Chapitre 26

Il était cinq heures et demie quand Slidell m’a déposée au MCME. Tim Larabee était sur le point de partir. Je lui ai demandé ses conclusions en ce qui concernait Dorton.

— Pas le moindre traumatisme. Une overdose, plus probablement. Mais il faut attendre le rapport de toxicologie.

— Il y a des signes d’usage répété ?

— Oui. Évidemment, ça n’exclut pas un petit coup de pouce de quelqu’un dans la nuit de vendredi.

Je lui ai fait un résumé de ma virée à Columbia avec Slidell.

— Où habite Cagle, m’avez-vous dit ?

Je lui ai répété l’adresse.

— Et son ami l’a transporté au Richland Hospital ?

— Oui.

— Bizarre. Le Baptist Hospital est à deux pas. À l’angle de Sumter et Taylor.

— Vous voulez dire que Richland est plus loin ?

— Oui.

— Peut-être que Looper ne le savait pas ?

— Peut-être. Les gens tombent comme des mouches, ma chère.

— Je vais appeler le comté de Lancaster. Qui sait, j’obtiendrai peut-être des informations sur le rapport de Cagle ?

— C’est ça, ma fille, a fait Larabee.

Sur ce, il a poussé la porte de verre et il est sorti.

Assise à mon bureau, j’ai cherché le numéro du shérif du comté de Lancaster. M’étant présentée, j’ai demandé à parler à l’officier responsable.

— Le premier adjoint est occupé pour le moment.

En deux phrases, j’ai exposé les signes de concordance entre les ossements trouvés chez nous et le squelette sans tête trouvé chez eux et me suis plainte de mes difficultés à obtenir copie du rapport d’anthropologie. Quelqu’un pouvait-il m’aider ?

— Je vais voir si je peux mettre la main sur un des officiers d’investigation.

Une pause suivie d’une série de déclics et, enfin, une voix de femme.

— Détective Terry Woolsey à l’appareil.

J’ai répété mon baratin.

— L’enquêteur qui a supervisé la récupération du corps ne travaille plus ici. Il faut que vous parliez à Rœ, le premier adjoint du shérif.

— Vous êtes au courant du cas ?

— Je m’en souviens. Un squelette sans tête retrouvé dans le parc national, il y a environ trois ans.

— Si mes informations sont exactes, vous aviez un autre shérif alors.

— Hal Cobber. Il a perdu les élections et pris sa retraite en Floride.

— Le coroner était un certain Murray Snow ?

— Oui.

J’ai senti de la réticence dans sa réponse.

— Vous l’avez connu ?

— Le docteur Snow était un obstétricien. Chez nous, la fonction de coroner n’est pas un emploi à temps plein.

— Qui fait office de coroner actuellement ?

— James Park.

— Il est médecin, lui aussi ?

— Il possède une entreprise de pompes funèbres. C’est plutôt amusant : Snow mettait les gens au monde, Park les envoie ad patres.

Plaisanterie visiblement ressortie à toutes les occasions.

— Sur le plan professionnel, ça se passe comment en général avec Park ?

— Il fait son boulot.

— Je vous demande ça parce qu’il traîne les pieds pour me faire parvenir le rapport anthropologique.

— S’il a des raisons pour agir ainsi, il ne m’en a pas fait part.

Bloquée, la fille. Essayons la solidarité féminine.

— Je connais ça. (Pause de deux secondes pour signifier mon hésitation poignante.) Ici, à Charlotte, je travaille avec les détectives Slidell et Rinaldi. (Soupçon de désespoir dans ma voix.) Et vous savez, détective Woolsey, je ne crois pas qu’ils me mettent toujours au courant de tout ce qui se passe.

— Qu’est-ce que vous sous-entendez ?

Pour la solidarité, je pouvais aller me rhabiller.

— J’ai du mal à croire que le rapport de l’anthropologue ait pu disparaître du système, purement et simplement.

— Les merdes, ça arrive tout le temps.

— Vous avez déjà fait face à ce problème ?

— Adressez-vous au médecin légiste. Il en a certainement gardé une copie.

— Je l’ai fait. Il vient de tomber malade et le dossier entier, analyses et photos, a disparu de ses archives.

— C’est quoi, sa maladie ?

J’ai mentionné le malaise et précisé qu’il était toujours dans le coma.

Il y a eu une pause. Longue. En bruit de fond, j’entendais les conversations des officiers de police dans la pièce.

— Et le dossier a été retiré des archives, dites-vous ?

— Ça m’en a tout l’air.

Je l’ai entendue respirer plusieurs fois, puis un cliquetis m’est parvenu, comme si elle changeait de main le combiné.

— On peut se voir demain ?

Sa voix soudain grésillant m’a donné à penser qu’elle parlait la bouche tout contre l’appareil. Ça m’a étonnée, mais je me suis efforcée de ne pas le montrer.

