4

 

Ruicko le Chasseur

 

D’un geste vif, Bob s’était mis debout, entraînant la jeune fille et s’apprêtant à lui faire un rempart de son corps. Il se préparait à faire face à un nouvel ennemi, lorsque la voix reprit :

— Regardez-le, guerriers, regardez-le ! Ah ! Ah ! Ah ! Déjà prêt à se battre ! C’est bien lui, pas de doute !…

Il y avait une évidente note d’admiration dans ces paroles, et Morane se détendit quelque peu en regardant autour de lui avec curiosité. Mais il avait beau faire, il n’arrivait à rien distinguer. La seule chose qu’il pouvait discerner c’était, là-bas, plus loin, la petite lueur que Violette et lui avaient aperçue et qui dansait toujours, se rapprochant, semblait-il. Pourtant, elle était encore trop éloignée pour dissiper les ténèbres environnantes. À nouveau, presque dans leurs oreilles, la voix amicale retentit :

— Tu ne peux nous voir, ami, et ta compagne non plus…

Instinctivement, Bob et Violette tournèrent la tête vers la droite, dans la direction d’où venait la voix. Mais, presque aussitôt, sur la gauche cette fois, une autre voix répéta, insistante :

— Vous ne pouvez nous voir !

— Exactement comme Rovonedan, dit encore une autre voix.

— C’est vrai, souligna une quatrième voix. Rovonedan ne voit pas dans la nuit, lui non plus…

— Des Nocturnes ! murmura Morane. Nous sommes entourés de Nocturnes. Et ce Rovonedan, c’est sans doute celui qui s’approche avec la lumière, là-bas. Probablement une torche…

Et il enchaîna :

— N’ayez pas peur, Violette. Ces gens ne semblent pas nous vouloir de mal.

Puis, à haute voix :

— C’est exact. Nous ne pouvons pas vous voir dans cette obscurité…

Il était lui-même un peu nyctalope, mais pas au point de distinguer ceux qui parlaient.

— Qui êtes-vous ? demanda encore Bob.

— Des amis, répondit une voix.

— Oui, des amis, répéta une autre voix.

— Nous sommes des amis, dit une troisième voix. Nous ne pouvons qu’être les amis de celui qui a tué Ourick l’Araignée.

— Ourick l’Araignée ? fit Bob.

— Oui, dit une voix, Ourick l’Araignée… Sa toile a brûlé, et elle avec !

— Sa toile a brûlé, et elle avec ! répétèrent toutes les voix ensemble.

— Gloire à toi, vainqueur d’Ourick ! s’écria quelqu’un.

— Gloire à toi, vainqueur d’Ourick ! répétèrent les voix à l’unisson. Gloire à toi !

— Honneur à celui qui crée le feu de ses doigts ! lança une voix.

— Honneur à lui ! dirent en chœur les voix autour de Bob et de Violette.

— Bon, murmura Morane à l’oreille de la jeune fille, me voici sacré pourfendeur d’araignées et garde de la flamme sacrée ! Je me demande ce que nous allons…

— Regardez, Bob ! interrompit soudain Violette.

La flamme dansante était toute proche à présent, et ils pouvaient distinguer ceux qui les entouraient.

D’abord des yeux rouges, brasillants comme des cigarettes allumées, puis des peaux blêmes et de longues barbes blanches, grises, noires, brunes, blondes, rousses. Enfin les armes, massues et haches faites de simples éclats de pierre fichés dans des manches de bois, ou encore de longs épieux aux pointes durcies au feu.

— Voici Rovonedan ! s’écria l’un des hommes.

— Place à Rovonedan ! fit un autre.

— Place à Rovonedan ! dirent-ils tous ensemble.

— Paix, mes amis ! dit calmement le nouveau venu. Paix !

Puis, négligeant ostensiblement Violette et s’adressant à Bob !

— La paix sur toi aussi, Tueur d’araignée…

— La paix sur le Tueur d’araignée, répéta sourdement le groupe.

