7

 

Rokuci le Robot

 

D’un seul coup, ç’avait été le noir, l’obscurité complète, la nuit opaque. Moins d’une seconde plus tôt, Bob pouvait encore voir les hautes herbes défilant à toute vitesse sous ses yeux, alors que le tentacule l’emportait vers la grande colonne de métal brillant. À présent, il n’arrivait même plus à distinguer l’attaché-case qui, il le savait, demeurait accroché à son poing fermé.

Il aurait voulu savoir ce qu’était devenu le mètekkô, ce petit chimpanzé qui lui avait servi d’appât pour observer les réactions et les manœuvres de Ruicko le Chasseur. Eh bien, il n’allait pas tarder à être renseigné à ce sujet !

Combien de Nocturnes subissaient le même sort que lui en ce moment ? Sans aucun doute, Rovonedan et Brako. Mais Violette ? Comptait-elle également parmi les proies du Chasseur ? En un sens, Bob l’espérait, car le contraire aurait signifié qu’ils seraient tous deux séparés, et il avait le sentiment que c’était là une chose qu’il fallait éviter à tout prix.

La vue semblait être le seul de ses sens à n’avoir pas souffert des effets du rayon cramoisi. Mais, par cette nuit obscure, qui s’était faite si soudainement, ses yeux ne lui étaient malheureusement d’aucun secours. Il y avait quelque chose de terrifiant dans l’impression qu’il ressentait ou, plus exactement, dans cette absence totale d’impressions, ce vide, ce néant où seul vivait son esprit.

Et est-ce que l’esprit seul pouvait estimer la fuite du temps ? Non, jugea Morane. Il fallait pouvoir regarder l’heure sur le cadran d’une montre, tenir compte de la course du soleil et de la longueur des ombres qu’il déplace, observer l’apparition des étoiles, utiliser n’importe lequel de ces phénomènes banals qui indiquent que le jour est dans son milieu, ou qu’il tire sur sa fin, ou que la nuit approche ou, au contraire, l’aube.

Combien de temps resta-t-il ainsi plongé au cœur de cette nuit artificielle ? Il ne le sut jamais. Pendant longtemps, lui sembla-t-il. Et puis, soudain, ce fut la lumière. Une lumière violente, envahissante, blanche et méchante, presque insoutenable, et qui lui arracha des larmes.

Petit à petit cependant, il put ouvrir les paupières et regarder autour de lui. Il était tout à fait incapable de bouger, mais ses yeux lui permirent de constater qu’il était couché, étendu sur le dos, les pieds placés beaucoup plus bas que la tête, suivant un angle qui ne devait pas faire loin de trente degrés.

Devant lui, tout était blanc, d’un blanc lumineux, phosphorescent, et rien d’autre que cette clarté éblouissante ne venait distraire son attention. Il se sentait aussi faible, aussi impuissant qu’un nouveau-né. Finalement, il ferma les yeux, préférant l’ombre rosée, derrière ses paupières closes, à l’éclat de cette lumière étincelante, qui faisait mal.

Morane venait tout juste de fermer les yeux, quand il découvrit avec plaisir qu’il avait recouvré l’ouïe. Oh ! ce n’est pas qu’il entendît du Bach ou du Mozart, mais il entendait, et cette découverte le remplit de joie. C’était un bourdonnement sourd, comme le bruit d’un moteur, au loin, tournant au ralenti.

Peut-être allait-il également recouvrer l’usage des autres sens ? Il ne put s’empêcher de sourire mentalement, car il venait de se rendre compte qu’il avait également recouvré le sens de… l’optimisme ! Il poussa un profond soupir, à quoi, tout aussitôt, une voix répondit :

— Qui est là ?

Le cœur de Bob fit un saut dans sa poitrine, car il venait de reconnaître la voix de Violette. Violette qui parlait… Donc… Donc il pouvait sans doute parler aussi !

— Devinez, risqua-t-il.

— Bob ! s’écria la jeune fille, derrière lui.

— Hello, petite violette des bois ! fit encore Morane. Vous avez fait le grand voyage, vous aussi, apparemment…

— Oui, dit-elle. Affreux, n’est-ce pas ?

