5

 

Ruicko le Chasseur

(suite)

 

Du coin de l’œil, Morane observa rapidement sa compagne et, quoiqu’il ne portât jamais de chapeau, il lui en tira un grand coup mentalement, car les mots épouvantables que venait de prononcer Rovonedan n’avaient pas provoqué chez elle la moindre réaction visible. Tout au plus son visage était-il devenu un peu plus pâle. Mais ce phénomène n’était certainement pas fait pour surprendre les livides guerriers.

Reportant alors toute son attention sur le vieillard à la barbe blanche, Morane planta ses yeux dans les siens, pour prendre la parole à son tour.

— Cette jeune femme est mienne, dit-il froidement, et aussi longtemps que je pourrai faire jaillir le feu de mes doigts, personne ne touchera à un seul de ses cheveux !

Rovonedan se figea et ses traits parurent soudain se durcir. Ses lèvres se serrèrent et il souffla bruyamment par les narines. À côté de lui, Brako, le grand guerrier qui l’avait porté sur ses épaules massives, saisit sa hache de pierre avec un mouvement convulsif et se leva à demi.

— Paix sur toi, Rovonedan, dit rapidement Bob, et paix sur tes guerriers.

Cette fois, personne ne renvoya la politesse. Le vieux chef garda les lèvres serrées et Brako assura dans sa main le manche de son arme, tandis que Morane reprenait, sans quitter des yeux le vieillard :

— Qu’il te plaise d’écouter ce que j’ai à te dire…

— Parle, Tueur d’araignée, cracha Rovonedan.

— Est-il important pour Rovonedan et ses guerriers que Ruicko le Chasseur soit tué ?

— Oui, laissa tomber le chef.

— Est-ce vraiment très important ? insista Bob.

— Ce l’est, je te le dis, Trieur d’araignée.

— Pourquoi ?

— Parce que Ruicko le Chasseur est encore plus dangereux pour Rovonedan et ses guerriers que ne l’était Ourick l’Araignée…

— En d’autres mots, si je tuais Ruicko le Chasseur, le destin de Rovonedan et de ses guerriers pourrait être changé ?

— Tu dis vrai, Tueur d’araignée… Mais où veux-tu en venir ?

— À ceci, répondit Bob. La vie de la femme occupe une place aussi importante dans mon propre destin que Ruicko le Chasseur dans le destin de Rovonedan et de ses guerriers…

Ils se regardèrent silencieusement. Puis Morane reprit :

— Écoute ceci, Rovonedan : je t’offre la mort de Ruicko le Chasseur ; en échange, la femme aura la vie sauve. Quelle est ta réponse ?

Le vieux chef ne répondit pas tout de suite. Lorsqu’il ouvrit la bouche, ce fut pour répondre à la question de Morane par une autre question qui fit comprendre à Bob qu’il venait de gagner la partie.

— Comment vas-tu t’y prendre pour tuer Ruicko le Chasseur ?

Comme se rompt un lien élastique, l’atmosphère se détendit d’un seul coup, et Morane répondit :

— Je ne sais pas encore, car je ne connais pas Ruicko le Chasseur. Parle-moi de lui…

— Ruicko le Chasseur est très grand, dit le vieillard.

— Il est fort, intervint Brako, très fort !

— Aussi fort que cinquante guerriers ensemble, dit quelqu’un d’autre.

Tous les Nocturnes présents avaient quelque chose à dire à propos de Ruicko le Chasseur, et chacun d’eux prenait la parole avec excitation :

— Ruicko le Chasseur n’a pas de cœur…

— Il tue sans pitié…

— Nous n’avons jamais revu ceux qui sont tombés entre ses mains…

— Nos armes sont impuissantes contre lui…

— Il possède un rayon qui tue…

— Le rayon de la mort…

— Ruicko le Chasseur est infatigable…

— Jamais il ne dort. Jamais…

— Ses yeux sont toujours aux aguets…

— Ses trois yeux rouges…

— Et ses bras sont immenses…

— Il peut tuer de très loin…

— Avec rapidité…

— D’un seul coup, il jaillit du sol…

— Toujours au même endroit…

— … et il tue !

