6
Ruicko le Chasseur
(suite et fin)
Le ciel n’avait pas changé et, d’un horizon à l’autre, son inaltérable couleur jaunâtre s’étendait au-dessus de la vallée, uniformément monotone. Bob, le torse nu, se pressait de rejoindre le camp des Nocturnes pour leur annoncer sa victoire sur Ruicko le Chasseur et, surtout, pour retrouver Violette, dont le sort l’inquiétait un peu.
Son apparition soudaine à trente pas du grand feu dont les braises fumaient toujours, plongea les Nocturnes dans la plus profonde stupéfaction. Seule Violette surmonta tout de suite sa surprise pour se précipiter vers lui, une lumière rayonnante dans les yeux, l’attaché-case à la main, et pour se jeter dans ses bras en balbutiant :
— Oh, Bob ! Bob ! Bob !…
— Doucement, petite violette des bois, dit Morane en souriant. Doucement… Ces choses-là, on sait comment cela commence, mais jamais comment ça finit !…
Cependant, près du feu, les guerriers se reprenaient et, Rovonedan en tête, ils s’approchèrent lentement. Circonspects, manifestement indécis, ils dévoraient Morane des yeux, n’arrivant pas, semblait-il, à croire ce qu’ils voyaient.
— Tu as réussi, Tueur d’araignée, dit Rovonedan lorsqu’il fut à deux pas de Bob. Tu es revenu… C’est donc que tu as vaincu Ruicko le chasseur…
Le vieux chef semblait davantage poser une question que formuler une constatation, et Morane crut nécessaire de préciser :
— Ruicko le Chasseur ne tuera plus un seul de tes guerriers, Rovonedan… Il est aussi impuissant qu’Ourick l’Araignée !
— Aussi impuissant qu’Ourick l’Araignée ! répéta lentement le vieillard dont les lèvres tremblaient légèrement.
Il se tourna vers les Nocturnes et cria subitement :
— Vous avez entendu ? Ruicko le Chasseur est mort ! Ruicko le Chasseur n’est plus !
Puis, faisant à nouveau face à Bob et montrant cette fois un visage épanoui qu’un rire profond et silencieux creusait de mille petites rides :
— Gloire sur toi, Tueur d’araignée ! Gloire sur toi, Vainqueur du Chasseur !
Et tous les guerriers reprirent en chœur, en une formidable ovation qui agita joyeusement les barbes de toutes les couleurs :
— Gloire ! Gloire ! Gloire au Vainqueur de Ruicko le Chasseur !
Pendant quelques minutes, le groupe des guerriers fut en effervescence. Tous les hommes parlaient en même temps, se coupant la parole avec exubérance, excités comme des enfants à la pensée de ce que la Mort du Chasseur représentait pour eux, n’arrivant pas à contenir leur extrême jubilation. Sur les visages blafards des Nocturnes, d’habitude graves, seule la joie se lisait maintenant.
Ils s’écriaient :
— Plus de crainte à présent, plus de mort ! Ruicko le Chasseur est vaincu ! Ruicko le Chasseur n’existe Plus !…
Ou encore :
— Finies les lointaines expéditions pour trouver le gibier !
— Les guerriers de Rovonedan pourront traquer sans peur le mètekkô sur toute l’étendue de la grande plaine.
— Et le pasopp…
— Et le zziverere…
— Et le kajou-beraire…
— Il y aura de la viande en abondance !…
Enfin, Rovonedan leva la main pour réclamer le silence et, dans le calme revenu, il dit à son tour :
— Peut-être… Peut-être que les Nocturnes pourraient s’installer définitivement dans la grande plaine… Qu’en pensent les guerriers ?
— Oui, oui, oui ! crièrent-ils tous. Installons le camp dans la grande plaine !
— Tout de suite ! hurla Brako en levant très haut sa hache de pierre et en la faisant tournoyer au-dessus de sa tête.
— Oui ! Tout de suite ! répétèrent les hommes barbus. Maintenant ! Partons, Rovonedan ! Partons !
