Don Cristobal Centurion
Comme bien on pense, Pardaillan trouva l’hôtellerie sens dessus dessous. Manuel, l’hôtelier, Juana, sa fille, les servantes, tout le monde, au bruit de la bataille, s’était empressé d’accourir et avait assisté à toute la scène. Les fenêtres des maisons voisines elles-mêmes s’étaient prudemment entrebâillées pour permettre aux habitants de regarder. D’ailleurs il faut rendre justice à ces badauds : nul ne songea un instant à intervenir, soit pour prêter main-forte aux deux hommes qui en tenaient quatre en respect, soit pour essayer de les séparer.
Pardaillan avait un air qui faisait que, généralement, on se hâtait de le servir avec égards. Mais ce soir-là il ne put s’empêcher de sourire en voyant avec quelle célérité le personnel de l’auberge de la Tour, patron en tête, s’empressait de prévenir ses moindres désirs.
– Mon cher hôte, avait-il dit en rentrant, voici monsieur qui enrage de faim et de soif. Donnez-nous ce que vous voudrez, mais pour l’amour de Dieu, faites vite !
En un clin d’œil, la table avait été dressée dans le coin le mieux abrité du Patio, abondamment garnie de mets propres à aiguiser l’appétit, tels que : olives vertes, piments rouges, marinades diverses, saucissons et tranches de porc froid – menus hors-d’œuvre destinés à tromper la faim, flanqués d’un nombre imposant de flacons vénérables, aux formes diverses, proprement alignés en bataille, le tout d’un aspect fort réjouissant... surtout pour un homme qui, enterré vivant, avait pu penser que jamais plus il ne lui serait donné de se délecter à si appétissant spectacle.
Bien entendu, pendant ce temps, l’hôte, rué à ses fourneaux, s’activait en conscience et se disposait à envoyer l’omelette bien mordorée, les pigeons cuits à l’étouffée, les côtes d’agneau grillées sur des sarments bien secs, plus quelques bagatelles comme pâtés divers, tranches de venaison, truitons frits, arrosés d’un jus de citron, ce, en attendant la pièce rare, la grande nouveauté, le régal du jour, importé d’Amérique et vulgarisé par des pères jésuites, savoir : un magnifique dindonneau farci et cuit à la broche devant un feu bien vif1. Enfin, pour couronner dignement le tout : le régiment des marmelades, compotes, gelées, confitures, pâtes de fruits divers, accompagné de l’escadron des flans, tartes, échaudés, oublies renforcés par les fruits frais de la saison.
Tandis que le personnel de l’hôtellerie s’activait à son service, Pardaillan remplit trois coupes sans mot dire, invita d’un geste Cervantès et don César, vida la sienne d’un trait, la remplit et la vida une deuxième fois, et, en reposant la coupe sur la table :
– Ah ! morbleu ! cela fait du bien !... dit-il. Ce vin d’Espagne vous réchauffe le cœur et, par ma foi ! j’en avais besoin.
– En effet, dit Cervantès qui l’observait avec une attention soutenue, vous êtes pâle comme un mort et paraissez ému... Je ne pense pourtant pas que ce soit le combat que vous venez de soutenir qui vous ait ainsi frappé... Il y a certainement autre chose.
Pardaillan tressaillit et regarda un instant Cervantès en face, sans répondre. Puis, haussant les épaules :
– Asseyez-vous là, dit-il en s’asseyant lui-même, et vous ici, don César.
Sans se faire autrement prier, Cervantès et don César prirent place sur les sièges que leur indiquait le chevalier. S’adressant à don César et faisant allusion à son intervention qui l’avait préservé du coup de poignard de Bussi :
– Je vous fais mon compliment, dit-il. Vous n’aimez pas, à ce que je vois, laisser traîner longtemps une dette derrière vous.