À la lueur de la torche, Morane examina celui qu’on appelait Rovonedan : un vieillard dont la peau était aussi livide que celle des hommes qui l’entouraient à présent mais, par contre, aussi ridée et flasque que la leur était tendue par une puissante musculature.

— La paix sur toi, Rovonedan, dit Bob.

Une étincelle de satisfaction s’alluma et s’éteignit aussitôt dans les yeux du vieil homme. Sa longue barbe, d’un blanc sale, frémit légèrement. Il leva un peu plus haut la torche qu’il tenait d’une main ferme, avança d’un pas et regarda longuement Morane des pieds à la tête. Bob soutint l’examen sans broncher.

— Ainsi, dit enfin Rovonedan, tu peux faire jaillir le feu de tes doigts, Tueur d’araignée…

Une expression rusée passa dans ses yeux, et il ajouta :

— Le peux-tu encore ?

— Oui, répondit Bob.

— Montre-nous, Tueur d’araignée. Montre le feu de tes doigts à Rovonedan et à ses guerriers.

— Fais jaillir le feu, Tueur d’araignée, dirent les hommes. Fais jaillir le feu…

Plongeant la main dans la poche de son pantalon, Morane en sortit le briquet à gaz et l’alluma d’un coup de pouce, faisant sauter une petite flamme claire au bout de son poing levé. Avec une légère rumeur faite d’effroi et d’admiration, les Nocturnes reculèrent d’un pas. Baissant le bras, Bob remit le briquet dans sa poche et dit, avec le sentiment de jouer le rôle d’un prestidigitateur de bas étage :

— Voilà !

— C’est donc ainsi que tu as tué Ourick l’Araignée, constata le vieillard.

— Oui, dit Morane.

— Pourquoi ? demanda Rovonedan. Pourquoi as-tu tué l’araignée ?

Durant quelques secondes, Bob resta sans voix, interdit. Il échangea un rapide coup d’œil avec Violette et répondit finalement :

— Parce que… si je ne l’avais pas tuée, c’est probablement elle qui m’aurait tué !

— Tu crois cela, Tueur d’araignée ? dit Rovonedan.

— J’étais pris dans sa toile, expliqua Morane en hésitant.

Il y eut un instant de silence, et ce fut un des Nocturnes qui le rompit, disant :

— Il a tué Ourick l’Araignée, Rovonedan ! Cela ne te suffit donc pas ? Que veux-tu savoir de plus ?

— Oui, appuyèrent quelques autres, que veux-tu savoir de plus, Rovonedan ?

— Silence ! articula le vieil homme en foudroyant les guerriers du regard. Vous êtes des enfants !…

Il se planta un index long et décharné sur le front et poursuivit :

— À quoi cela sert-il d’avoir des muscles si vous n’avez rien là ?

— Paix sur toi, Rovonedan, glissa un des Nocturnes.

— Paix sur toi, répétèrent tous les autres. Paix sur toi…

— Paix sur vous, dit le vieillard.

Et, regardant Morane :

— Tu as tué l’araignée, Tueur d’araignée, mais tu n’as pas tué celui qui vivait dans le corps de l’araignée.

— Que veux-tu dire, Rovonedan ? demanda Bob.

— Rien d’autre que ce que je viens de dire, répondit sentencieusement l’interpellé. Si nous l’avions voulu, nous aussi, nous aurions pu, depuis longtemps, tuer Ourick l’Araignée…

— Ah ! firent quelques guerriers, comme s’ils découvraient soudain une vérité qui leur avait été cachée jusque-là.

— Car, poursuivait Rovonedan, nous aussi nous avons le feu…

— C’est vrai, dirent quelques hommes. C’est vrai…

— Mais à quoi bon, continuait le chef, à quoi bon tuer le corps si nous ne pouvons tuer aussi l’esprit ?

