Chapitre 6
À quatre heures de l’après-midi, la température était de trente-quatre degrés et l’humidité grosso modo la même. Nouveau record pour tous les gens qui s’intéressaient à ça.
Le lieu de l’accident était presque à une heure de route de Charlotte, aux confins nord-est du comté, dans une région entièrement dédiée à la culture du maïs et du soja, contrairement au lac Norman, à l’ouest de ma ville, où fleurissent les motomarines, les Hobie Cats et autres J-32.
Quand Larabee a garé sa Land Rover où j’avais pris place, Jœ Hawkins était déjà sur les lieux et fumait un cigarillo, appuyé contre le fourgon de la morgue.
— Où est-il tombé ? lui ai-je demandé en passant mon sac en bandoulière.
Du bout de son cigarillo, il a désigné un endroit sur le côté.
— C’est loin ?
J’étais déjà en nage.
— Deux cents mètres environ.
Le temps de traverser trois champs de maïs, Larabee et Hawkins trimbalant la caisse d’équipement, moi mes affaires personnelles, notre petit trio était hors d’haleine, couvert d’égratignures et de cloques, pris de démangeaison et trempé comme une soupe.
La figuration habituelle était déjà rassemblée, moins nombreuse qu’à l’ordinaire. Flics. Pompiers. Un journaliste, des autochtones venus au spectacle, aussi épatés que des touristes à bord d’un autocar à impériale.
Une bande, comme on en utilise pour barrer l’accès aux scènes de crime, délimitait déjà le périmètre autour de l’épave. Vu de loin, il m’a paru étonnamment petit.
Deux camions-citernes étaient stationnés à l’extérieur, dans un champ de maïs traversé d’une double cicatrice se terminant sous leurs roues : les épis écrasés sur leur passage. Ils étaient au repos maintenant, mais on pouvait voir que les pompiers n’avaient pas lésiné sur l’eau.
Pas commode de récupérer des restes carbonisés sur un sol détrempé.
Un type en uniforme semblait diriger les opérations. L’étiquette en laiton sur sa chemise annonçait Wade Gullet, police de Davidson.
Une mâchoire carrée, des yeux noirs, un nez fort et des cheveux poivre et sel. Le type même du chef malgré son mètre soixante.
Nous nous sommes présentés à lui.
Poignées de main à la ronde. Gullet a hoché la tête dans ma direction :
— Heureux de vous voir, doc... Messieurs.
Et de récapituler les faits connus. En gros, ce que Larabee nous avait déjà appris dans le couloir de la morgue.
— Le propriétaire du champ nous a appelés à onze heures dix-neuf pour déclarer qu’il voyait par la fenêtre de son salon un avion qui avait un drôle d’air.
— Un drôle d’air ?
— Il volait en rase-mottes ou alors il faisait des piqués affolés d’un côté et de l’autre.
J’ai regardé la paroi rocheuse derrière Gullet : à tout casser, elle culminait à soixante mètres au-dessus du champ. Le point de l’impact était à cinq mètres du sommet environ : des traces rouges et bleues qui se transformaient en une traînée brûlée dans la végétation jusqu’à l’épave tout en bas.
— En entendant une explosion, le fermier est sorti en courant et a aperçu de la fumée qui montait des vingt hectares qu’il possède au nord. Quand il est arrivé, l’avion était au sol et en feu. Ce type... (coup d’œil au carnet à spirale), M. Michalowski, n’a vu aucun signe de vie. Il est rentré dare-dare chez lui pour appeler le 911.
— Vous avez une idée du nombre de gens à bord ? a demandé Larabee.
— Je dirais moins qu’une caisse de six, vu que ça m’a tout l’air d’être un quatre-places.
Question discours, Gullet et Slidell : même combat.
Il a rabattu la couverture de son calepin d’une secousse de la main et a fourré son bien dans sa poche de poitrine.
— La tour de contrôle s’est chargée d’informer la FAA, le NTSB ou toute autre agence fédérale qu’il faut prévenir dans ces cas-là. Entre mes gars et les pompiers, je pense qu’on devrait arriver à se débrouiller pour la récupération. Dites-moi juste ce qu’il vous faut de votre côté, doc.
J’ai repéré deux ambulances sur le bas-côté où nous nous étions garés.
— Vous avez prévenu un hôpital ?
— Le CMC de Charlotte a été alerté. Avec les infirmiers, on a jeté un coup d’œil quand l’incendie a été maîtrisé. Plus personne qui respire encore dans ce fouillis.
Profitant de ce que Larabee lui expliquait la procédure, j’ai glissé discrètement un regard sur ma montre. Quatre heures vingt. Mon invité était en train d’arriver chez moi.
