Chapitre 11
Ce que j’avais sous les yeux, c’était des chiottes.
À une époque, Chez Toilette8 avait offert à ce lieu le nec plus ultra du confort et de la technologie en matière de fosses d’aisances : système anti-mouches, papier toilette, cuvette épatante avec couvercle à charnières.
Mais de tout cela, il ne restait que des bandes de papier collant desséchées et craquelées, une tapette à mouches rouillée, deux trous à hauteur de la main quand on était assis pour enfoncer un taquet et tenir la porte fermée, un tas de bois et un couvercle ébréché à la peinture rose et écaillée.
Tout au fond de la cabane, une ouverture dans les planches laissait apparaître un trou d’environ dix centimètres sur dix.
La puanteur, familière, faisait remonter des souvenirs de colonies de vacances, de parcs nationaux et de villages du tiers-monde. Mais ici, l’odeur était en quelque sorte plus douce, moins agressive.
Ajoutant tout bas une épithète aux jurons que Ryan et moi avions laissés échapper pendant la promenade de reconnaissance avec Boyd, j’ai lâché en guise de conclusion :
— Mais quelle saloperie !
Il n’y avait pas trois mois de ça, j’avais trempé jusqu’aux coudes dans une fosse septique. Je m’étais bien juré de ne plus jamais bosser au milieu d’excréments.
Et maintenant, des chiottes.
— Quelle saloperie !
— Pas très distingué, s’est exclamé Larabee en tendant le cou par-dessus mon épaule.
Je me suis écartée. Derrière nous, Boyd continuait à aboyer avec frénésie et Ryan à tenter de le calmer.
— Jugez-en par vous-même !
J’ai écrasé un moustique qui se régalait sur mon bras.
Larabee a baissé la tête vers l’orifice pour la relever aussitôt.
— C’est possible que Boyd ait seulement été excité par l’odeur ?
J’ai fait une grimace dubitative.
— Possible. Mais tel que je vous connais, vous allez vouloir vous convaincre que vous n’êtes pas tombé sur la sépulture de Jimmy Hoffa9. Vous assurer que personne n’est venu lui pisser dessus.
— Sur lui ou sur quelqu’un d’autre, a dit Larabee en ouvrant la porte de l’appentis. Parce que pour lui, la finale s’est jouée au temps d’Eisenhower.
— Quoi qu’il en soit, il a dû se passer un truc pas catholique ici.
— Ouais.
— Des suggestions ? ai-je demandé en agitant la main devant mon visage pour chasser les moucherons.
— Faire venir une excavatrice.
— On pourrait commencer par jeter un coup d’œil dans la maison. Essayer de voir quand le fermier a cassé sa tirelire pour faire installer la plomberie ?
— Trouvez-moi un os humain, et la police scientifique me fera des gros plans de tous les tuyaux sous l’évier.
À la septième remontée d’excréments, un métacarpe est apparu.
Cela faisait trois heures que je travaillais dans la cabane avec Ryan et Jœ Hawkins. Un seau après l’autre, la fosse d’aisances nous livrait son trésor.
Un trésor qui se composait surtout de tessons de verre et de faïence, de morceaux de papier, de gros bouts de plastique, d’ustensiles rouillés, d’os d’animaux et de litres de matière organique d’un noir profond.
L’opérateur de l’excavatrice écopait, déposait et attendait. Hawkins répartissait le butin en piles, les os d’un côté, les déchets de l’autre. Ryan transportait les seaux jusqu’à mon tamis. Et moi, j’inspectais la merde.
L’optimisme nous gagnait. La partie squelette du trésor se révélait d’origine strictement culinaire. Aucun os provenant d’un être humain. Et des os dépouillés de chair, contrairement à ceux que Boyd avait découverts près de la haie des McCranie.
Des animaux morts depuis un bon bout de temps.
Il était quinze heures sept lorsque le métacarpe a fait son entrée en scène.
Je l’ai examiné attentivement, cherchant un détail susceptible de faire naître le doute.
En vain. L’os avait bien fait partie d’un pouce capable de faire de l’auto-stop, de tourner des spaghettis sur une fourchette, de jouer de la trompette ou d’écrire un sonnet.
Les yeux fermés, je me suis laissée aller.
Je les ai rouverts très vite en entendant des pas. Larabee contournait le tas de planches qui, jusqu’à tout à l’heure, constituait encore un appentis. J’ai demandé :
— Boyd ne vous ennuie pas ?
— Il se prélasse au frais sur la pelouse devant la maison. C’est bien, les chow-chows, ça tient agréablement compagnie.
