Chapitre 30
— Brian Aiker.
J’ai éprouvé cette sensation qui vous arrache des hurlements en haut des montagnes russes au moment où le wagonnet plonge dans le vide à la rencontre du sol. Avec ce nom s’effondrait l’une des tours en bâtonnets que j’avais édifiées avec tant de mal.
— Vous êtes sûr ?
— Le corps a été retrouvé à l’intérieur d’une voiture immatriculée à son nom, et de nombreux signes distinctifs lui correspondent. Les dents, notamment.
— Mais le crâne de la fosse d’aisances, alors ? Et le corps sans tête de Lancaster ?
J’en bégayais.
— Pas les siens. Vous saviez déjà que ce n’était pas son crâne. Eh bien, le corps de Lancaster n’est pas à lui non plus !
— Comment ça ? Où ?
J’étais tellement estomaquée que je ne savais plus par où commencer.
— Sa voiture a été repêchée dans un petit lac du parc national de Crowder’s Mountain.
— Mais qu’est-ce qu’il fabriquait là-bas ?
— Il ne faisait pas attention à la route.
— Et il a fallu cinq ans pour qu’on le retrouve ?
— Apparemment, ce n’est pas un lac apprécié des foules.
— Mais pourquoi maintenant ?
— Avec la sécheresse actuelle, le niveau de l’eau est en baisse partout. Il a dû déraper dans un virage ou tomber dans le lac depuis la jetée, allez savoir. La voiture était sous cinquante centimètres de flotte, à deux mètres du débarcadère.
Ce genre d’accident se produit souvent. Un couple quitte un restaurant et disparaît. S’évanouit dans la nature. Deux ans après, on retrouve leur Acura au fond d’un étang à proximité de leur maison... Un grand-père raccompagne ses petits-enfants chez eux et rentre chez lui. Au Noël suivant, sa Honda est repérée dans une buse sous l’autoroute... Une maman retire le frein à main et la voiture familiale plonge tout droit dans un lac. Quatre mois plus tard, une hélice de bateau heurte un morceau de métal, et voiture et victimes sont hissées hors de la vase.
Chaque année, des milliers de gens passent devant des scènes d’accidents – en voiture, à bicyclette, au cours d’une partie de golf ou d’une promenade – sans que personne ne remarque quoi que ce soit. Jusqu’au jour où quelqu’un aperçoit quelque chose.
— Les vitres étaient remontées, continuait Larabee. La voiture était assez hermétique pour faire barrage aux crabes et aux poissons. Aiker n’est pas en si mauvais état, compte tenu du temps qu’il a passé à mariner.
— Où ça ?
— Sur le siège arrière.
Décidément, je me faisais mal comprendre.
— Je veux dire : le corps a été transporté à Chapel Hill ?
Il a secoué la tête.
— Ils ont deux pathologistes en congé et un autre malade. Le grand chef a demandé si on pouvait faire le boulot ici.
J’ai acquiescé en silence, l’esprit ailleurs. Larabee a deviné à quoi je pensais.
— Ça vous laisse dans le brouillard pour le crâne de la fosse d’aisances, comme pour le corps sans tête de Lancaster.
— Plutôt.
— Vous n’avez toujours pas reçu le rapport de Cagle ?
— Non.
Il a attendu gentiment que je fasse le tri dans mes pensées. Il attendait toujours quand son téléphone a sonné. Après une seconde d’hésitation, il a fini par décrocher.
Je me suis retirée dans mon bureau pour y poursuivre mes réflexions. On ne peut pas dire que le processus allait bon train. J’ai tenté d’améliorer le rendement à l’aide d’un café. Résultat nul.
J’ai allumé mon ordinateur portable et me suis forcée à transcrire en cyberbytes ce que j’avais appris au cours des onze derniers jours.
1 : Lieux. La ferme. Le site de l’écrasement. Le comté de Lancaster, en Caroline du Sud. Columbia, en Caroline du Sud. Parc national de Crowder’s Mountain.
Les restes de Lancaster n’avaient-ils pas été retrouvés dans un parc d’État, eux aussi ? J’ai rédigé une note sur un papier à part.
2 : Personnes. Tamela Banks. Harvey Pearce. Jason Jack Wyatt. Ricky Don Dorton. Darryl Tyree. Sonny Pounder. Wally Cagle. Lawrence Looper. Murray Snow. James Park. Brian Aiker.
