Chapitre 15

J’ai scruté l’entrelacs de gris et de blanc qui rayonnait des radios. À côté de moi, Larabee faisait de même.

— Vous aviez bien parlé de lésions sur l’os du nez ? a demandé le médecin-chef.

— Une seule.

— Active ?

— Oui.

Ses semelles ont crissé sur le carrelage. Il s’est frotté le haut des bras.

— Vous pensez à la lèpre ?

— Ça y ressemble.

— Mais qui pourrait avoir la lèpre en Caroline du Nord ?

Sa question est restée sans réponse. Je creusais parmi les couches de connaissances empilées au fond de ma mémoire.

Université. Pathologie osseuse.

A : Répartition anatomique.

J’ai pointé le bout de mon stylo sur les os des doigts de la main et du pied.

— Mis à part le nez, le processus semble se limiter aux phalanges, notamment aux phalanges proprement dites et aux phalangines.

Larabee en a convenu.

B : Modification osseuse. Anomalies relatives à la taille, à la forme, à la densité et à la structure osseuse.

— Pour les os, je remarque trois types de modification.

J’ai désigné un cercle protubérant :

— Pour commencer, des lésions ayant l’aspect d’un kyste arrondi, comme sur l’os du nez.

J’ai indiqué des alvéoles sur l’index :

— Ensuite, l’aspect dentelle des lésions sur certaines phalanges.

J’ai déplacé mon stylo sur une phalange en pointe de crayon, alors qu’elle aurait dû ressembler à un haltère.

— Enfin, une résorption du tissu osseux.

— À mon avis, nous avons là un cas de lèpre tout ce qu’il y a de plus classique, tel que c’est exposé dans les manuels de radiologie, a constaté Larabee.

— Vous en avez retrouvé des preuves ailleurs ?

Il a levé les deux mains, paumes en l’air, et haussé les épaules comme pour dire «pas vraiment ».

— Des ganglions lymphatiques hypertrophiés, mais ça ne m’a pas paru très important. De toute façon, les poumons n’étaient plus que de la viande hachée. Arriver à y voir quelque chose...

— En cas de lèpre lépromateuse, les lésions sur l’épiderme se seraient concentrées sur le visage.

— Oui. Et ce type n’en avait pas.

Retour au fin fond de mon cerveau.

Pas de modification macroscopique notoire des tissus mous.

Raréfaction diffuse et pustuleuse, rétrécissement du cortex, réduction en pointe de crayon d’une phalange au moins.

Maintenant, concernant le métabolisme :

Néoplasies. Carences diverses ; susceptibilité aux infections ; déficience du système d’auto-immunité.

Progression du mal lente et bénigne.

Les mains et les pieds.

Des adultes jeunes.

— Je vais sacrément étudier les lames histologiques, je vous prie de le croire, a lancé Larabee.

C’est à peine si j’ai enregistré ses paroles. J’étais bien trop plongée dans mes pensées. Il y avait tant de diagnostics possibles. Lèpre. Tuberculose. Spina-ventosa. Ostéochon-dromatose.

J’ai fini par éteindre les négatoscopes.

— Attendez encore un peu avant de solliciter Albert Schweitzer. J’ai encore des recherches à faire.

— Prenez votre temps. Je vais réexaminer ce qui reste des ganglions cutanés et lymphatiques de ce type, a dit Larabee. C’est sûr que ça aiderait s’il avait sa tête, a-t-il ajouté en secouant la sienne.

Je venais tout juste de m’installer à mon bureau quand le téléphone a sonné. Sheila Jansen.

— J’avais raison. Sur le ventre du Cessna, ce n’est pas de la cocaïne carbonisée.

— C’est quoi ?

— Il faut faire encore des analyses, mais ce n’est pas de la dope. Du nouveau sur le passager ?

— On travaille dessus.

J’ai passé sous silence nos soupçons sur son état de santé. Mieux valait attendre de les voir confirmés.

— J’en ai appris un peu plus sur Ricky Don Dorton, a repris Sheila Jansen.

J’ai attendu qu’elle poursuive.

— Il semblerait qu’il ait eu un petit différend avec le corps des Marines au début des années 1970. Il se serait fait virer et aurait même fait de la taule.

— La drogue ?

— Le caporal-chef Dorton expédiait du hasch à ses copains, histoire de leur faire partager sa vie en Asie du Sud-Est.

— Quel original !

— En fait, il avait mis au point une combine assez astucieuse. Au Viêtnam, comme il était chargé du rapatriement des camarades tombés en opérations, il glissait la drogue dans leurs cercueils à la morgue de Da Nang. Un compère la récupérait chez nous, avant que le soldat soit remis à sa famille. Dorton était de mèche avec un type rencontré là-bas. Quelqu’un qui connaissait bien le fonctionnement des morgues.

— Malin. Pas vraiment délicat, mais malin.

— Sauf que cet Einstein de merde s’est fait pincer la dernière semaine de son séjour.

— Pas de chance.