— Bien sûr. Vous êtes dans Pageland Road, n’est-ce pas ?

— Ne venez pas ici.

Nouvelle pause, plus courte. Le temps de réfléchir à un lieu de rendez-vous.

— Vous connaissez le Coffee Cup dans Morehead Road, juste avant l’échangeur de la I-77 ?

— Bien entendu.

Qui à Charlotte ne connaît pas le Coffee Cup ?

— Retrouvons-nous là-bas à huit heures. J’ai justement des affaires à régler du côté de chez vous, demain.

— Je serai au comptoir.

La communication coupée, je suis restée assise devant mon téléphone pendant cinq bonnes minutes.

D’abord Zamzow, maintenant Woolsey.

Que pouvait avoir à me confier cette détective des forces de l’ordre de Lancaster qui ne souffre pas d’être évoqué tout haut, dans la salle de garde du bureau du shérif ?

Rentrée à la maison, j’ai trouvé Boyd et Birdie dans le bureau, le chien vautré sur le canapé, le chat à sa place favorite, sur l’étagère de la bibliothèque derrière ma table de travail.

En entendant mes pas, Boyd s’est laissé tomber sur le plancher. Tête basse, il a levé les yeux vers moi, la langue pendante.

— Salut, mon gros.

J’ai tapé dans mes mains et me suis accroupie. Il a bondi vers moi. Les deux pattes posées sur mes épaules, il s’est jeté en avant avec tant d’enthousiasme pour me passer sa langue sur le visage que je me suis retrouvée les quatre fers en l’air. Roulant sur le ventre, je me suis recouvert la tête de mes bras. Boyd s’est lancé dans un triple sprint autour de moi avant de reprendre son démaquillage à la bave de chien.

Je me suis rassise. Birdie nous observait avec tout le mépris que peut exprimer un museau de chat. Dressé sur ses quatre pattes, il a arqué le dos, sauté à bas de son perchoir et s’est enfui dans l’entrée.

— Boyd, écoute.

Le chien s’est immobilisé une nanoseconde et a fait un petit bond en arrière avant de se lancer dans une nouvelle sarabande.

— Je suis crevée. Dis-moi plutôt. Tu connais Ryan : qu’est-ce que tu en penses ?

Il a effectué un tour complet autour de moi.

— Tu as bien raison. Rien de tel que l’exercice.

Me relevant maladroitement, je suis montée dans ma chambre passer une tenue pour courir. De retour à la cuisine, j’ai décroché la laisse. Le chien a été pris de folie.

— Assis !

En voulant piler sur place, il a dérapé et il s’est cogné une patte contre le pied de la table.

J’ai rejoint Freedom Park par mon raccourci habituel, en longeant Radcliff Street, et je suis revenue par Queens Road après un tour de lac. Boyd allait et venait, s’arrêtant de temps en temps dans des endroits particulièrement attrayants pour les représentants de l’espèce canine.

L’après-midi touchait à sa fin. Nous courions au milieu de mamans qui poussaient des bébés dans leurs poussettes, de vieux messieurs qui promenaient des chiens décatis, d’enfants qui roulaient à vélo ou jouaient au frisbee et au football.

L’air chaud et lourd exacerbait ma sensibilité aux bruits : chuchotement de la brise dans les arbres, grincement d’une balançoire, coassement de grenouille, cri des oies dans le ciel, clameur de sirène. Je restais sur mes gardes, heureuse d’avoir Boyd avec moi.

Je n’ai pas repéré de caméra pointée sur moi. Je n’ai pas entendu de déclic d’appareil photo.

Au retour, j’étais en nage bien avant d’apercevoir Sharon Hall et mon pouls frisait gaillardement les sept cents battements minute. Quant à Boyd, il n’avait plus la force de rentrer la langue dans sa gueule, et elle pendait entre ses babines comme une tranche de steak.

Afin de me rafraîchir, je l’ai laissé renifler le sol à son gré. Il trottait d’un buisson à un arbre et d’un arbre à un parterre de fleurs, agrémentant parfois son train-train de reniflettes, petits jets de pipi et grattage du sol, d’un arrêt plus long pour flairer quelque chose tout son content et faire un vrai pipi.

Décidée à poursuivre ma campagne de remise en forme, je me suis voté comme plat unique pour le dîner une grande salade composée, grâce à tous les légumes achetés par Ryan. Boyd a eu droit à ses boulettes marron.

Résultat : à dix heures du soir, je mourais de faim. Je venais tout juste de sortir du réfrigérateur un yaourt, des carottes et un céleri quand le téléphone a sonné.

— Tu me trouves toujours l’homme le plus beau, le plus intelligent et le plus excitant de la planète ?

— Le plus éblouissant, Ryan.