— Plutôt !

— Lorsque je vous ai vu filer, j’ai eu tellement peur de vous perdre que je me suis précipitée bêtement derrière vous. Et, comme vous, j’ai eu droit au reste…

— Bêtement ? dit Morane. Est-ce que vous ne l’auriez pas fait… un petit peu exprès, par hasard ?

Il y eut un bref silence, puis Violette répondit :

— On ne peut vraiment rien vous cacher !

Il sourit pour lui-même et se dit qu’ils se trouvaient tous deux comme des victimes d’un même accident qui se retrouvent dans une chambre d’hôpital, incapables de rien voir de ce qui se passe autour d’eux et dans l’incapacité de bouger, avec tout juste la possibilité de se parler. Mais après tout, n’étaient-ils pas, précisément, des accidentés ?

— Que ressentez-vous ? demanda Bob.

— La même chose que vous, je suppose, dit la voix de la jeune fille, toujours derrière lui. Je puis voir, entendre, parler… C’est tout. Impossible de bouger.

— Exactement comme moi, reconnut Morane.

Ils se turent à nouveau durant quelques instants, puis Bob demanda :

— Que voyez-vous, petite fille ?

— Vous devriez dire : « Qui voyez-vous ? »…

— Comment ça ?

— Rovonedan se trouve en face de moi, expliqua Violette.

— Rovonedan ! Il vous voit ? Vous regarde-t-il ?

— Je ne crois pas, Bob. Ses yeux sont fermés, au moins depuis que j’ai ouvert les miens…

— Est-il attaché ?

— Il est simplement couché sur une espèce de table oblique… On dirait du métal…

— Nous pouvons en conclure que nous sommes dans la même situation… Vous voyez autre chose ?

— Pas vraiment, mais je devine…

— Quoi ?

— Une longue enfilade de tables de métal, pareilles à celle sur laquelle est étendu Rovonedan. Comme nous-mêmes, sans doute… Cela tourne, là-bas, très loin…

— Très loin ? répéta Morane. Si loin que ça ?

— Ça m’en a tout l’air, en tout cas.

— Pouvez-vous voir si le nombre de ces… de ces tables est supérieur à celui des guerriers qui étaient avec nous sur la grande plaine ?

— Il y en a beaucoup plus… Des tables, je veux dire.

— Et il semblerait que j’occupe la dernière place, puisque je ne vois rien devant moi. Donc le nombre des proies de Ruicko le Chasseur doit être assez important…

— Si toutes les tables sont occupées, oui… Mais vous-même, Bob, que voyez-vous ?

— Rien, je vous l’ai dit, répondit Morane, en ouvrant prudemment les yeux sur le vide éblouissant devant lui. Enfin, je ne sais pas si je puis appeler cela « rien »… Je ne vois que du blanc… Ça brille, ça fait mal aux yeux… On dirait un écran de cinéma, un écran perlé…

— Ah ! dit Violette. Vous avez une idée de l’endroit ou nous nous trouvons ?

— Absolument pas.

Pendant quelques minutes, ils se replongèrent tous deux dans leurs pensées, puis Violette reprit :

— Je suppose que nous devons nous attendre à voir apparaître Ruicko le Chasseur en personne…

— Ruicko le Chasseur ? Je crois que vous vous trompez, fillette. Vous oubliez que le Chasseur, c’est cette espèce de fusée aux yeux rouges qui nous a entraînés dans ce piège. Si nous devons rencontrer quelqu’un, ce sera plutôt celui qui actionne Ruicko le Chasseur… Celui qui a provoqué la bourrasque…

— … qui a, elle, arraché votre chemise de l’œil de Ruicko !

— Exactement ! J’aurais dû démolir cet œil électronique alors que j’en avais l’occasion !

— Vous ne pouviez pas savoir, Bob…

— Vous êtes gentille, Violette, mais je…

— C’est vrai ! Qui aurait pu imaginer qu’un vent pareil allait s’abattre sur nous !

