La luciole

 

 

Autrefois, il y a de cela bien longtemps – en fait, plus de quinze ans –, je vivais dans un foyer d’étudiants. J’avais tout juste dix-huit ans à l’époque et je venais d’entrer à l’université. Comme j’ignorais tout de Tokyo et que je n’avais jamais vécu seul, il était naturel que mes parents, inquiets, aient déniché ce foyer. Bien sûr, les questions d’argent entraient également en ligne de compte. La vie dans un foyer était beaucoup moins onéreuse. Moi, de mon côté, j’aurais été ravi de vivre à ma guise dans mon appartement personnel, mais bon. Mes parents payaient pour moi les frais d’inscription, le coût de la scolarité, sans compter mes dépenses mensuelles… Je ne pouvais pas jouer les fils capricieux.

Le foyer, situé sur un beau domaine dégagé, sur une hauteur de l’arrondissement de Bunkyô, jouissait d’une vue magnifique. Un haut mur en béton entourait le vaste terrain. Juste en face du portail, à l’intérieur, s’élevait un orme immense. Vieux de cent cinquante ans, ou peut-être davantage. Si l’on se tenait au pied de l’arbre, le nez en l’air, sa ramure verdoyante et majestueuse vous cachait le ciel.

Un chemin bétonné faisait le tour de l’orme géant puis coupait directement à travers le jardin intérieur. De chaque côté du jardin, deux bâtiments parallèles à deux étages, en béton armé, abritaient des dortoirs. C’étaient des bâtisses très imposantes. Depuis les fenêtres ouvertes, le transistor de l’un des étudiants déversait en permanence la voix de quelque disc-jockey. Les rideaux aux fenêtres étaient tous de la même couleur crème, une teinte qui se décolore peu au soleil.

Le bâtiment principal, à un seul étage, faisait face au chemin. Au rez-de-chaussée, on trouvait le réfectoire et les vastes bains communs, au premier étage, un théâtre destiné aux conférences et plusieurs salles de réunion, ainsi qu’une pièce réservée aux diverses cérémonies. Jouxtant ce bâtiment, il y avait un troisième dortoir, installé dans une construction à deux étages. Le jardin était spacieux et un tourniquet d’arrosage automatique diffusait sans relâche sur la pelouse bien verte des gouttelettes miroitant au soleil. Derrière le bâtiment central s’étendaient les terrains de base-ball et de foot, ainsi que six courts de tennis. Un foyer de rêve.

Le seul problème avec ce foyer – il n’était pas certain, après tout, que parler de problème ait été vrai pour tous – était qu’il était dirigé par une mystérieuse fondation à la tête de laquelle régnait un fanatique d’extrême droite. Un coup d’œil sur la brochure que l’on vous remettait à l’entrée, et vous aviez compris. Dans l’esprit des fondateurs, le foyer devait promouvoir « les principes fondamentaux de notre éducation » et « former des hommes de talent aptes à servir le pays ». Du coup, un tas d’hommes d’affaires en accord avec cette philosophie avaient mis la main au porte-monnaie, semblait-il. C’était là du moins la version officielle. Ce qui se cachait vraiment là-dessous était nettement plus ambigu. Personne ne savait exactement à quoi s’en tenir. Selon certains on-dit, le foyer était exempté d’impôts, selon d’autres rumeurs, l’opération avait été un prétexte pour s’emparer frauduleusement du terrain. En fait, pour nous, cela ne changeait rien au quotidien. Quoi qu’il en soit, du printemps 1967 jusqu’à l’automne de l’année suivante, c’est dans ce foyer que j’ai vécu. Et sur le plan pratique, que ce soit des gens de droite, des gens de gauche, des faux-jetons, ou des escrocs à la tête de l’établissement, pour moi c’était pareil.

 

Chaque journée au foyer débutait par la cérémonie du lever du drapeau. Bien sûr, l’hymne national était diffusé en même temps. Les deux allaient toujours de pair. Tout comme les actualités sportives sont obligatoirement accompagnées d’une musique de marche. L’estrade sur laquelle s’effectuait le lever des couleurs se situait en plein milieu du jardin : ainsi, de chaque fenêtre des dortoirs, le spectacle était bien visible.

Le responsable du dortoir situé à l’est – le mien – jouait le rôle du meneur de jeu. Cet homme de grande taille, au regard aigu, avait une cinquantaine d’années. Une chevelure en brosse, où se mêlaient quelques cheveux blancs, et une longue cicatrice qui courait sur sa nuque tannée par le soleil. On racontait qu’il sortait de l’académie militaire de Nakano. À ses côtés l’assistait un étudiant. Ce jeune homme, personne ne savait trop qui il était. Crâne rasé, perpétuellement vêtu de son uniforme d’étudiant. Son nom nous était inconnu, de même que la chambre qu’il occupait. Je ne l’ai jamais rencontré au réfectoire ou dans les bains communs. Je n’avais même pas la certitude qu’il s’agissait bien d’un étudiant. Mais puisqu’il portait son uniforme, sans doute devait-il l’être. Contrairement à M. Académie Militaire, il avait le teint pâle, il était petit, et plutôt rondouillard. Chaque matin à six heures, les deux compères hissaient donc le drapeau du Japon au centre du jardin.

