Chapitre 32

Les silhouettes immobiles faisaient deux découpes noires sur fond de nuit obscure.

J’ai laissé retomber le rideau. Recroquevillée sur moi-même, j’ai reculé, le cœur battant dans ma gorge.

Le Sinistre Éventreur ? Et avec un complice ?

Respirant à peine, j’ai jeté un autre coup d’œil par la fenêtre.

L’espace entre les silhouettes semblait avoir diminué.

Et diminué aussi l’espace entre les silhouettes et ma porte.

Que faire ?

Mon cerveau terrifié me proposait les mêmes solutions que tout à l’heure.

Appelle le 911 ! Allume la lumière dans la véranda ! Crie de toutes tes forces !

Boyd aboyait toujours régulièrement, mais sans folle agressivité.

Un éclair a clignoté, puis le ciel est redevenu noir.

Mon esprit me jouait-il des tours ? J’avais l’impression d’avoir déjà vu la silhouette la plus grande.

J’ai attendu.

Nouvel éclair, plus long. Une, deux, trois secondes.

Doux Jésus !

Elle était encore plus massive que dans mon souvenir.

Ma main s’est déplacée sur le mur jusqu’au commutateur. L’ampoule a déversé une lumière ambrée sur la véranda.

— Silence, Boyd.

J’ai posé une main sur sa tête.

— C’est vous, Genève ?

— Ne lancez pas le chien sur nous.

Saisissant Boyd par le collier, j’ai tourné le loquet et ouvert la porte.

Genève avait un bras levé à hauteur de son visage, l’autre passé autour des épaules d’une jeune femme que j’ai immédiatement identifiée comme étant Tamela. Aveuglées par la lumière intempestive, les deux sœurs ressemblaient à des biches effrayées.

— Entrez.

Tenant toujours le chow-chow par son collier, j’ai poussé l’écran moustiquaire.

Le droit d’entrer ayant été accordé aux visiteurs, Boyd a échangé ses aboiements contre des balancements de la queue.

Les sœurs Banks n’ont pas bougé.

J’ai reculé d’un pas dans la cuisine, entraînant le chien avec moi.

Genève a tenu l’écran ouvert et poussé Tamela dans la pièce avant d’y pénétrer elle-même. Je les ai rassurées :

— Il ne vous attaquera pas.

Les sœurs restaient quand même sur le qui-vive.

— Soyez sans crainte.

J’ai libéré Boyd et allumé les lumières dans la cuisine. Le chow-chow a fait un petit bond en avant et s’est mis à flairer les jambes de Tamela, en fouettant l’air de sa queue deux fois plus vite.

Genève restait figée sur place.

Tamela a tapoté craintivement la tête du chien. Il s’est retourné pour lui lécher les doigts. Des doigts délicats. Une main qui aurait pu être celle d’un enfant de dix ans. Sauf que les ongles étaient rouge sang.

Boyd s’est intéressé à Genève. Elle l’a regardé fixement. Il est revenu vers Tamela qui s’est baissée, un genou à terre, pour plonger ses doigts dans sa fourrure.

Éberluée, je restais à fixer les deux sœurs, passant de l’une à l’autre, incapable de croire qu’après tout ce temps Tamela puisse se matérialiser ainsi dans ma cuisine.

— Beaucoup de gens s’inquiètent pour vous, ai-je fini par dire en essayant de masquer ma surprise.

— Nous allons bien, a répondu Genève.

— Et votre père ?

— Papa aussi, ça va.

— Comment m’avez-vous trouvée ?

— Vous m’aviez laissé votre carte.

Là, elle a dû remarquer ma surprise, car elle a ajouté :

— De toute façon, papa savait où vous habitiez.

Je n’ai pas réagi. Gideon Banks devait avoir obtenu mon adresse personnelle par quelqu’un de l’université.

— Je suis drôlement soulagée de vous voir saines et sauves. Je peux vous offrir une tasse de thé ?

— Un Coke ? a demandé Tamela en se levant.

— Diète seulement.

— Ça ira.

Ton déçu.

J’ai désigné la table. Elles se sont assises. Boyd a suivi Tamela et posé le menton sur son genou.

Je n’avais pas envie de Coke, mais j’ai quand même décapsulé trois cannettes par esprit d’hospitalité. J’en ai posé une devant chacune des sœurs et j’ai pris place à table avec la mienne.