— Nous te montrerons cet endroit, Tueur d’araignée…

— Nous te l’indiquerons…

— De loin, car nous ne t’accompagnerons pas…

— C’est un point où abonde le gibier…

— C’est pourquoi Ruicko le Chasseur se tient là…

— Car il sait que nous devons manger…

— Comment vas-tu faire pour le tuer, Tueur d’araignée ?

— Vas-tu utiliser le feu de tes doigts ?

Soudain, Rovonedan leva la main et tous se turent autour du foyer à demi mort.

— Paix sur toi, Tueur d’araignée, dit encore le chef.

— Paix sur le Tueur d’araignée, répétèrent gravement les guerriers.

— Quand défieras-tu Ruicko le Chasseur ? demanda Rovonedan.

— Ton heure sera la mienne, répondit Bob.

— Maintenant, alors, dit le vieillard.

— Maintenant, accepta Morane.

— Que te faut-il, Tueur d’araignée ?

— Bob réfléchit durant quelques secondes, puis il demanda :

— Quel est le gibier que chassent tes guerriers, Rovonedan ?

— Le mètekkô, répondit le vieil homme, surtout le mètekkô. Mais aussi, le zziverère, le pasopp, le kajou-beraire, et bien d’autres…

— Dis-moi, Rovonedan, parmi ces animaux, y en a-t-il un qui, de loin, ressemblerait à l’homme ?

— Le mètekkô, répondit sans hésiter le vieux chef, quoiqu’il ne dépasse guère la taille d’un enfant… Mais il se tient souvent debout sur ses pattes de derrière.

— Parfait, dit Morane. Tes guerriers pourraient-ils capturer un mètekkô vivant ?

— Rien n’est plus facile pour eux, Tueur d’araignée.

— Dans ce cas, c’est là tout ce qu’il me faut.

— Un mètekkô ?

— Un mètekkô vivant, oui.

— Brako va se charger de cela, dit Rovonedan. Brako, tu as entendu ce que désire le Tueur d’araignée… Va, Brako !

— Laisse-moi le temps d’une courte palabre, Tueur d’araignée, dit le grand guerrier, et tu auras ton mètekkô

Il se leva, lança trois noms et quitta le cercle des guerriers, suivi de trois hommes armés. Le quatuor parti, Morane reprit :

— Parle-moi encore de Ruicko le Chasseur, Rovonedan. Est-il loin d’ici ?

— Assez loin, répondit le vieillard. Comme te l’ont dit les guerriers, Ruicko le Chasseur tue à distance. Nous campons donc toujours assez loin de l’endroit où il se tient.

— Comment pourrai-je le surprendre ?

— On ne peut pas surprendre Ruicko le Chasseur, Tueur d’araignée. C’est lui qui te surprendra !

— Bon, dit Morane. Mais tes guerriers ont également dit que Ruicko le Chasseur jaillissait du sol. Cela signifie donc que, à certains moments, il se trouve sous terre… Comment peut-il, dans ce cas, déceler la présence d’un homme ?

— Je ne puis te le dire, Tueur d’araignée. Je ne puis vraiment pas te le dire. Ruicko le Chasseur sait, voilà tout, et quand il sait, il jaillit de son terrier et il tue. Très vite !

Ainsi, pendant tout le temps que dura l’absence de Brako et des trois guerriers, Bob devait s’entretenir calmement avec le vieux chef, posant question sur question et recevant des réponses parfois vagues, parfois ambiguës, souvent incomplètes, rarement précises ou même claires. Il finit par comprendre que les Nocturnes éprouvaient une telle frousse de Ruicko le Chasseur que celui-ci était devenu à leurs yeux, à tort ou à raison, un personnage quasi fabuleux, une figure de légende.