Au début de mon séjour dans ce foyer, depuis ma fenêtre, j’ai bien des fois observé le rituel. À six heures débutait le journal à la radio et les deux hommes, ponctuellement, faisaient leur apparition dans le jardin. Jeune Uniforme portait une boîte plate en bois de paulownia, Académie Militaire un magnétophone portable Sony. Ac. Mil. déposait son magnétophone au pied de l’estrade. Je. Uni. ouvrait la boîte. À l’intérieur se trouvait un drapeau du Japon, soigneusement plié. J.U. le tendait à son supérieur, qui le fixait à la corde. J.U. mettait en marche le magnétophone.

 

Kimi ga yo{1}

 

Le drapeau commençait à s’élever en glissant le long du mât. Quand le chant en arrivait aux « tout petits cailloux », le drapeau était à mi-course ; il atteignait le sommet du mât exactement à la fin de l’hymne national. Les compères bombaient alors le torse, se mettaient au garde-à-vous et levaient la tête en fixant le drapeau. Les jours ensoleillés où soufflait une légère brise, le spectacle valait le coup, je ne plaisante pas.

La cérémonie du soir était à peu près la même que celle du matin, mais à l’envers. Le drapeau redescendait le long du mât, puis retournait, plié, dans la boîte. Le drapeau ne flottait pas la nuit.

Pour quelle raison fallait-il l’enlever une fois la nuit tombée ? Je l’ignorais. Le pays continue à exister la nuit, il me semble. Et beaucoup de Japonais travaillent la nuit. Que le drapeau national ne flotte pas pour ces gens me paraissait injuste. Enfin, peut-être était-ce là une considération stupide, bien digne de quelqu’un comme moi. D’ailleurs, cette pensée me venait juste comme ça à l’esprit, elle n’avait pas de sens profond.

Au foyer, la règle voulait que les étudiants de première et de deuxième année partagent une chambre, alors que les troisièmes et quatrièmes années logeaient en chambre individuelle.

Les chambres doubles étaient étroites, tout en longueur, et l’espace réduit. Sur le même mur que la porte, une grande fenêtre au cadre métallique. Un mobilier des plus sommaires, mais solide : deux chaises, deux tables, des lits superposés, deux placards, des étagères encastrées. Dans la plupart des chambres s’entassaient sur ces rayonnages l’attirail habituel : transistor, sèche-cheveux, cafetière électrique, bocaux de café en poudre, de sucre, casserole pour préparer la soupe de nouilles chinoises, vaisselle. Des pin-up grand format, sorties de Playboy, étaient punaisées sur les cloisons en plâtre. Sur les tables s’alignaient les manuels et quelques romans à la mode.

Ces chambres exclusivement masculines étaient d’une saleté repoussante. Au fond des corbeilles à papier s’agglutinaient des peaux de mandarines moisies, les canettes vides qui faisaient office de cendriers débordaient de mégots. Un dépôt de café restait collé aux tasses. Le sol était tapissé d’emballages en cellophane de paquets de nouilles, parsemé de canettes de bière vides. Au moindre coup de vent, des tourbillons de poussière épaisse se soulevaient. L’odeur était abominable : les étudiants fourraient leur linge sale sous le lit, et comme ils n’aéraient pas régulièrement leur literie, elle dégageait des relents de sueur ou autres puanteurs corporelles.

En comparaison, ma chambre constituait un modèle de propreté : pas un grain de poussière sur le sol, et le cendrier était systématiquement nettoyé. Les matelas étaient exposés au soleil une fois par semaine sans faute, les crayons alignés proprement sur leur support. À la place des pin-up, une photo des canaux d’Amsterdam. Mon compagnon de chambre était un dingue de la propreté. Il se chargeait de tout, même de la lessive. Je n’avais pas à lever le petit doigt. Si je finissais une bière, par exemple, et que je posais la canette vide sur ma table, à la seconde suivante, il l’avait fait disparaître dans la poubelle.

Mon colocataire étudiait la géographie.

« Je me spécialise dans les pl… plan… plans, m’avait-il expliqué au début.

— Ah bon, alors, les plans, ça te plaît ? lui avais-je demandé.

— Plus tard, j’espère intégrer l’Institut national géographique et dessiner des pl… plan… plans. »

Ainsi, avais-je pensé, il existe chez les humains tant et tant d’espoirs divers. Jamais jusqu’à ce jour je n’avais songé que certains aient eu envie de se spécialiser dans pareil domaine. Et il était certes plutôt étonnant que quelqu’un désirant être admis à l’Institut national géographique se mette à bégayer chaque fois qu’il avait à prononcer le mot « plan ». Il ne bégayait pas tout le temps. C’était selon les moments. Parfois un peu, parfois beaucoup. Systématiquement avec le mot « plan ».

« Et toi, tu fais quoi comme études ? me demanda-t-il.

— Théâtre, répondis-je.

— Ça veut dire que tu veux devenir comédien ?

— Non, je ne veux pas monter sur scène. J’étudie les textes. Racine, Ionesco, Shakespeare, ce genre d’auteurs. »

Il me confia qu’en dehors de Shakespeare il n’avait jamais entendu parler des autres. En fait, moi non plus, je ne les connaissais pas. Je me contentais de répéter l’intitulé de mon cours.

« Mais en tout cas, ça t’intéresse ?

— Pas vraiment », dis-je.