Pourvu qu’il ait bien reçu mon message. Pourvu qu’il ait trouvé un taxi facilement. Pourvu aussi qu’il ait trouvé la clef que j’avais demandé à Katy de fixer sur la porte de la cuisine.
Pourvu surtout que Katy n’ait pas oublié de le faire !
Relaxe, Brennan. S’il y a un problème, il t’appellera.
J’ai décroché mon cellulaire de ma ceinture. Pas de tonalité.
Eh merde !
— Prêt pour la visite ? lança Gullet à Larabee.
— Ça ne brûle plus nulle part ?
— Tout est éteint.
— Alors, allons-y.
À ce moment-là, j’ai haï mon travail. Emboîtant le pas à Larabee et Gullet, j’ai traversé le champ entre deux rangées de maïs et je me suis glissée sous la bande de délimitation.
De près, l’avion était en meilleur état que je ne le craignais. Le fuselage, en accordéon et calciné à l’avant, était quasiment intact à l’arrière. Des morceaux d’aile roussis et tordus étaient éparpillés autour de l’épave parmi des morceaux de plastique fondu et une constellation de fragments non identifiables. De minuscules éclats de verre miroitaient comme du phosphore dans le soleil de l’après-midi.
— Hé ! ho !
Au cri, nous nous sommes retournés.
Une femme en pantalon, bottes et chemise bleu foncé s’avançait vers nous à grandes enjambées. Les grosses lettres jaunes sur sa casquette nous ont informés qu’en sa personne débarquait le NTSC, l’Office national pour la sécurité des transports.
— Désolée du retard. J’ai sauté dans le premier avion.
Ayant passé la courroie de sa caméra vidéo autour de son cou, elle nous a tendu la main.
— Sheila Jansen, de la sécurité aérienne.
Poignées de main à la ronde. La dame avait une force d’anaconda.
Elle a retiré sa casquette et s’est essuyé le visage de son avant-bras. Sans son couvre-chef, elle ressemblait à une pub pour le lait : blonde, pétulante de santé et d’une vitalité exaspérante.
— Fait plus chaud qu’à Miami.
Pour faire chaud, il faisait chaud ; nous en avons tous convenu.
— Tout est en l’état, monsieur ? a demandé Jansen, un œil fermé, l’autre déjà vissé à l’œilleton d’un petit appareil photo numérique.
— Sauf les flammes, a répondu Gullet.
— Des survivants ?
— Personne qui soit venu se présenter à nous.
— Combien de passagers à l’intérieur ?
Elle s’est écartée de plusieurs pas à droite, puis à gauche pour filmer la scène sous différents angles.
— Au moins un.
— Vos agents ont piétiné le secteur ?
— Oui.
— Dans une minute je suis à vous, a lancé Sheila Jansen en saisissant maintenant sa caméra.
D’un geste de la main, Larabee lui a signifié de ne pas s’en faire pour nous.
Nous l’avons regardée filmer ou photographier l’épave, le rocher et les champs alentour. Un quart d’heure plus tard, elle revenait vers nous.
— C’est un Cessna-210. Le pilote est à sa place, il y a un passager à l’arrière.
— À l’arrière ? me suis-je étonnée. Pourquoi ça ?
— Parce qu’à l’avant le siège passager a été retiré.
— Mais pourquoi ?
— J’aimerais bien le savoir.
— On a le nom du propriétaire du coucou ? a demandé Larabee.
— L’immatriculation sur la queue est intacte, je vais demander une recherche.
— D’où a-t-il décollé ?
— Ce sera peut-être difficile à déterminer. Quand on aura le nom du pilote, on questionnera la famille et les amis. En attendant, je vais me renseigner auprès du radar afin de savoir si l’avion a été enregistré. Évidemment, s’il volait en VFR, les radars ne l’auront pas capté, et ce sera pas facile de retracer sa course.
— En VFR ? ai-je demandé.
— Excusez-moi. Les pilotes se divisent en deux catégories : ceux qui volent aux instruments et ceux qui n’ont que leurs yeux pour se repérer. Les pilotes qui naviguent aux IFR, c’est-à-dire en se guidant sur les données de leurs instruments, peuvent sortir par tous les temps. Les autres, ceux qui naviguent sans instruments, ne peuvent pas voler au-dessus des nuages, ni à plus de cinq cents pieds du plafond par temps couvert. Pour se diriger, ils ont besoin de repères sur la terre.
— Le bon truc. Personne pour t’emmerder, tu es le roi du ciel, a ricané Gullet.
Je n’ai pas relevé.
— Les pilotes ne sont-ils pas tenus de présenter un plan de vol avant de décoller ?