Fallait-il s’en inquiéter ? Bob devait-il, au contraire, en tirer des raisons de se rassurer ? Comment savoir ? Tout ce qu’il pouvait constater avec certitude, c’est que les renseignements que lui donnaient Rovonedan et ses guerriers ne faisaient qu’embrouiller l’image qu’il essayait de se faire du redoutable Chasseur, puisque « Chasseur » il y avait.

Finalement, le signe le plus tangible de l’existence de Ruicko, c’était la disparition régulière de guerriers. Mais, là aussi, les renseignements étaient curieusement incomplets, fragmentaires, énigmatiques presque.

Par exemple, aucun Nocturne présent n’avait jamais vu exactement comment le Chasseur s’emparait de ses proies, ni de quelle manière il tuait ses victimes. Ils avaient, bien sûr, et tous une fois au moins dans leur vie, vu tomber l’un des leurs, atteint par le rayon mortel que lançait le Chasseur ; mais, à partir de ce point précis, leurs récits devenaient obscurs, incohérents.

« La vérité, songea Bob, c’est qu’ils n’ont sans doute jamais eu la curiosité, la tentation, ou le courage, de demeurer sur place pour assister à la suite des événements, ou pour prêter main-forte à l’infortuné surpris par Ruicko. »

Lorsque Brako et ses hommes revinrent, Morane n’était donc guère beaucoup plus avancé qu’avant leur départ, et Ruicko le Chasseur était en train de prendre dans son esprit les dimensions d’un serpent de mer, de ce monstre du Loch Ness si cher à son vieux Bill. Pourtant, il avait quand même avancé d’un pas puisque, devant lui, fiers et souriant de toutes leurs dents, barbes et cheveux dégoulinant de sueur, Brako et les trois guerriers maintenaient fermement un mètekkô bien vivant et qui, soufflant de fureur, s’agitait vainement entre les mains des Nocturnes.

— Un singe ! ne put s’empêcher de s’exclamer Violette qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là.

— Un chimpanzé, plus exactement, précisa Morane. Mais chimpanzé ou mètekkô, c’est tout à fait ce qu’il me faut.

Il se tourna alors vers Rovonedan et demanda, montrant, l’animal :

— J’aimerais lui voir un aspect encore plus humain… Est-ce possible, Rovonedan ?

— Comment cela, Tueur d’araignée ? demanda le vieux chef.

— Eh bien ! en l’affublant d’une fausse barbe, par exemple…

— Oh, je vois… Tu voudrais que Ruicko le Chasseur prenne le mètekkô pour l’un d’entre nous… C’est bien cela ?

— Tout juste !

— Nous pouvons toujours essayer, dit prudemment le vieillard.

Il donna quelques instructions, et le chimpanzé fut gratifié d’une longue barbe postiche qui traînait presque jusqu’au sol. Elle était faite de la peau d’une espèce de mouton à longs poils et solidement fixée sous le menton du singe.

Morane fit quelques pas en arrière, considéra longuement l’anthropoïde en clignant des yeux et en se passant machinalement la main dans les cheveux, comme il le faisait chaque fois qu’il était préoccupé.

— Cela devrait pouvoir marcher, dit-il enfin.

Puis, s’adressant au chef des Nocturnes :

— Il faudrait également entraver les pattes de ce chimp… de ce mètekkô, en laissant juste assez de jeu pour qu’il puisse se déplacer sans parvenir à fuir.

Ce fut fait sur-le-champ, et bientôt le singe sautilla sur place d’abord, en poussant des cris plaintifs, puis il se déplaça, toujours sautillant, pour s’écarter de quelques mètres des guerriers qui le suivaient des yeux en riant aux éclats comme des enfants cruels. Enfin, le mètekkô s’arrêta, se laissa tomber sur le sol et entreprit d’explorer, avec une curiosité mêlée de tristesse, l’étrange appendice pileux qui venait de lui pousser au menton.

