8
Rokuci le Robot
(suite et fin)
Prudemment, Morane jeta un rapide coup d’œil dans la direction de Rokuci le Robot. Le geôlier poursuivait son inspection, passant de table en table, pressant chaque fois le bouton rouge qui obligeait les prisonniers à l’immobilité. Il n’était plus très loin à présent : c’était à peine s’il lui restait une douzaine de tables à contrôler avant d’atteindre celle de Bob.
Laissant l’attaché-case posé au pied de la table, Morane contourna celle-ci du côté opposé à l’allée où circulait le robot. En passant, il grimaça un petit sourire à l’intention de Violette, posant l’index sur ses lèvres pour lui signifier de se taire. La jeune fille sourit faiblement, elle aussi, le regardant fixement de ses immenses yeux violets.
Sur la pointe des pieds, sans faire le moindre bruit, Bob passa lentement devant Rovonedan. Le vieux chef paraissait dormir, les paupières baissées, sa barbe blanche se relevant et s’abaissant doucement sur sa poitrine au rythme de la respiration, et Morane le dépassa sans qu’il ouvrît les yeux.
Comme il atteignait une autre table, une voix le fit sursauter :
— Que fais-tu, Tueur d’araignée ?
Bob se retourna vivement. Sur la table qu’il longeait, gisait un guerrier immobile, qui le dévorait des yeux et qui répéta sa question :
— Que fais-tu, Tueur d’araignée ?
Indécis, Morane regarda le Nocturne sans répondre. Il pouvait difficilement se payer le luxe d’entamer une conversation avec l’un des hommes de Rovonedan, et il refit le même geste du doigt posé sur les lèvres à l’intention du guerrier. Mais celui-ci était loin d’être aussi docile que Violette, car il reprit :
— Où vas-tu ? Comment se fait-il que tu sois libre ? Brako ne t’a donc pas fracassé le crâne ?
Réprimant un geste d’impatience, Bob s’approcha avec vivacité du guerrier, se pencha par-dessus la table de métal et, prenant délicatement du bout des doigts l’extrémité de la longue barbe du Nocturne, il la lui retroussa sur le visage en murmurant :
— Désolé, mon gros, tu es vraiment trop bavard !
Ensuite, faisant demi-tour, et sans plus se préoccuper du Nocturne, il poursuivit son chemin, laissant là l’homme aveuglé et bâillonné par sa propre barbe transformée subitement en masque grotesque et un peu effrayant.
Il s’agissait pour Morane de bien calculer son coup, à présent, car il n’était pas tellement certain de l’efficacité de son plan, et il lui était évidemment impossible de prévoir quelles seraient les réactions de Rokuci le Robot.
Longeant l’une des tables de métal, Bob se pencha lentement pour tenter d’apercevoir le robot sans se faire lui-même repérer. Mais à peine eut-il plongé ses regards dans l’allée où se tenait Rokuci, qu’il sentit son cœur s’arrêter de battre pendant un court instant.
Le terrible gardien de métal était penché sur la table précédant celle derrière laquelle se tenait Bob, et l’appendice qui lui servait de doigt s’appuyait sur le bouton rouge. Précipitamment, Morane se rejeta en arrière, espérant que le monstre n’avait pas remarqué sa présence, si proche.
Bob se tenait entre deux tables. Il s’étendit sur le sol, retenant son souffle, immobile, surveillant le geôlier qui allait passer devant lui. Il se sentait inquiet et, en même temps, terriblement excité.
Bientôt, il aperçut les « jambes » du robot qui s’approchait, puis s’arrêtait devant la table, à moins de deux mètres de lui. Plus qu’il ne les vit, Morane devina les gestes de Rokuci qui, en ce moment même, devait se pencher, examiner le prisonnier couché, paralysé, presser le bouton rouge, se redresser et…
Durant quelques mortelles secondes, le monde parut cesser d’exister pour Bob, Puis les questions se pressèrent dans son esprit. Rokuci allait-il darder sur lui le faisceau de son rayon paralysant dès qu’il l’apercevrait, étendu sur le sol ? Ou, au contraire, allait-il passer devant lui sans déceler sa présence ? Ou encore… ?
