3

 

Ourick l’Araignée

 

Bob Morane avait tout essayé. Du moins, il le pensait.

Tout d’abord, il avait donné de féroces coups de pieds dans la paroi de verre. « Après tout, s’était-il dit, une bouteille, fût-elle colossale comme c’est le cas, et une bouteille de verre encore, ça se casse !… » Mais il avait seulement réussi à se faire cruellement mal aux orteils.

Quant à grimper là-haut pour arriver jusqu’au goulot, il ne fallait même pas y penser. Si la bouteille avait été plus étroite, peut-être aurait-il pu s’élever en « ramonant », ainsi que le font les alpinistes qui escaladent une « cheminée » en prenant appui en même temps sur le dos et les pieds. Mais, étant donné le diamètre de ladite bouteille, cette solution était évidemment exclue.

De l’autre côté de la paroi, dans sa propre prison de verre glauque, Violette suivait ses efforts du regard. C’est ainsi qu’elle vit Morane frapper la muraille transparente à grands coups d’attaché-case. Quand elle vit son compagnon d’infortune examiner tristement la mallette cabossée, elle comprit que sa tentative avait été vaine.

Mais Morane ne voulait pas s’avouer vaincu. Une autre idée lui était venue, qu’il décida de mettre aussitôt à exécution. Ôtant son veston et desserrant le nœud de sa cravate, il s’appuya du dos contre la surface convexe de la bouteille et, prenant son élan, il s’élança jusqu’à la surface opposée à celle qu’il venait de quitter pour, l’ayant atteinte, grimper le plus rapidement possible le long de la paroi jusqu’à ce que, obéissant à la loi de la pesanteur, il soit forcé de retomber vers le fond.

Au cirque, il avait vu des clowns pratiquer ce sport avec talent. De cette manière, ils parvenaient à atteindre des hauteurs étonnantes, grimpant parfois jusqu’à trois ou quatre mètres, emportés ainsi par leur élan. Mais, précisément, ici, l’élan que Bob pouvait prendre se révélait tout à fait insuffisant et, en dépit d’essais répétés, il ne parvint pas à s’élever de plus de deux mètres.

De son côté, Violette semblait au comble de l’étonnement. Les tentatives de Bob lui paraissaient particulièrement inquiétantes et stupides. Était-il en train de perdre la tête ? Il n’espérait quand même pas, de cette manière, atteindre le goulot de la bouteille ?

Tandis qu’il reprenait son souffle, entre deux efforts, Morane lisait dans les yeux de la jeune fille le désarroi et les questions qu’elle se posait à son sujet. Par gestes, il lui fit comprendre son but. S’il parvenait à grimper assez haut, peut-être, son propre poids aidant, arrive-rait-il à faire basculer l’énorme flacon. Une fois celui-ci couché, en sortir ne serait plus qu’un jeu d’enfant. Violette comprit, et Bob constata qu’elle accueillait ses explications avec soulagement, tout à fait comme si, quelques secondes auparavant, elle l’avait cru soudain devenu fou.

Cependant, Bob eut beau s’élancer et s’élancer encore sans ménager sa peine, il n’arriva pas à faire bouger d’un millimètre la gigantesque bouteille, et il finit par abandonner tout espoir de la faire basculer de cette façon.

Que pouvait-il tenter encore ? Il n’avait pas du tout envie de faire la connaissance de Kuirco le Collectionneur, et s’il pouvait lui brûler la politesse, il ne s’en priverait assurément pas !

Tout à coup, l’idée jaillit ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Il avait suffi d’une association de mots. De deux mots exactement : verre et vitrier… Mais bien sûr ! Que font donc les vitriers, entre autres choses ? Ils découpent le verre. Avec quoi ? Avec un diamant ou, à défaut, avec une de ces petites roulettes qui en tiennent lieu. Il n’avait pas le pétrole qu’utilisent les vitriers pour lubrifier l’outil mais, par contre, il possédait l’outil lui-même.

