Chapitre 7

Ryan a ouvert un œil très bleu.

— C’est tout ce que tu trouves à me dire ?

— C’est à lui que je parle.

J’ai pointé un doigt noir de suie sur le chien effondré à un bout du canapé, les pattes avant débordant du coussin. Ryan était allongé à l’autre bout, les jambes posées sur le dos du chow-chow, une cheville croisée sur l’autre.

Sans chaussures.

Au son de ma voix, Boyd s’est assis tout droit.

J’ai désigné le sol du doigt.

Il s’est laissé descendre à terre. Les deux pointure 12 de Ryan se sont retrouvées sur le coussin.

— Infraction à la loi sur le mobilier ?

Les deux yeux bleus étaient grands ouverts maintenant.

— Je suppose que tu as trouvé la clef ?

— No problemo.

— Comment est-ce que ce clébard est entré ici, et comment est-ce qu’il a pu te laisser exécuter ton petit tour de valse à l’intérieur ?

Boyd et Ryan ont échangé un regard.

— Je l’ai appelé Hooch. J’ai vu ça au cinéma. J’ai trouvé que ça lui allait bien.

Boyd a dressé les oreilles.

— Qui a fait entrer Hooch ici, et comment Hooch t’a-t-il laissé entrer ?

— Hooch s’est souvenu que nous nous étions rencontrés à Bryson City. Quand le TransSouth Air s’est écrasé.

J’avais complètement oublié. Comme son coéquipier était mort dans la catastrophe, alors qu’il convoyait un prisonnier de Géorgie à Montréal, Ryan avait été invité par le NTSB à participer à l’enquête. C’est là qu’il avait fait la connaissance de Boyd, dans les montagnes de Caroline.

— Et comment Hooch s’est introduit dans la maison ?

— C’est ta fille qui l’a amené.

Boyd est venu placer son museau sous la main de Ryan.

— Bon gros.

Bien joué, Katy ! J’ai ravalé un sourire. Un invité à la maison ne pouvait pas refuser de prendre le chien.

— Bon toutou.

Après une caresse à Boyd derrière l’oreille, Ryan a posé les pieds sur le plancher et m’a lancé un coup d’œil. Un sourire a étiré les coins de sa bouche.

— Très en beauté.

Mes vêtements étaient dégoûtants, mes ongles noirs de boue et de suie, mes cheveux collés en paquets par la transpiration et mes joues grenat d’avoir été piquées par des millions de moucherons. Ajoutez à cela que je puais le maïs, le fuel et la chair carbonisée.

Comment ma sœur Harry m’aurait-elle décrite ? «Rangée mouillée après une chevauchée éreintante. »

Cela dit, je n’étais pas d’humeur à supporter des critiques sur ma tenue.

— J’ai passé l’après-midi à récurer de la cervelle frite, Ryan. À ma place, je ne crois pas que tu aurais l’air d’un mannequin de chez Dior.

Boyd m’a lancé un coup d’œil surpris, mais il a gardé ses réflexions pour lui.

— Tu as dîné ?

— On n’avait pas retenu les services d’un traiteur.

Au son de ma voix, le chien a préféré fourrer son nez sous la main de Ryan.

— Hooch et moi pensions justement aller prendre une pizza.

Boyd a remué la queue. Qu’est-ce qui lui plaisait tant, son nouveau nom ou la pizza ?

— Il s’appelle Boyd.

— Monte te débarbouiller. Pendant ce temps-là, Boyd et moi, nous allons voir ce que nous pouvons mettre à grésiller.

Mettre à grésiller ?

S’il est né en Nouvelle-Ecosse, Ryan a passé toute sa vie d’adulte au Québec et, bien qu’il ait pas mal voyagé, il professe sur la culture américaine des opinions quelque peu limitées. À ses yeux, mes congénères se divisent en gros pleins de soupe, en cow-boys et en gangsters. De temps à autre, il cherche à m’impressionner en utilisant un sabir tiré de Gunsmoke.