Il se tut, leva très haut la torche fumante qu’il tenait serrée dans son poing squelettique, fit des yeux le tour des Nocturnes puis, arrêtant son regard sur Morane, il ajouta :

— Et l’esprit d’Ourick l’Araignée vit toujours !

« Soit, se dit Bob, mais je préfère de loin avoir affaire à son esprit plutôt qu’à ses mandibules » Il exprima tout haut sa pensée, mais en des termes différents :

— Moi aussi, je vis toujours… Et je ne vivrais sans doute plus si je n’avais pas tué Ourick l’Araignée !

— Il dit vrai lui aussi, Rovonedan, lança quelqu’un.

Un pli de contrariété barra le front du vieillard, et il se passa la main dans la barbe en un geste impatient. Mais le Nocturne qui venait d’intervenir insistait :

— Rovonedan, disait-il, Rovonedan…

— Parle, Brako, dit le vieil homme, parle…

Le dénommé Brako fit un pas en avant. Il était un peu plus grand que les autres, plus large aussi, et il balançait une énorme hache de pierre au bout d’un poing non moins épais. Il dit, les yeux fixés sur le sol, devant lui, dans un souffle :

— Puisqu’il a pu tuer Ourick l’Araignée, peut-être pourrait-il aussi…

Il se tut, comme s’il n’osait pas terminer sa phrase.

— Parle, Brako, pressa Rovonedan. Paix sur toi, ami…

Ainsi encouragé, Brako jeta d’une traite :

— Puisqu’il a pu tuer Ourick l’araignée, peut-être pourrait-il aussi tuer Ruicko !

Un « Oh » ! stupéfait jaillit des poitrines, et Brako recula d’un pas pour se fondre à nouveau dans le cercle des Nocturnes, comme s’il jugeait tout à coup en avoir trop dit. Mais ce ne devait pas être l’avis du vieillard, car celui-ci reprit doucement la parole, s’adressant à nouveau à Morane.

— Tu as entendu les paroles de Brako, Tueur d’araignée… Peux-tu aussi tuer Ruicko ?

— Qui est Ruicko ? dit Bob.

Un « Oh ! » aussi étonné que le premier monta des poitrines, et Rovonedan leva la main pour réclamer le silence.

— Serais-tu, dit-il à Bob avec une lenteur étudiée, à ce point étranger à ces lieux que tu ignores jusqu’au nom même de Ruicko le Chasseur ?

Dans la bouche du vieillard, l’interpellation tenait plus de l’exclamation incrédule que de l’interrogation, et Morane se sentit presque aussi coupable qu’un écolier surpris en flagrant délit d’ignorance. Aussi ne trouva-t-il rien à répondre, et il écarta les bras, mains ouvertes, dans un large geste d’impuissance.

Le vieil homme le considéra longuement en silence.

Ensuite, levant à nouveau la torche au-dessus de sa tête blanche, il lança, juste avant de faire demi-tour et de s’éloigner sans même jeter un regard derrière lui pour s’assurer si Morane lui emboîtait le pas.

— Suis-nous !

Comme, de toute manière, Rovonedan emportait l’éclairage, Morane choisit d’obéir. Se baissant rapidement, il trouva tout de suite la poignée de l’attaché-case qu’il souleva. Il pressa la main de Violette, qu’il n’avait pas lâchée depuis que les Nocturnes et leur chef avaient fait leur apparition et, précédé, suivi, entouré par les guerriers aux longues barbes, il s’élança avec sa compagne à la poursuite de la torche fumante dont la flamme dansait gaiement entre eux.

— Bob…, chuchota Violette sans ralentir sa marche.

— Oui ?

— N’est-ce pas de la folie ?

— Quoi donc ?

— De les suivre ainsi…

— Pourquoi ?… Ne sommes-nous pas en pleine folie ?

— Où vont-ils nous mener ?

— Ça, nous n’allons pas tarder à le savoir, violette des bois !

— Ne plaisantez pas !