Il ramassa son veston, qu’il avait laissé tomber sur le sol ou, plutôt, sur le fond de la bouteille. Fiévreusement, il fouilla les poches du vêtement et trouva le petit couteau suisse qui ne le quittait jamais. Le couteau en question possédait plusieurs lames, un tournevis, une lime à ongles, une vrille et… la fameuse roulette !

« Vive la Suisse ! jubila Morane, au comble de l’excitation. Mon cher Kuirco, tu ne t’attendais certainement pas à trouver un maître vitrier parmi les “pièces” de la collection ! » Levant les yeux, il remarqua que Violette le regardait avec curiosité, et il brandit victorieusement le petit couteau. Elle écarquilla les yeux davantage encore, s’efforçant de distinguer ce qu’il tenait entre les doigts puis, n’y arrivant sans doute pas, elle haussa les épaules avec une moue résignée.

— Attendez, ma petite violette des bois ! s’écria Morane en oubliant complètement qu’elle était dans l’incapacité totale de l’entendre. Vous allez comprendre tout de suite, dès que j’aurai fait un beau trou dans cette vilaine bouteille !…

Sans plus attendre, il s’agenouilla au pied de la paroi translucide et se mit à l’œuvre. Dans un crissement qui lui parut plus mélodique que la plus ravissante des musiques, il traça assez maladroitement, mais en appuyant avec force, une circonférence d’un diamètre de cinquante centimètres environ. La roulette mordit le verre avec ardeur. Quand il eut bouclé la boucle, Morane s’immobilisa un instant, le couteau à la main, une petite inquiétude sournoise lui grignotant méchamment le cœur.

Et si ça ne marchait pas ? Si le verre était trop épais pour cet outil ridicule ? Si la roulette n’avait pas mordu suffisamment ? Si…

Il balaya l’inquiétude et son, cortège de « si ». En même temps, il décochait un vigoureux coup de talon en plein centre du cercle qu’il venait de tracer.

Et ce qu’il n’espérait qu’à peine se produisit : une épaisse rondelle de verre tomba lourdement sur le sol, à l’extérieur de la bouteille. Elle tourna sur elle-même pendant quelques secondes puis, dans un fracas soudain, elle s’abattît à plat, immobile.

Un instant, pétrifié, bouche bée, n’osant croire à son bonheur, Bob regarda fixement le trou qui venait de s’ouvrir devant lui. Ensuite, levant la tête, il aperçut Violette qui, le nez écrasé contre la paroi qui la retenait prisonnière, ouvrait des yeux plus immenses que jamais. Morane, le poing fermé, le pouce dressé, lui adressa un signe de victoire. Ensuite, saisissant veston et attaché-case, il les balança par l’ouverture et, d’un seul mouvement, il les suivit sans attendre.

Il ne put retenir un soupir de soulagement en constatant qu’un éclairage naturel avait remplacé la luminosité au sein de laquelle il baignait depuis qu’il avait ouvert les yeux. Il comprit que, seul, le verre dont était fait le flacon était responsable de cette clarté glauque qui l’avait tant inquiété un moment auparavant. De même le décor qui l’entourait, et qu’il distinguait avec netteté à présent, avait perdu son caractère vague et flou.

Mais où diable pouvait-il bien se trouver ? Et quelle devait donc être la taille de ce Kuirco pour que tout, autour de lui, atteignît des dimensions à ce point insolites, inimaginables ?

Il y avait d’abord, bien sûr, l’énorme bouteille dont il venait de s’évader. Mais ce n’était pas seulement une bouteille qu’il avait devant les yeux, ni même deux en comptant celle dans laquelle Violette se trouvait encore enfermée, mais toute une rangée de bouteilles, toutes de taille gigantesque, de toutes formes, de toutes couleurs, et qui s’alignaient à perte de vue. « Si, se dit Bob, chacune d’elles contenait… » Il ne prit pas la peine de formuler sa pensée, de la préciser davantage, mais il songea, avec un frisson, que Kuirco le Collectionneur méritait sans doute son nom.