— Après sa démobilisation forcée, on perd sa trace un certain temps. Quand on la retrouve, il est installé à Sneedville. Il organise des voyages sur le terrain pour le compte du Grizzly Woodsman Fishing Camp.

— Ce n’est pas un de ces voyagistes qui promettent aux comptables d’Akron d’attraper le poisson de leurs rêves ?

— Ouais. Son niveau scolaire et son déshonneur militaire restreignaient ses possibilités d’avenir au sein des grandes sociétés de Wall Street. Mais pas ses aspirations. Après deux ans passés à enseigner comment titiller le goujon, Dorton a fondé son propre camp dans les bois. Wilderness Quest. À la découverte de la vie sauvage.

— Vous ne pensez pas qu’il s’en serait mis de côté, avant que ses talents d’exportateur ne soient révélés au grand jour ?

— Non. Probable que cet honorable citoyen a économisé sur son salaire et effectué parallèlement un travail d’intérêt général pendant le week-end, ce genre de choses. Quoi qu’il en soit, vers le milieu des années 1980, il a échangé ses cuissardes en caoutchouc pour des costumes à rayures. En plus de son camp dans les bois, il possède un magasin de sport à Morristown, au Tennessee, et les deux palais du plaisir à Kannapolis.

— Autrement dit, c’est un homme d’affaires respectable.

— Et nanti d’une solide expérience, grâce à l’armée. Si jamais il trempe dans une affaire louche, il a déjà tout organisé pour ne pas être mouillé en cas de pépin. Il est pépère, je vous dis. Ce n’est pas la vue d’un flic qui lui fera perdre ses moyens.

Quelque chose a remué dans le magma, tout au fond de mon cerveau.

— Vous avez bien dit qu’il était de Sneedville ?

— Ouais.

— Au Tennessee ?

— Ouais. Il a toujours sa mère là-bas et dans les cent mille cousins.

Le mouvement dans mon cerveau s’est accentué lentement, paresseusement, jusqu’à donner naissance à un semblant de pensée.

— Dorton ne serait pas melungeon11 par hasard ?

— Comment avez-vous deviné ?

— Il l’est ?

— Absolument. Vous m’épatez. Jusqu’à hier, j’ignorais jusqu’au nom de cette communauté.

Sheila Jansen avait dû percevoir un ton particulier dans ma voix, car elle a ajouté :

— Ça vous donne une idée ?

— À peine un angle d’approche. Qui ne débouchera peut-être sur rien.

— Bon, eh bien, vous savez où me joindre.

J’ai raccroché et suis restée un moment à réfléchir.

Ou plutôt à fouiller ma mémoire.

Les couches supérieures, d’abord : le dépôt récent.

AAFS : Académie américaine des sciences médico-légales. Session scientifique.

Quelle année, déjà ? Quelle ville ?

Je me suis retournée pour prendre dans ma bibliothèque les programmes des conférences. En dix minutes de temps, j’avais l’info que je cherchais. Douze ans auparavant, un étudiant au doctorat avait fait une communication sur la fréquence des maladies parmi les populations melungeons.

Tandis que je lisais son rapport, l’embryon de pensée a émergé du magma au fond de mon cerveau et s’en est extrait lourdement jusqu’à devenir une idée à part entière.

 

— La sarcoïdose12 ?

Larabee a relevé les yeux. La lumière de sa lampe de bureau a creusé encore les rides de son visage.

— Ça nous ramène aux ganglions lymphatiques, aux poumons et à la peau.

— Dans un peu moins de quatorze pour cent des cas, ça s’accompagne de modifications du squelette. Le plus souvent, dans les os courts des mains et des pieds.

J’ai déposé un manuel de pathologie sous ses yeux. Larabee a lu le passage et s’est penché en arrière, le menton dans la main. L’air pas convaincu.

— La plupart des cas de sarcoïdose sont asymptomatiques. La maladie évolue lentement et sous forme bénigne. Elle guérit même toute seule le plus souvent, au point que les gens ignorent totalement qu’ils en sont atteints.

— Jusqu’au jour où le malade passe des radios pour une maladie quelconque, a remarqué Larabee.

— Exactement.

— Par exemple, pour découvrir de quoi ils sont morts.

Je n’ai pas réagi. Je me suis contentée de lui faire remarquer que la sarcoïdose affectait principalement les jeunes adultes. À quoi il a rétorqué :

— À la radio, c’est dans les poumons que cette maladie laisse les traces les plus visibles.

— Mais ses poumons à lui ne sont plus que de la viande hachée, comme vous me l’avez signalé.

— La sarcoïdose se rencontre surtout chez les Afro-Américains.

— Chez les melungeons aussi le pourcentage est élevé.

Larabee m’a regardée comme si j’avais parlé des guerriers olmèques. Je ne me suis pas laissé démonter.

— Justement, tout colle parfaitement. Le passager présente une bosse typique des Anatoliens à l’arrière de la tête, les pommettes évasées et les incisives typiques des Indiens. En dehors de ça, c’est la copie de Charlton Heston.