— Si, quand ils décollent d’un aéroport GA avec ATC. C’est la nouvelle réglementation depuis le 11 septembre.
L’enquêtrice Jansen avait en stock plus d’acronymes qu’il n’y a de nouilles en forme de lettres dans les soupes pour enfants. Pour ma part, je savais qu’ATC signifiait air traffic control et qu’il y avait donc intervention des contrôleurs aériens. En revanche, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était un aéroport GA.
— C’est l’abréviation de Category-A général aviation airport, aéroport civil de catégorie A. Tout appareil qui en décolle est tenu d’observer des règles spécifiques, notamment si l’aéroport est situé à proximité d’une grande ville.
— Le pilote doit-il présenter une liste de passagers ?
— Non.
Nous avons tous regardé l’épave. Au bout d’un moment, Larabee a rompu le silence :
— Autrement dit, ce coucou a pu sortir en promenade tout seul ?
— M’étonnerait qu’on retrouve un plan de vol. À priori, je pencherais pour un transport de drogue qui a foiré. Les pilotes qui font dans ce créneau ne sont pas fanatiques des réglementations et autres plans de vol. Ils préfèrent décoller de petits aéroports paumés et voler en dessous des radars de contrôle.
— Vous allez faire venir l’Agence de lutte contre les stupéfiants ? a demandé Gullet.
— Ça dépendra de ce que j’aurai découvert.
Elle a réglé son appareil numérique et ajouté :
— Je fais encore quelques gros plans et vous pourrez commencer à dégager les morts.
Et c’est ce qu’on a fait pendant les trois heures suivantes.
Aidée de Larabee, je me suis occupée des victimes pendant que Sheila Jansen parcourait le site et photographiait ou filmait toutes sortes de choses, s’arrêtant pour dessiner des croquis ou pour enregistrer ses hypothèses sur un dictaphone.
Debout près du cockpit, Hawkins nous passait le matériel et prenait des photos.
Gullet faisait des allées et venues pour nous offrir à boire et satisfaire sa curiosité.
Tout au long de cet après-midi, d’autres personnes sont venues et reparties pendant que je dégoulinais de sueur au milieu d’un nuage de mouches. J’étais trop concentrée sur ma tâche pour leur prêter attention.
Le pilote était brûlé au-delà de toute identification possible : la peau noircie, plus un cheveu sur la tête et les paupières ratatinées en demi-lunes. Un filin à demi calciné reliant son abdomen à l’armature du siège, comme s’il maintenait son corps en place.
— C’est quoi ? a demandé Gullet pendant l’une de ses petites visites.
— Probablement son foie, a répliqué Larabee, sans relever les yeux des tissus carbonisés qu’il était occupé à gratter.
Après ça, Gullet nous a fait grâce de ses questions.
Un drôle de résidu recouvrait tout dans l’habitacle. Une matière noire et floconneuse que je n’avais jamais vue dans aucun avion accidenté au cours de ma carrière. J’ai demandé à Larabee s’il avait une idée de ce que cela pouvait être.
— Pas la moindre, a-t-il répondu, l’esprit ailleurs.
Il était occupé à dégager le pilote. Le cadavre, une fois libéré, a été enfermé dans un sac et placé sur une civière pliante. Puis un flic en uniforme a aidé Hawkins à le porter jusqu’au véhicule de la morgue.
Avant de s’intéresser au passager, Larabee a donné le signal d’une pause afin d’enregistrer lui aussi ses observations sur son dictaphone.
J’ai sauté à terre. Ayant retiré mon masque, j’ai remonté la manche de ma combinaison et consulté ma montre. Pour la dix-millionième fois.
Sept heures cinq.
J’ai vérifié mon cellulaire.
Toujours pas de liaison. Dieu bénisse la campagne !
— Et un de fait ! a déclaré Larabee en enfournant son magnétophone dans une poche intérieure de sa combinaison.
— Vous aurez besoin de mes services pour le pilote ?
— Nan, a répondu Larabee.
Hélas, ce n’était pas le cas pour l’homme assis à l’arrière.
Quand un véhicule qui se déplace rapidement, comme une voiture ou un avion, s’arrête brutalement, les passagers qui ne sont pas solidement attachés deviennent ce qu’on appelle en biomécanique des objets «autopropulsés ». Or tout solide se trouvant à l’intérieur d’un objet plus grand, lequel subit un arrêt brutal, continue de se déplacer à la vitesse initiale à l’intérieur du contenant jusqu’à ce qu’il soit arrêté à son tour.
Dans un Cessna, le résultat n’est pas joli à voir.