Sans s’attarder plus longtemps à essayer de comprendre, Morane se mit en devoir de délivrer Violette. Il s’accroupit devant la bouteille qui retenait la jeune fille prisonnière et entreprit, toujours à l’aide du couteau suisse, de répéter le travail auquel il devait sa propre liberté. « Liberté toute provisoire, sans doute », se dit-il en appuyant fortement l’outil contre le verre. Faisant signe à la jeune fille de s’écarter, il envoya un coup de pied violent et sec au centre de la circonférence qu’il venait de tracer. Comme la première fois, une sorte de hublot se détacha, mais pour rouler à l’intérieur du flacon, tandis que Violette, portant les mains à ses oreilles, tentait de tamiser le bruit infernal que faisait le verre roulant contre le verre.

Lui tendant la main, Bob aida la jeune fille à sortir de sa prison, et elle se jeta contre lui, pressant son fin visage pâle contre sa poitrine.

— Oh ! Bob, fit-elle en étouffant un sanglot.

— C’est fini, dit-il en lui relevant le visage et en posant un baiser sur son front… C’est fini…

Elle ferma les yeux, répétant :

— Fini ?…

— Pour ce qui est de ceci, en tout cas, précisa Morane en désignant la bouteille du menton. Pour le reste…

À son tour, elle promena les yeux autour d’elle, et ils s’agrandirent au fur et à mesure que son regard se posait sur les objets.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle finalement.

— Ça ! dit Bob en réprimant un sourire, je donnerais bien ma cravate pour le savoir ! Sans doute dans l’une des vitrines de Kuirco…

— Vitrines ? Que voulez-vous dire ?

— Si Kuirco est réellement un collectionneur, je suppose que, comme tout collectionneur qui se respecte, il doit étaler ses trésors dans des vitrines…

Elle le regarda avec curiosité, comme si elle se demandait s’il était en train de se moquer. Puis :

— Vous êtes un homme étonnant, dit-elle. Vous arrivez à plaisanter, alors que…

— C’est un air que je me donne, vous savez, répondit Morane.

— Vous avez raison. Il vaut mieux prendre tout ceci du bon côté. À quoi bon se lamenter ?

— Voilà qui est parlé, petite fille ! Se plaindre ou pleurer ne nous serait de toute manière d’aucune utilité. Je crois que le mieux, pour le moment, serait de trouver la sortie.

— Mais… Et mon frère ? Et votre ami ? Vous ne pensez pas… ?

Elle regardait fixement l’interminable rangée de bouteilles, et Morane comprit à quoi elle songeait.

— Vous avez raison, cette fois, dit-il.

Il fit quelques pas, ramassa son veston et l’attaché-case, prit la main de sa compagne et, ensemble, ils se dirigèrent vers la bouteille la plus proche.

— Logiquement, fit remarquer Morane, et si je puis me permettre ici de parler de logique, nous nous trouvions au bout de la rangée parce que, apparemment, nous étions les derniers arrivés…

— Ce qui voudrait dire que votre ami et mon frère seraient retenus prisonniers dans les bouteilles qui précèdent directement les nôtres ?

— Pour autant que, comme nous-mêmes, ils soient tombés entre les mains de Kuirco…

— C’est vrai, reconnut la jeune femme. Rien ne le prouve.

— Nous allons le savoir tout de suite, dit Bob tandis qu’ils s’approchaient tous deux du colossal récipient de verre.

Il y avait bien quelqu’un dans la bouteille, ainsi qu’ils purent le constater en regardant à travers le verre sale. Quelqu’un que leur arrivée parut plonger dans la plus épouvantable terreur. Le visage sali par une barbe de plusieurs jours, les vêtements chiffonnés, les yeux agrandis par l’inquiétude, le prisonnier, en les apercevant, venait de reculer précipitamment jusqu’à ce que son dos touchât l’autre paroi de verre. Doucement, sans cesser de trembler de tous ses membres, il plia les genoux, se laissa glisser au fond de la bouteille et demeura assis, les yeux fixes, le visage halluciné.