— J’aurais dû me douter que le petit malin qui est derrière tout ça n’allait pas abandonner si facilement la partie… Voyez dans quel pétrin j’ai fourré Rovonedan et ses guerriers ! Pas étonnant après cela que Brako ait voulu me casser la tête !…

— Oh, mon Dieu ! s’exclama la jeune fille.

— Quoi ? dit Morane. Vous n’êtes pas de cet avis, petite fille ?

— Ce n’est pas ça, Bob. C’est Brako !

— Qu’est-ce qu’il a, Brako ?

— Il est là !

— Vous le voyez !

— Oui.

— Sur l’une des tables ?

— Non, justement ! Il arrive…

— Brako ? Il est debout ?

— Oui, Bob, et il marche !

— Que fait-il ? Dites-moi ce que vous voyez, Violette…

— Il vient par ici… On dirait…

— Quoi donc ?

— Oui, c’est cela… On dirait qu’il est saoul… Il trébuche…

— Il est encore sonné, j’imagine… Comme nous le serons, nous aussi, lorsque nous nous lèverons… Ce costaud-là aura récupéré plus rapidement que nous… Que fait-il ?

— Il examine les tables… Il se penche sur elles… Vous savez ce que je crois, Bob ?

— J’ai compris aussi… Il me cherche !

— C’est ce que je pense ! Pouvez-vous bouger, Bob ?

Concentrant toute sa volonté, Morane essaya de reprendre la maîtrise de ses nerfs, de ses muscles. Des perles de sueur dégoulinèrent le long de ses tempes.

— Non, grogna-t-il, je n’y arrive pas…

Avec un profond soupir, il laissa échapper l’air de ses poumons.

— Que voyez-vous, Violette ? reprit-il. Qu’est-ce qui se passe ?

— Chut ! fit la jeune fille à voix basse. Attention ! Il approche…

— Où est-il ? chuchota Morane à son tour.

— Il a vu Rovonedan… Il s’arrête… Il se penche sur le chef… Il lui parle… Rovonedan ouvre les yeux… Il parle, lui aussi… Je ne puis entendre ce qu’ils disent… Ils…

Subitement, Violette se tut. Et, quand elle parla à nouveau, Morane dut tendre l’oreille pour comprendre ses paroles, comme si elle marmottait entre ses lèvres closes :

— Ils me regardent, tous les deux…

Et soudain, quelques secondes plus tard, elle hurla :

— Bob ! Attention !…

L’instant d’après, Morane découvrait le grand guerrier dans son champ de vision. Avec désespoir, il rassembla toute sa volonté pour briser l’immobilité à laquelle il semblait condamné ; mais il ne put faire le moindre geste pour tenter d’échapper au sort que Brako lui réservait.

Les lèvres retroussées sur ses dents éclatantes, échevelé, le regard fou, son formidable poing serré autour du manche de la hache de pierre, le grand guerrier leva son arme et, avec un han ! sonore, il l’abattit de toutes ses forces, visant la poitrine de Bob.

Trois choses se passèrent alors, simultanément.

D’abord, soit qu’il eût mal calculé son coup, soit qu’il ne coordinât pas encore suffisamment ses mouvements – sans doute les effets du rayon cramoisi étaient-ils au premier chef responsables de cette maladresse –, Brako manqua son but de deux bonnes largeurs de main, tandis que, emporté par son élan, il s’écroulait en travers du corps de Morane.

Ensuite, et Bob devait se demander plus tard s’il n’avait pas été le jouet d’une hallucination, au moment même où la hache de pierre frappait la table de métal avec un grand bruit et en jetant des étincelles, Morane aperçut distinctement devant lui, à la place de cet espace qu’il avait comparé quelques minutes plus tôt à la surface perlée d’un écran de cinéma, une petite salle tendue de velours noir et dans laquelle, assises, silencieuses, se tenaient une trentaine de personnes immobiles. Toutes regardaient dans sa direction. Cette vision était tellement inattendue qu’elle effaça d’un seul coup en Bob la peur atroce qui lui avait tordu les entrailles lorsque la hache de pierre s’était abattue vers sa poitrine.