Le jeune homme rougit de plaisir, plus encore pour le ton et l’air affectueux dont ces paroles furent prononcées, que pour les paroles elles-mêmes. Et avec cette franchise et cette loyauté qui paraissaient être le fond de son caractère, il répondit vivement :
– Ma bonne étoile m’a fait arriver à point pour vous éviter un mauvais coup, monsieur, mais je ne suis pas quitte envers vous ; au contraire, me voici à nouveau votre débiteur.
– Comment cela, monsieur ?
– Eh ! monsieur, n’avez-vous pas paré pour moi plusieurs coups qui m’eussent indubitablement atteint... si vous n’aviez veillé sur moi !
– Ah ! fit simplement Pardaillan, vous avez remarqué cela ?
– Nécessairement, monsieur.
– Ceci prouve que vous savez garder tout votre sang-froid dans l’action, ce dont je vous félicite vivement... C’est une qualité précieuse qui vous rendra service dans l’avenir.
Et changeant de sujet, brusquement :
– Maintenant, si vous m’en croyez, attaquons toutes ces victuailles qui doivent être succulentes, si j’en juge par leur mine, fort appétissante, ma foi. Nous causerons en mangeant.
Et les trois amis commencèrent bravement le massacre des provisions accumulées devant eux.
*
Pendant que Pardaillan répare ses forces épuisées par un long jeûne, les fatigues et les émotions d’une journée si bien remplie, il nous faut revenir pour un instant à un personnage dont les faits et les gestes sollicitèrent notre attention.
Nous voulons parler de cet étrange mendiant qui, en reconnaissance d’une aumône royale que lui avait généreusement faite le chevalier de Pardaillan, n’avait rien trouvé de mieux que de le menacer de son poignard, par derrière, et s’était soudain évanoui pendant que Bussi-Leclerc le cherchait dans l’ombre, avec l’intention peu charitable, mais bien arrêtée, de lui infliger une correction soignée.
Le mendiant, qui d’ailleurs ne soupçonnait nullement la menace suspendue sur sa tête, s’était tout simplement glissé entre les marchandises qui encombraient le quai, avait gagné une des nombreuses ruelles qui aboutissaient au Guadalquivir, et s’était élancé en courant dans la direction de l’Alcazar.
Arrivé à une des portes du palais, le mendiant dit le mot de passe et montra une sorte de médaille. Aussitôt, la sentinelle, sans paraître autrement surprise, s’effaça respectueusement.
Le mendiant, d’un pas délibéré, s’engagea dans le dédale des cours et des couloirs, qu’il paraissait connaître à fond, et parvint rapidement à la porte d’un appartement à laquelle il frappa d’une manière spéciale. Un grand escogriffe de laquais vint lui ouvrir aussitôt, et sur quelques mots que le mendiant lui dit à l’oreille, il s’inclina avec déférence, ouvrit une porte et s’effaça.
Le mendiant pénétra dans une chambre à coucher. Cette chambre était celle du dogue de Philippe II, don Inigo de Almaran, plus communément appelé Barba-Roja, lequel, présentement, le bras droit entouré de bandes et de compresses, se promenait rageusement, en proférant d’horribles menaces à l’adresse de ce Français, ce Pardaillan de malheur, qui lui avait presque démis un bras.
Au bruit, Barba-Roja s’était retourné. En voyant devant lui une espèce de mendiant sordide, il fronça terriblement les sourcils, et déjà s’apprêtait à foudroyer l’impudent quémandeur, lorsque celui-ci, saisissant son épaisse barbe noire, arracha d’un tour de main ladite barbe qui lui couvrait le bas de la figure et la tignasse qui lui tombait jusqu’aux yeux.
– Cristobal ! s’exclama Barba-Roja. Enfin, te voilà !
Si Pardaillan se fût trouvé là, il eût reconnu dans celui que Barba-Roja venait d’appeler Cristobal, le familier qu’il avait délicatement jeté hors du patio le jour de son arrivée à l’hôtellerie de la Tour.