— Rafraîchissez-moi la mémoire à propos de ces melungeons.

— Ils sont en général assez foncés de peau, avec des traits européens et parfois les yeux bridés.

— Ils vivent où ?

— Surtout dans les montagnes du Kentucky, de Virginie, de Virginie-Occidentale et de Caroline du Nord.

— Et d’où viennent-ils ?

— On en fait des survivants de la colonie perdue de Roanoke, des naufragés portugais, des descendants des tribus d’Israël ou des marins phéniciens. Faites votre choix parmi toutes ces théories.

— Quelle est celle à la mode, en ce moment ?

— Ils descendraient des colons espagnols et portugais qui quittèrent le village de Santa Elena en Caroline du Sud, au XVIe siècle, et se seraient mélangés avec des Indiens Powhatan, Catawba, Cherokee et d’autres encore. Il a pu y avoir aussi des unions avec des galériens maures et turcs ou avec des prisonniers portugais et espagnols abandonnés dans l’île de Roanoke en 1586.

— Abandonnés par qui ?

— Sir Francis Drake.

— Et, dans leur tête à eux, ils se considèrent comme quoi, ces melungeons ?

— Comme des métis d’Amérindiens et de Portugais, de Turcs, de Maures, d’Arabes ou de Juifs.

— C’est prouvé historiquement ?

— À l’origine, au XVIIe, ils vivaient dans des cabanes, parlaient un anglais boiteux et se présentaient comme étant des Portyghee.

Larabee m’a fait signe de poursuivre d’un geste de la main.

— Une étude génétique récente, menée parallèlement sur des groupes de melungeons du Tennessee et de Virginie et sur des populations établies en Espagne, au Portugal, en Afrique du Nord, à Malte, à Chypre, en Iran, en Irak et dans d’autres pays du Levant, n’a fait apparaître aucune différence significative.

— Comment vous faites pour vous rappeler des trucs pareils ? s’est écrié Larabee en secouant la tête.

— Je ne sais pas. J’ai regardé dans un bouquin. Il y a pas mal de sites melungeons sur le Web.

— Et en quoi ça nous intéresse ?

— Il y a une grande population de melungeons près de Sneedville, au Tennessee.

— Et alors ?

— Vous vous rappelez Ricky Don Dorton ?

— Le propriétaire du Cessna ?

— Il est de Sneedville, au Tennessee.

— Ça colle.

— C’est bien ce que je me disais.

— Appelez Sheila Jansen. Je passe un coup de sifflet aux autorités de Sneedville.

 

Je raccrochais après ma conversation avec l’enquêtrice du NTSB quand Slidell et Rinaldi ont fait leur apparition dans mon bureau. Deux visites en un jour, j’étais chanceuse.

— Vous avez entendu parler d’un certain J. J. Wyatt ? a demandé Rinaldi.

J’ai secoué la tête.

— Son nom était en mémoire sur le téléphone de Darryl Tyree.

— Vous voulez dire que Tyree l’appelait souvent ?

Rinaldi a acquiescé d’un hochement de la tête.

— De son cellulaire.

— Il l’a appelé récemment ?

— Ses trois derniers appels remontent à dimanche matin, un peu avant sept heures.

— Passés à qui ?

— Au cellulaire de Wyatt, a répondu Slidell.

Sous l’effet de la chaleur, son visage pochait encore plus que d’habitude.

— On a réussi à le localiser ? ai-je demandé.

— On pense qu’il était dans la main de Wyatt, a fait Slidell en s’épongeant le front.

J’allais lui sortir une réplique bien sentie quand Larabee est entré.

— Chapeau bas, messieurs, quand vous êtes en présence d’un génie ! a-t-il lancé à l’adresse de mes deux visiteurs.

Il arborait un sourire bien trop large pour tenir dans un visage aussi maigre que le sien. Levant un sourcil dans ma direction, il a agité un bout de papier en l’air.

— Jason Jack Wyatt.

Un silence absolu s’est abattu sur mon petit bureau.

Larabee nous a dévisagés l’un après l’autre, étonné par notre absence de réaction.

— Qu’est-ce que vous avez ?

C’est Slidell qui a pris la parole.

— Qu’est-ce que vous vouliez nous dire à propos de ce Jason Jack Wyatt, doc ?

— Melungeon, de sexe masculin, âgé de vingt-quatre ans, originaire de Sneedville, Tennessee. Signalé disparu il y a trois jours par sa grand-mère inquiète.

Il a jeté un coup d’œil sur ses notes.

— Sa mamie dit que J. J. souffrait d’arthritisme dans ses mains et ses pieds. Ils vont nous expédier ses dossiers dentaires. Il me paraît bon pour être le passager du Cessna.

Personne n’a soufflé mot.

— Vous voulez la cerise sur le gâteau ?

Trois hochements de tête ont attesté de notre assentiment.

— La grand-mère s’appelle Effie Opal Dorton Cumbo. Le sourire de Larabee s’est encore agrandi, si c’était possible.

— J. J. Wyatt et Ricky Don Dorton sont cousins.