— Et vous, oubliez vos craintes… pour le moment !

— Nous pourrions…

— Oui ?

— Non, je ne sais pas… Oh ! et puis, après tout, quelle importance ! Ça ou autre chose…

— C’est exactement ce que j’allais vous dire, petite fille !

Ils se turent tous deux, attentifs au chemin qu’ils suivaient, toujours guidés par la flamme qui dansait devant eux. De temps à autre, Rovonedan s’arrêtait un instant et, en guide accompli, levait un peu plus haut sa torche pour éclairer un passage particulièrement difficile. Ils enjambaient alors l’obstacle, quelques blocs de roche, des éboulis, un amas de gravier, et Morane remerciait aimablement l’autre pour sa prévenance, et le vieillard répondait chaque fois, imperturbablement :

— Paix sur toi, Tueur d’araignée !

Puis ils poursuivaient leur marche.

Bob aurait bien voulu s’arrêter, étudier la topographie des lieux, se rendre compte de la nature du sol. Mais ces intentions échappaient sans doute à Rovonedan qui, pour vieux qu’il fût, n’en tenait pas moins une allure méchamment gaillarde.

Enfin, la flamme jaune et fumeuse ne fut plus seule à combattre la nuit profonde dans laquelle la petite troupe progressait, et la clarté du jour, progressivement, fit pâlir la lumière avare de la torche.

Bientôt, Rovonedan s’arrêta, planta le grossier luminaire dans une niche naturelle dont la pierre noircie donnait à penser qu’elle était régulièrement utilisée à cette fin, puis un guerrier barbu l’éteignit d’un coup de patte, sans paraître ressentir la moindre brûlure.

Rovonedan, désignant d’un geste large les rayons de lumière obliques qui pénétraient à grands flots par une ouverture naturelle creusée dans le roc, dit simplement :

— Voilà…

Éblouis, clignant des yeux après l’obscurité, Violette et Bob trébuchèrent. La jeune fille balbutia :

— Dieu !… Est-ce… est-ce possible ?… Voyez-vous, Bob ?

— Sûr que je vois, grogna Morane en écarquillant les yeux.

Ce qu’ils voyaient, c’était, devant eux, la douceur inattendue d’un paysage qu’on eût dit sorti tout droit d’un tableau de Bruegel de Velours. Une vallée qui glissait mollement jusqu’au trait d’argent, légèrement bleuté, d’une rivière, des arbustes au feuillage couleur d’émeraude et de grands arbres élancés rappelant ceux qui se découpent finement sur le ciel de Flandre. Il y avait de l’herbe si joliment, si fraîchement verte, qu’elle donnait envie de s’y rouler…

Après l’antre sombre de Krouic le Magicien, après les sinistres prisons translucides de Kuirco le Collectionneur, après l’horreur menaçante d’Ourick l’Araignée, après les Nocturnes blafards et chevelus, c’était le paradis.

Rovonedan fit trois pas en avant, posa les pieds dans l’herbe, se retourna à demi vers Bob et Violette figés encore dans les faisceaux obliques de la lumière qui tombait sur eux, et il répéta :

— Voilà…

Il fit un geste, et les Nocturnes livides se mirent en marche, l’un derrière l’autre, l’arme sur l’épaule, sans un mot, descendant la pente de la vallée en une file sinueuse. Seul celui qu’on appelait Brako resta auprès de Rovonedan pour, sur un signe de celui-ci, le soulever, sans douceur ni rudesse, et l’installer sur ses larges épaules. Après quoi, il emboîta le pas à ses congénères.

Lentement, avec hésitation, Morane et la jeune fille gagnèrent à leur tour l’air libre, emplissant leurs yeux du ravissant décor et respirant l’air léger avec une soudaine fringale de noyés qui reviennent à la vie.

Morane se tourna vers sa jeune compagne.

— Voulez-vous que je vous porte aussi sur mes épaules ? demanda-t-il.