— Ce n’est pas Bill, murmura Morane. Et, à voir sa réaction, ce n’est pas davantage votre frère, Violette…

— Non, balbutia la jeune femme, ce n’est pas mon frère… Cet homme semble fou de terreur. Depuis combien de temps peut-il bien être là-dedans ?

— Comment le savoir ?

Sans ajouter un seul mot, Morane entraîna doucement sa compagne vers la bouteille suivante. Son occupant les avait déjà vus venir et, lui aussi, il se tenait assis, immobile, au fond de sa prison, comme paralysé par la crainte, et les regardant fixement s’approcher.

Pour la bouteille suivante, la suivante et la suivante encore, ce fut la même chose. Les hommes et les femmes qui y étaient retenus prisonniers paraissaient habités par une terreur panique qui leur interdisait tout mouvement ; seuls, leurs yeux semblaient vivre et suivaient les moindres gestes de Morane et de Violette.

Ils inspectèrent ainsi une quinzaine de bouteilles, dont chacune était occupée par un être humain. Puis, ils découvrirent une bouteille qui leur parut vide. La première…

Pourtant, en s’approchant, ils s’aperçurent qu’ils s’étaient trompés. Il y avait quelqu’un à l’intérieur. Les vêtements en lambeaux, la peau tendue sur les os, étendu tout de son long, un vieillard paraissait dormir. En tout cas, il n’eut aucune réaction alors que Violette le considérait longuement.

— Est-il… est-il mort ? souffla la jeune fille.

— Non, répondit Bob. Regardez : il respire.

— Vous avez vu sa barbe, Bob ?

— Ouais !

— Il doit y avoir des… des années… des années qu’il se trouve là…

Morane jeta un rapide coup d’œil sur le visage pâle de sa compagne, puis il se décida.

— Attendez-moi ici, Violette, ordonna-t-il en déposant attaché-case et veston sur le sol.

— Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous ?

— Attendez-moi ici, répéta-t-il. Je reviens tout de suite. Je veux tout juste m’assurer d’une chose…

Il la regarda dans les yeux, lui pressa la main en signe d’encouragement et, se détournant, poursuivit seul son chemin le long de l’interminable file de flacons. L’une des phrases que la jeune femme venait de prononcer lui trottait par la tête. « Il doit y avoir des années qu’il se trouve ici… » Si elle avait raison, et si la disposition des énormes récipients de verre suivait un ordre chronologique, il risquait fort d’assister à un spectacle qu’il valait mieux épargner à Violette.

Tout en marchant, il inspectait l’intérieur de chaque bouteille, et il constata que ses craintes semblaient se confirmer. Dans chaque récipient, en effet, gisait un être humain, immobile, prostré, sans vie, semblait-il. Au fur et à mesure qu’il avançait, les personnages qu’il apercevait à travers les parois translucides lui paraissaient plus vieux, plus maigres, plus décharnés, plus squelettiques.

Finalement, et comme il s’y attendait d’ailleurs depuis quelques instants, ce fut des cadavres qu’il découvrit. Des cadavres que la dessiccation avait comme embaumés, transformés en momies, et qui le fixaient de leurs orbites creuses et sombres.

Bob s’arrêta, serrant les dents. Le plus atroce sans doute, c’était que l’interminable alignement de bouteilles se poursuivait aussi loin que pouvaient porter ses regards, s’étendant en une perspective sinistre qui semblait n’avoir pas de fin. Durant plusieurs secondes, Morane demeura figé sur place. Dans quel univers de folie étaient-ils tombés, Violette et lui ? Quels spectacles plus horribles encore les attendaient ? Et quel sort leur réservait-on ?

Soudain, il releva la tête, tendit l’oreille. Venant de l’endroit où il avait laissé la jeune fille, un son étrange lui parvenait. Comme… oui, exactement comme les notes guillerettes d’un carillon. Reprenant en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir le long des prisons de verre, changées en tombeaux, il se mit à courir afin de rejoindre Violette.