Morane arrêta de se poser des questions. Le robot venait de s’arrêter à sa hauteur. Etait-il possible qu’une machine comme Rokuci le Robot puisse avoir l’air interloqué ? Non, sans doute…
Bob se raidit, car le terrible geôlier s’approchait de lui à le toucher et, en même temps, il entendit la phrase qui se déclenchait :
— Mon… nom… est… Rokuci… je… suis… ici… pour… vous… garder… et… vous… devez… obéir… si… vous… ne… voulez… pas… être… punis… Mon… nom est… Rokuci… je… suis… ici… pour… vous… garder… et…
Tout en émettant son intarissable litanie, le robot se pencha en avant jusqu’à ce que ses bras atteignent le sol, et Morane ouït à nouveau ce chuintement caractéristique qui s’échappait de l’étonnante machine, en même temps que les mots chaque fois séparés par un égal silence :
— Vous… devez… obéir… si… vous… ne… voulez… pas…
Bob jubilait. Il écoutait la logorrhée du robot avec autant de plaisir qu’il en aurait pris à suivre un triomphant concerto de Vivaldi. Apparemment, la première partie de son plan avait réussi. Le robot était programmé pour surveiller les prisonniers, pour entretenir leur immobilité, pour intervenir aussi, comme dans le cas de Brako, lorsqu’une manifestation de révolte lui apparaissait, mais non pour administrer une dose de rayon paralysant à un prisonnier déjà immobile, quand bien même ce dernier se trouvait étendu sur le sol, au lieu d’être bien sagement allongé sur sa table de métal.
Tandis que Rokuci radotait, Morane se sentit soulevé du sol, pour se retrouver entre les bras du geôlier électronique, qui l’emportait comme il avait emporté un peu plus tôt le grand guerrier, et Bob décida de passer sans tarder à la seconde partie de son plan.
Dans l’une de ses mains, il serrait une petite bombe d’aftershave qu’il avait tirée de l’attaché-case où elle se trouvait en compagnie de son rasoir électrique et de sa brosse à dents. À présent, ce qu’il fallait, c’était découvrir le défaut de la cuirasse, mais il devait faire vite maintenant, car Rokuci n’allait pas le porter ainsi indéfiniment.
Le robot le tenait de la façon dont on porte généralement un enfant, et Bob n’eut aucune peine à examiner avec attention le « torse » du geôlier. Là, jugea-t-il, devaient se trouver les œuvres vives de la machine, son centre vital, et il devait profiter de la situation dans laquelle il se trouvait pour frapper vite, et avec efficacité.
Sans hésiter davantage, il appuya doucement la petite bombe d’alcool parfumé contre une espèce de tamis métallique qui recouvrait la « poitrine » de Rokuci et masquait une ouverture circulaire d’un diamètre de sept à dix centimètres. Peut-être, songea Bob, était-ce là tout simplement un système de refroidissement. Après tout, Rokuci n’était qu’une vulgaire machine, tout comme Ruicko le Chasseur, pour reprendre les paroles de Violette.
L’estomac légèrement noué par un sentiment d’appréhension bien compréhensible, Morane pressa du doigt le bouton de commande du pulvérisateur et, dans un sifflement qui lui parut soudain faire un bruit énorme, l’aérosol dispersa l’aftershave, en un fin nuage, dans la « poitrine » de Rokuci.
Le robot n’eut pas l’air de trouver cela désagréable, ni agréable d’ailleurs. Imperturbablement, il répétait sans se lasser, tout en continuant à avancer :
— … obéir… si… vous… ne… voulez… pas… être… punis… mon… nom… est… Rokuci… je… suis… ici… pour… vous… garder… et… vous… devez…
Lentement, Rokuci portant toujours son prisonnier dans ses bras de métal, ils arrivèrent tous deux devant la table que devait occuper Morane, celui-ci n’ayant pas cessé un seul instant de pulvériser de l’aftershave à l’intérieur de la « poitrine » du robot.