Ma réponse le dérouta. Quand il était déconcerté, son bégaiement redoublait. J’eus le sentiment d’avoir mal agi.

« En fait, tous les sujets me conviennent, me hâtai-je d’expliquer. La philosophie indienne, l’histoire de l’Orient, je m’en fiche, au fond. Simplement, j’ai fini par choisir le théâtre. C’est tout.

— Je ne te suis pas, fit-il. Mmm… mmo… moi, les plans m’intéressent, aussi j’étudie pour savoir dessiner des pl… plan… plans. Voilà pourquoi je suis entré à l’université de T-T-Tokyo et que mmmm… mmmmes… parents me payent mes études. Mais toi… pourquoi… ? »

Il va de soi qu’il avait raison. Je laissai tomber mes explications. Nous tirâmes au sort pour savoir qui aurait le lit du haut, qui aurait celui du bas. J’obtins celui du haut.

Il était toujours vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon noir. Il était grand, les cheveux coupés très courts, les pommettes saillantes. Pour se rendre à ses cours, il revêtait invariablement son uniforme. Avec, comme il se doit, chaussures et sac noir. À son allure, on aurait dit un étudiant d’extrême droite, et sans aucun doute c’était ainsi que tout le monde l’imaginait au foyer. En réalité, il n’avait strictement aucun intérêt pour la politique. Simplement, il trouvait trop ennuyeux de réfléchir à ce qu’il devrait porter. Les seules choses qui titillaient sa curiosité étaient, par exemple, les transformations d’un littoral, la mise au point d’un nouveau tunnel ferroviaire, ou autres sujets du même acabit. Quand il se lançait sur ce genre de question, impossible de l’arrêter, il était capable de discourir – en bégayant abondamment – une heure, voire deux, jusqu’à ce que je demande grâce ou que je m’endorme.

Tous les matins, il se levait d’un bond, à six heures pile, au son du Kimi ga yo. Par conséquent, en avais-je conclu, ce lever de couleurs, après tout, n’était pas complètement inutile. Il s’habillait et se rendait à la salle de bains où il passait un temps considérable. J’imaginais parfois qu’il détachait ses dents pour les brosser l’une après l’autre avant de les remettre en place. De retour dans notre chambre, il secouait bruyamment sa serviette, la suspendait à un cintre, reposait sa brosse à dents et son savon sur l’étagère. Puis il allumait sa radio et commençait sa gymnastique matinale.

Moi, à cette heure-là, j’étais encore complètement englouti dans mon sommeil, étant donné que je m’étais endormi fort tard. Mais au moment où il entamait sa série de sauts, je me retrouvais à sauter dans mon lit en cadence. Parce que chaque fois qu’il bondissait, et croyez-moi, il décollait en d’énergiques embardées, ma tête se soulevait de quelques centimètres de mon oreiller. Alors là, vraiment, plus moyen de dormir.

« Excuse-moi, lui dis-je le quatrième jour. Je me demandais si tu ne pourrais pas aller faire ta gymnastique ailleurs, sur le toit, par exemple ? Ça me réveille, vois-tu.

— Ah non, répliqua-t-il, impossible. Si j’allais là-haut, les étudiants du deuxième étage se plaindraient. Ici, ça va, c’est le rez-de-chaussée, il n’y a personne en dessous.

— Bon, eh bien, pourquoi pas dans le jardin ?

— Ah non, non. Je n’ai pas de transistor, et je n’entendrais pas ma radio de si loin. Tu ne veux quand même pas que je fasse ma gymnastique sans musique ? »

En effet, son poste de radio nécessitait un branchement électrique. Il y avait bien mon propre transistor, mais je ne recevais que la FM.

« Au moins, tu pourrais baisser le son et surtout, arrêter de sauter ? Tu te rends compte que tout vibre ? Excuse-moi, hein.

— Sauter ? répéta-t-il, l’air étonné. Sssau… sssau… sauter ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Écoute, ça va comme ça ! Tu bondis comme un cabri, tu es au courant ?

— Noon. »

Je sentais poindre une migraine. Je fus tenté d’abandonner. Et puis, tant qu’à faire, autant aller jusqu’au bout, m’encourageai-je. Je me mis alors à trépigner dans mon lit en chantonnant l’air correspondant.

« Tu comprends ? C’est durant ce passage-là que tu sautes en l’air !

— Ah… ? Bon, d’accord. À vrai dire, je ne m’en étais jamais aperçu.

— Donc…, repris-je, cette partie, j’aimerais que tu la supprimes. Pour le reste, je ferai un effort.

— Ah non, non, rétorqua-t-il imperturbable. Si j’élimine un passage, la suite ne marchera plus. Tu comprends, ça fait dix ans que je pratique ces exercices. Une fois que j’ai commencé, l’enchaînement se poursuit au… au… automatiquement. Et si j’escamote une partie, je ne pppou… pppou… pourrai plus rien faire.

— Et si tu laissais tout tomber ?

— Dis donc, et toi, si t’arrêtais de me parler comme un chef ?

— Du calme. Je ne joue pas au chef. J’aimerais simplement pouvoir dormir jusqu’à huit heures. Ou bien, au minimum, si c’est plus tôt, me réveiller dans des conditions normales. Avec tes soubresauts, j’ai l’impression de débarquer dans un concours où on doit avaler le plus de pains possibles, ce genre de cirque. C’est tout. Tu comprends mon point de vue ?