Elle laissa échapper un rire nerveux, se passa la main dans les cheveux d’un air égaré et répondit :

— Ça ira, Bob.

Ils se mirent en route à leur tour, suivant la file des guerriers qui serpentait dans l’herbe haute.

— Alors ? dit Violette. Qu’en pensez-vous, Bob ?

— Je pense que… que quelque chose n’est pas normal…

— Vraiment ?

— Ne faites pas d’ironie, petite violette des bois… Avez-vous remarqué le ciel ?

— Je…

— Non, je vois bien que vous n’avez rien remarqué du tout !

Elle s’arrêta, leva le nez, scruta le ciel en question, se remit en marche en haussant les épaules.

— Qu’a-t-il donc, votre ciel ? reprit-elle après quelques secondes.

— Il a, dit Bob, qu’il ne me paraît pas naturel, et je dois vous avouer que, d’une certaine manière, cela me rassure.

— Ah !…

— Oui… Si ce ciel était normal, comme l’est, par exemple, notre bon ciel de France que je ne désespère pas de retrouver, c’est alors qu’il serait nécessaire de se poser des questions… Tandis que, maintenant, tel qu’il est, ce ciel est tout simplement dans la logique des choses…

— C’est-à-dire ?

— Anormal.

— Ça, je l’avais déjà compris. Mais en quoi est-il anormal ?

— La lumière, répondit Morane. La lumière…

Il regarda autour de lui et, sans cesser de marcher, fit de la main un grand geste qui embrassait la vallée, ses arbres, sa rivière, les Nocturnes qui avançaient devant eux, et il poursuivit :

— Voyez, tout est noyé dans la lumière… Et quelle lumière, Violette ?

— La lumière du so…

Elle s’arrêta pile, ouvrit largement ses yeux immenses, porta une main à sa bouche ouverte, regarda fixement son compagnon. Bob lui prit la main et l’entraîna.

— Très bien, dit-il. Vous avez trouvé !

— Il n’y a pas de soleil, murmura-t-elle.

— Eh non ! C’est bien ça, petite fille, il y a de la lumière, beaucoup de lumière, mais pas de soleil… Ce qui explique pourquoi nos petits amis, les guerriers, là devant, sont plutôt pâlots…

— Les guerriers ?

— Oui, les guerriers… Vous trouvez ça normal, vous, des gens à moitié nus qui se promènent à longueur de journée en pleine nature et qui restent aussi pâles qu’un projet de réforme gouvernementale ?

— C’est vrai…, reconnut Violette. Mais comment expliquez-vous ce phénomène ? Car il doit bien y avoir une explication à tout cela…

— Peut-être…

— Allons, dites… Je vois bien que vous avez une idée.

— Ce n’est qu’une idée, en effet, une supposition… Puisque nous avons constaté la présence certaine d’une source de lumière, et en même temps l’absence de soleil, nous pourrions en conclure, pour rester dans la logique, que cette lumière est artificielle… Et si nous allons jusqu’au bout de cette supposition, nous pourrions penser encore que cette vallée, cette rivière, ces arbres, tout cela est également artificiel.

— Pincez-moi, dit Violette.

— Pourquoi ? Pour vous rendre compte si vous rêvez ou si, au contraire, vous ne rêvez pas ? À quoi bon ? Même si je vous pinçais – ce dont je me garderai bien ! –, vous pourriez très bien rêver que je vous pince, ou rêver que vous ne sentez rien alors même que je vous aurais réellement pincée et, dans ce cas, en conclure que vous rêvez, alors qu’en réalité, vous ne rêveriez pas !

— Assez ! s’écria la jeune fille avec un rire nerveux. Vous allez me rendre folle !

— J’aurai déjà réussi à vous faire rire… Et rien que ça, ça vaut la peine de friser la méningite !