Je n’ai pas réagi. J’ai seulement espéré qu’il n’avait pas l’intention de m’en donner une démonstration maintenant. Pour couper court au risque, j’ai déclaré :

— J’en ai pour un instant.

— Prends tout ton temps.

Il avait laissé de côté les «Oui, m’dame » traînants, version Autant en emporte le vent. C’était déjà ça.

Faux espoir. Un «mam’zelle Kitty » m’a quand même rattrapée pendant que je montais l’escalier.

 

Nouvelle séance de grattage de couenne, mais dans une salle de bains emplie de vapeur. Pour me nettoyer le corps et l’âme de cette odeur de mort, gel douche à la lavande, shampoing au genévrier et démêlant au romarin. Ces derniers temps, j’ai un penchant pour les plantes aromatiques.

Tout en me lavant, j’ai réfléchi au monsieur installé à l’étage en dessous.

Andrew Ryan, lieutenant-détective à la Sûreté du Québec, section des crimes contre la personne.

Cela fait maintenant presque dix ans que nous travaillons ensemble, lui en tant qu’enquêteur au criminel, moi en tant qu’anthropologue judiciaire, tous les deux spécialistes reconnus dans nos institutions respectives de Montréal. Lui : la police provinciale du Québec ; moi : le bureau du coroner. Ensemble nous avons enquêté sur des tueurs en série, des gangs de motards, des cultes de la Saint-Glinglin et d’autres criminels moins remarquables. Je m’occupe des victimes, il déblaye le terrain. Rapports toujours strictement professionnels.

Au fil des ans, j’en ai entendu des vertes et des pas mûres sur Ryan. Motos, alcool, bagarres dans des bars, dont une embrouille avec un motard qui l’a laissé entre la vie et la mort, la gorge tailladée par un goulot de bouteille. Abandon des amitiés peu recommandables après un long rétablissement et entrée dans la police. Depuis, un parcours sans faute.

Sur sa vie actuelle, les ragots courent aussi. Ryan, le baiseur du poste de police, le tombeur de ces dames.

Pendant longtemps, tout cela ne m’avait pas concernée. J’avais une règle immuable : pas d’amour au bureau.

Mais pour le respect des règles, mieux vaut ne pas s’adresser à Ryan. Il avait insisté, j’avais résisté. Et puis, voilà presque deux ans, j’avais fini par admettre que Peter et moi étions plus doués pour être amis que pour être mari et femme, et j’avais accepté de développer des relations plus personnelles avec Ryan.

Des relations plus personnelles ?

Doux Jésus ! On croirait entendre ma mère.

J’ai versé un peu plus de lavande sur mon gant de crin et recommencé à faire mousser le savon.

Comment faut-il dire pour les gens qui ont plus de quarante ans ?

Sortir ? Faire la cour ? Pas facile.

Quoi qu’il en soit, Ryan avait disparu, avant même qu’un lien se soit tissé entre nous. Envoyé en mission clandestine. À son retour, nous nous étions revus quelques fois pour dîner, voir un film ou jouer au bowling. Mais nous n’étions jamais arrivés au stade des « relations plus personnelles ».

Ryan... Un type grand, mince, avec des yeux plus bleus que le ciel de Caroline.

Quelque chose a fait la culbute dans mon ventre. Oh là là !

Finalement, je n’étais peut-être pas aussi fatiguée que ça.

Au printemps dernier, à la fin d’une difficile enquête au Guatemala qui s’était révélée très pénible sur le plan émotionnel, j’avais décidé de faire le plongeon. Et c’est ainsi que j’avais accepté de partir quelques jours en vacances avec lui.

À la plage, tout irait forcément bien. N’est-ce pas ?

Hélas, je n’avais pas eu l’occasion de le vérifier. Au lieu de nous envoler pour Cozumel, nous étions montés dans l’avion pour Montréal. Ryan était parti en mission de surveillance à Drummondville ; moi, je m’étais attelée à mes examens de squelettes.