Enfin, alors que Brako s’appuyait des deux mains sur la table de métal pour se relever, un mouvement, sur la droite, détourna l’attention de Morane sur quelque chose qui venait de se dresser derrière le grand guerrier à la peau livide.

Tous ces événements s’étaient déroulés en l’espace d’un clin d’œil. Devant Bob, la petite salle tendue de velours noir avait disparu, cédant à nouveau la place à cette surface d’une blancheur éblouissante.

Morane n’eut guère le loisir de se poser des questions à propos de cet étrange phénomène, car la « chose », derrière Brako, s’était mise à parler.

— Mon… nom… est… Rokuci, disait-elle d’une voix nasillarde, en laissant tomber un bref silence entre chaque mot.

Brako avait réussi à se relever. En même temps que Bob, il examinait avec ébahissement la « chose » qui venait d’émettre ces paroles. C’était en métal. Un métal aussi brillant que celui dont était fait le corps de Ruicko le Chasseur. C’était grand, aussi grand que Brako lui-même. Une paire de jambes articulées, deux bras, deux mains, et une imitation grossière de visage humain. Cela se tenait debout devant les deux hommes, et cela répétait :

— Mon… nom… est… Rokuci…

Un robot ! Bob le comprit tout de suite, au contraire de Brako qui se pencha, et ramassa sa hache de pierre pour, se tournant vers Rokuci, lui demander :

— Que veux-tu, homme de fer ?

— Mon… nom… est… Rokuci, répondit le robot de sa voix nasillarde.

— Le mien est Brako, dit le grand guerrier. Que l’homme de fer s’écarte. J’ai une tâche à accomplir…

Morane ne se faisait aucune illusion sur la signification de ces paroles. Intérieurement, il maudit Ruicko le Chasseur qui l’avait mis dans l’impossibilité totale de faire face aux attaques de Brako. Sans aucun doute, ce dernier allait renouveler son assaut et il y avait peu de chances, cette fois, pour qu’il manque à nouveau son coup, d’autant plus que le guerrier paraissait reprendre de l’assurance au fur et à mesure que le temps s’écoulait.

Mais le ton impératif du grand guerrier laissait le robot complètement indifférent, car il répétait pour la troisième fois, sur le même ton monocorde, avec les mêmes interruptions entre chaque mot :

— Mon… nom… est… Rokuci…

— Que m’importe ton nom, homme de fer, s’emporta Brako. Tu ne peux…

Lui coupant fort peu courtoisement la parole, Rokuci poursuivait :

— Je… suis… ici… pour… vous… garder… et… vous… devez… obéir… si… vous… ne… voulez… pas… être… punis.

— Brako ne doit obéissance qu’à son chef Rovonedan ! s’exclama le grand Nocturne, ulcéré.

— Je… suis… ici… pour… vous… garder… et… vous…

Imperturbablement, le robot reprenait la même phrase. Tandis qu’il parlait, Brako levait sa hache de pierre.

— … devez… obéir… continuait Rokuci.

— L’homme de fer radote comme un vieil homme qui a perdu l’esprit ! hurla le grand guerrier en abattant avec violence son arme sur ce qui servait de tête au robot.

La hache de pierre n’avait pas parcouru la moitié de sa trajectoire, qu’un rayon cramoisi, semblable à celui que lançait le Chasseur, jaillit du front de Rokuci et alla frapper Brako en plein visage, tandis que la voix poursuivait, sur le même rythme mécanique :

— … si… vous… ne… voulez… pas… être… punis…

L’arme rebondit sur le sol, entre l’homme de fer et l’homme de chair, et le guerrier barbu s’écroula lentement, sans une plainte, disparaissant aux yeux de Bob, cependant que le robot de métal brillant répétait inlassablement :

— … mon… nom… est… Rokuci… je… suis… ici… pour… vous… garder… et… vous… devez… obéir… si… vous… ne…

Les mots coulaient, roulaient interminablement, finissant par prendre l’allure d’une monotone litanie. Sans interrompre son monologue mécanique, Rokuci se pencha en avant, laissant échapper un doux chuintement de machine bien huilée. Il souleva le corps inerte du guerrier, se redressa, s’immobilisa un instant et se mit en marche, quittant le champ de vision de Morane en emportant son fardeau humain.