Bob Morane avait voulu la distraire, lui faire penser à autre chose qu’à leur inquiétante situation, et il avait réussi. Pendant qu’ils bavardaient ainsi, ils avaient fait du chemin, longé la rivière sur une assez longue distance. Et puis, au détour d’un massif de buissons, ils avaient découvert ce qui devait être le camp des Nocturnes. Une clairière, un grand feu qui couvait en fumant sous la cendre, des hommes armés qui les regardaient s’approcher avec curiosité. C’était tout. Rien qui ressemblât à une habitation, pas de femmes ni d’enfants. Un simple campement de guerriers. Tout juste un bivouac.

Brako, le grand guerrier qui avait porté Rovonedan sur ses épaules, déposa le vieux chef sur le sol, à quelques pas du feu. Tous les hommes se laissèrent tomber sur l’herbe et Rovonedan invita Morane à s’asseoir à ses côtés.

Les guerriers à la peau livide ne quittaient pas des yeux Bob et la jeune fille, tandis qu’un bourdonnement de voix s’élevait, d’où s’échappaient parfois quelques mots, des bribes de phrases qui venaient frapper les oreilles de Morane. Celui-ci comprit qu’on parlait de lui, d’Ourick l’Araignée, de Ruicko le Chasseur, du feu qu’il pouvait faire jaillir au bout de ses doigts, et même de la jeune fille que tout le monde feignait d’ignorer.

— Paix sur toi, Tueur d’araignée, commença Rovonedan.

— Paix sur toi, Tueur d’araignée, répétèrent les guerriers.

— Paix sur vous tous, lança Bob.

Rovonedan se pencha en avant, tandis que l’extrémité de sa barbe sautait dans l’herbe. Il plissa les yeux et dit :

— Ruicko le Chasseur a tué autant de nos hommes qu’il y a de mains rassemblées ici…

Il se tut, et tous les guerriers levèrent les mains, les tinrent un instant devant leurs visages avant de les laisser retomber.

— Si toi, Tueur d’araignée, reprit le vieil homme, tu tues Ruicko le Chasseur, il y aura une place pour toi parmi les guerriers de Rovonedan.

Il se tut à nouveau et Morane répondit sans sourciller :

— Ce serait un honneur pour moi, Rovonedan. Un très grand honneur…

— Paix sur toi, Tueur d’araignée, dit le vieux chef.

— Mais…, dit Bob.

À son tour, il se tut, laissa passer que quelques secondes avant de poursuivre avec douceur :

— Mais à quoi bon tuer Ruicko le chasseur puisque, même si je tuais son corps, son esprit vivrait toujours ?

« Et attrape ça, vieux finaud ! », pensa-t-il, tout content, bien qu’il n’en laissât rien paraître, de rendre au vieil homme la monnaie de sa pièce.

Rovonedan saisit l’allusion, mais pas une ride de son visage plissé ne tressaillit, et il répondit posément, avec une assurance paisible :

— Tu dis vrai, Tueur d’araignée, tu dis vrai.. Mais toi, tu n’as pas fait d’offrande à l’esprit d’Ourick l’Araignée en échange du corps que tu lui as ôté… Tandis que nous…

Une fois de plus, le chef s’interrompit et son regard fit le tour des guerriers qui, l’un après l’autre, hochèrent la tête avec lenteur. Après quoi, Rovonedan ouvrit à nouveau la bouche. Et ses yeux n’étaient plus que deux fentes lorsqu’il dit :

— Nous, nous ferons une offrande à l’esprit de Ruicko le Chasseur. Nous offrirons un sacrifice… si tu le tues !

Ces dernières paroles tombèrent dans un silence tout à coup pesant et, instinctivement, les nerfs de Morane se tendirent à craquer, car il avait déjà deviné ce qu’allait ajouter le vieux chef.

— Si tu parviens à tuer Ruicko le Chasseur, dit Rovonedan avec force, nous offrirons la femme en sacrifice.

Et le chef des guerriers pointa un doigt décharné en direction de Violette.