De loin, il la vit qui reculait gauchement, les mains pressées contre ses oreilles, les yeux fixés sur les flacons dressés devant elle. Et, au fur et à mesure que Bob se rapprochait, l’étrange son de carillon frappait plus fort ses tympans, prenant de l’ampleur, pour finir par devenir proprement assourdissant.

En parvenant auprès de Violette, et alors qu’il lui prenait le bras. Morane devina enfin ce qui était en train de se passer. Les prisonniers devaient avoir compris que la jeune fille et lui avaient réussi à quitter leurs prisons, et les pauvres diables manifestaient subitement leur présence en frappant les parois de leurs cellules avec tout ce qui leur tombait sous la main : boucles de ceintures, bagues, montures de lunettes, stylos. Tout servait qui pouvait faire du bruit, alimenter encore l’infernal vacarme.

À présent, un visage s’écrasait contre chaque muraille transparente. Mais étaient-ce encore des visages humains, ces faces bestiales qu’un espoir insensé crispait affreusement ? L’espace d’un instant, Bob imagina de les délivrer tous. Bien sûr, la roulette de vitrier du petit couteau suisse ne résisterait pas longtemps à pareille entreprise. Déjà, lorsqu’il avait libéré Violette, il s’était rendu compte que l’outil mordait moins bien. Pourtant, s’il parvenait à rendre la liberté à un ou deux hommes, ensemble, en unissant leurs forces, ils trouveraient probablement un moyen de faire sortir les autres.

Il n’eut pas le temps de s’attarder plus longuement à ce projet car, d’un seul coup, le silence succéda au tintamarre et, en même temps, une ombre passa au-dessus d’eux. Levant la tête, Bob aperçut un énorme globe rougeâtre, très haut, et il eut le sentiment d’une menace imminente.

Avec la rapidité d’un félin, il bondit, ramassa, son veston et l’attaché-case, empoigna Violette par le bras et l’entraîna entre deux bouteilles. Jetant un regard vif par-dessus son épaule, il remarqua que le globe rougeâtre s’était sensiblement rapproché, et il se félicitait déjà de la décision qu’il venait de prendre lorsqu’il se rendit compte que, derrière les bouteilles, un mur immense se dressait à la verticale, leur coupant la retraite.

Désespérément, Morane regarda autour de lui, tandis qu’une lueur rouge montait lentement, envahissant tout.

— Là ! s’exclama soudain Violette, le doigt tendu.

Bob regarda dans la direction indiquée et aperçut, dans l’angle formé par le sol et le mur, une anfractuosité qui paraissait suffisamment large pour qu’ils puissent s’y glisser.

— Foncez là-dedans ! s’écria-t-il.

Violette ne se fit pas prier et se précipita tête baissée dans la faille, juste au moment où, autour d’eux, tout prenait une teinte d’un rouge plus vif. À la suite de la jeune fille, Bob se jeta dans le trou, et l’obscurité les enveloppa tous deux.

— Voyez-vous quelque chose ? interrogea Morane.

— Rien, Bob…

— Pouvez-vous avancer ?

— Je… Je ne sais pas… Il fait vraiment trop noir ici !

— Attendez, je vais passer devant vous. Donnez-moi la main.

En tâtonnant, il trouva la main de la jeune fille.

— Prenez la manche de ma veste, dit-il. Ainsi, nous ne risquerons pas de nous perdre.

Tenant lui-même l’autre manche du vêtement, il s’avança sur les genoux, essayant de trouver son chemin et de percer des yeux l’obscurité ambiante. À sa grande surprise cependant, la lumière du jour – mais était-ce bien la lumière du jour ? – pointa rapidement et, bientôt, ils débouchaient à l’extérieur, au milieu d’un chaos de roches écroulées.

Mais ce qui retint surtout leur attention, ce fut une infinité de câbles qui se croisaient en tous sens, dégoulinant de glu, eût-on dit.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura la jeune fille.