En hâte, ils rassemblèrent leurs armes, tandis que quelques-uns d’entre eux jetaient de la terre sur le feu pour l’étouffer, non sans avoir pris soin, auparavant, d’en soustraire quelques tisons rougeoyants qu’ils placèrent dans un pot de terre cuite au col largement évasé.
Alors, Rovonedan leva à nouveau la main, et Brako le souleva sans effort pour l’installer sur ses épaules. Le vieux chef, penchant la tête et regardant Morane, lança :
— Et toi, Vainqueur de Ruicko, que vas-tu faire ?
— Viens avec nous, invita Brako dans un large sourire qui laissait voir toutes ses dents.
— Oui, viens avec nous, dirent à leur tour les guerriers. Partage nos chasses dans la grande plaine, Vainqueur de Ruicko.
Imitant Rovonedan, Bob leva la main :
— Je vous accompagne, dit-il. La femme et moi, nous vous suivons…
Les hommes poussèrent une clameur pour saluer ces paroles, et toute la troupe se mit en marche, Brako en tête avec le vieux chef perché sur ses puissantes épaules, comme un oiseau centenaire au plumage sans couleur sur son perchoir. Et, dans le vent de la marche, la barbe du vieillard, flottant tel un étendard, semblait indiquer la route à suivre.
— Ralliez-vous à mon panache blanc ! murmura Bob en saisissant la poignée de l’attaché-case et en prenant Violette par le coude.
Elle tourna la tête en marchant, le regarda, demanda :
— Il… Il est vraiment mort ?
— Qui ça, petite violette des bois ? dit Morane. Ruicko le Chasseur ?
— Oui. L’avez-vous… tué ?
— Tué ? Pas vraiment, non…
— Comment cela ? dit-elle. Que voulez-vous dire avec votre « pas vraiment » ?
— Ruicko n’est pas un homme, répondit Bob. C’est… c’est une espèce de machine…
Il lui parla de la grande colonne de métal brillant, des globes rougeâtres, du faisceau cramoisi, du tentacule, de la manière dont le singe avait été enlevé, et de la façon dont lui-même avait aveuglé Ruicko le Chasseur.
— Une machine, dit pensivement Violette, quand Bob eut terminé son récit. Ruicko le Chasseur ne serait donc qu’une simple machine…
— Simple ? fit Bob. Je vous assure que cette « simple machine », comme vous dites, n’a rien de commun avec un distributeur de cacahuètes ! Et c’est bien pourquoi j’aimerais l’examiner d’un peu plus près…
— Et c’est aussi pourquoi nous suivons ces hommes ?
— Exactement, petite fille. Voyez-vous, je craignais un peu que Rovonedan ne vous sacrifie prématurément, en offrande à Ruicko, et je n’ai donc pas pris le temps d’aller serrer la pince au chasseur… Mais maintenant…
— Qu’espérez-vous découvrir, Bob ?
— Je n’en sais encore rien, évidemment. Mais une machine, en général, ça ne fonctionne pas tout seul… Ou alors, quelqu’un l’a mise en route, à un moment ou un autre.
— Quelqu’un… Vous pensez à Krouic ?
— Ouais ! Qui d’autre pourrait tirer les ficelles dans les coulisses de ce monde de dingues ?
Elle lui prit la main tout à coup, dans une sorte d’élan, et dit :
— Vous savez, Bob, je me demande ce que je serais devenue sans vous.
— Je le sais, moi, fit Morane, avec un petit sourire narquois. Vous seriez devenue la reine des guerriers de Rovonedan, vous auriez porté une ravissante mini-robe pas chère, en peau de mètekkô, et tous ces bonshommes barbus seraient évidemment tombés amoureux de vous… à commencer par Rovonedan lui-même ! Vous auriez vécu très vieille et vous auriez eu beaucoup de petits Nocturnes…
Violette pouffa, haussa les épaules, puis elle éclata de rire.
— Vous devriez écrire des livres, dit-elle. Vous avez l’air d’être doué pour le roman rose !