Genève portait un sweat-shirt à col en V à la gloire des Forty-niners de l’UNCC et le même short que le jour où j’étais allée rendre visite à son père avec Slidell. Son ventre et ses membres donnaient l’impression d’être ballonnés, la peau de ses coudes et de ses genoux craquelée et gercée.

Tamela portait un dos-nu rouge attaché par des liens dans le cou et le bas du dos, une jupe orange et rouge en polyester et des tongs roses en plastique ornées de faux diamants. Ses bras et ses jambes étaient longs et maigres.

Contraste saisissant d’un hippopotame et d’une gazelle.

J’ai attendu que l’une d’elles prenne la parole.

Genève parcourait la cuisine des yeux.

Tamela mâchait de la gomme en caressant nerveusement le museau de Boyd. Elle semblait sur des charbons ardents, incapable de rester tranquille une seconde.

J’attendais toujours.

Le réfrigérateur ronronnait.

J’attendais maintenant depuis assez longtemps pour que Genève ait eu tout le loisir de rassembler ses pensées. Assez longtemps pour que sa sœur parvienne à se calmer.

Assez longtemps pour que je me repasse dans la tête les cinq mouvements de La Truite de Schubert.

Enfin, les yeux rivés sur son Coke, Genève a rompu le silence.

— Darryl a été ramassé ?

— Oui.

— Pourquoi qu’il est en prison ?

Un éclair de chaleur a palpité derrière elle.

— Il y a des preuves qu’il vendait de la drogue.

— Il va y rester longtemps ?

— Je ne suis pas avocate, Genève. Mais je suppose que oui.

— Une supposition, quoi ?

Bien que la phrase s’adressât à moi, Tamela l’avait prononcée en regardant sa sœur, je ne sais pourquoi. J’ai répondu oui.

— Comment vous le savez ?

Tamela penchait la tête de côté de la même façon que Boyd quand il est surpris.

— Je ne le sais pas en toute certitude.

Il y a eu un autre long silence, puis :

— Darryl, il a pas tué le bébé.

— Dites-moi ce qui s’est passé.

— C’était pas le bébé de Darryl. J’étais avec lui, mais c’était pas son bébé, à Darryl.

— Qui est le père ?

— Un garçon blanc qui s’appelle Buck Harold. Mais ça a pas d’importance. Ce que j’dis, c’est que Darryl, il a pas fait de mal au bébé.

J’ai hoché la tête.

— Le bébé, il appartenait pas à Darryl. Et moi, j’y appartenais pas non plus, quoi. Je sais c’que j’dis.

— Dites-moi ce qui est arrivé à votre bébé.

— J’habitais chez Darryl, enfin c’était pas chez lui mais c’est là qu’il vivait, quoi, dans une des chambres. Un jour, comme ça, je commence à avoir des douleurs. Je me figure que le moment est venu. Mais y a rien qui vient et moi, j’ai de plus en plus mal. Alors je comprends qu’y a un truc pas normal.

— Personne n’a appelé d’ambulance ?

Elle a ri comme si je lui proposais de passer le concours d’entrée à Yale.

— Ça a duré toute cette nuit-là et aussi le lendemain, avant que le bébé, y sorte. Mais il était tout abîmé.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Il était bleu et y voulait pas respirer.

Ses yeux ont scintillé. Elle a regardé au loin et s’est donné à toute volée une claque sur les deux joues.

J’ai cru qu’un poinçon d’acier me perforait le cœur. Je la croyais. Je compatissais à sa douleur et à son chagrin. À la douleur de toutes les Tamela du monde et de tous leurs bébés.

J’ai posé ma main sur la sienne. Elle s’est dégagée et a remisé ses deux mains sur ses genoux. J’ai demandé doucement :

— Et vous avez mis le corps du bébé dans le poêle ?

Elle a hoché la tête.

— C’est Darryl qui vous a demandé de le faire ?

— Non. J’sais pas pourquoi j’l’ai fait, mais j’l’ai fait, c’est tout. Darryl, y croyait toujours que c’était son bébé. Il était en plein trip de papa.

— Je vois.

— Personne a rien fait au bébé.

Les larmes brillaient sur son visage. Sous son plastron, sa maigre poitrine se soulevait.

— Il est juste né en voulant déjà êt’mort.

Tamela a encore essuyé ses joues avec une dureté qui trahissait sa colère et son chagrin. Puis elle a serré les doigts et posé le front sur ses mains.