— On dirait…

— Quoi ? demanda Violette.

— Non, ce n’est pas possible… Ce serait trop invraisemblable…

— Que voulez-vous dire, Bob ?

— Attendez-moi un instant, dit-il. Je voudrais voir l’un de ces câbles de plus près…

Bob s’éloigna de quelques pas, regardant soigneusement où il posait les pieds. Tandis qu’il progressait, il remit machinalement son veston, sans savoir que ce simple geste de tous les jours allait lui sauver la vie. Très vite, il arriva au pied d’un câble, et il s’apprêtait à l’examiner attentivement lorsqu’un cri le fit sursauter.

— Attention ! hurlait Violette.

Tout d’abord. Morane vit le visage pâle de la jeune fille se changer en masque d’horreur et de dégoût. Ensuite, tournant la tête, il découvrit à son tour la chose qui avait provoqué cette réaction. Encore loin de lui, mais beaucoup trop près à son goût, un énorme théridion se déplaçait lourdement dans sa direction.

Rapidement, Bob estima la distance qui le séparait de Violette et de la cavité qu’ils venaient de quitter. Avec un soupir de soulagement, il se rendit compte qu’ils avaient le temps de regagner le trou bien avant que l’arachnide n’arrivât jusqu’à eux.

C’est en faisant volte-face qu’il faillit perdre la vie ou, tout au moins, se mettre dans une situation telle que lui-même n’aurait pas parié lourd sur ses chances de s’en tirer. En effet, dans le mouvement qu’il fit pour se retourner, il heurta du coude le câble devant lequel il venait de s’arrêter, et ce geste fut suffisant pour qu’il s’y englue aussi sûrement qu’une mouche dans une toile d’araignée. Après tout, d’ailleurs, qu’était-il d’autre pour le moment ?

Il tira de toutes ses forces pour tenter de se libérer, mais il ne réussit qu’à secouer d’autres câbles qui vinrent le frôler dangereusement, au risque de se coller à lui à leur tour.

Loin encore, l’araignée s’approchait cependant sur ses quatre paires de pattes, glissant sur les fils qu’elle avait tissés pour progresser jusqu’à sa proie. La bête ne se pressait pas, car son instinct lui disait sans doute que toute hâte était superflue. Elle se déplaçait lentement sur sa toile, tandis que la lumière se jouait sur les couleurs vives de son corps repoussant.

Simultanément, deux solutions se présentèrent à l’esprit de Morane. Il s’en voulut de ne pas y avoir pensé tout de suite, et il se mit en devoir de mettre sans retard la première en pratique. Bien sûr, lorsqu’une mouche est prise dans les rets d’une araignée, elle n’a pas la possibilité d’enlever son veston pour se libérer ! Lui le pouvait, ce qu’il fit sur-le-champ, laissant le vêtement accroché à la toile.

Prenant bien garde de ne pas toucher d’autres câbles – car pour lui, les énormes fils continuaient à être dignes de cette appellation –, il recula de deux pas et jeta un coup d’œil dans la direction du théridion, pour juger qu’il avait parfaitement le temps de réaliser la seconde partie de son plan. Il s’avança à nouveau jusqu’à son veston et, s’entourant de mille précautions, il entreprit d’en vider les poches, ce qui lui prit quelques secondes à peine.

Se retournant alors, il adressa un petit signe à Violette qui suivait le moindre de ses mouvements, et il cria :

— Tout va bien ! Juste le temps de jouer un petit tour à cette vilaine bête !

— Qu’allez-vous faire, Bob ?

— Vous allez voir !

Parmi les objets qu’il avait retirés des poches du veston, il y avait un agenda qu’il se mit à décortiquer, arrachant les pages une à une et les froissant ensuite entre ses doigts. Puis il alla les coller aux câbles qui se trouvaient à sa portée, en prenant bien soin de ne pas les toucher lui-même.