— J’y penserai, répondit Bob, très pince-sans-rire. Quand je serai vieux, malade et abandonné de tous… et que j’aurai trouvé un éditeur désintéressé…
— Vous ne serez jamais vieux ! dit la jeune fille d’un ton pénétré de la plus intime conviction.
— Vous croyez ça ? répondit-il en riant.
— En tout cas, vous ne serez jamais malade et abandonné de tous…
— Peut-être, peut-être… Mais, en réalité, la seule chose dont je puisse être sûr, c’est que je ne trouverai jamais un éditeur désintéressé !
Bavardant et suivant les guerriers livides, ils marchaient dans l’herbe grasse de la vallée, sous le sempiternel ciel jaunâtre. Devant eux, plus loin, Brako menait la troupe, Rovonedan toujours installé confortablement sur ses larges épaules et dominant tous les autres de plusieurs têtes.
Il y avait quelque chose de touchant dans la sollicitude que le grand guerrier témoignait à Rovonedan, s’occupant de lui comme une poule de son poussin, lui témoignant une tendresse quasi maternelle et lui lançant de temps à autre, en levant la tête :
— Es-tu bien, Rovonedan ?
— Très bien, répondait invariablement le vieil homme. Paix sur toi, Brako.
— Paix sur toi aussi, Rovonedan, disait alors Brako en souriant de toutes ses dents qu’on voyait briller dans l’ombre de sa barbe.
Et, bien qu’il n’en eût pas du tout l’intention, Bob se rendait compte qu’il n’aurait pas fait bon s’en prendre au vieillard en présence du fidèle Brako.
On parvint à cet endroit où les deux versants de la vallée s’écartaient doucement. Loin encore, on distinguait cependant déjà fort bien la ligne horizontale de la grande plaine. Sans s’en rendre compte peut-être, les Nocturnes se mirent à marcher plus lentement, et Bob et Violette les rejoignirent bientôt, pour les dépasser et se retrouver en tête de la troupe, à la hauteur de Brako et du vieux chef.
— Les guerriers ne sont pas tranquilles, dit Rovonedan en regardant droit devant lui.
— Pourquoi ? dit Morane.
Le vieillard tendit le bras, montrant du doigt l’horizon de la grande plaine.
— Parce qu’ils s’approchent au terrain de chasse de Ruicko le Chasseur, dit-il.
— Leur peur du Chasseur ne les aurait donc pas encore quittés ? demanda Morane.
— On ne se débarrasse pas de sa peur comme on dépose un bâton, répondit sentencieusement le vieil homme. Moi-même, qui suis pourtant Rovonedan…
Il pencha la tête, jeta depuis son perchoir humain un bref coup d’œil sur l’homme imberbe qui marchait à son côté, regarda à nouveau devant lui, vers les confins de la plaine, et il ajouta en pointant le menton d’un air de défi :
— Moi-même, j’ai peur !
— La franchise de Rovonedan ne le rend que plus grand, plus respectable, dit Bob. Et celui qui oserait prétendre que la peur n’a jamais habité son esprit et ramolli ses entrailles ne serait qu’un menteur… Toutefois, Rovonedan et ses guerriers doivent oublier leur peur, car c’est une peur vaine : Ruicko le Chasseur est réduit à l’impuissance.
— Sans doute, Vainqueur de Ruicko, sans doute, puisque tu es là…
Le silence tomba sur eux tandis qu’ils poursuivaient, leur marche en avant. Les guerriers s’étaient tus également, et l’on n’entendait plus que le glissement des pas dans l’herbe épaisse.
Bientôt, ils distinguèrent les hautes graminées qui formaient un manteau à la grande plaine. Puis les deux versants, sur leur gauche et sur leur droite, s’abaissèrent progressivement pour disparaître totalement et ne plus rien cacher de l’étendue aux voyageurs.
Bracko déposa le vieillard sur le sol, et les Nocturnes s’immobilisèrent tous au seuil de ce territoire qui leur avait été si longtemps interdit. La tête légèrement rentrée dans les épaules, toujours silencieux, leur attitude inquiète contrastait avec l’allégresse qu’ils avaient manifestée en quittant le campement.