— Vous n’arriviez pas à le faire revivre ?

Elle n’a pu que secouer la tête.

— Pourquoi vous avez décidé de vous enfuir ?

Tamela a jeté un coup d’œil à sa sœur par-dessous ses poings.

— Continue, a lancé Genève. Maintenant qu’on est là, tu racontes tout.

Tamela a laissé échapper plusieurs soupirs en hoquetant.

— Un jour, Darryl, il s’est battu avec Buck. Et Buck, il l’a traité de con et dit que le bébé, c’était le sien. Darryl, il est devenu fou de rage. L’a décidé que j’avais tué le bébé exprès, rien que pour lui manquer de respect. Il a dit qu’il allait me trouver et m’arranger la gueule.

— Et où êtes-vous allée ?

— J’me suis cachée chez ma cousine, dans sa cave.

— Et c’est là qu’est votre père en ce moment ?

Elle a secoué la tête deux fois.

— Papa, l’est chez sa sœur à Sumter. Elle est venue exprès de là-bas en voiture pour le chercher, mais elle voulait rien avoir affaire avec nous. Elle a dit qu’on était des rejetons de Satan, qu’on allait tous brûler en enfer.

— Pourquoi êtes-vous venue me trouver, moi ?

Les deux sœurs ont détourné le regard.

— Genève ?

Elle gardait les yeux fixés sur la cannette de Coke qu’elle serrait entre ses doigts.

— On lui raconte ?

Tamela a répondu par un haussement d’épaules, l’air de dire « fais comme tu veux ».

— Ce matin, ma cousine, elle a tambouriné sur la porte en hurlant que son homme, y regardait Tamela de trop près, et elle nous a crié de sortir. Crié que papa l’est furieux contre nous, que toute la famille est furieuse contre nous et que Darryl, y veut nous tuer.

Je ne pouvais pas voir le visage de Genève, car elle gardait la tête baissée, mais le tremblement de sa queue de cheval me révélait son désespoir.

— Faut qu’on quitte là où on était, et on peut pas rentrer chez nous parce que Darryl, y viendra nous rechercher dès qu’y s’ra dehors...

Elle a traîné sur les derniers mots et laissé passer un moment avant de reprendre :

— On n’a pas d’endroit où aller.

— Je veux pas..., a commencé Tamela, incapable d’achever.

J’ai tendu les bras par-dessus la table et posé une main sur une main de chacune des sœurs. Cette fois, Tamela n’a pas retiré la sienne.

— Vous allez rester ici jusqu’à ce que vous puissiez rentrer chez vous en toute sécurité.

— On vous piquera rien, a chuchoté Tamela.

Voix d’enfant apeuré.

 

J’ai sorti Boyd pour une promenade de cinq minutes. Puis j’ai passé la demi-heure suivante à installer les deux sœurs dans le bureau, à leur donner des serviettes de toilette ainsi que des draps pour le canapé-lit. Le temps qu’elles soient couchées et Boyd assuré d’avoir sa place dans la pièce malgré les objections de Genève, il était onze heures passées.

Trop agitée pour dormir tout de suite, j’ai emporté mon ordinateur dans ma chambre et repris ma recherche sur le syndrome de Klinefelter. Je travaillais depuis dix minutes quand mon cellulaire a sonné.

— Toi, tu as un problème, a dit Ryan, inquiet du ton qu’avait ma voix.

Je lui ai raconté la réapparition de Genève et de Tamela.

— Tu ne fais pas quelque chose d’illégal en les laissant habiter chez toi ?

— Je ne crois pas.

— Méfie-toi. Va-t’en savoir si elles ne font pas front uni avec ce nul de Tyree.

— Je me méfie toujours.

Je me suis bien gardée de lui raconter ma panique à propos de la porte. Et de l’alarme.

— Tu dois être soulagée de savoir les Banks sains et saufs.

— Je crois que j’ai aussi découvert quelque chose d’intéressant.

— À propos du nombre d’or ?

— Tu as déjà entendu parler du syndrome de Klinefelter ?

— Non.

— Tu as de bonnes notions sur les chromosomes ?

— Je sais que j’en ai vingt-trois paires. Ça devrait suffire à me tenir ensemble.

— Eh ! ça fait au moins une chose de normale en toi.

— J’ai l’impression que je vais écoper d’un petit cours.