En voyant mon expression, son sourire s’est évanoui.
— Vous avez trouvé quelque chose ?
J’ai tendu la main vers lui, le métacarpe que je venais de découvrir placé juste en dessous de mon pouce.
— Damn.
Ryan et Hawkins nous ont rejoints près du tamis. Le premier a fait écho au médecin-chef, le second a gardé ses réflexions pour lui.
L’opérateur de l’excavatrice a descendu une bonne partie de sa bouteille d’eau, calé en arrière dans son siège, ses pieds chaussés de grosses bottes posés sur le tableau de bord de sa machine.
— Et maintenant, on fait quoi ? m’a demandé Larabee.
— On devrait pouvoir continuer comme ça. L’opérateur travaille avec finesse, et le trou correspond parfaitement à la forme de sa pelle. De toute façon, on ne risque pas d’endommager ce qui se trouve là-dedans plus que ça ne l’est déjà.
— Je croyais que vous détestiez les excavatrices ?
— Ouais, mais lui, il connaît son boulot.
D’un même mouvement, nous nous sommes tournés vers le type en question. Difficile d’avoir l’air moins captivé. Pour l’intéresser, il faudrait lui faire ingurgiter de force des poignées d’excitants.
Le tonnerre a grondé au loin. Le ciel était maintenant sombre et menaçant.
— Combien de temps vous faut-il encore ? a demandé Larabee.
— On touche le fond. Dans les dernières remontées, il y avait déjà un peu de sol stérile.
— Bien, a fait Larabee. Je vais lâcher les limiers de la scientifique sur la maison.
Il s’est redressé.
— Tim ?
— Ouais ?
— Il serait peut-être temps d’appeler aussi la criminelle.
Nous avons fini juste au moment où les premières gouttes se mettaient à tomber.
J’ai levé le menton, emplie de gratitude pour l’humidité rafraîchissante.
J’étais épuisée. Surtout, je n’en revenais pas de me retrouver avec cette masse de travail juste au moment où je ne rêvais que d’une chose : m’adonner à la liberté.
Ce n’est pas ma grand-mère qui aurait compati à ma déception. Élevée à la dure par des bonnes sœurs, elle était intraitable pour tout ce qui touchait au sexe. Alors, vous pensez, une partie de jambes en l’air sans l’approbation de monsieur le curé... Et en dehors des liens du mariage, par-dessus le marché !
Quatre-vingt-neuf ans de vie sur terre n’avaient pas ébranlé ses positions. À ma connaissance, elle n’avait jamais admis la moindre entorse à la règle.
J’ai regardé Ryan empaqueter les os d’animaux dans un grand sac-poubelle.
Hawkins enfermait les restes humains dans un récipient en plastique. Il a sorti d’un sac à fermeture éclair une fiche de récupération et a entrepris de la remplir.
Lieu de la découverte : OK. Renseignement connu. Il a coché la case.
Nom du décédé. Age. Race. Sexe. Date de la mort : cinq lignes blanches.
État du corps : squelette.
Plus précisément, un crâne, une mâchoire inférieure, trois vertèbres cervicales et plusieurs os formant la plus grande partie d’une main droite et d’une main gauche.
Nous avions tout examiné et tout repassé une nouvelle fois au tamis sans rien trouver d’autre.
Hawkins a recopié sur une étiquette le numéro de sa fiche et l’a glissée à l’intérieur du récipient.
J’ai regardé autour de moi. Quelqu’un avait été tué ici : sa tête et ses mains avaient été sectionnées et jetées dans la fosse, et son corps transporté ailleurs.
Ou alors, la tuerie avait eu lieu loin d’ici, et la tête et les mains avaient été apportées à la ferme pour qu’on s’en débarrasse.
Il n’est pas rare qu’un meurtrier coupe la tête et les mains de la victime. Plus d’identification dentaire, plus d’empreintes digitales.
Mais ici, dans cette partie reculée du comté de Mecklenburg ?
J’ai fermé les yeux et laissé la pluie ruisseler sur mon visage.
Qui était la victime ?
Depuis combien de temps ces morceaux de corps macéraient-ils dans la fosse ? Où se trouvait le reste du cadavre ?
Pourquoi deux os de la main avaient-ils été enterrés avec des ours ? Quelqu’un avait-il été tué en même temps que les animaux ?
— Prête ?
La voix de Ryan m’a fait réintégrer le présent.
— Quoi ?
— Tout est emballé.
Nous avons contourné la maison et débouché à l’avant de la propriété. Une Taurus blanche venait de se ranger parmi les voitures et les fourgons garés sur le bas-côté de la route. Côté conducteur, un gros homme s’en extrayait, une cigarette au coin de la bouche.