— Eh bien, oui, je comprends ton point de vue, répondit-il.

— Et donc, que pourrait-on faire pour arranger les choses ?

— Et si tu te levais à six heures ? Et si tu faisais la gymnastique avec moi ? »

Résigné, je fermai les yeux. Par la suite, il continua ses exercices matinaux, tous les jours, sans exception.

 

Quand je lui relatai mes mésaventures avec mon colocataire et sa gymnastique, elle pouffa de rire. Je n’avais pas voulu rendre mon récit spécialement amusant, mais pour finir, moi aussi, je ris avec elle. Le sourire sur son visage s’effaça très vite – et me fit prendre conscience que cela faisait bien longtemps que je ne l’avais vue rire ainsi.

Nous étions descendus à la gare de Yotsuya et nous marchions en direction d’Ichigaya, sur les remblais en bordure des voies. C’était un dimanche après-midi du mois de mai. La pluie avait cessé aux alentours de midi et une brise en provenance du sud avait chassé les nuages gris et bas, chargés d’humidité. Les jeunes feuilles des cerisiers du Japon, aux contours très nets, scintillaient en se balançant dans le vent. La lumière du soleil avait déjà un parfum vivifiant de début d’été. La plupart des promeneurs que nous croisions avaient ôté leur veste ou leur pull qu’ils portaient simplement sur les épaules. Sur un court de tennis, un jeune homme, vêtu seulement d’un short, agitait sa raquette dans tous les sens. Le cadre métallique miroitait au soleil de l’après-midi.

Absorbées dans une conversation joyeuse, deux religieuses, assises côte à côte sur un banc, arboraient encore leur sombre habit hivernal. En leur jetant un coup d’œil, j’eus le sentiment que l’été ne serait peut-être pas là de sitôt.

Au bout de quinze minutes de marche, mon dos ruisselait déjà de sueur. J’ôtai ma grosse chemise en coton et restai en tee-shirt. Elle releva jusqu’aux coudes les manches de son sweat gris clair. Ce vêtement était ancien sans doute, avec ses couleurs délavées par de multiples lessives. Il me parut familier, comme si je l’avais déjà vu autrefois, il y avait de cela bien longtemps.

« C’est amusant de vivre avec d’autres ? me demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Je n’habite pas dans ce foyer depuis assez longtemps. »

Elle fit halte près d’une fontaine, aspira une gorgée d’eau puis s’essuya avec un mouchoir qu’elle sortit de la poche de son pantalon. Puis elle resserra les lacets de ses tennis.

« Je me demande si cela me conviendrait ?

— Vivre en foyer, tu veux dire ?

— Oui, fit-elle.

— Je ne sais pas trop. Il y a plus de contraintes qu’on ne le pense. Des tas de règles. Sans oublier la gymnastique à la radio.

— C’est vrai. » Elle se perdit dans ses pensées quelques instants. Puis me regarda droit au visage.

Ses yeux étaient d’une clarté presque irréelle. Je n’avais jamais remarqué leur extrême limpidité. Qui me donnait un sentiment un peu étrange, une sensation de transparence particulière. Comme si je contemplais le ciel.

« Quelquefois, j’imagine que je devrais le faire. Enfin… » Elle s’interrompit. Elle me fixait toujours dans les yeux. Elle se mordit la lèvre et baissa la tête.

« Je ne sais pas. Ce n’est rien. »

Notre conversation s’arrêta là. Elle se remit à marcher.

Je ne l’avais pas revue depuis six mois. Durant cette période, elle avait tellement maigri que je ne l’avais pas tout à fait reconnue. Ses joues rondes avaient fondu, son cou s’était aminci. Elle ne me donnait pourtant pas l’impression d’être trop maigre. Elle me paraissait même beaucoup plus jolie. J’avais envie de lui glisser un mot à ce sujet, mais je ne trouvais pas la bonne manière de le faire. Alors j’abandonnai.

Nous n’étions pas descendus à la gare de Yotsuya dans un but précis. Le hasard avait voulu que nous nous rencontrions dans un train, sur la ligne Chûo. Ni l’un ni l’autre n’avions de projet bien défini. « On descend ? » avait-elle dit. Et voilà. Il se trouve qu’on arrivait alors à la gare de Yotsuya. C’était tout. Ensuite, nous n’avions pas eu grand-chose à nous dire. Et je n’avais pas la moindre idée de la raison pour laquelle elle avait proposé que nous descendions là. De toute façon, entre nous, il n’y avait pas beaucoup de paroles.

Une fois sortie de la gare, elle s’était mise à marcher à pas vifs, sans prononcer un mot. J’avançais, tâchant de la suivre. Il y avait entre nous un bon mètre de distance. Je gardais les yeux fixés sur son dos. De temps en temps, elle se retournait pour dire quelque chose. Je parvenais parfois à lui donner une espèce de réplique, parfois j’étais trop déconcerté pour lui répondre. Je n’arrivais pas à saisir toutes ses paroles. Elle ne paraissait pas s’en préoccuper. Elle disait seulement ce qu’elle avait envie de dire, puis elle se retournait et continuait à avancer en silence.