Contrairement au pilote, le passager n’avait pas sa ceinture et il était allé donner de la tête dans la vitre. Le plexiglas était éclaboussé de fragments d’os et de cheveux.
Sous l’impact, le crâne avait éclaté. Le feu avait fait le reste.
Tout à l’heure, à la vue de ce torse sans tête et carbonisé, baignant dans ce magma affreux, j’avais déjà ressenti dans mon ventre un bouleversement de plaques tectoniques entrant en collision.
Des cigales chantaient au loin et, dans cet air immobile, les pleurs de leur scie mécanique avaient des échos angoissés.
Après un long moment d’apitoiement sur moi-même, j’ai remis mon masque et me suis décidée à remonter dans le cockpit. Escaladé les débris, je me suis faufilée jusqu’à l’arrière et me suis attelée à tamiser le magma afin de séparer les fragments d’os de la matière cérébrale qui avait rebondi après l’impact sur la vitre.
Champ de maïs et spectateurs ont quitté mon champ de vision. Le concert des cigales s’est estompé et je n’ai plus entendu par intermittence que des voix, une radio, une sirène au loin.
Laissant à Larabee le soin d’examiner le corps de la seconde victime, je me suis chargée de trier ce qui restait de sa tête.
Des dents. Une bordure d’orbite. Un morceau de mâchoire. Et tout ça, enduit de cette répugnante substance noire et floconneuse que je n’arrivais pas à identifier.
Le passager baignait dedans, contrairement au pilote qui n’en avait été qu’aspergé. J’en remplissais à la file les récipients que Hawkins ne cessait de m’apporter.
À un moment, j’ai entendu des ouvriers mettre en marche un générateur et des lumières.
L’avion puait le fuel et la chair carbonisée. Dans cet habitacle imprégné de suie, je me croyais plongée au cœur du Dust Bowl si bien décrit par Steinbeck. Mon dos et mes genoux m’élançaient ; je ne cessais de changer de position dans le vain espoir de trouver une posture confortable.
Pour avoir moins chaud, je m’efforçais de visualiser des images de fraîcheur.
Une piscine : l’odeur du chlore, le rebord rugueux sous mes pieds, la sensation de froid lors du premier plongeon.
La plage : les vaguelettes autour de mes chevilles, le vent sur mon visage, le sable frais et salé collé à ma joue, un souffle d’air conditionné sur ma peau luisante de Coppertone.
Un sorbet.
Des cubes de glace tintant dans un verre de citronnade.
Quand nous avons eu fini, les dernières lueurs rosées du jour disparaissaient déjà sous l’horizon.
Hawkins a fait un ultime voyage jusqu’au fourgon pendant que Larabee et moi, nous nous débarrassions de nos combinaisons et rangions la caisse de matériel.
Arrivée sur la route goudronnée, je me suis retournée pour jeter un dernier regard au site.
Le crépuscule avait gommé toute couleur du paysage. La nuit d’été prenait possession des lieux, recouvrant les arbres, le maïs et la falaise d’une palette de gris et de noirs différents.
Au centre de la scène, dans l’éclat rougeoyant des lampes de chantier, l’avion mort et l’équipe chargée de la récupération, tels les récitants d’une tragédie antique. Spectacle macabre. Shakespeare dans un champ de maïs. Cauchemar d’une nuit d’été.
J’étais tellement éreintée que j’ai dormi pendant la plus grande partie du retour à Charlotte.
— Je vous dépose au bureau pour que vous repreniez votre voiture ? a demandé Larabee.
— Ramenez-moi à la maison.
Voilà à quoi s’est réduite notre conversation.
Une heure plus tard, Larabee me déposait près du patio.
— Je vous vois demain ?
— Oui.
Ben voyons, je n’ai pas de vie personnelle.
J’ai claqué la portière violemment.
La cuisine était toute noire.
Y avait-il de la lumière dans le bureau ?
J’ai longé la maison sur la pointe des pieds pour aller regarder par la fenêtre de l’autre côté.
Noir total.
En haut ? Idem.
— Bon, ai-je marmonné en me trouvant stupide. Tant mieux s’il n’est pas là.
Je suis entrée par la cuisine.
— Hou, hou ? Pas un bruit.
— Birdie ? Pas de chat.
Laissant tomber mes affaires par terre, j’ai délacé mes bottes et les ai retirées, puis j’ai rouvert la porte et les ai déposées dehors.
— Birdie ? Rien.
Je suis allée dans le bureau.
J’ai allumé la lumière et suis restée bouche bée.
Et consternée.
J’étais crasseuse, épuisée. Quant à mon sens de l’hospitalité, il s’était envolé à des années-lumière.
— Ben, qu’est-ce que tu fous là ?