Qu’était-ce donc que ce Cristobal ? Le moment nous paraît venu de faire plus ample connaissance avec lui.
Don Cristobal Centurion était un pauvre diable de bachelier comme il y en avait tant à cette époque en Espagne. Jeune, vigoureux, intelligent, instruit, il avait résolu de faire son chemin et d’arriver à une haute situation. C’était plus facile à décider qu’à réaliser. Surtout lorsqu’on ne se connaît plus de père ni de mère et qu’on a été instruit et élevé que par la charité d’un vieux brave homme d’oncle, lui-même pauvre curé de campagne, dans un royaume où prêtres et moines sont légion.
Il commença d’abord par se décharger de ces vains scrupules qui sont l’apanage des sots et la pierre d’achoppement de tout ambitieux fermement résolu à réussir. L’opération se fit avec autant plus de facilité que les susdits scrupules, on peut le croire, n’encombraient pas précisément la conscience du jeune Cristobal Centurion. Devenu plus léger il n’en demeura pas moins ce qu’il était avant, pauvre à faire pitié au Job de biblique mémoire. Mais comme les efforts louables qu’il avait faits pour délester sa conscience méritaient somme toute une récompense, le diable la lui donna en lui suggérant l’idée d’alléger son vieux curé d’oncle de quelques doublons que le brave homme avait parcimonieusement économisés en se privant durant de longues années, et qu’il avait précautionneusement enfouis dans une sûre cachette, non pas si sûre pourtant que le jeune drôle ne la découvrit après de longues et patientes recherches.
Comme tout bon Castillan, il se prétendait de famille noble, et sans doute l’était-il, pourquoi pas ? Mais il est de fait qu’il eût été fort empêché de produire ses parchemins si quelqu’un se fût avisé de les lui demander.
Muni de ce maigre pécule, subtilement emprunté à la prévoyance avunculaire, le bachelier Cristobal, devenu don Cristobal Centurion, se hâta de gagner au large et se mit en quête de quelque puissant protecteur. Ceci était dans les mœurs de l’époque. Il y avait en ce temps un don Centurion que Philippe II venait de créer marquis de Estepa. DonCristobal Centurion se découvrit incontinent une parenté indéniable – du moins elle lui parut telle – avec ce riche seigneur. Cristobal s’en fut le trouver tout droit et réclama de lui l’assistance que tout seigneur en faveur à la cour doit à un parent pauvre et obscur. Le marquis de Estepa était un de ces égoïstes comme il y en a malheureusement trop. Il demeura intraitable. Et non seulement ce mauvais parent ne voulut rien entendre, mais encore il déclara tout net à son infortuné homonyme que s’il s’avisait encore de se réclamer d’une parenté que lui, marquis de Estepa, s’obstinait à nier contre toute évidence, il ne se gênerait nullement de le faire bâtonner par ses gens à seule fin de lui montrer péremptoirement qu’un Centurion obscur et sans le sou ne saurait raisonnablement être le parent d’un Centurion riche et marquis, et si la bastonnade ne suffisait à le convaincre, Dieu merci ! le marquis avait assez de pouvoir pour faire jeter dans quelque cul de basse-fosse l’importun Cristobal.
La menace des coups de bâton produisit une impression pénible sur don Cristobal Centurion. La menace d’un internement qui risquait fort de durer autant que durerait sa vie lui dessilla les yeux, et il s’aperçut alors qu’il s’était trompé et qu’en effet le seigneur marquis n’était pas de sa famille. Il renonça donc à réclamer une assistance qu’on avait le droit de lui refuser, puisque, en conscience, il n’y avait aucun droit.
Durant quelques années, il continua de vivre, ou, pour mieux dire, de mourir lentement de faim, du produit vague de non moins vagues besognes.