Nous tournâmes à droite à Iidabashi, longeâmes les douves du palais impérial. Ensuite, après avoir traversé le carrefour de Jimbôchô, nous gravîmes les pentes d’Ochanomizu et coupâmes par Hongô. Puis nous suivîmes les lignes du tramway jusqu’à Komagomé. Cela faisait une sacrée trotte. Quand nous parvînmes à Komagomé, il faisait presque nuit.

« On est où, là ? me demanda-t-elle.

— Komagomé, dis-je. On a fait un tour immense.

— Pourquoi on est venus jusqu’ici ?

— Tu as montré la route. Je n’ai fait que suivre. »

Nous nous installâmes dans un restaurant de nouilles près de la gare. Sauf pour commander les plats, nous ne prononçâmes pas un mot durant le repas. Moi, j’étais épuisé. Elle, perdue dans ses pensées.

« Tu as l’air en très bonne forme, remarquai-je, quand j’eus achevé mon bol de nouilles.

— On dirait que ça t’étonne ?

— Oui.

— Pourtant, au collège, j’étais championne en course de fond, tu sais. Et puis, comme mon père adorait la montagne, depuis toute petite, il m’emmenait faire de l’escalade le dimanche. Voilà pourquoi même maintenant, mes jambes tiennent le coup.

— Franchement, jamais je ne l’aurais cru. »

Elle se mit à rire.

« Je te raccompagne chez toi, dis-je.

— Non, ça va, répondit-elle. Je peux rentrer seule. Ne t’en fais pas.

— Je t’assure, ça ne me gêne pas du tout.

— Non, ça va. J’ai l’habitude de rentrer seule. »

À vrai dire, j’étais légèrement soulagé de sa réponse. Il fallait plus d’une heure de train jusqu’à son appartement, et le voyage aurait été bien long, tous les deux assis côte à côte, sans pratiquement échanger un mot. Ainsi, elle esquivait le problème en décidant de rentrer seule. En échange, je payai nos repas.

Juste au moment où nous allions nous séparer, elle me dit :

« Euh… je me demandais… enfin, si tu étais d’accord, bien sûr, si… si nous pouvions nous revoir ? Je sais bien qu’il n’y pas vraiment de raison mais…

— Pas besoin de raison pour se revoir », répondis-je, un peu surpris.

Elle rougit légèrement. Elle avait sans doute senti mon étonnement.

« Je n’arrive pas bien à m’exprimer », reprit-elle pour se justifier. Elle remonta les manches de sa chemise jusqu’aux coudes puis les redescendit. Les lumières électriques donnaient au duvet de ses avant-bras un joli reflet doré. « Raison n’est pas le mot juste. J’aurais voulu dire les choses autrement. »

Accoudée à la table, elle ferma les yeux, à la recherche du mot qui convenait. Elle n’y parvint pas.

« Ça n’a aucune importance, tu sais, lui dis-je.

— Je ne sais pas bien parler, poursuivit-elle. Ces derniers temps, ça m’arrive tout le temps. C’est vrai, je ne sais pas bien parler. Chaque fois que je veux dire quelque chose, ce sont les mauvais termes qui me viennent en tête. Des mots qui ne conviennent pas, ou alors, carrément, je dis le contraire de ce que j’aurais voulu dire. Et plus j’essaie de trouver l’expression exacte, plus ça devient complètement n’importe quoi. Et parfois, je ne parviens même plus à me souvenir de ce que j’avais l’intention de dire au début. Comme si mon corps était fendu en deux, et que les deux parties se couraient après. Comme si, au milieu, il y avait un énorme pilier et qu’un des moi pourchassait l’autre. Comme s’ils se tournaient autour, l’un et l’autre. C’est toujours l’autre moi qui emporte le mot juste, mais je n’arrive jamais à le rattraper. »

Elle posa les mains sur la table et me regarda fixement.

« Dis, tu comprends ce que je veux dire ?

— Tout le monde éprouve ce genre de sentiment, je crois, répondis-je. On n’arrive pas vraiment à s’exprimer dans le sens que l’on souhaite, et ça agace. »

Apparemment mes paroles ne la satisfaisaient pas tout à fait.

« Non, c’est encore autre chose…, commença-t-elle, avant de s’interrompre.

— Ça ne me dérange absolument pas de te revoir, dis-je. J’ai plein de temps libre, et pour la santé, c’est sûrement meilleur de marcher que de rester seul toute la journée à ne rien faire. »

Nous nous séparâmes à la gare. Je lui dis au revoir. Elle me dit au revoir.

 

Je l’avais rencontrée pour la première fois au printemps de ma deuxième année de lycée. Elle avait le même âge que moi et fréquentait une école chrétienne de très bonne réputation. Un de mes meilleurs amis nous avait présentés. C’était son petit ami. Ils se connaissaient depuis le temps du primaire et ils habitaient à deux pas l’un de l’autre.

Comme de nombreux couples qui se fréquentent depuis l’âge tendre, ils n’avaient pas spécialement envie de rester ensemble tout le temps. Ils rendaient fréquemment visite à leurs familles ou se retrouvaient chez l’un ou l’autre pour dîner. Bien des fois je fus convié à des rendez-vous à quatre. Mais je ne réussis pas à trouver l’âme sœur, et en fin de compte nous nous retrouvâmes le plus souvent à trois. Entre nous, cela marchait à merveille. Chacun avait un rôle à jouer : j’étais l’invité, mon ami jouait l’hôte admirable et elle interprétait à la fois le premier rôle et celui de sa sympathique assistante.