Lorsqu’il eut épuisé tous les feuillets, et sans accorder un seul regard à l’énorme arachnide qui n’était plus très éloigné maintenant du centre de la toile, il sortit son briquet à gaz et mit le feu aux pages pendant le long des câbles comme de minuscules oriflammes froissées.

Moins de deux minutes plus tard, Morane rejoignait Violette à l’entrée du trou. Ensemble, ils contemplèrent silencieusement les résultats de l’entreprise.

— Croyez-vous que cela suffira pour éloigner cette horrible bête ? demanda Violette, rompant enfin le silence.

— Regardez plutôt, répondit Bob. Ces fils prennent feu aussi facilement que s’ils étaient enduits de goudron…

En effet, les feuillets étaient carbonisés depuis longtemps que des flammes couraient encore le long des câbles, prenaient du volume, grandissaient à vue d’œil en dévorant la substance grasse engluant la toile. Le feu sautait d’un câble à un autre et se propageait à une vitesse folle.

Bientôt, l’énorme araignée devint invisible derrière l’écran de feu et de fumée. Une horrible puanteur se répandait, tandis que des pans de la toile s’écroulaient dans des jaillissements d’étincelles et que la chaleur se faisait difficilement supportable.

— Venez, Violette, dit Morane. Mieux vaut nous terrer si nous ne voulons pas courir le risque d’être grillés, nous aussi !

Avec un pâle sourire, Violette hocha la tête, en disant, soumise :

— Je vous suis, Bob.

Saisissant l’attaché-case, il s’engagea le premier dans la faille, suivi de près par sa compagne. Après avoir tâtonné sur une distance qui lui parut suffisante pour leur permettre d’échapper aux flammes et à la fumée, il s’arrêta, posa l’attaché-case sur le sol et s’assit.

— Silencieusement, Violette vint s’asseoir auprès de lui, et ce ne fut qu’au bout de quelques instants que Morane se rendit compte qu’elle pleurait. Avec douceur, il l’attira vers lui, et elle vint nicher son front dans le creux de son épaule.

— Allons, allons, petite violette des bois, dit-il doucement, vous avez été si courageuse jusqu’à présent !

— Tout cela est trop horrible, Bob ! dit-elle entre deux sanglots.

— Nous devons tenir le coup, faire face…

— Je sais… Je sais que vous avez raison… Mais qu’allons-nous devenir ?

— Nous sommes vivants… Ce n’est déjà pas si mal !

— Vivants ?… Pour combien de temps ?

— Ne me dites pas que vous préféreriez être encore dans votre bouteille ? fit Morane sur un ton narquois.

— Oh ! Bob, soupira Violette, qu’est-ce qui nous arrive ?

— Je ne sais pas… Je n’en sais vraiment rien…

La jeune femme renifla bruyamment, puis :

— D’abord cet affreux magicien, puis ces bouteilles avec tous ces pauvres gens, et maintenant, cette horrible araignée !

— Nous nous en sortirons, Violette, assura Bob. Vous avez ma parole.

« Cause toujours, grand vantard, songeait-il en même temps. Nous sommes vivants, oui, mais la petite a raison : pour combien de temps ? Et qu’est-ce qui nous attend encore au tournant ? »

Ils se redressèrent en un même sursaut, car ils avaient tous deux vu la lumière dansante qui venait de jaillir dans l’obscurité de leur retraite. Tout d’abord, Morane crut que l’incendie était parvenu jusqu’à eux, mais il écarta rapidement cette première impression. Une seule flamme brillait et, de plus, sa clarté venait d’une autre direction que celle de l’incendie.

— Qu’est-ce que c’est ? chuchota Violette, tendue, tout contre Morane.

— Je ne sais pas… Un feu follet peut-être…

Bob n’y croyait pas vraiment, à son « feu follet ».

— Ou… ou quelqu’un ? murmura Violette.

Bob lui serra le poignet, lui faisant comprendre qu’elle devait se taire. Mais, presque au même moment, une voix toute proche les fit sursauter.

— Les voilà ! criait la voix. Je les vois ! Ils sont deux ! Un homme et une femme !