Écoutant la voix du robot qui se faisait moins nette avec la distance, Bob laissa passer quelques instants afin de permettre à son esprit de se détendre. Il venait de vivre un des plus mauvais moments de son existence pourtant mouvementée, et il était encore tout étonné de ne pas voir un manche de hache dressé dans l’axe de son regard, l’arme de pierre fichée elle-même dans sa poitrine.

Il dut faire un terrible effort de volonté pour retrouver son calme. Mais les événements qui venaient de se dérouler l’avaient profondément secoué, et il lui fallut de longues secondes avant de pouvoir envisager plus froidement l’avenir. Celui-ci, d’ailleurs, n’était guère de nature à susciter un optimisme béat, ni même de l’optimisme tout court.

Quelles chances avaient-ils de s’en tirer, Violette et lui ? Rokuci constituait un redoutable garde-chiourme. Il venait de prouver, face à la fureur de Brako, qu’il était parfaitement de taille à tenir tête à n’importe lequel de ses prisonniers. Certainement pour quitter cette nouvelle prison, Bob et sa compagne allaient devoir faire appel davantage à l’intelligence qu’à la force.

Machinalement, et tandis qu’il réfléchissait au moyen qui leur permettrait de s’évader, Bob passa la main dans ses cheveux, en un geste qui lui échappait dès qu’il était préoccupé. Et c’est ainsi qu’il sut que les effets du rayon cramoisi s’étaient dissipés et qu’il avait retrouvé la maîtrise de ses mouvements.

Péniblement, les muscles ankylosés par une longue immobilité, il se laissa glisser de la table métallique et posa les pieds sur le sol, doucement, prenant garde à ne pas faire le moindre bruit qui aurait pu attirer sur lui l’attention du redoutable geôlier de métal. Mais Violette dut certainement entendre quelque chose et comprendre qu’il venait de bouger, car sa voix s’éleva tout à coup, tremblante, légèrement effrayée et en même temps remplie d’espoir.

— Bob ? chuchota-t-elle.

— Ça va, petite fille, répondit Morane sur le même ton.

— Que se passe-t-il ? Que faites-vous ?

— Je me suis levé…

— Vous…

— Chut ! fit-il. Ne dites rien… Attendez…

— Qu’allez-vous faire ? ne put-elle s’empêcher de demander.

Morane se tenait au pied de la table métallique qu’il voyait entièrement pour la première fois, et il ne répondit pas tout de suite à la question de la jeune fille. Son attention venait d’être attirée par un détail qu’il remarquait – et pour cause ! – pour la première fois également. Dans le métal de la table, il y avait une encoche, une petite dépression irrégulière faite par la hache de pierre de Brako quand celle-ci avait si providentiellement manqué son but.

Le choc de l’arme sur le métal et l’apparition soudaine de la petite salle tendue de velours noir avaient été simultanés. Était-il possible qu’il y eût là un rapport de cause à effet ? Morane n’eut pas le temps de trouver une réponse à cette question, car Violette insistait, et il y avait de l’angoisse dans sa voix :

— Bob ? Vous êtes toujours là ? Qu’allez-vous faire ?

— Du calme, dit-il à mi-voix. L’essentiel, pour le moment, est de ne pas attirer l’attention de Rokuci… Alors, gardez votre sang-froid et faites-moi confiance. Je cherche un moyen de nous sortir d’ici…

— Je vous fais confiance, assura docilement Violette.

Précautionneusement, Morane fit un pas sur le côté et découvrit une salle immense, telle que l’avait déjà décrite sa compagne : d’une blancheur de craie, et où les tables de métal s’alignaient l’une derrière l’autre en une perspective vertigineuse. Il vit Rovonedan, immobile sur sa table métallique, avec sa longue barbe blanche étalée sur sa maigre poitrine, puis Violette, dont il ne put apercevoir que les jambes car, d’un mouvement rapide, il dut se rejeter en arrière, à l’abri de la table qu’il venait de quitter. Là-bas, encore loin mais se rapprochant, Rokuci le Robot s’avançait, silencieux, redoutable.