— Bien, dit alors Morane en se tournant vers le chef. Il ne te reste plus qu’à me faire indiquer l’endroit où je puis trouver Ruicko le Chasseur…

— Brako et deux guerriers vont te conduire, dit Rovonedan.

Brako désigna deux hommes et, jetant le mètekkô sur son épaule, il déclara :

— Suis-nous, Tueur d’araignée, il y en a pour une longue palabre de marche…

— J’emmène la femme, dit Bob en regardant Rovonedan.

— Elle restera ici, dit fermement le vieillard.

Un instant, tous parurent se figer : Brako avec le mètekkô en travers de son épaule et les deux guerriers à ses côtés ; Violette, droite et fière ; le groupe des guerriers qui entouraient Rovonedan, l’arme à la main ; Morane immobile, tendu, comme prêt à bondir. Puis, le singe poussa une espèce de jappement, et le vieillard à la barbe blanche dit doucement, désignant Violette :

— Il ne lui arrivera rien, Tueur d’araignée. J’en réponds sur ma tête. Lorsque tu reviendras, si tu reviens, tu la trouveras ici même, vivante.

Bob fit un pas en avant, indécis, les sourcils froncés. Autour de Rovonedan, les guerriers se balançaient d’un pied sur l’autre. Le vieux chef reprit :

— Pourquoi devrait-elle mourir, elle aussi, Tueur d’araignée ?

— Comme il te plaira, Rovonedan, murmura Morane en ignorant délibérément la sinistre allusion que venait de lancer le vieillard.

Il regarda Violette, longuement, un demi-sourire aux coins des lèvres, et elle lui rendit son regard, avec une espèce de supplication dans les yeux. Bob se pencha, prit l’attaché-case et, s’approchant de la jeune fille, il le lui tendit, en disant :

— Gardez-le-moi, petite fille. Car je reviendrai. Je vous le promets…

Puis, à Brako :

— Allons-y !

— Paix sur toi, Tueur d’araignée ! cria Rovonedan lorsque Morane et les trois guerriers eurent quitté l’enceinte du campement.

— Paix sur le Tueur d’araignée ! crièrent à leur tour les Nocturnes, en guise d’ovation.

Mais Bob ne se retourna même pas.

Les trois guerriers et Morane marchèrent longtemps, suivant les sinuosités de la vallée, progressant silencieusement dans l’herbe grasse et épaisse, sous l’étrange ciel vaguement jaune, qui paraissait peint. Deux heures plus tard environ, Brako s’arrêta enfin, se tourna vers Bob et dit :

— D’ici, Tueur d’araignée, tu devras marcher encore le temps d’une bonne palabre. Tu n’auras qu’à suivre la vallée, toujours. Lorsque tu verras cette vallée s’élargir, tu devras faire attention. Quand il n’y aura plus de vallée, tu devras faire plus attention encore, Tueur d’araignée. C’est à cet endroit qu’abonde le gibier ; c’est là aussi que se tient Ruicko le Chasseur…

Le grand guerrier tendit le mètekkô à Morane qui le prit, le posa sur son épaule.

— Merci, Brako, dit Bob.

— Paix sur toi, Tueur d’araignée, répondit simplement le grand guerrier.

— Paix sur toi, répétèrent les deux autres.

— Paix sur vous, dit Morane.

Sans ajouter un seul mot, les Nocturnes firent demi-tour, abandonnant Bob et le singe. Bob les regarda s’éloigner, puis, du bout des doigts, il gratta le chimpanzé, entre les yeux, en murmurant :

— S’agit de se mettre au boulot, maintenant, Jocko !

— Onrk, éructa le singe en fermant les yeux sous la caresse.