Il se fit soldat et apprit à manier noblement une épée. Puis il se fit détrousseur de grands chemins et il apprit à manier non moins noblement le poignard. Ayant acquis des notions sérieuses sur la manière de se servir convenablement d’à peu près toutes les armes en usage à l’époque, il mit généreusement ses talents à la disposition de ceux qui ne les possédaient point ou, les ayant, manquaient du courage nécessaire à leur emploi, et moyennant une honnête rétribution, il vous délivrait de quelque ennemi acharné ou vengeait une offense mortelle, un honneur outragé.
Comme il continuait à étudier par plaisir, comme il était d’ailleurs merveilleusement doué, il était devenu un vrai savant en philosophie, en théologie et en procédures de toutes sortes. Et pour varier ses occupations et en même temps accroître quelque peu ses maigres ressources, entre un coup de poignard et une arquebusade, il donnait une leçon à celui-ci, passait une thèse pour le compte de celui-là, écrivait un sermon pour le compte de tel prédicateur, voire de tel évêque à court d’éloquence, ou encore rédigeait les attendus de tel magistrat ou, indifféremment, les plaidoiries de tel avocat.
C’était en résumé un spécimen assez rare, même à une époque pourtant fertile en phénomènes de tous genres : moitié bravo et moitié prêtre.
Or, un jour, comme il cherchait dans ses souvenirs d’enfance – ce qu’il appelait : fouiller dans ses papiers de famille – il se rappela qu’une de ses arrière-cousines avait, autrefois, épousé le cousin de l’arrière-cousin de don Inigo de Almaran, personnage considérable, promu à l’honneur de veiller directement sur les jours de Sa Majesté Catholique et d’exécuter à la douce ceux que la haine du roi lui désignait lorsqu’elle ne pouvait les atteindre ouvertement, au grand jour.
Don Centurion se dit que ce coup-ci, sa parenté était claire, évidente, palpable, et que l’illustre Barba-Roja – qui, somme toute, faisait en haut de l’échelle sociale, et pour le compte du roi, ce que, lui, Centurion faisait en bas, pour le compte de tout le monde – ne pouvait manquer de le comprendre et de le bien accueillir.
Il se trouva qu’en effet Barba-Roja comprit admirablement le parti qu’il pourrait tirer d’un sacripant instruit et vigoureux, décidé à tout, capable de tenir tête au casuiste le plus subtil, capable d’en remontrer au légiste le plus madré, et, en même temps, capable de diriger et exécuter adroitement un coup de main où l’emploi de la force devenait nécessaire.
Il lui apparut que pour l’exécution de certaines expéditions mystérieuses qu’il entreprenait de temps en temps, soit pour le compte du roi, soit pour son propre compte, cet homme qui lui tombait du ciel serait le lieutenant idéal qu’il n’aurait jamais osé espérer. Sans compter que ce second providentiel se doublerait d’un conseiller avisé, capable de le diriger sûrement dans le taillis, inextricable pour lui, des affaires d’État, civiles, militaires ou religieuses – religieuses surtout – dans lequel il risquait à chaque instant de trébucher et de se casser les reins.
Don Cristobal Centurion eut donc cette bonne fortune de se voir bien accueilli. Sa parenté fut reconnue sans discussion et son nouveau cousin le fit entrer d’emblée à la General Inquisicion suprema avec des appointements qui, pour si modestes qu’ils fussent, n’en parurent pas moins mirifiques au bravo habitué depuis longtemps à vivre de longs jours avec quelques réaux, Dieu sait combien péniblement gagnés !
Au moment où nous le présentons au lecteur, don Centurion, fort bien vu de ses chefs, qui avaient pu apprécier ses divers mérites, était en passe de faire doucettement son chemin et il se tâtait pour savoir s’il resterait laïque et se ferait résolument homme de guerre, ou s’il entrerait dans les ordres, ce qui pouvait lui permettre d’aspirer à tous les emplois, y compris celui de grand inquisiteur qu’il entrevoyait confusément dans ses rêves, sans oser encore se l’avouer à lui-même.