Mon ami excellait réellement dans ses fonctions. On pouvait le juger un peu ironique parfois, mais dans le fond, il était bienveillant et juste. Il distribuait à parts égales plaisanteries et bons mots. À elle comme à moi. Si l’un de nous était par trop silencieux, c’était lui qui renouait habilement les fils de la conversation. Il avait le talent inné de percevoir instantanément une atmosphère et de s’y couler avec le plus grand naturel. Sans compter une autre qualité très précieuse : celle de faire paraître passionnant l’interlocuteur le plus assommant. Chaque fois que je bavardais avec lui, j’avais ainsi l’impression que ma vie était vraiment palpitante.

À peine avait-il quitté la pièce qu’elle et moi retrouvions nos pauvres échanges. Nous n’avions rien en commun et ne savions pas de quoi discuter. Nous restions simplement là à jouer avec le cendrier, à boire une ou deux gorgées d’eau, impatients qu’il revienne au plus vite. Dès qu’il réapparaissait, la conversation repartait.

Je l’avais revue une seule fois ensuite, trois mois après les obsèques de mon ami. Nous devions parler d’une chose et nous nous étions donné rendez-vous dans un café. Une fois cette affaire réglée, nous n’avions plus rien trouvé à nous dire. J’avais essayé de lancer tel ou tel sujet, sans succès. De plus, il m’avait semblé qu’elle me répondait avec une certaine aigreur, comme si elle éprouvait du ressentiment à mon égard, mais j’ignorais pourquoi. Nous nous étions alors dit au revoir.

 

Peut-être était-elle en colère parce que la dernière personne à l’avoir vu vivant était moi, et non elle. Je sais que ce n’est pas bien de parler de la sorte. Pourtant, je ne peux rien contre cet état de fait. J’aurais voulu échanger ma place avec la sienne, si cela avait été possible. Une fois que quelque chose est arrivé, rien ni personne ne peut l’effacer.

Cet après-midi-là du mois de mai, après l’école – en fait, les cours n’étaient pas achevés, mais nous en avions séché une partie –, nous étions entrés dans un club de billard et avions joué quatre parties. J’avais gagné la première, et lui les trois suivantes. Comme convenu, le perdant réglait la note.

Cette nuit-là, il se tua dans son garage. Il avait fixé un tuyau en caoutchouc sur le pot d’échappement de sa N360, s’était installé à l’intérieur, avait calfeutré les fenêtres avec du ruban adhésif et mis en marche le moteur. J’ignore absolument combien de temps il lui aura fallu pour mourir. Lorsque ses parents revinrent à la maison, après une visite chez un ami malade, il était déjà mort. La radio marchait encore et il y avait une facture du garage glissée sous l’essuie-glace.

Il n’avait pas laissé de lettre pour expliquer ses motifs. J’étais le dernier à l’avoir vu vivant et la police me convoqua pour m’interroger. Je leur confiai qu’il ne s’était pas montré différent de l’ordinaire. Qu’il paraissait vraiment le même que d’habitude.

Comment imaginer que quelqu’un qui vient de gagner coup sur coup trois parties de billard allait se suicider ? La police avait l’air de nous trouver un peu suspects, lui comme moi. Ils semblaient sous-entendre que des garçons capables de sécher leurs cours pour aller jouer au billard faisaient de bons candidats au suicide. Il y eut un entrefilet sur sa mort dans le journal et ce fut tout. On se débarrassa de la voiture rouge. À l’école, pendant quelque temps, il y eut des fleurs blanches sur sa table.

Quand je quittai le lycée et que je me rendis à Tokyo, une chose, une seule, était indispensable à mes yeux : tenter de ne pas trop penser. Rien d’autre. J’aurais voulu oublier la table de billard couverte de feutre vert, la N360 rouge, les fleurs blanches sur son bureau, tout. Et aussi la fumée qui s’échappait de la haute cheminée du crématorium, le gros presse-papiers sur le bureau des policiers. Au début, je crus y parvenir. Mais il restait quelque chose à l’intérieur de moi : quelque chose de vaporeux comme l’air, impossible à saisir. Plus le temps s’écoula et plus cet air prit une forme simple et claire. Cela devint des mots. Les voici :

 

La mort n’est pas la fin de la vie, elle en est une partie.

 

Cela paraîtra sans doute ridiculement banal. Totalement convenu. À l’époque cependant, pour moi, ce n’étaient pas vraiment des mots, mais plutôt de l’air qui avait envahi mon corps. La mort avait pris place au cœur de tout ce qui m’entourait : dans le presse-papiers, la table de billard, les quatre boules alignées. D’ailleurs, la mort, nous la respirons alors que nous sommes en vie, nous l’absorbons à l’intérieur de nos poumons, sous la forme de poussières microscopiques.

Jusqu’alors, j’avais toujours considéré que la mort existait séparément, dans un domaine à part, réservé. Bien sûr, je le savais, la mort est inévitable. Mais on peut parfaitement s’en accommoder par un tour de passe-passe. Ici, de ce côté, c’est la vie. Là-bas, loin de l’autre côté, c’est la mort. Une logique à toute épreuve.