Un second s’extirpait du siège du passager. Grand, maigre et avec de longues jambes qu’il a sorties l’une après l’autre en s’agrippant à l’armature de la portière.
Un soupir m’a échappé.
— Super !
— C’est qui ? a demandé Ryan.
En chemin vers sa voiture, accompagné de Hawkins, Larabee s’était arrêté pour échanger quelques mots avec eux.
— Laurel et Hardy.
— Pas très charitable.
— Rinaldi, passe encore. Mais Slidell, même Jerry Springer n’en voudrait pas dans son émission.
Skinny Slidell exhalait un dernier jet de fumée. Ayant écrasé son mégot, il s’est dirigé vers nous d’une démarche pesante. Son coéquipier lui a emboîté le pas.
Un type monté sur échasses et vêtu par Hugo Boss, ce Rinaldi. Et qui déplace son mètre quatre-vingt-douze et ses soixante-douze kilos par petits bonds élastiques.
Dix-neuf ans que Skinny Slidell et Eddie Rinaldi font la paire. À la police, personne ne comprend leur attirance l’un pour l’autre.
Slidell est débraillé ; Rinaldi toujours tiré à quatre épingles. Slidell carbure au cholestérol ; Rinaldi ne jure que par le tofu. Slidell est un fan des rocks du bon vieux temps ; Rinaldi n’aime que l’opéra. En matière de vêtements, Slidell n’a qu’une seule exigence : le bleu électrique ; Rinaldi porte exclusivement des costumes sur mesure.
Et la liste se poursuit sur des kilomètres.
— Salut, doc…,a fait Slidell en tirant un mouchoir chiffonné de sa poche arrière.
Je lui ai rendu son bonjour.
— C’est pas tellement la chaleur, plutôt l’humidité, pas vrai ?
Il a passé son carré jauni sur son front et l’a remis à sa place, en l’enfonçant avec le dos de ses doigts.
— La pluie va nous apporter de la fraîcheur.
— Si Dieu le veut.
Slidell a la peau du visage tellement distendue qu’elle lui fait sous les yeux des poches en forme de croissant et pendouille sous sa mâchoire. À croire qu’on a tiré dessus très fort et pendant longtemps.
— Docteur Brennan, a fait Rinaldi.
Lui, c’est le portrait craché de ce personnage de Peanuts dont j’oublie toujours si c’est Linus ou Pigpen : des cheveux raides, clairsemés sur le haut du crâne, avec des touffes sur les côtés. Aujourd’hui, il avait enlevé sa veste, mais conservé sa cravate bien serrée autour du cou.
J’ai présenté Ryan. Poignée de main générale. Boyd est arrivé au petit trot et a reniflé la braguette de Slidell. Je l’ai attrapé par le collier et tiré brutalement en arrière.
— Salut, la fille ! a fait Slidell en se pliant en deux pour fourrager dans la fourrure du chien. Un grand T humide s’étalait sur le dos de sa chemise.
— Il s’appelle Boyd.
— Toujours rien dans l’affaire Banks, a-t-il annoncé en se redressant. Pas signe de vie de la petite maman. Alors, comme ça, vous vous êtes dégotté un cadavre dans les chiottes ?
J’ai décrit les restes. Le visage de Slidell est resté flasque pendant tout mon rapport. À un moment, une étincelle est passée dans le regard de Rinaldi. Trop fugace pour que je puisse jurer l’avoir vue.
— Résumons la situation, a déclaré Slidell sur un ton sceptique. D’après vous, les os retrouvés avec ceux des ours proviendraient d’une des mains dégottées dans ce merdier ?
— Tout est conforme et il n’y a pas de doublon.
— Et comment auraient-ils sauté hors des chiottes, selon vous ?
— À vous de le découvrir, détective.
— Une idée de quand la victime a été balancée là-dedans ? a encore demandé Slidell.
J’ai secoué la tête.
— Son sexe ? a demandé Rinaldi.
— Non plus.
Le crâne était grand, mais toutes les autres caractéristiques permettant de déterminer le sexe étaient de taille moyenne. Rien de robuste, mais rien de gracile non plus.
— La race ?
— Blanche. Mais je vérifierai.
— Vous en êtes sûre, ou pas vraiment ?
— Assez sûre. L’ouverture nasale est étroite, la pente du nez accentuée et la bosse des pommettes placée en avant sur le visage. À première vue, un crâne européen tout ce qu’il y a de plus classique.
— L’âge ?