Là-bas, au centre de la plaine, la chemise de Bob flottait mollement dans la brise. Avec un geste circulaire qui englobait le terrain devant eux, Morane dit :
— Tu vois, Rovonedan…
— Je vois, Vainqueur de Ruicko…
Le chef n’avait pas besoin d’en dire plus. Lui et ses guerriers se trouvaient manifestement à la portée de Ruicko le Chasseur, de ses terribles yeux rouges, de son rayon mortel, de ses bras immenses. Pourtant, rien ne bougeait sur la plaine, à part le vêtement du Tueur d’araignée, de l’homme qui avait eu raison de Ruicko le Chasseur… Ruicko le Chasseur était bien mort.
Petit à petit, les guerriers barbus relevaient la tête, les poitrines se gonflaient d’air et les mains retrouvaient leur énergie pour serrer nerveusement le manche des armes. À nouveau, les yeux se mirent à briller, et les Nocturnes échangèrent des regards entendus avant de se remettre à parler pour commenter cette arrivée sur la grande plaine où Ruicko le Chasseur avait jusqu’alors régné souverainement.
— Voyez ! s’écria soudainement l’un des guerriers en pointant son épée devant lui.
— Un pasopp ! dit quelqu’un.
Jaillissant des hautes, herbes, un pasopp venait en effet de s’élancer, pour prendre sa course. Après chaque bond, il disparaissait parmi les graminées géantes et, longuement, les guerriers le suivirent des yeux, tandis que leurs muscles frémissaient, comme impatients de dépenser leurs forces dans la poursuite du gibier.
— Heureux présage, murmura Rovonedan.
— La chasse sera facile, dit Brako.
Le vieux chef se tourna vers Morane, et les rides faisaient dans la peau de son visage, mille petites crevasses, pareilles à celles d’un sol desséché par des jours et des jours de sécheresse.
— C’est à toi que nous devons cela, Vainqueur de Ruicko, dit-il. Rovonedan et ses guerriers te témoigneront une éternelle reconnaissance.
— Paix sur toi, Rovonedan, dit Morane. La chance m’a souri, voilà tout !
— Ta modestie n’a d’égale que ton courage, Vainqueur de Ruicko. Je voudrais te remercier autrement que par des mots… Nous te devons tant ! Nous te devons tant !
— Vous ne me devez rien du tout, dit Bob.
Depuis quelques instants, il se sentait mal à l’aise, et c’était distraitement qu’il écoutait les paroles du vieux chef. Il n’arrivait pas à déceler la cause de l’inquiétude qui s’infiltrait sournoisement dans son esprit, mais il avait la certitude d’un danger imminent, et il savait qu’il devait tenir compte de cet avertissement. Il connaissait bien cette espèce de sixième sens qui, plus d’une fois, au cours de sa carrière aventureuse, lui avait sauvé la vie en lui envoyant le classique petit signal :
« Attention, danger ! »
Morane entendait les paroles de Rovonedan, mais sans écouter. Il regardait autour de lui avec attention, s’efforçant de découvrir un signe tangible, quelque chose, n’importe quoi qui lui aurait permis de comprendre pourquoi, depuis plusieurs minutes maintenant, tous ses sens étaient aux aguets. Mais ce signe se refusa à lui.
Le ciel était toujours aussi jaune, la plaine aussi vaste, les guerriers aussi livides et barbus, et Violette aussi ravissante. Et puis, tout à coup, Bob comprit qu’il était sur le point de trouver. C’est à ce moment précis que Rovonedan, d’un geste, l’arracha à ses pensées. Le vieil homme venait de lever la main, pour s’écrier :
— En avant !
L’un derrière l’autre, les guerriers s’avancèrent à travers la plaine, écrasant les hautes herbes sous leurs pas. Machinalement, Bob, entrainant Violette, suivit le mouvement. Comme à son habitude, Brako marchait devant avec Rovonedan juché sur ses épaules, puis venaient des guerriers, un, deux, trois, quatre, cinq. Ensuite Bob et Violette, et puis les autres Nocturnes.
La jeune fille serra la main de Morane, et il lui sourit distraitement.
