsery en faisant sauter dans sa main une poignée de pièces d’or. Jamais je ne me suis vu si riche !

Chalabre se précipita vers son coffre et, tout en enfouissant soigneusement sa part, il grommela :

– Le service de Fausta a du bon !

– Quand tout ceci sera congrûment bu, mangé et joué, il y en aura d’autres, remarqua Sainte-Maline.

– C’est vrai, vivedieu ! Fausta nous a promis une gratification, s’écria joyeusement Montsery.

– Quand nous aurons occis Pardaillan, dit Sainte-Maline avec un air contraint.

Une fois encore, ce nom suffit à faire tomber toute leur joie et ils demeurèrent un moment rêveurs.

– M’est avis que nous ne tenons pas encore la gratification, murmura Chalabre en hochant la tête.

Et Montsery, exprimant tout haut ce qu’il pensait tout bas :

– C’est dommage !... Il me plaisait, à moi, ce diable d’homme !

– Il a joliment étrillé le seigneur à la barbe rousse !

– Et de quel air il a traité le roi lui-même !

– Il a rudement mortifié l’insolente morgue de ces seigneurs castillans ! Tudieu ! Quel homme !

– J’étais fier d’être Français comme lui !... Après tout, ici, nous sommes en pays ennemi !

– C’est pourtant ce même homme que nous devons... attaquer... si nous ne voulons renoncer à la brillante situation que notre bonne fortune nous a fait trouver, fit Sainte-Maline qui, étant le plus âgé, était aussi le plus sérieux et le plus pratique.

– Je le regrette, morbleu !

– Que veux-tu, Montsery, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

– C’est la vie !

– Et puisque la mort de Pardaillan doit nous assurer l’abondance et la prospérité, ma foi tant pis pour Pardaillan ! décida Sainte-Maline.

– Au diable le Pardaillan ! grogna Chalabre.

– Chacun pour soi et Dieu pour tous ! reprit Sainte-Maline.

– Amen ! firent les deux autres en éclatant de rire.