Trop long. J’ai divisé :
Les méchants. Harvey Pearce (mort). Jason Jack Wyatt (mort). Ricky Don Dorton (mort). Darryl Tyree (en garde à vue). Sonny Pounder (en détention).
Les victimes. Ça ne donnait rien : trop de noms, trop de points d’interrogation. Je suis passée à autre chose.
Les victimes avérées. Le bébé de Tamela Banks. Le propriétaire du crâne et des mains de la fosse d’aisances. Le squelette sans tête du comté de Lancaster.
Les victimes potentielles. Les trois Banks : appartenaient-ils vraiment à cette catégorie ? Avaient-ils subi des sévices, ou se cachaient-ils par peur d’en subir ?
Le bébé de Tamela Banks : décédé de mort naturelle ? D’après l’examen des os, il était né à terme, mais l’accouchement avait pu mal se passer.
Wally Cagle : coma naturel ou provoqué ? Le type venu le voir à l’université et celui aperçu par Looper au café étaient-ils une seule et même personne ? Pourquoi Looper n’avait-il pas transporté Cagle à l’hôpital le plus proche ? Où était passé le rapport de Cagle relatif à l’examen des restes de Lancaster ?
Murray Snow : mort naturelle ? Le coroner du comté de Lancaster s’apprêtait-il à rouvrir le dossier sur le corps sans tête ni mains au moment de sa mort ? Mais pour quel motif ?
Dorton : mort d’overdose ? De son fait ou « aidée » ?
Tout cela ne me menait nulle part. Mieux valait m’y prendre autrement.
Armée d’un papier et d’un crayon, j’ai tenté d’établir des liens entre tous ces gens. J’ai tracé une ligne allant de Dorton à Wyatt et j’ai inscrit «melungeon » au-dessus. Puis, j’ai prolongé la ligne jusqu’à Pearce et j’ai écrit « Cessna » au-dessus des trois noms.
J’ai relié ensuite Tyree et Pounder et j’ai baptisé cette association : «ferme ». De là, j’ai prolongé mon trait jusqu’aux mots «crâne et mains » et, plus loin encore, jusqu’à Tamela Banks.
Puis, j’ai dessiné un trait entre Tyree et le groupe Cessna, et j’ai écrit au-dessus « cocaïne ».
Après quoi, j’ai uni le triangle formé par les mots Cagle, Snow et restes de Lancaster au crâne retrouvé à la ferme. Ferme où des ossements d’ours et des plumes d’oiseau avaient également été découverts. Je les ai donc ajoutés à mon diagramme et entourés d’un rond. J’ai tracé une ligne allant du diagramme à J. J. Wyatt, ainsi qu’une autre aboutissant au groupe Brian Aiker et Charlotte Grant Cobb.
Terminé. J’ai regardé mon œuvre : une toile d’araignée avec des noms éparpillés ici ou là.
Est-ce que je n’étais pas en train de relier des choses qui n’avaient rien à voir entre elles ? Des personnes et des lieux qui n’étaient pas assortis ? Plus je réfléchissais, plus je m’énervais de me trouver face à tant de lacunes.
Retour à l’ordinateur.
Les victimes potentielles. Brian Aiker. Tombé dans un lac et mort noyé. Ni le crâne de la fosse d’aisances ni le squelette de Lancaster n’étaient les siens.
J’étais sur le point de le barrer de cette catégorie quand une pensée m’a retenue. Pourquoi Aiker avait-il été retrouvé sur le siège arrière ?
La question n’étant pas insoluble, je suis partie à la recherche de la réponse.
Larabee s’était installé dans la salle qui pue. À peine entrée, j’ai compris pourquoi : l’odeur du corps était pestilentielle.
Aiker avait la peau d’un marron vert olive que l’exposition à l’air n’embellissait pas. La plus grande partie de ses chairs avait l’aspect de la cire à embaumer.
Ce qui restait de ses poumons était découpé en tranches et réparti sur une planche en liège au pied de la table d’autopsie. D’autres organes en décomposition reposaient sur le plateau d’une balance.
— Ça va comme vous voulez ? ai-je demandé entre deux inspirations.
— Vaste formation d’adipocire : poumons effondrés et pourris. Liquide putréfié dans les voies respiratoires.
Larabee avait l’air aussi frustré que moi.