— Un nouveau franc pour vos pensées ! dit-elle.
— Je ne pense pas, répondit Bob. Je cherche…
— Vous cherchez quoi ?
— Justement, je n’en sais rien…
— Ah ?
— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, mais je n’arrive pas à trouver quoi… Vous n’avez pas cette impression, vous aussi ?
— Je… je ne vois pas ce que vous voulez dire, Bob…
Violette baissa le ton, chuchotant presque :
— Vous voulez parler des… des Nocturnes ?
— Pas spécialement. Je ne crois pas. Je ne sais pas… C’est quelque chose autour de nous…
Elle le regarda, les yeux subitement remplis d’inquiétude, et elle répéta :
— Autour de nous ?
À son tour, possédée par la même angoisse sournoise, Violette se mit à regarder de tous côtés : devant, où Brako portant le vieux chef ouvrait la marche ; derrière, où s’allongeait la file des guerriers ; à gauche, puis à droite, où elle ne voyait que l’immensité de la plaine et ses hautes herbes que caressait le vent.
— Je ne vois rien, dit finalement la jeune fille. Rien du tout.
— Je sais, dit Bob. Moi non plus. Je n’arrive pas à trouver ce que c’est… Et pourtant, je suis certain qu’il y a quelque chose. Quelque chose qui nous mord le nez et que nous ne parvenons pas à…
Et, soudain, il comprit. Les graminées qui se penchaient de plus en plus sous le souffle du vent, la barbe de Rovonedan, là-bas, qui flottait, oblique, les cheveux de Violette qu’elle repoussait sans cesse depuis un moment pour dégager son visage, et cette caresse chaude sur son propre front, sur sa poitrine nue et musclée, cette haleine sèche qui lui coupait le souffle. Le vent !
En dépit du ciel jaune et lumineux, malgré l’absence du moindre nuage sombre pouvant annoncer l’orage, le vent soufflait plus fort. Ce n’était plus cette brise légère qui faisait ondoyer les graminées et les agitait tout à l’heure en une ondulation pleine de grâce ; c’était maintenant un vent dur, sec, de plus en plus chaud, presque brûlant, une manière de sirocco.
Bob s’écarta de la file des guerriers afin d’avoir la vue libre devant lui. Ce qu’il vit ne le surprit pas, car il s’y attendait. Là-bas, au milieu de la plaine, sa chemise flottait horizontalement, claquant comme un drapeau mais toujours accrochée – Dieu merci ! – à l’œil de Ruicko le Chasseur. Cependant, il n’y avait pas un seul instant à perdre car, de seconde en seconde, le vent prenait de la force.
À présent, les Nocturnes eux-mêmes se rendaient compte de ce qui se passait. Ils s’étaient arrêtés, s’interrogeant l’un l’autre des yeux, inquiets eux aussi de ce brusque phénomène atmosphérique auquel ils ne connaissaient pas de précédent.
Rapidement, Morane jugea la situation. L’œil de Ruicko était encore loin, mais il pourrait peut-être l’atteindre avant que… Sans hésiter une seconde de plus, il se mit à courir vers le milieu de la plaine, dépassant les quelques guerriers qui marchaient devant lui un instant auparavant, frôlé par la barbe blanche de Rovonedan toujours perché sur les épaules de Brako.
Il entendit Violette qui hurlait son nom derrière lui tandis qu’il s’élançait en avant, mais il ne prit pas le temps de se retourner pour lui répondre, pour la rassurer. Il venait d’engager une course contre la mort et il lui fallait y consacrer toute son énergie pour vaincre.
Morane ne savait pas encore que, pour lui, cette course était perdue d’avance. Comme pour se gausser de ses efforts, le vent se faisait plus violent encore, l’attaquant de front, le giflant durement, emplissant d’air chaud ses poumons, le forçant à se retourner à demi pour avancer de côté et offrir moins de prise au souffle de cette tempête incongrue.