Avec raideur et douceur à la fois, Rokuci le Robot se pencha pour déposer son fardeau sur la table, disant :
— … être… punis… mon… nom… est… Rokuci… Je… suis…
Au comble du désespoir, Bob ferma les yeux. Il semblait bien que l’aftershave n’eût pas fait plus de mal au robot que s’il s’était agi du contenu d’une burette d’huile fine pour machine ! Dans quelques secondes, l’horrible jouet allait pousser sur le bouton rouge encastré dans la tablette de la table, et Morane serait à nouveau contraint à l’immobilité.
Et puis, quelque chose attira tout à coup l’attention du prisonnier, et il écouta plus attentivement le radotage de la machine.
— … je… suis… ici… je suis… ici… je… suis… ici…
Morane ouvrit les yeux, pour voir Rokuci qui se redressait lentement au-dessus de lui, reculait d’un pas, avec la même lenteur exaspérante, se penchait à nouveau, pour tendre le « doigt » Vers le bouton rouge.
— … ici… ici… ici… ici… ici…, répétait-il maintenant.
Bob fronça les sourcils. C’eût été risible, s’il n’eût réussi qu’à détériorer le système vocal du robot ! Il se raidit, dans l’attente de la décharge qui n’allait pas manquer de le paralyser une fois de plus. Mais rien ne venait, et Rokuci répétait sans se lasser :
— … ici… ici… ici…
Puis le rythme changea, les silences s’allongeant entre chaque mot.
— … ici… ici… ici… ici…
Enfin, après un dernier « ici », péniblement articulé, Rokuci le Robot se tut. Dans ce silence soudain, Morane se souleva lentement en s’appuyant sur un coude. Devant lui, Rokuci n’eut aucune réaction. Penché en avant, le « bras » tendu, le monstre de métal demeurait parfaitement immobile. Pourtant, Morane s’attendait à tout moment à voir jaillir le rayon cramoisi… et rien ne venait.
Non, rien ne venait. S’enhardissant, Bob se laissa glisser de la table jusqu’au sol et, se penchant vers le robot, il vit que le doigt de celui-ci était posé sur le bouton rouge. Seulement posé. Rokuci était mort ou, tout au moins, très sérieusement malade !
Contenant sa joie, Morane ramassa l’attaché-case, fit le tour de la table et se dirigea vers Violette.
— Hello ! dit-il simplement.
Elle l’avait vu venir, et des flammes plus claires brillaient dans ses immenses yeux violets, tandis qu’elle demandait, d’un ton incrédule !
— Comment avez-vous fait, Bob ?
— J’ai sacrifié l’un des accessoires de ma trousse de toilette, répondit-il.
— Oh !…
Elle semblait penser qu’il se moquait gentiment d’elle, selon son habitude, mais il lui expliqua rapidement comment il avait procédé. Et il termina en disant :
— Et vous, petite fille, comment vous sentez-vous ?
— Comme vous savez ! Justement, je ne sens rien…
Bob posa l’attaché-case aux pieds de la jeune fille et dit :
— Encore un peu de patience, petite violette des bois. J’ai quelque chose à voir de plus près…
Il désirait examiner le mur qu’il avait eu devant les yeux tout le temps qu’avait duré son immobilité. Ce mur sur lequel était apparue, comme sur un écran de cinéma, l’image de la petite salle tendue de velours noir, avec ces gens qui, de leur côté, le regardaient fixement, un peu comme on regarde un étrange reptile, derrière la glace d’un vivarium, au zoo.
Mais Bob eut beau l’étudier attentivement, le frapper de son poing fermé, chercher une ouverture quelconque, il ne trouva devant lui qu’un mur. Un simple mur, lisse, bêtement lisse.