Avec prudence, Morane risqua un œil dans la direction du geôlier de métal. Le robot s’était penché sur une table dont Bob, d’où il se trouvait, ne pouvait distinguer l’occupant. Cela ne dura pas plus de deux secondes. Rokuci se redressa, passa à la table suivante, se pencha à nouveau pour se redresser encore et passer ensuite à une autre table.

« Que peut-il bien fabriquer ? », se demanda Bob. Apparemment, Rokuci faisait une courte station devant chacune des tables métalliques. Mais dans quel but ? Pour y faire quoi ?

Avec curiosité, Bob inspecta attentivement la table sur laquelle il avait été lui-même étendu. Rapidement, il découvrit le bouton rouge, placé sur le côté, dans l’épaisseur même de la tablette de métal et, après un court instant d’hésitation, il le poussa de l’index.

Aussitôt, et pendant une fraction de seconde, toute la tablette prit une teinte cramoisie, exactement semblable à celle du rayon que lançait Ruicko le Chasseur, tout à fait pareille à celle du faisceau qui avait jailli du front de Rokuci le Robot. Le cœur battant, Morane retira précipitamment l’index.

Et voilà ! C’était tout simple : le geôlier de métal entretenait de cette façon l’immobilité de ses prisonniers. Mais alors, comment expliquer que Brako ait pu se lever, quitter la table métallique sur laquelle il était lui-même étendu ? La question était d’ailleurs également valable pour lui-même. Brako et lui étaient solidement constitués, costauds et en parfaite condition physique. La réponse était peut-être là. Peut-être les effets du rayon cramoisi se faisaient-ils moins longtemps sentir sur des hommes plus vigoureux que la moyenne, plus fortement musclés et possédant un influx nerveux supérieur.

Mais, après tout, que cette explication fût ou non, la bonne n’avait qu’assez peu d’importance. Ce qui comptait réellement pour l’instant, c’était de trouver une réponse à cette question brûlante : comment venir à bout de Rokuci le Robot ? Il était préférable de résoudre rapidement ce problème tout simple en apparence, si Bob ne voulait pas subir le même sort que Brako. En effet, lorsque le geôlier de métal arriverait à la dernière table, il risquait fort de s’étonner – pour autant qu’un robot fût capable d’éprouver quelque sentiment – de ne plus y trouver sagement étendu le prisonnier.

Morane écarta tout de suite l’idée de se colleter avec Rokuci. La courte lutte qui venait de se dérouler entre lui et Brako était une démonstration parfaite de ce qu’il fallait ne pas faire. On avait assurément tout à perdre en affrontant de face le redoutable cerbère.

Distraitement, Bob laissa courir son regard sur le sol et aperçut la hache de pierre tombée des mains de Brako. Elle était restée là où elle avait rebondi quand le guerrier en avait stupidement menacé Rokuci. Tenter de passer derrière le robot et d’écraser sa tête de métal à coups de hache ? C’était trop risqué. D’ailleurs, Bob n’avait pas la moindre idée de la façon dont fonctionnait le système sensoriel du robot. Par exemple, rien ne lui permettait d’affirmer que le geôlier était incapable de « voir » ce qui se passait derrière lui. Assurément, ce n’était pas là la bonne solution.

À nouveau, Morane se passa nerveusement la main dans les cheveux, en regardant autour de lui, dans l’espoir de découvrir quelque chose qui l’aiderait à résoudre le problème. Mais il ne vit rien d’autre que les tables et les murs blancs. Il finit par poser sur le sol l’attaché-case, qu’il n’avait pas lâché depuis que Violette le lui avait remis, et ce simple geste lui permit de découvrir le moyen de mettre fin à la vie électronique de Rokuci le Robot. Du moins, il l’espérait, car il y avait encore bien des inconnues dans le plan qu’il était en train de mettre en place et dont les grandes lignes venaient brusquement de lui apparaître.

Bob s’accroupit à l’abri de la table de métal et, doucement, veillant à ne pas en faire claquer les fermetures, il ouvrit l’attaché-case, avec un vague sourire aux coins des lèvres.