Je l’ai laissé s’imprégner un moment du son de ma voix quand elle se tait.

— Bon. (Craquement d’allumette et profonde inhalation.) Tu veux bien continuer, s’il te plaît ?

— Comme tu viens de le dire avec tant d’à-propos, les individus normaux sur le plan génétique possèdent vingt-trois paires de chromosomes, chaque paire provenant par moitié des deux parents. Vingt-deux paires sont des autosomes, la dernière paire correspond aux chromosomes sexuels.

— XX, layette rose ; XY, layette bleue.

— Tu es un génie, Ryan. Il arrive parfois que quelque chose aille de travers dans la formation d’un œuf ou du sperme. Résultat, l’individu naît avec un chromosome de plus ou de moins.

— Le syndrome de Down.

— Ou mongolisme, exactement. Les gens qui en sont atteints présentent un chromosome supplémentaire dans la vingt et unième paire d’autosomes. D’où le nom de trisomie 21.

— Je sens qu’on se rapproche de M. Klinefelter.

— Parfois, l’anomalie porte sur les chromosomes sexuels, soit qu’il en manque un, soit au contraire qu’il y en ait un de trop. Les femmes qui présentent une anomalie XO ont ce qu’on appelle le syndrome de Turner. Les hommes XXY ont le syndrome de Klinefelter.

— On ne dit pas YO pour les hommes ?

— Non. Car il faut au moins un X pour que la survie soit possible.

— Viens-en au fait.

— Les individus qui sont atteints du syndrome de Klinefelter ont donc un génome XXY Ce sont forcément des mâles puisque leur génome comporte un chromosome Y. Mais des mâles pourvus de testicules plus petits que la normale et qui souffrent d’infertilité ou d’insuffisance en testostérone.

— Et sur le plan physique, ils sont différents ?

— Ils ont tendance à être grands, à avoir des jambes plus longues que la normale et une pilosité peu développée sur le corps comme sur le visage. Certains ont le corps un peu en forme de poire. D’autres présentent éventuellement un développement mammaire.

— C’est fréquent ?

— Un cas sur cinq cents ou huit cents, selon les études. Ce qui fait que le syndrome de Klinefelter est l’anomalie du chromosome sexuel la plus courante.

— Des effets sur le comportement ?

— Un pourcentage important des gens atteints de cette anomalie présente une incapacité à l’étude et un quotient intellectuel réduit en ce qui concerne la verbalisation. Mais, en général, ils sont d’une intelligence normale. Des études font état d’une agressivité plus développée ou d’un comportement antisocial.

— Pauvres enfants ! Ils ne doivent pas se sentir bien dans leur peau en grandissant.

— C’est sûr.

— Quel est le rapport entre ce syndrome de Klinefelter et l’affaire actuelle ?

Je lui ai parlé de Brian Aiker et je lui ai rapporté mes conversations avec Springer et Zamzow. Puis je lui ai fait part de mes réflexions hors des sentiers battus.

— Si je comprends bien, a-t-il conclu, tu crois que le crâne de la fosse d’aisances correspondrait au squelette de Lancaster, et tu penses qu’il pourrait s’agir de Charlotte Grant Cobb ?

— J’ai des raisons de le croire, même si ça ne paraît pas évident a priori.

Je lui ai exposé lesdites raisons. À quoi il a objecté :

— Zamzow t’a dit que Charlotte Cobb n’était pas si grande que ça.

— Il a dit que ce n’était pas une Amazone. Mais imagine qu’elle ait eu des jambes plus longues que la normale, ça a pu fausser l’estimation de sa taille.

— Quel est ton plan ?

— Aller trouver ses parents et leur poser quelques questions.

— Ça ne peut pas faire de mal.

Ensuite, j’ai mis Ryan au courant des dernières nouvelles que m’avaient rapportées Slidell et Woolsey.

— De curieux en plus bizarre.

Décidément, la formule lui plaisait.

J’ai hésité.

Et puis merde ! À quoi bon louvoyer ?

— Je te revois bientôt ?

— Plus tôt que tu ne le crois.

Yes !

Avant de m’écrouler dans mon lit, j’ai fait une dernière chose : vérifier sur Yahoo ! l’itinéraire pour demain.

Non, ça ne pouvait pas faire de mal ! me suis-je dit en écho à Ryan.

Combien nous nous trompions tous les deux !