— On dirait que les alvéoles qui contenaient de l’air se sont dilués, mais c’est peut-être un effet dû aux bulles d’air.
J’ai attendu qu’il finisse d’exprimer le contenu de l’estomac dans une fiole et qu’il la remette à Jœ Hawkins pour m’enquérir :
— Noyade accidentelle ?
— Pour l’heure, rien ne me permet d’en douter. Les ongles sont cassés, les mains portent des traces qui ressemblent à des écorchures. Le malheureux a dû essayer de briser un carreau.
— Est-ce qu’il existe un moyen de savoir en toute certitude si la mort est due à la noyade ?
— Pas facile après cinq ans dans le bouillon. Je suppose que je pourrais faire une recherche de diatomées.
— C’est quoi ?
— Les micro-organismes qu’on trouve dans le plancton et les sédiments, en eau douce comme dans la mer. Ces petites bêtes traînent dans le coin depuis le Big Bang ou presque. Elles sont des milliards. Certains sols ne sont même constitués que de ça. Vous n’avez jamais entendu parler de la terre de diatomée ?
— Ce n’est pas ce charbon actif que ma sœur utilise pour filtrer sa piscine ?
— Si. On le commercialise en tant qu’abrasif et matériau de filtrage. Au microscope optique, c’est géant, a continué Larabee en même temps qu’il ouvrait l’estomac d’Aiker. De jolies petites coquilles en silice de toutes les formes et de toutes les configurations.
— En quoi les diatomées ont-elles un rapport avec la noyade, vous pouvez me le rappeler ?
— Théoriquement, les diatomées varient selon les différents types d’eaux. Si vous en retrouvez à l’intérieur des organes, ça veut dire que la victime s’est noyée. Certains médecins légistes considèrent la présence de diatomées comme une preuve de noyade irréfutable. Il y en a qui prétendent qu’on peut même déterminer dans quelle eau une victime s’est noyée uniquement à partir des diatomées.
— Vous n’avez pas l’air convaincu.
Larabee a haussé les épaules.
— Parce qu’on peut avoir avalé des diatomées autrement.
— Admettons qu’on en retrouve dans la cavité d’un os long. On ne peut pas en conclure qu’elles sont arrivées grâce à l’action du cœur ?
Il a réfléchi.
— Ouais. Probablement. (Pointant son scalpel sur moi.) Eh bien, nous examinerons un fémur.
— Si on retrouve des diatomées dans le fémur, on pourrait envoyer au labo un échantillon de l’eau du lac, à titre de comparaison.
— Juste.
Larabee avait entrepris de découper l’œsophage dans le sens de la longueur. J’ai attendu qu’il ait fini pour lui poser une autre question :
— Ça vous paraît important qu’Aiker ait été retrouvé sur le siège arrière ?
— Le poids du moteur a pu faire basculer le véhicule vers l’avant et la dernière poche d’air s’est retrouvée à l’arrière, près du toit. D’habitude, quand les victimes n’arrivent pas à ouvrir les portières, elles rampent à l’arrière et y restent aussi longtemps qu’elles ont de l’air à respirer. Il peut arriver aussi que le corps dérive tout seul à l’arrière.
J’ai hoché la tête.
— On demandera un examen toxicologique, naturellement. Le labo examine déjà la voiture et le ponton. Pour ma part, je ne vois rien de suspect.
Les vêtements et les effets personnels d’Aiker séchaient sur le comptoir. Je me suis avancée pour y jeter un coup d’œil.
Un slip. Une chemise à manches longues en tissu rayé bleu et blanc. Un jean. Des chaussettes de sport. Des baskets Adidas. Un gilet à capuche en laine polaire noire.
Regarder ces effets détrempés et couverts de boue, c’était comme de réduire les derniers moments de la vie d’Aiker aux gestes qu’il avait faits pour s’habiller. Avait-il mis ses chaussettes avant son jean ? Son jean avant sa chemise ?
Cette vie brutalement interrompue a déclenché en moi un accès de tristesse.
À côté des habits, le contenu des poches.
Un peigne. Des clefs. Un couteau suisse miniature. Vingt-trois dollars en billets pliés. Soixante-quatorze cents en pièces de monnaie. Un portefeuille de la taille d’un billet plié en deux avec l’insigne du FWS et une pièce d’identité. Un porte-cartes en cuir.