Au fond, il penchait pour cette dernière solution, car s’il était devenu homme d’action, par éducation première il avait gardé une prédilection marquée pour l’étude. Et ce bravo, qui maniait le poignard avec une maîtrise incomparable, avait gardé les manières papelardes et onctueuses d’un homme d’église, habile à dissimuler, prompt à se courber humblement devant plus fort que lui, quitte à se redresser avec arrogance devant un plus faible, rancunier et haineux, mais capable de refouler sa haine durant des années.
Dans de telles conditions, dire que don Centurion était tout dévoué à Barba-Roja serait quelque peu exagérer.
Une fois pour toutes il s’était débarrassé de tout sentiment encombrant, et la reconnaissance était au nombre de ceux-là. Mais s’il n’avait aucune reconnaissance pour son bienfaiteur, il était trop intelligent pour n’avoir pas compris que tant qu’il ne se sentirait pas assez fort pour voler de ses propres ailes, il lui faudrait s’appuyer sur quelqu’un de puissant. Ainsi compris, son dévouement pour son cousin était réel et profond puisque en travaillant pour son protecteur il travaillait pour lui-même.
Ah ! si quelqu’un de plus puissant s’était offert à l’employer, il n’eût pas hésité à lâcher et au besoin à trahir odieusement le confiant Barba-Roja. Mais comme nul ne songeait encore à se l’attacher, il restait momentanément foncièrement attaché à son cousin. Tiens ! en se dévouant aveuglément pour cette brute, n’était-ce pas pour son propre avenir qu’il travaillait ?
Tel était l’homme qui venait d’entrer chez Barba-Roja au moment où le molosse vaincu tournait autour de sa chambre comme un fauve en cage, gardant une sombre rancune de sa récente défaite, proférant des menaces terribles à l’adresse de celui qui lui avait infligé cette double humiliation de le battre, lui, Barba-Roja, le fort des forts, devant qui chacun tremblait, et pour comble, de le battre sous les yeux du roi et des courtisans amusés.
– Eh bien ? interrogea-t-il anxieusement.
Centurion haussa dédaigneusement les épaules et répondit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, mais où perçait, malgré lui, une sourde irritation et une rancune furieuse :
– Eh bien, c’était prévu ! Mgr le grand inquisiteur, pour des raisons que je ne saisis pas, a jugé bon de le laisser échapper.
– Sang du Christ !... Que la fièvre maligne étrangle le damné prêtre qui s’avise de jouer à la générosité !... Malheur de moi !... si cet homme vit, je reste déshonoré, moi, et je perds la confiance du roi et je n’ai plus qu’à me retirer dans quelque cloître et y crever de honte et de macération !... Il me faut une revanche, entends-tu, Cristobal ! une revanche éclatante... Sans quoi le roi va me chasser comme un chien qui a perdu ses crocs...
Ces paroles jetèrent la consternation dans l’âme du dévoué Centurion. La disgrâce du dogue de Philippe II entraînait sa déconfiture à lui. C’était l’écrasement fatal des vastes projets échafaudés par son ambition. Il lui fallait donc à tout prix s’employer de son mieux à éviter cette catastrophe à son cousin, puisque lui-même devait en être la première victime. Aussi fût-ce très sincèrement qu’il répondit non sans quelque mélancolie :
– J’entends bien, mon cousin. Mais vous exagérez quelque peu, à mon sens. Sa Majesté ne peut raisonnablement vous faire un crime d’avoir trouvé votre maître. À bien considérer les choses, j’estime que dans votre malheur vous avez encore du bonheur.
– Comment cela ?