Ce qu’il vit alors lui fit comprendre l’inanité de ses efforts. C’était à peine s’il avait pu dépasser Brako et Rovonedan de quelques mètres, et les Nocturnes luttaient à leur tour contre les coups de boutoir du vent. Sans même songer à poser le vieillard sur le sol, Brako se battait pour conserver son équilibre, tandis que Rovonedan, pour ne pas être jeté bas, s’agrippait tant bien que mal aux cheveux de sa monture humaine.
Et puis, subitement, un calme irréel tomba sur eux tout à coup, le vent cessa de souffler, et ils se regardèrent tous, ébahis, comme assommés, titubant encore, épuisés par le combat qu’ils venaient de soutenir contre la bourrasque.
Soudain, quelqu’un hurla :
— Là !
Se retournant pour voir ce que montrait le guerrier, Morane sentit ses cheveux se dresser dans sa nuque. Au milieu de la plaine, étincelante de tous ses feux, la grande colonne de métal brillant venait de surgir du sol, et les demi-sphères rouges qui la couronnaient tournaient sur elles-mêmes à toute vitesse.
Le rayon cramoisi jaillit alors et vint frapper Rovonedan en pleine poitrine. Sans un cri, le vieux chef bascula en arrière, chut des épaules de Brako paralysé par la terreur et s’écroula d’une seule pièce dans les hautes herbes, où il disparut aux yeux de tous. Pour quelques secondes seulement car, aussitôt, le tentacule métallique s’élança comme un trait, frôla Brako, transformé en blanche statue de pierre, plongea dans les graminées et ramena le vieux chef au bout de sa pince, puis l’emporta silencieusement vers la grande colonne de métal brillant. Un instant plus tard, Rovonedan avait disparu.
Poussant un énorme cri de rage, Brako sortit enfin de sa stupeur et s’élança sur Morane, qu’il rendait selon toute évidence responsable du drame qui venait de se dérouler à la vitesse de l’éclair. Le grand guerrier faisait déjà tournoyer sa hache de pierre au-dessus de sa tête, pour l’abattre sur le crâne de Bob, quand un second rayon cramoisi le frappa à son tour et l’envoya rouler lui aussi dans les hautes herbes.
Ce fut comme un signal. En poussant des cris d’horreur, les Nocturnes abandonnèrent leurs armes et s’enfuirent dans toutes les directions, sans même songer à se dissimuler.
— Couchez-vous ! hurla Bob. À plat ventre !
Mais il avait beau s’époumoner, les autres ne l’écoutaient pas. L’entendaient-ils seulement ? Ils couraient comme des dératés, et s’ils ne l’avaient été naturellement, ils eussent assurément été livides de terreur.
À présent, des rayons cramoisis jaillissaient coup sur coup de la colonne de métal. Ils frappaient de tous côtés avec une rapidité diabolique et, immédiatement après, des tentacules surgissaient, brandissant leurs pinces pour emporter les proies de Ruicko le Chasseur.
Tout s’était déroulé avec tant de rapidité que Morane en était encore à hurler aux Nocturnes de se jeter à terre, quand il reçut un coup terrible entre les omoplates. Avec un détachement qui l’étonna, il vit le sol monter vers son visage, puis s’éloigner à nouveau. L’instant d’après, il se rendit compte qu’il dominait les hautes herbes, flottait au-dessus d’elles. Ensuite, la grande plaine se mit à se dérouler sous ses yeux à une vitesse accrue.
Morane mit quelques secondes à comprendre que ce n’était pas la plaine qui bougeait, mais lui. Il demeurait parfaitement conscient et pouvait distinguer avec netteté tout ce qui apparaissait dans son champ de vision, mais il ne sentait rien. Par exemple, il pouvait voir sa main serrée sur la poignée de l’attaché-case qu’il n’avait pas lâché, mais il ne percevait absolument pas le contact du cuir sur ses doigts, exactement comme s’il s’agissait de la main de quelqu’un d’autre.
Il avait cru battre Ruicko le Chasseur sur son propre terrain…
« Comme on peut se tromper », songea-t-il avec amertume.
Pas seulement avec amertume d’ailleurs, mais aussi avec un détachement qui le stupéfia.