Comme l’avait dit Brako, la vallée s’élargissait progressivement, et Morane découvrit la grande plaine nue au bout d’une demi-heure de marche. Seul un bouquet d’arbres se dressait, tout près. Ailleurs, l’herbe haute ondoyait doucement sous le souffle d’un vent léger.

Prudemment, Bob s’avança jusqu’au bouquet d’arbres en embrassant la plaine des yeux, attentif au moindre signe avant-coureur de danger. Partagé entre deux sentiments contradictoires qui le mettaient mal à l’aise, d’une part l’insouciance, de l’autre inquiétude, il se demandait sans cesse si, d’un côté, les Nocturnes n’avaient pas parfaitement raison d’éprouver une telle crainte à l’égard de Ruicko le Chasseur, ou si, d’un autre côté, ils n’étaient pas tout simplement victimes d’une sorte d’hystérie collective qui leur avait fait inventer de toutes pièces un personnage effrayant, une manière de monstre, de demi-dieu presque, propre à satisfaire leur besoin obscur de dépendance, d’irresponsabilité, de fatalisme, comme il en va chez tous les peuples dits « primitifs ».

Mais comment savoir, comment être sûr ? Où finissait la réalité ? Où commençait la fantasmagorie ?

En tout cas, le singe paraissait bien réel, lui. Il surveillait Morane avec des yeux mouillés, presque humains, dont les regards ramenèrent Bob à une appréciation plus juste de la situation. Il était là pour rencontrer Ruicko le Chasseur ? Eh bien, que Ruicko le Chasseur fasse son apparition !

Avec douceur, dissimulé par le bouquet d’arbres et les hautes herbes, Morane déposa l’anthropoïde sur le sol. Puis, lui donnant une petite tape sur les fesses, il le poussa hors de l’abri que constituaient les troncs et l’herbe.

— Va, murmura-t-il, va, petit.

Le singe fit quelques mètres en sautillant, gêné par ses pattes garrottées, puis il s’arrêta, tenant entre ses mains la fausse barbe en peau de mouton dont il se mit à tordre l’extrémité. En même temps, il regardait dans la direction de Bob, et celui-ci crut un instant que l’animal allait revenir vers lui. C’est à ce moment précis que les événements se précipitèrent.

Au milieu de la plaine, une colonne de métal brillant jaillit du sol. Fine, élancée, elle était surmontée par plusieurs demi-sphères rouges qui paraissaient tourner sur elles-mêmes. Bob vit distinctement jaillir de l’une d’entre elles un faisceau cramoisi, aussi net, aussi rectiligne qu’un rayon laser, et qui vint frapper avec précision le singe à la tête. L’animal fit un petit saut et retomba sur le sol, parmi les hautes herbes qui le masquèrent à la vue.

Reportant alors son attention sur la colonne de métal, là-bas, au milieu de la plaine, Morane vit, dans un éclair de lumière, le tentacule étincelant qui jaillissait comme un trait et qui, avec une vitesse prodigieuse, s’approchait en sifflant de l’endroit où il se dissimulait.

Tendu horizontalement, le tentacule dépassait tout juste de quelques centimètres les hautes herbes qui ondoyaient sous le souffle léger du vent. Son extrémité vint s’arrêter à quelques mètres à peine de Bob, exactement au-dessus de l’endroit où s’était écroulé le chimpanzé. De cette extrémité sortirent les deux doigts articulés d’une pince métallique montée sur un tube souple, de métal lui aussi, et qui, en un mouvement gracieux, plongea vivement dans l’herbe, pour remonter aussitôt. Les doigts, fermés à présent, maintenaient solidement le metèkkô.

Une fine sueur lui perlant aux tempes, Bob vit le tentacule se replier en arrière, emportant son fardeau qui se balançait mollement. Touchée par la brise, la fausse barbe en peau de mouton paraissait adresser à Morane de dérisoires signes d’adieu.