Le son de sa voix m’a mis du baume au cœur. J’ai mordu dans ma carotte avec un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.

— Qu’est-ce que tu manges ?

— Une carotte.

— Depuis quand tu manges des légumes crus ?

— Les carottes sont bonnes pour la santé.

— Vraiment ?

— Excellentes pour les yeux.

— Si c’est si bon que ça pour les yeux, comment se fait-il qu’il y ait tant de lapins écrasés sur les routes ?

— Ta famille va mieux ?

— En pleine forme ! À côté de ma sœur et de ma nièce, la famille Osbourne est d’un ennui mortel.

— Mon pauvre.

— Enfin, j’ai l’impression qu’elles écoutent. Le cas n’est donc pas désespéré. Je ne devrais pas m’éterniser plus de deux ou trois jours. Je vais demander une rallonge de vacances d’une semaine.

— C’est vrai ?

À présent, mon sourire expédiait des étincelles tous azimuts.

— J’ai encore des affaires à régler à Charlotte, a continué Ryan pendant que Boyd déposait délicatement une bouchée de boulettes sur mon pied.

— Vraiment ?

J’ai secoué la jambe. Les boulettes ont glissé sur le plancher, au grand plaisir du chien, qui s’est jeté sur elles.

— Des affaires personnelles.

Le reste de ces boulettes éparpillées par terre m’a trop soulevée le cœur pour que je laisse éclater ma joie, mais, pour autant, le commentaire de Ryan n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.

— Hooch va bien ?

— En pleine forme.

— Du nouveau avec les ossements de la fosse d’aisances ?

J’ai raconté à Ryan ma virée à Columbia.

— ! Caramba ! Un voyage en voiture avec Skinny !

— Ce type est vraiment sorti du Neandertal.

— Tu as vu beaucoup de lapins écrasés ?

— La secrétaire du département d’anthropologie dit qu’un type qu’elle ne connaît pas est venu rendre visite à Cagle. Petit, avec des cheveux noirs. Looper aussi a aperçu Cagle avec un inconnu.

— Même description ?

— Grosso modo. Looper l’a surtout trouvé magnifique. Il a vu en lui un concurrent.

— Ça m’arrive tout le temps.

— La secrétaire n’a pas fait mention de sa beauté.

— La beauté est dans l’œil de celui qui regarde.

— Je la crois capable de discerner ça.

— Et les médecins de Cagle ne peuvent pas expliquer son coma ?

— Non.

J’ai rapporté ensuite ma conversation avec Terry Woolsey et annoncé que je devais la rencontrer demain matin.

— Comme elle est détective, elle ne me montera pas de bateau.

— On est tous des sages et des petits saints.

— Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle peut vouloir me raconter.

— Les idées, c’est parfois dangereux.

— Je trouve ça bizarre, Ryan.

— Très bizarre.

— Épargne-moi tes petits jeux, Monsieur-je-sais-tout.

— Tu veux dire : tous mes petits jeux ?

Il y a eu un boum d’autotamponneuses dans mon ventre.

— Tu as reçu d’autres menaces par courriel ?

— Non.

— Ils continuent à faire des patrouilles plus fréquentes près de chez toi ?

— Oui. Et aussi près de chez Lija.

— Bien.

— Je commence à penser que c’est Dorton qui était derrière tout ça.

— Pourquoi ?

— Il crève et les courriels s’arrêtent.

— Peut-être. Peut-être aussi que quelqu’un l’a descendu.

— Merci de me rassurer.

— Je veux que tu fasses attention.

— Tiens, je n’y avais pas pensé !

— Qu’est-ce que tu peux être casse-couilles, Brennan.

— J’espère bien. Je me donne un mal !

— Tu donnes autant d’attention à Hooch ?

— J’ai couru un long moment avec lui, cet après-midi.

— Il faisait onze degrés à Halifax aujourd’hui.

— Et ici trente-cinq.

— Je te manque, Miz Temperance ?

Je me disais bien, aussi. Pas normal qu’il ne m’ait pas encore sorti son petit numéro avec l’accent du Sud.

— De temps en temps.

— Admets-le, chérie. Cet hombre, c’est ton rêve fait homme.

— Mon rêve fait homme, Ryan, y a pas à hésiter. Et avec des jambières de cow-boy.

— Bonne chasse, alors.

Après Ryan, j’ai appelé Katy.

Pas de réponse. J’ai laissé un message.

Ensuite, j’ai regardé les derniers tours de bâton d’un match des Braves d’Atlanta contre les Cubs de Chicago. J’ai fini les carottes, Boyd a rongé un os en cuir et Birdie a descendu tout un yaourt. À un moment, ils ont échangé leurs places. Et pendant ce temps-là, Atlanta nous bottait le cul.

À onze heures du soir, chien, chat et Miz Temperance étaient couchés et endormis.