– Sans doute. Il aurait pu se faire que vous fussiez tombé sur un Espagnol désireux de vous supplanter auprès du roi, et vous eussiez été irrémissiblement perdu. Au lieu de cela, vous avez eu la bonne fortune de tomber sur un Français, et qui mieux est, sur un ennemi de Sa Majesté. Vous voilà bien tranquille : celui-là ne cherchera pas à prendre votre place... Vous restez, aux yeux du roi, comme aux yeux de tous, l’homme le plus fort de toutes les Espagnes. Dès lors, pourquoi se priver de vos services ? Qui prendre pour vous remplacer ? On ne change pas un bon cheval pour un mauvais. Vous avez été vaincu ? Soit. Les plus grands capitaines éprouvent parfois des revers...
– Peut-être as-tu raison, en effet, dit Barba-Roja qui avait écouté attentivement. Mais, n’importe, il me faut une vengeance.
– Oh ! pour cela, dit Centurion sous le sourcil duquel jaillit une lueur fauve, je suis de votre avis. Et si vous avez une dent contre le Français qui vous a mis à mal, j’en ai une aussi, et d’une belle longueur, je vous en réponds...
– Enfin, l’as-tu vu ? Où est-il ? Que fait-il ?
– Il doit être maintenant rentré à son hôtel où je suppose qu’il se restaure. Je l’ai vu et je lui ai parlé. À telles enseignes qu’il m’a fait l’aumône... Il faut croire que le drôle est même fort riche car il m’a bien donné une pistole, par ma foi !
– Tu l’as vu, gronda Barba-Roja, tu lui as parlé et...
– Je vous entends, mon cousin, dit Centurion avec un sourire livide. S’il a échappé, croyez bien que ce n’est pas le fait de ma volonté. Il faut croire qu’une providence veille sur lui car, comme j’allais lui enfoncer le poignard que voici entre les deux épaules, il s’est retourné à point nommé et, diable ! nous connaissons tous deux la force redoutable du sire. Je n’ai pas demandé mon reste, j’ai filé vivement, et me voici.
Et avec une explosion de joie sauvage, il reprit :
– Nous le tenons, mon cousin ! Je cerne l’auberge et je le prends mort ou vif, dussé-je démolir la bicoque pierre à pierre ou la brûler de la cave au grenier.
– Bon ! grogna Barba-Roja tout joyeux, c’est cela, grille-le comme un pourceau !... Prends autant d’hommes qu’il en faudra et cours, je le voudrais déjà voir les tripes au vent... Quel malheur que le scélérat m’ait à moitié désarticulé le bras !... Je n’aurais laissé à personne le soin de mener à bien cette affaire... Ma vengeance serait plus complète si je la pouvais exercer moi-même, mais enfin il faut savoir se contenter de ce que l’on a.
– Pour ce qui est de mener à bien la chose, dit Centurion avec une joie frénétique, vous pouvez vous en rapporter à moi.
Et avec un grincement hideux :
– La haine que vous portez au sire de Pardaillan est bénigne comparée à celle que je lui porte, moi, et si vous lui voudriez voir les tripes au vent, je lui voudrais, moi, manger le cœur !
– Il t’a fort mal accommodé, toi aussi.
Centurion hocha doucement la tête et, avec un calme sinistrement résolu :
– Dieu aidant, j’espère lui rendre avec usure ce qu’il m’a fait, dit-il. Mais la question n’est pas là... S’il n’y avait eu qu’à agir, je n’aurais, certes, pas perdu de temps. Il s’agit de savoir si je dois opérer.
– Certainement ! fit violemment Barba-Roja. Je t’en donne l’ordre formel.
– Entendons-nous, mon cousin, dit Centurion avec un sourire narquois. Vous m’aviez donné l’ordre de rechercher et de vous amener cette petite Giralda, pour laquelle vous êtes féru d’amour. Je vous ai obéi comme je le devais, et ce n’est certes pas ma faute si je n’ai pas réussi. Qui pouvait prévoir qu’il se trouverait un homme assez audacieux pour résister aux ordres du Saint-Office ? Or, grâce à l’intervention de ce Pardaillan, qui ne respecte rien – que le Ciel le foudroie ! – j’ai échoué et j’ai été désavoué par mes supérieurs... mieux, j’ai été puni pour avoir agi sans ordres... L’ordre venait de vous, mon cousin, mais comme vous n’avez pas jugé à propos de le proclamer et de me couvrir, pensant que vous aviez de bonnes raisons pour agir ainsi, je n’ai écouté que mon dévouement pour vous et je me suis tu, et j’ai accepté la punition sans murmurer.