Écarquillant les yeux pour ne rien perdre de l’étonnant spectacle, Bob vit la colonne de métal, brillant sur le fond jaunâtre du ciel, qui s’enfonçait à nouveau dans le sol. Elle lança un dernier éclair avant de disparaître, comme dévorée elle-même par les hautes herbes de la plaine.

— Pauvre Jocko ! murmura Bob. Je n’avais pas prévu que les choses tourneraient ainsi. Ce n’était pas tout à fait le sort que je te réservais. J’espère que tu me pardonneras, là-haut, dans ton paradis…

Il comprenait maintenant les réactions des Nocturnes, ainsi que le sinistre présage proféré par Rovonedan lorsqu’il avait dit, parlant de Violette : « Pourquoi devrait-elle mourir, elle aussi, Tueur d’araignée ? » Mais il songeait déjà, et surtout, à la manière dont il allait « tuer » Ruicko le Chasseur.

La première chose à faire, c’était essayer de découvrir de quelle façon le Chasseur décelait la présence d’une proie sur son terrain de chasse. Apparemment, il n’avait réagi que lorsque le singe s’était aventuré au-delà du bouquet d’arbres, dans les hautes herbes. Étaient-ce les mouvements de la bête qui avaient attiré l’attention de Ruicko le Chasseur, ou était-ce autre chose, comme son poids sur le sol, ou son odeur ?

Il n’y avait qu’une manière d’acquérir une certitude, C’était aller se rendre compte sur place. Bien sûr, Morane risquait de subir le sort du chimpanzé. Mais que faire d’autre ? Il revit en esprit les grands yeux de Violette et l’air suppliant qu’elle avait eu en saisissant l’attaché-case. Cela le décida à passer à l’action.

En rampant, collé au sol, le cœur battant, il quitta l’abri du bouquet d’arbres et s’enfonça parmi les hautes herbes. Il prenait tout son temps, écartant soigneusement, à l’aide de ses mains tendues en avant, la base des graminées, espérant qu’ainsi sa progression passerait inaperçue.

Il se dirigeait vers le centre de la plaine, vers l’endroit où avait surgi Ruicko le Chasseur, et il s’attendait, à tout moment, à voir jaillir au-dessus de lui la méchante pince et ses deux doigts puissants, prêts à l’agripper, à le soulever et à l’entraîner vers il ne savait quelle innommable destinée.

Ce n’était pas tant le faisceau cramoisi qu’il craignait, pour le moment du moins, puisqu’il n’avait frappé que lorsque le singe était visible. Il ne voyait pas très bien comment le Chasseur pourrait darder son rayon mortel à travers l’écran des hautes herbes. D’ailleurs, rien ne prouvait que le rayon en question fût mortel. Après tout, rien ne lui permettait de l’affirmer, et les divagations des Nocturnes ne pouvaient lui permettre de tirer une conclusion définitive.

Bob regrettait maintenant de n’avoir pas prêté suffisamment d’attention au chimpanzé, au moment où la pince métallique l’avait saisi. Le singe vivait-il encore ? Il eût été bien incapable de le dire. L’animal n’était peut-être que paralysé ? Mais, même dans ce cas, qu’est-ce que cela changeait ? Le fait que Ruicko le Chasseur paralysait ses proies pour les capturer plus aisément n’était pas rassurant pour autant…

Morane aurait bien voulu savoir où il se trouvait, car il n’avait aucune idée de la distance déjà parcourue. Il mourait d’envie de jeter un coup d’œil par-dessus les hautes herbes, mais le danger était trop grand. Il fallait être patient, avancer lentement mais sûrement, ne risquer un geste de cette sorte qu’en toute dernière extrémité. Une impatience intempestive pouvait tout gâcher !

Il rampa longtemps dans les hautes herbes, tant qu’à la longue, il eut les mains en sang, tailladées de mille petites coupures provoquées par les feuilles tranchantes.