Il avait été vidé par Hawkins. En plus du permis de conduire délivré en Caroline du Nord, il y avait diverses cartes de crédit : téléphone, grand voyageur US Airways, Diners Club et Visa.
J’ai pris le permis de conduire, non sans avoir enfilé des gants au préalable. La photo montrait des yeux bruns au regard tranquille, des cheveux blonds qui n’avaient rien de commun avec les mèches abîmées et grotesques étalées sur la table de Larabee.
Que faisait donc Aiker sur le ponton d’amarrage d’un lac, dans le parc national de Crowder’s Mountain ? J’ai retourné le permis.
Une carte y adhérait. Je l’ai détachée en grattant légèrement avec mon pouce. Une carte d’achats pour les supermarchés Harris-Teeter. L’ayant reposée sur le comptoir, j’ai regardé le verso du permis de conduire.
Et là, surprise !
— Il y a un truc collé dessus ! me suis-je écriée.
Les deux hommes ont tourné les yeux vers moi. À l’aide d’une pince, j’ai réussi à soulever le coin du papier tout mou.
— On dirait une feuille pliée en deux.
Toujours à l’aide de la pince, j’ai tiré délicatement. Un dernier coup sec, et le papier est tombé sur la paillasse. Un texte à demi effacé, mais dont certaines lettres étaient encore lisibles. Je l’ai emporté sur un plateau jusqu’à la loupe fluorescente.
— C’est un mot écrit à la main ! Peut-être une adresse ou un numéro de téléphone. Un plan pour aller quelque part.
— Ou le testament d’Aiker et ses dernières volontés, a suggéré Hawkins.
Je lui ai jeté un regard stupéfait, Larabee aussi. Il a rétorqué :
— Plus probablement une liste de courses à faire.
— Ce type a pu écrire quelque chose et le fourrer entre ses cartes plastifiées en espérant que ça ne s’abîmerait pas, a rétorqué Hawkins sur un ton vexé. Et c’est ce qui s’est produit. Le papier a été protégé de l’eau parce qu’il était coincé entre des cartes en plastique.
Là, Hawkins marquait un point.
J’ai allumé la lumière de l’appareil, Hawkins et Larabee sont venus près de moi. Ensemble, nous avons examiné l’écriture sous la lumière de la loupe.
P doute. Co d s le coup.
nd à lumbia.
Fai
On se à tte jour.
Même dans des conditions idéales, il aurait été difficile de tirer autre chose du gribouillis que nous avions sous les yeux.
— La première partie est probablement : « Pas de doute », a dit Larabee.
Ce à quoi nous avons acquiescé, Hawkins et moi.
— Quelque chose à Columbia ? ai-je avancé.
— Prend ?
— Vend ?
— Se rend ?
— Un coup, a fait Hawkins.
— C et o... Des clowns ?
— Collins ?
— Peut-être que ce n’est pas un C, mais un O. Ou un Q.
— Ou un G.
J’ai baissé la loupe. Nous nous sommes penchés sur les taches et les salissures et les avons regardées à tour de rôle dans l’œilleton pour tenter d’y découvrir des lettres manquantes. Sans résultat. Des parties du message étaient complètement illisibles. J’ai proposé :
— On se voit quelque part, un jour donné.
— D’accord, ont réagi Hawkins et Larabee.
— À Charlotte ? ai-je suggéré.
— Possible, a fait Larabee.
— Il n’y a pas tellement de lieux qui finissent par t-t-e ?
— Je regarderai dans un atlas, a dit Larabee en se redressant. En attendant, je vais confier ça aux spécialistes du déchiffrage. Jœ, vous voulez bien les appeler pour leur demander s’il faut conserver ce papier humide ou s’il vaut mieux le faire sécher ?
Hawkins a retiré ses gants et son tablier. S’étant lavé les mains, il s’est dirigé vers la porte. J’ai éteint la lampe.
Larabee s’est remis à son autopsie. Je lui ai appris que Cagle était toujours dans le coma et lui ai rapporté ma conversation avec Terry Woolsey. Quand je me suis tue, il m’a regardée par-dessus son masque.
— Vous ne trouvez pas que vous mettez bout à bout un peu trop de « Et si ? » ?
— Peut-être, ai-je admis en me retirant.
Arrivée à la porte, je me suis retournée :
— Et si c’était justement ce qu’il fallait faire ?