Ramassant la hache de pierre de Brako, Morane porta un grand coup à la paroi. Mais, là aussi, ce fut peine perdue le mur garda sa blancheur immaculée, demeura parfaitement intact, tout à fait comme si une plume l’avait touché.
Haussant les épaules, Bob fit à nouveau le tour de la table, se pencha sur Violette, la prit dans ses bras, de façon à ce que sa tête vienne s’appuyer contre son épaule. D’une main, il s’empara de l’attaché-case, en disant :
— Je vais devoir vous emmener, Violette, sans attendre que ce tas de ferraille de Rokuci se réveille… ou qu’une autre surprise ne nous tombe sur le dos ! Vous verrez, petite fille, dans un moment, vous pourrez bouger à nouveau…
Il fit demi-tour et s’approcha de Rovonedan, dont les yeux étaient grands ouverts.
— Toi aussi, Rovonedan, dit-il, tu vas retrouver l’usage de tes membres. Et, avec toi, tous tes guerriers…
Le vieillard ne répondit pas. Bob reprit :
— Je suis désolé pour Ruicko le Chasseur. Vraiment désolé…
— Tu as fait de ton mieux, Tueur d’araignée, répondit enfin Rovonedan.
— Sans moi, tu ne serais pas ici, fit Bob.
— Tu ne pouvais pas savoir…
— Non… Je ne pouvais pas savoir…
— Tu ne pouvais prévoir le vent… La force du vent…
— Non… Je ne pouvais prévoir…
— À présent, tu vas partir, Tueur d’araignée ?
— Oui… oui, Rovonedan, je vais partir… Mais tu pourras bientôt partir, toi aussi…
— Je regrette pour Brako, dit le vieillard.
— Mais non, Rovonedan…
— Il n’aurait pas dû…
— Il l’a fait pour toi, Rovonedan, pour te venger. Il pensait devoir le faire…
— Je sais… Brako est aussi impulsif qu’un jeune mètekkô. Il ne faut pas lui en vouloir, Tueur d’araignée.
— Je ne lui en veux pas, Rovonedan… Lorsqu’il pourra se tenir debout, dis-lui de frapper Rokuci avec sa hache de pierre, très fort, pour que Rokuci ne puisse plus se relever… jamais !
— Pour que Rokuci ne puisse plus se relever jamais, répéta Rovonedan. Je le dirai à Brako, Tueur d’araignée…
— Je te salue, Rovonedan. Paix sur toi et sur tes guerriers.
— Paix sur toi, Tueur d’araignée.
— Paix sur toi, Rovonedan.
Sans attendre davantage, Bob Morane passa entre les deux tables et s’engagea dans l’allée où, quelques minutes auparavant, Rokuci allait et venait. Tenant toujours Violette dans ses bras, Bob dépassa rapidement la table métallique sur laquelle était étendu le dernier Nocturne – ou le premier. Sur la table suivante était allongé le mètekkô qui avait un moment partagé le destin de Morane, et qui, paralysé lui aussi, roulait des yeux effarés.
Après le chimpanzé, ils découvrirent d’autres animaux, un sanglier, un loup, à nouveau un homme livide et barbu, semblable aux guerriers de Rovonedan, puis des oiseaux, dont une cigogne, un renard, un grand chien, un chevreuil. Ensuite, plus rien. Des tables vides, et encore des tables vides, sans occupants, à l’infini.
Morane suivit le regard de Violette qui scrutait en vain la perspective des tables devant eux.
— Pourquoi sont-elles vides ? interrogea la jeune fille.
— Cela peut s’expliquer, répondit Morane après un moment de réflexion. Rokuci ne pouvant continuer son petit boulot d’entretien, les effets du rayon paralysant se sont estompés, et les prisonniers qui se trouvaient sur ces tables en ont profité pour jouer les filles de l’air, ce qu’on pourrait difficilement leur reprocher. Ou bien, plus simple encore, il n’y a jamais rien eu sur ces tables, ni bêtes ni hommes. Ou encore, ceux qui s’y trouvaient ont été utilisés à des fins précises…
— Quelles fins ? dit Violette.