– En effet, dit Barba-Roja, plutôt gêné, j’avais des raisons toutes spéciales pour ne pas me mêler à cette affaire. Mais je me souviendrai de ton dévouement, et d’abord, comme il n’est pas juste que tu aies été puni par ma faute, prends ceci.
Ceci était une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au dévoué Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en serrant précieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il répondit :
– Ce que j’en ai dit était, comme on dit, pour parler, mon cousin, et non pour vous inciter à pareille munificence.
– Je sais, fit majestueusement Barba-Roja. Mais où voulais-tu en venir ?
– À ceci, mon cousin : qui me dit qu’il ne m’arrivera pas avec ce Pardaillan ce qui m’est arrivé avec la Giralda ? Que je réussisse, comme je l’espère, ou que j’échoue, qui me dit que Mgr d’Espinosa ne se fâchera pas ? Si mon action contrarie ses projets, c’en est fait de moi. Cette fois-ci je tâte du cachot et dame... vous ne l’ignorez pas mon cousin, on sait bien quand on entre au cachot, on ne sait jamais quand on en sortira.
– Enfin, dit Barba-Roja impatienté, explique-toi clairement. Que veux-tu ?
– Je veux, dit froidement Centurion, un ordre écrit de votre main, à seule fin d’être complètement couvert au cas où ce que je vais entreprendre ne serait pas du goût de Mgr le grand inquisiteur.
– N’est-ce que cela ? Que ne le disais-tu plus tôt ! fit Barba-Roja en se dirigeant vers un cabinet d’ébène qui ornait sa chambre.
Mais après avoir ouvert le meuble, il s’arrêta et, considérant piteusement son bras en écharpe :
– Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m’y prenne pour écrire avec mon bras malade ?
– Ventre de veau ! murmura Centurion désappointé, c’est vrai, j’avais oublié le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec cette froideur qui dénotait une résolution bien arrêtée, pourtant je n’agirai pas sans un ordre écrit.
– Diable ! fit Barba-Roja perplexe, comment faire en ce cas ?
Centurion parut réfléchir un instant et :
– Ne pourriez-vous, dit-il, faire signer cet ordre au roi ?
Barba-Roja haussa ses larges épaules.
– Me vois-tu, fit-il du bout des lèvres, allant dire au roi : Sire, vous plairait-il de me signer l’ordre de meurtrir le sire de Pardaillan ? Je serais bien reçu, par ma foi ! et c’est du coup que je pourrais faire mes paquets... s’il ne m’arrivait quelque chose de pire.
– C’est vrai ! c’est vrai ! acquiesça Centurion en se pinçant le lobe de l’oreille, geste machinal qu’il affectionnait quand il était plongé dans de graves méditations.
Et tout à coup, en coulant en dessous un coup d’œil sur Barba-Roja :
– Il y aurait bien un moyen, fit-il.
– Lequel ? fit vivement le colosse, qui était de bonne foi.
– Un blanc-seing !... dit Centurion d’un air très détaché, mais en étudiant toujours du coin de l’œil Barba-Roja hésitant.
– Oh ! fit-il, comme tu y vas ! Sais-tu que ceux que j’ai ici portent la signature du roi ?
– Je le sais... C’est justement ce qu’il faut.
– Sais-tu qu’ils sont contresignés du grand inquisiteur ?
– Cela n’en vaut que mieux.
– Sais-tu qu’avec un de ces parchemins, convenablement rempli, on peut échapper à toute sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorités civiles ou religieuses ?