Pourtant, après la mort de mon ami, il me fut impossible de penser à la mort de manière aussi enfantine. La mort n’est pas le contraire de la vie. La mort est déjà à l’intérieur de moi. Je ne pouvais me détacher de cette idée. La mort qui avait emporté mon ami, à l’âge de dix-sept ans, un soir du mois de mai, la mort me tenait aussi dans ses griffes.

De cela, j’avais une conscience aiguë. En être pleinement conscient ne m’empêchait pas toutefois, en même temps, de vouloir ne pas trop m’appesantir dessus. Ce qui était loin d’être facile à réaliser. J’avais tout juste dix-huit ans, j’étais trop jeune pour trouver un entre-deux vivable.

 

Je la revis ensuite une fois par mois, ou peut-être deux. On pourra appeler nos rencontres des rendez-vous amoureux. Je ne peux imaginer d’autre terme mieux approprié.

Elle fréquentait une université de jeunes filles dans la banlieue proche de Tokyo, un établissement de taille modeste mais d’excellente réputation. Son appartement était situé à dix minutes à pied de la faculté. Le long du chemin coulait un joli canal le long duquel nous allions nous promener de temps en temps. Elle n’avait presque pas d’amies, semblait-il. Et comme à son habitude, elle était très peu loquace.

Nous n’avions guère de sujets sur quoi discuter et nous ne parlions pour ainsi dire pas. Nous nous contentions de nous regarder et de marcher, encore et encore.

Il serait faux toutefois de ne voir aucune évolution dans notre relation. Aux alentours de la fin des vacances d’été, d’une manière tout à fait naturelle, elle cessa de me précéder et se mit à marcher à côté de moi. Ainsi, tout près l’un de l’autre, nous cheminions sans fin, longions les rues, franchissions les ponts, arpentions les collines de bas en haut, puis de haut en bas. Nous n’avions pas de destination particulière, pas de plan précis. Nous avancions un bon moment, après quoi nous nous reposions quelques instants et buvions un café avant de repartir. Comme des diapositives projetées successivement, chaque saison laissait sa place à la suivante. Ce fut l’automne, le jardin de mon foyer fut couvert de feuilles d’orme. J’enfilai un sweat, humai l’odeur de la nouvelle saison. Je sortis m’acheter une paire de chaussures en daim.

À la fin de l’automne, quand le vent se fit glacial, il lui arriva de se blottir sous mon bras. Je sentais son souffle à travers mon duffle-coat épais. Mais c’était tout. Les mains enfoncées dans les poches de mon manteau, je continuais d’avancer. Nous avions tous les deux des semelles en caoutchouc et le bruit de nos pas était feutré. Il y avait juste quelquefois des craquements secs, quand nous marchions sur une feuille morte de platane. Ce n’était pas mon bras qu’elle recherchait, mais le bras de quelqu’un. Ce n’était pas ma chaleur qu’elle voulait, mais une chaleur. Du moins, c’était ainsi que je le ressentais.

J’avais le sentiment que ses yeux devenaient de plus en plus limpides. Une transparence sans issue.

De temps à autre, sans raison particulière, elle me regardait fixement. Chaque fois la tristesse m’envahissait.

 

Les étudiants du foyer me plaisantaient quand elle me téléphonait ou lorsque je sortais avec elle le dimanche matin. Ils imaginaient que j’avais enfin une petite amie. Je ne leur fournis aucune explication ni aucune raison. Chaque fois que je revenais d’un de nos rendez-vous, inévitablement, ils voulaient savoir si nous avions fait l’amour, et de quelle façon. Je m’en tirais avec une réponse des plus évasives.

Voilà donc comment s’écoula l’année de mes dix-huit ans. Le soleil se levait, le soleil se couchait, le drapeau japonais s’élevait puis redescendait. Le dimanche, j’allais retrouver la fille qui avait été la petite amie de mon camarade mort. Qu’est-ce que je faisais donc, à cette époque-là ? Et vers où est-ce que je me dirigeais ? Je l’ignorais. À l’université, je lus Claudel, je lus Racine et aussi Eisenstein. Ils écrivaient bien, pensai-je, mais c’était tout. Je ne me fis presque pas d’amis, que ce soit à la fac ou au foyer. Je passais mon temps à lire et les autres pensaient que je voulais devenir écrivain. Non. Je ne voulais rien devenir.

J’essayai à plusieurs reprises de lui parler de ce que je ressentais. J’imaginais qu’elle serait capable de comprendre les pensées qui m’agitaient. Mais je ne savais pas comment m’y prendre. C’était bien comme elle l’avait dit en parlant d’elle-même : lorsque j’étais à la recherche des mots justes, ils s’enfuyaient hors de ma portée, et disparaissaient au fond des ténèbres.

Le samedi soir, je m’asseyais sur une chaise dans le hall du foyer, près du téléphone, et j’attendais qu’elle m’appelle. Il lui arrivait de ne pas téléphoner durant trois semaines d’affilée mais aussi de m’appeler deux samedis à la suite. Alors, dans ce hall, le samedi soir, j’attendais, assis sur ma chaise. Ce jour-là, la plupart des étudiants sortaient s’amuser et le silence régnait dans la pièce. Je contemplais les particules de lumière dans l’espace paisible et je tentais d’analyser ce que j’éprouvais. Chacun attend quelque chose de l’autre. Cela, j’en étais sûr. Ce qui venait ensuite, je ne le savais pas. Un mur d’air brouillé me faisait face.