— Voilà la question ! Quelles fins ? Franchement, je n’en sais absolument rien. Mais je suppose que Ruicko le Chasseur ne chasse pas seulement pour le plaisir, pour ces extraordinaires sensations que – paraît-il – procurent les exploits cynégétiques ! Comment savoir ?
— J’ai bien l’impression que, justement, vous allez essayer de savoir… Je me trompe, Bob ?
— Peut-être pas ! répondit Morane en souriant. Mais ce ne sera pas par simple curiosité, ou parce que la question me passionne particulièrement… En réalité, je ne vois pas d’autre moyen de sortir d’ici. Nous devons nous efforcer de découvrir pourquoi Ruicko le Chasseur chasse, et ce qu’il fait de ses proies. Quand nous le saurons, peut-être aurons-nous avancé d’un pas vers la sortie de ce monde de dingues où nous nous débattons.
— Croyez-vous que nous finirons par sortir d’ici, Bob ?
— Je veux le croire.
— Je vous trouve bien optimiste !
— Nous devons l’être !
Il la regarda, et elle plongea ses yeux dans les siens, y découvrant une volonté de fer, inébranlable, une envie farouche de se battre… et de vaincre.
— N’ai-je pas raison ? dit-il.
— Si, bien sûr, répondit la jeune fille en souriant faiblement.
— Alors ?…
— Un petit coup de désespoir, tout simplement…
— Il ne faut pas, Violette.
— Je sais… Mais c’est cette salle…
— Qu’a-t-elle de particulier, si je puis m’exprimer ainsi ?
— J’ai l’impression qu’on pourrait y marcher durant des jours et des jours, sans jamais arriver au bout.
Bob s’arrêta, regarda dans la même direction que sa compagne, suivant du regard l’interminable perspective des tables, très loin.
— C’est vrai que ça a l’air d’être sans fin, admit-il.
Il fit trois pas, déposa son fardeau humain sur une table et, sans le lâcher, il posa également l’attaché-case, puis il se passa la main dans les cheveux en faisant la grimace.
— Vous avez raison, Violette, dit-il. Personnellement, je veux bien accepter l’illogique, mais un illogique cohérent…
— La logique dans l’illogique, quoi !
— Exactement. Et ce qui ne « colle » pas, ici, c’est cette salle qui n’en finit pas. Imaginez que toutes ces tables soient occupées par des proies, animaux ou hommes… Il serait tout à fait impossible à Rokuci de surveiller tant de prisonniers…
— Vous avez raison, Bob. Mais il y a peut-être d’autres robots…
— J’en doute… Si c’était le cas, nous les aurions déjà rencontrés, il me semble. Ce que je me demande, c’est si « on » n’est pas en train de se payer notre tête…
— Comment ça ?
— En nous forçant à marcher indéfiniment dans cette direction, à suivre cet alignement de tables…
Morane frappa un grand coup du plat de la main sur la table qu’occupait Violette, et il ajouta :
— … qui ont l’air bien réelles, pourtant !
— Mais… c’est vous qui avez décidé de venir par ici, Bob.
— Oui, parce qu’il n’y avait rien dans la direction d’où nous venons, pas une porte, pas la moindre ouverture, rien. Seulement un mur. Il était donc logique de venir voir de ce côté… Mon idée, comme je vous l’ai dit, est de trouver la sortie…
— Il y a autre chose, dit-elle.
— Quoi donc, Violette ?
— Comment sommes-nous entrés ici ?
— C’est le même problème, vu à l’envers, dit Morane. Si nous savions comment nous sommes entrés, nous saurions également comment sortir…
— Oh ! s’exclama soudain la jeune fille.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Bob.
— Je crois que… oui, dit Violette en portant la main à son visage. Vous voyez, je ne suis plus paralysée.