Et, soudain, Morane découvrit l’œil. Un œil électronique, une sorte de cellule photo-électrique qui tournait lentement sur elle-même, balayant toute la surface de la plaine. Il avait presque, le nez-dessus.

Sans s’en rendre compte, il avait atteint le centre de l’étendue herbeuse. L’œil de Ruicko le Chasseur tournait au-dessus de lui, monté sur une fine tige métallique, surveillant indéfiniment la grande plaine, dépassant tout juste le sommet des plus hautes graminées, enregistrant tout ce qui passait à sa portée sur les trois cent soixante degrés de la circonférence. Tout, absolument tout… excepté l’homme étendu sur le sol, à moins de trois mètres de lui, hors de son champ de vision !

Haletant, Bob se roula sur le dos et, couché tout de son long, il reprit haleine longuement, sans cesser de fixer l’œil du Chasseur. Au bout de plusieurs minutes, il se mit à nouveau sur le ventre et entreprit d’examiner le terrain autour de la tige métallique.

Dans le sol, devant lui, se creusait un trou parfaitement circulaire, dont la tige de métal était le point central. C’était certainement de ce trou que surgissait la grande colonne brillante, le corps de Ruicko le Chasseur, avec ses demi-sphères rougeâtres, son interminable tentacule armé d’une pince, son rayon mortel… ou paralysant. Bob comprit que lorsque l’œil signalait la présence de quelque chose de vivant sur l’étendue de la plaine – et peut-être n’était-il conçu exclusivement que pour avertir Ruicko le Chasseur de la venue des Nocturnes –, à ce moment-là donc, la machinerie se mettait en branle. D’une manière impeccable, il fallait bien le reconnaître ; l’expérience faite avec le mètekkô l’avait suffisamment démontré.

Après tout, Ruicko le Chasseur n’était qu’une machine. Seulement une machine. Jusqu’à preuve du contraire ! Et une machine, pensa Morane, ça peut être déréglé, ça se détraque, ça se démolit, ça se brise !… »

Il lui était venu une merveilleuse idée pour mettre un terme aux exploits de Ruicko le Chasseur, et il allait la concrétiser sans plus tarder. À quatre pattes, il se coula jusqu’au bord de l’ouverture circulaire, dans laquelle il glissa un long regard curieux. Comme il l’avait prévu, il pouvait distinguer une partie de la colonne de métal brillant : la partie supérieure avec les demi-sphères qui rougeoyaient doucement. Mais il n’arriva pas à en voir davantage, car le corps de Ruicko se perdait dans les ténèbres de la fosse sombre où il était comme tapi.

Au-dessus de la tête de Morane, l’œil continuait à tourner imperturbablement, balayant les quatre points cardinaux. Puisque Ruicko le Chasseur n’avaient pas eu, jusqu’à présent, la moindre réaction, Bob pouvait en conclure que sa présence était passée inaperçue, ainsi qu’il le supposait depuis un bon moment déjà.

Veillant à ne pas se déplacer dans le champ de vision de l’œil, Morane enleva précautionneusement sa chemise puis, sans hésiter, d’un seul coup, il se dressa, le léger vêtement brandi devant lui, largement ouvert, et il en coiffa résolument l’œil de Ruicko le Chasseur. Utilisant les manches, il fixa solidement la chemise autour de la tige métallique. Après quoi, il recula d’un pas, puis de deux, se tenant franchement debout au-dessus des hautes herbes qui lui arrivaient à la taille.

La chemise tournait sur elle-même, entraînée par le mouvement de l’œil, mais rien d’autre ne se produisit. La colonne de métal brillant demeura dans sa fosse.

Morane sourit, puis il se mit à rire doucement, pour lui-même.

Ruicko le Chasseur était aveugle.

Ruicko le Chasseur venait d’être réduit à la fonction élémentaire de porte-drapeau.

« Cela vaut bien une chemise, même en soie sauvage », songea Bob en souriant largement. Il avait envie de danser sur place. Il avait gagné !