— D’après les doigts, l’individu avait achevé sa croissance. Les dents ne sont pas très usées et les sutures crâniennes minimes.
Rinaldi a sorti de sa poche de chemise un agenda en cuir.
— Ce qui signifie ?
— Adulte.
Rinaldi a noté mes informations.
— Il y a encore un détail.
Les deux hommes m’ont regardée.
— Deux trous laissés par des balles à l’arrière de la tête. Petit calibre. Du vingt-deux, probablement.
— C’est gentil d’avoir gardé ça pour la fin, a dit Slidell. Vous n’auriez pas retrouvé à côté un pistolet au canon fumant, par hasard ?
— Ni pistolet ni balle. Rien qui puisse servir à la balistique.
— Pourquoi est-ce que Larabee se tire aussi vite ? a fait Slidell en montrant du menton les voitures.
— Il donne une conférence ce soir.
Rinaldi a souligné une phrase dans ses notes et rangé son stylo dans le passant du calepin prévu à cet effet.
— On entre ? a-t-il demandé.
— Je vous rejoins dans une minute.
Je suis restée sous le magnolia à écouter bruire la pluie sur le feuillage. Inconsciemment, je reportais le moment de m’atteler à ce que je ne pouvais éviter. Une partie de moi, la scientifique, était curieuse de découvrir l’identité de la victime balancée dans la fosse d’aisances ; une autre rêvait de tourner les talons et de ne plus jamais participer à la dissection d’un cadavre.
Mes amis me demandent souvent comment je peux passer ma vie à tripoter les décédés. Si ça n’entame pas mon respect pour la vie. Si ça ne me rend pas la mort banale.
J’ai une réponse toute prête pour désamorcer ce genre de questions : les médias. Tout le monde entend parler de mort violente. La presse regorge d’articles traitant de meurtres ou d’accidents d’avion. Le public connaît les statistiques, regarde les informations, suit les procès à la télé. La différence ? C’est que, moi, je vois les carnages de plus près.
Ça, c’est ce que je dis. Mais en vérité, je pense beaucoup à la mort. Face à des salauds qui s’étripent entre eux, je peux faire preuve de philosophie. Mais quand j’ai sous les yeux des cadavres d’enfants ou de malheureux dont le simple tort a été de croiser la route d’un psychopathe, d’un illuminé obéissant à des ordres venus d’une autre planète ou d’un drogué, quand je me retrouve en train de disséquer un innocent pris dans une ronde d’événements qui le dépassent, alors là, mon blindage se fissure. La pitié me submerge et je reste démunie.
Dans ma réticence à parler de mon métier, mes amis voient une preuve de stoïcisme, d’éthique professionnelle, ou encore le souci de ménager leur sensibilité. Ce n’est pas ça. En fait, cela tient plus à moi qu’à eux. Après une journée de travail, j’ai besoin d’abandonner tous ces cadavres froids et muets à leur acier inoxydable. J’ai besoin de ne plus y penser. De lire, de voir un film, de parler d’art ou de politique. Besoin d’effectuer un rétablissement, de me rappeler que la vie ne se résume pas à la violence et à la mutilation, qu’elle a bien d’autres choses à offrir.
Cependant, arriver à confiner ses émotions derrière une porte étanche est plus facile à dire qu’à faire. Bien souvent, mon esprit tourne en boucle et revient sans cesse à l’horreur, malgré mes beaux discours rationnels.
Une petite voix s’est fait entendre dans ma tête, pendant que je suivais des yeux Slidell et Rinaldi.
À ta place, je ferais attention. Cette affaire semble partie pour entrer dans la catégorie des cas pénibles.
Une bourrasque de vent a soulevé les branches du magnolia. Des feuilles mortes et des fleurs sont tombées à mes pieds. Le kudzu est devenu une mer parcourue de vagues.
Boyd s’est mis à tournicoter autour de mes jambes en faisant aller ses yeux de la maison à moi.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Il a gémi.
— Poule mouillée !
Ce chien peut se jeter sur un rottweiler sans battre d’un cil mais, dès que l’orage gronde, le voilà paniqué.
— On y va ? a lancé Ryan.
— On y va !
Voix de contralto digne de Walter Mitty10.
J’ai couru vers la maison. Ryan a suivi. Boyd nous a dépassés.
Un dernier bond me faisait atterrir dans la véranda quand la porte moustiquaire s’est entrebâillée sur Slidell. Il avait abandonné sa cigarette pour un cure-dents en bois qu’il roulait entre le pouce et l’index :
— Z’allez crotter votre Calvin Klein quand vous aurez vu ce que j’ai vu.