Courtisus interruptus.

Je me suis rincée.

Et maintenant le Don Juan détective avait ses fesses posées sur le canapé de mon salon.

De jolies fesses.

Petite crispation au ventre, suivie d’une seconde plus forte.

Et toutes les courbes aux bons endroits.

Là, une crispation sérieuse.

J’ai fermé l’eau de la douche et j’ai sauté hors du bac, la main tendue vers une serviette. Il y avait tant de vapeur dans la pièce que je ne me voyais même plus dans le miroir.

Une bonne chose. Sinon le désespoir m’aurait terrassée à la vue de ma peau émaillée de piqûres de moustiques.

J’ai enfilé mon vieux peignoir en éponge, cadeau de ma sœur pour mon doctorat à Northwestern University. Manche déchirée et taches de café. De toute ma collection de vêtements, c’est celui dans lequel je trouve le plus grand réconfort.

Birdie était roulé en boule sur mon lit.

— Bonjour, mon Birdie.

Il a levé vers moi des yeux emplis de reproche, si jamais les chats en sont capables.

Je me suis assise à côté de lui et je l’ai caressé des oreilles à la queue.

— Ce n’est pas moi qui ai invité le chien.

Il n’a pas répondu.

— Qu’est-ce que tu penses du type en bas ?

Il a recourbé ses deux pattes sous sa poitrine et m’a adressé son fameux regard de sphinx.

— Tu crois que je devrais sortir mon bikini string ?

Je me suis allongée à côté de lui.

— Déballer mon grand tralala de chez Victoria’s Secret ?

Un tralala pas du tout de chez Victoria’s Secret, à vrai dire. Dégotté dans un magasin de lingerie de la ville de Guatemala. En vue de ce séjour à la mer, qui finalement n’avait pas eu lieu, j’avais fait main basse sur toute la collection. Résultat des courses : ces splendeurs aguichantes étaient toujours dans leurs sachets roses, imitation Victoria, avec leurs étiquettes. J’ai fermé les yeux pour réfléchir à la question.

 

Quand je les ai rouverts, le soleil me griffait le visage de ses rayons chauds à travers le magnolia, une bonne odeur de bacon me chatouillait les narines et un agréable remue-ménage bourdonnait dans mes oreilles en provenance de la cuisine.

Après un moment d’ébahissement, la mémoire m’est revenue.

J’étais recroquevillée, les genoux remontés près du menton, le plaid de grand-mère jeté sur moi.

J’ai regardé le réveil.

Huit heures vingt-deux.

J’ai poussé un gémissement.

Roulant au bas de mon lit, j’ai sauté dans un jean et un t-shirt et j’ai filé dans la salle de bains me donner un coup de brosse. D’avoir dormi les cheveux mouillés, j’avais le côté droit de la tête à plat et le gauche comme une crinoline coupée en deux.

J’ai passé ma brosse sous l’eau. Sans résultat. Je ressemblais à Little Richard avec un chapeau en cheveux.

Affreux.

J’avais descendu la moitié de l’escalier quand, ô terreur... Mon haleine !

Re-brosse. À dents, cette fois.

Un Boyd aux yeux aussi brillants qu’un type bourré de crack m’a accueillie alors que je posais le pied sur la dernière marche. Je l’ai caressé entre les oreilles. Il est reparti vers la cuisine.

Ryan était au fourneau. En jean.

Un jean et rien d’autre. Taille basse, le jean.

Hmm.

En panne d’une meilleure entrée en matière, j’ai lancé un banal «bonjour ! ».

Il s’est retourné, une fourchette à la main.

— Bonjour, princesse.

— Je suis vraiment déso...

— Café ?

— Siou plaît.

Il a rempli une tasse et me l’a tendue. Boyd gambadait dans la pièce, excité par l’odeur de friture. En haut, Birdie cuvait sa rancœur.