— Tant mieux, dit Bob en aidant sa compagne à se mettre debout. Savez-vous ce que nous allons faire ? Nous allons retourner là-bas…
— Mais… Et Rokuci ? Ne craignez-vous pas que… ?
— J’espère que Brako aura pris soin de lui, comme je l’avais recommandé à Rovonedan, répondit Morane, et que la hache de pierre aura transformé Rokuci en un tas de ferraille tout juste bon à balancer au rebut !
— Et… et si ce n’était pas le cas ?
— De toute façon, nous veillerons au grain.
— Quand même, Bob, si l’alcool que vous avez projeté dans… dans le mécanisme du robot s’était évaporé, ce qui est sûrement le cas, Rokuci est probablement à nouveau en état de marche, et alors…
— C’est un risque à courir, Violette. Mais, comme je vous l’ai dit, nous nous tiendrons sur nos gardes.
— Sans doute, mais ne croyez pas que, si Brako avait réglé son compte au robot, nous aurions dû entendre le bruit des coups ?
— Pas nécessairement… Nous avons déjà fait un sacré bout de chemin. Regardez là-bas ! le mur n’est absolument plus visible de l’endroit où nous nous trouvons en ce moment.
De fait, la perspective des tables s’allongeait indéfiniment, non seulement devant eux mais également derrière eux, vers l’endroit où Bob avait mis Rokuci hors de combat.
Bien que Violette répugnât de toute évidence à retourner sur les lieux où elle avait passé de si mauvais moments, ils refirent en sens inverse le chemin qu’ils venaient de parcourir. Au début, la jeune fille marchait lentement, avec difficulté, ankylosée qu’elle était par sa longue immobilité. Mais elle retrouva bientôt la liberté de ses gestes, et ils purent avancer plus rapidement.
— Avez-vous remarqué, Violette ? demanda Morane au bout d’un certain temps.
— Il y a quelque chose à remarquer, Bob ?
— Les tables…
— Qu’ont-elles, les tables ? s’étonna la jeune fille après y avoir jeté un coup d’œil.
— Elles sont vides, à présent…
— Vides ?
— J’ai fait cette constatation depuis quelques minutes déjà…
— Mais elles étaient inoccupées quand nous sommes passés, Bob !
— Je ne crois pas. Voyez, quand nous sommes passés tout à l’heure, il y avait un loup ici, et un chevreuil sur cette table-là…
— Vous vous trompez, Bob… Nous n’avons pas encore atteint les tables qui étaient occupées, voilà tout.
— Je suis sûr du contraire. Regardez, nous sommes presque au bout de la salle. Il ne reste pas cinquante tables de ce côté… Et d’ailleurs…
Tout en marchant, Morane regardait attentivement vers l’extrémité de la salle. Il poursuivit :
— D’ailleurs, il n’y a pas que les animaux qui ont disparu. Rokuci lui-même brille par son absence.
— Il est peut-être sur le sol, en pièces détachées, comme vous le souhaitiez…
— Malheureusement, c’était un vœu tout platonique… car je ne vois pas davantage Rovonedan et les Nocturnes.
— Vous avez raison, Bob, convint Violette en tendant le cou pour apercevoir, elle aussi, l’extrémité de la salle. Mais alors… où sont-ils tous ?
— Envolés ! conclut sobrement Bob.
Ils furent bien obligés d’accepter les faits tels qu’ils se présentaient. En effet, lorsqu’ils atteignirent l’endroit où ils avaient laissé Rovonedan et ses guerriers, ils ne trouvèrent plus personne. S’ils n’avaient été certains de ce qu’ils avaient vu précédemment, si Bob ne s’était pas souvenu avec certitude d’avoir été transporté par Rokuci le Robot, ils auraient pu croire que le terrible geôlier, comme Rovonedan et ses guerriers, comme les loups, les sangliers, le mètekkô et tous les autres animaux, que tout cela n’avait été que le fruit de leur imagination.
L’immense salle était déserte.
Déserte à faire peur.