L’œil de Centurion eut une lueur aussitôt éteinte.
– Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps passe et qu’en tardant davantage, nous courons le risque de trouver l’oiseau déniché.
Barba-Roja eut un geste de fureur concentrée et, toujours hésitant, il murmura :
– Diable ! un blanc-seing...
En disant ces mots, machinalement il fouillait Cristobal jusqu’au fond de l’âme.
Alors, le voyant ébranlé, Centurion, de son air le plus indifférent :
– Au fait, vous avez peut-être raison. Somme toute, je ne suis pas pressé, moi. J’attendrai que vous soyez en état de me signer l’ordre... Il est vrai que pareille occasion ne se présentera peut-être pas de sitôt et que le sire de Pardaillan en profitera probablement pour tirer au large, mais je suis bien tranquille : je peux attendre patiemment l’heure de la vengeance. Et quant à vous, vous ne serez sans doute pas en peine pour si peu et vous saurez bien, je pense, reconquérir toute la faveur du roi... Après tout, notre sire n’est pas aussi féroce que vous l’imaginez...
Barba-Roja se décida brusquement.
– Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin ? dit-il.
– Eh ! quel profit illicite voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi puisse tirer de ce méchant carré de parchemin ? Si encore c’était un bon sur le Trésor, je comprendrais... Mais ça !...
Barba-Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des blancs-seings dont il disposait pour l’exécution des ordres secrets du roi et le tendit à Centurion en disant :
– Tiens ! tu me rendras ceci après l’expédition.
Centurion prit le parchemin d’un air très détaché, mais si Barba-Roja avait pu discerner l’éclair de triomphe qui s’alluma soudain dans l’œil du familier, nul doute qu’il ne lui eût arraché à l’instant le redoutable papier.
Mais Barba-Roja ne discerna rien. Il ne vit qu’une chose : c’est qu’il allait se venger de Pardaillan et rétablir du coup son crédit qu’il croyait ébranlé.
Centurion enfouit le précieux parchemin sous ses loques et se dirigeant vers la porte :
– À bientôt, mon cousin, dit-il. Je n’ai pas un instant à perdre et cependant il me faut aller changer ce costume.
Déjà Centurion avait ouvert la porte, lorsque Barba-Roja, avec une timidité étrange chez ce colosse, murmura :
– Cristobal !...
Centurion repoussa la porte et attendit. Mais voyant que Barba-Roja, très embarrassé, ne pouvait se résoudre à parler, il lui dit avec cette brusque familiarité qu’il ne se permettait que dans le tête-à-tête :
– Les moments sont précieux, l’homme peut nous échapper. Voyons, videz votre sac une bonne fois, mais faites vite...
– Cette jeune fille, fit le colosse en rougissant.
– La Giralda ?... Voilà donc où le bât vous blesse, railla Centurion narquois.
Sans relever la raillerie, Barba-Roja reprit :
– Ne pourrais-tu... si l’occasion se présente... faire d’une pierre deux coups ?...
– Cela se peut faire, dit Centurion avec un mince sourire, si toutefois la jeune fille est à l’auberge... car autrement, souvenez-vous que quiconque veut courir deux lièvres à la fois risque fort de les manquer tous les deux.
– Mais si elle est là ? insista Barba-Roja.
– Si elle est là, je ferai de mon mieux et peut-être serai-je plus heureux que l’autre jour.
– Tu es un bon parent, Cristobal, fit Barba-Roja, dont le visage s’éclaira.
Et avec un accent empreint d’une passion sauvage et violente :
– Si tu réussis, si tu me livres cette jeune fille, demande-moi tout ce que tu voudras !...
– Je n’aurai garde d’oublier la promesse, fit Centurion entre haut et bas.
Et tout haut :
– Je vais travailler de façon à satisfaire à la fois votre haine et votre amour.
Et sur ces mots il s’éclipsa.