— Je devais être...

— Hooch et moi avions une terrible envie d’œufs au bacon... Assieds-toi ! a dit Ryan en désignant la table de sa fourchette.

J’ai obtempéré. Boyd aussi. Voyant Ryan transférer du bacon sur une serviette en papier, il a réalisé son erreur et s’est remis sur ses pattes, les yeux fixés sur lui.

— Tu as trouvé un oreiller et une couverture ?

— Oui, m’dame.

J’ai bu une gorgée de café. Mmm, délicieux.

— C’est délicieux.

— Merci bien, m’dame.

Pas de doute, j’étais bonne pour la journée cow-boy.

— Où tu as trouvé le bacon et les œufs ?

— Hooch et moi, on est sortis courir un peu. On est tombés sur Harris-Tooter. Drôle de nom pour une épicerie.

— C’est Harris-Teeter.

— Bien sûr. C’est plus raisonnable pour battre le rappel des produits4. J’ai aperçu un carton de pizza vide sur le plan de travail.

— Je suis désolée. Je me suis vraiment écroulée hier soir.

— Tu étais crevée, tu t’es effondrée. Pas de quoi en faire un plat.

Il a donné à Boyd une tranche de bacon et s’est retourné.

— Naturellement, ce n’était pas tout à fait ce que j’avais en tête, a-t-il ajouté en levant ses sourcils lentement, ses yeux bleu layette plantés dans les miens.

Ah, seigneur !

Des deux mains, j’ai fait bouffer mes cheveux derrière mes oreilles. Le côté droit est resté désespérément plat.

— Malheureusement, je vais devoir travailler aujourd’hui.

— Comme nous nous en doutions, Hooch et moi, nous avons établi un programme.

Ryan cassait les œufs dans la poêle et lançait les coquilles dans l’évier d’un adroit mouvement du poignet.

— Pour le réaliser, nous aurions besoin d’un moyen de locomotion.

— Tu peux me déposer à la morgue et garder la voiture, ai-je répondu sans chercher à connaître ses projets.

J’ai enchaîné sur l’avion accidenté. Ryan a convenu que ça ressemblait à des trafiquants de drogue. Quant au résidu noir, il n’avait aucune idée sur sa nature.

— L’enquêtrice du NTSB n’avait jamais vu ça non plus ?

J’ai secoué la tête.

— Larabee pratiquera l’autopsie du pilote. Il m’a demandé de m’occuper de la tête du passager.

Boyd m’a gratté le genou de sa patte. Comme je ne réagissais pas, il a tenté sa chance auprès de Ryan. Nous avons bu une deuxième, puis une troisième tasse de café tout en parlant d’amis communs, de la famille de Ryan, de ce que nous ferions à mon retour à Montréal à la fin de l’été. Conversation légère et frivole, à des millions de kilomètres des ours en décomposition et des Cessna écrasés. Je souriais de toutes mes dents sans aucune raison. Je serais bien restée à la maison pour regarder de vieux films à la télé en mangeant des sandwiches au jambon à la moutarde avec des condiments, ou pour me balader avec Ryan là où nos pas nous porteraient.

Hélas, ce n’était pas possible.

J’ai tendu la main par-dessus la table pour lui caresser la joue.

— Je suis vraiment contente que tu sois là !

De petits rires ont percé derrière mon sourire.

— Moi aussi, je suis ravi d’être là, a répondu Ryan.

— Il me reste seulement quelques ossements d’animaux à étudier, ça ne devrait pas me prendre longtemps. Demain, nous pourrons partir au bord de la mer.

Tout en vidant ma tasse, je me suis représenté les débris de crâne extraits du fuselage carbonisé. Mon sourire s’est tordu.

— Mercredi au plus tard.

— L’océan ne va pas s’évaporer, a répondu Ryan en offrant à Boyd une ultime lanière de bacon.

Mais le défilé de cadavres ne faisait que commencer.