Pendant l’hiver, je travaillai à temps partiel dans un petit magasin de disques de Shinjuku. Pour Noël, je lui offris un enregistrement d’Henry Mancini, qui contenait un de ses airs préférés, Dear Heart. Je l’enveloppai dans un papier spécial décoré avec des arbres de Noël et y ajoutai du ruban rose. Elle me fit cadeau d’une paire de gants en laine qu’elle avait elle-même tricotés. Ils étaient bien chauds, même si les pouces étaient un peu trop courts.

Elle ne retourna pas dans sa famille pour les vacances d’hiver et nous fêtâmes le Nouvel An dans son appartement.

Pas mal de choses se passèrent durant l’hiver.

Fin janvier, mon colocataire se retrouva au lit pendant deux jours, avec près de 40° C de fièvre. Du coup, je fus contraint d’annuler un de nos rendez-vous. Je ne pouvais tout de même pas sortir et l’abandonner dans cet état. On aurait dit qu’il allait mourir à tout instant. Qui d’autre prendrait soin de lui ? J’achetai de la glace, l’emballai dans un sac en plastique pour le rafraîchir, épongeai sa sueur à l’aide d’une serviette humide et fraîche, pris sa température toutes les heures. La fièvre resta élevée une journée entière. Le deuxième jour, pourtant, il sauta du lit dès le matin comme si rien ne s’était passé. Sa température était revenue à la normale.

« C’est bizarre, remarqua-t-il, je n’avais jamais eu de fièvre jusqu’à présent.

— Eh bien, cette fois, tu en as eu », lui répondis-je. Et je lui montrai les deux invitations à un concert que je n’avais pas pu utiliser.

« Enfin, heureusement, tu ne les avais pas payées », commenta-t-il.

Il neigea énormément en février.

À la fin de ce mois, je me battis avec un étudiant plus âgé pour une vétille, et je lui envoyai un coup de poing. Il tomba en arrière, sa tête heurta un mur en béton. Heureusement, il ne fut pas blessé, mais je fus convoqué chez le directeur et je reçus un avertissement. Après cet incident, la vie au foyer ne fut plus jamais la même.

J’eus dix-neuf ans et j’entrai en deuxième année. J’échouai pourtant à un certain nombre d’examens. J’obtins très peu de B, beaucoup de C et même des D. Elle entra aussi en deuxième année mais avec de bien meilleurs résultats. Elle réussit tous ses examens. Les quatre saisons reprirent leur cours.

 

En juin elle eut vingt ans. Cela me donnait un sentiment étrange et mitigé. Nous avions tous deux l’impression, elle comme moi, que ce qui nous convenait le mieux était de naviguer de dix-huit à dix-neuf ans, dans un sens puis dans l’autre. Après dix-huit venait dix-neuf, après dix-neuf, c’était de nouveau dix-huit – cela, nous le comprenions bien. Mais à présent elle avait vingt ans. L’hiver prochain j’aurais vingt ans à mon tour. Seuls les morts avaient éternellement dix-sept ans.

Il pleuvait le jour de son anniversaire. J’achetai un gâteau à Shinjuku et pris le train pour me rendre chez elle. Le wagon était bondé et ne cessait d’osciller. Quand j’arrivai à son appartement, le gâteau avait des allures de ruines romaines. Mais nous installâmes vaillamment vingt bougies dessus et nous les allumâmes. Une fois les rideaux tirés, les lumières éteintes, on aurait vraiment dit un anniversaire. Elle ouvrit une bouteille de vin. Nous trinquâmes et grignotâmes.

« Ça me paraît idiot d’avoir vingt ans, tu sais », me dit-elle. Nous avions fini de manger, rangé la vaisselle, nous étions assis par terre et buvions le reste de vin. Elle vidait deux verres le temps que j’en avale un.

Cette nuit-là, elle parla comme jamais. Elle me raconta longuement des histoires du temps de son enfance, du temps de l’école, des histoires sur sa famille. Des histoires sans fin. Interminables et incroyablement détaillées. Qui s’emmêlaient les unes avec les autres. L’histoire A devenait B, laquelle s’emberlificotait avec C et vice-versa. Au début, je lui montrai que je l’écoutais attentivement mais j’abandonnai bientôt. Je mis un disque. Dès qu’il finissait, je relevais l’aiguille et en posais un autre. Quand toute sa collection y fut passée, je recommençai depuis le début. Par la fenêtre, je voyais la pluie qui ne cessait de tomber. Le temps coulait très lentement, elle continuait de parler toute seule.

Lorsque le réveil indiqua vingt-trois heures, je m’inquiétai brusquement. Je compris que cela faisait quatre heures qu’elle monologuait sans interruption. Et puis l’heure du dernier train se rapprochait. J’étais indécis sur ce que je devais faire. Était-il bon de la laisser discourir ainsi sans fin ? Ou bien valait-il mieux l’interrompre ? J’hésitai longuement. Finalement, je pris le parti de l’arrêter. Elle avait réellement parlé trop longtemps, décidai-je.

« Bon, dis-je, il se fait tard… Il va falloir que j’y aille… On se revoit bientôt, d’accord ? »

Mes paroles lui étaient-elles parvenues… ? Je n’en étais pas très sûr. Une fraction de seconde, ses lèvres s’étaient fermées mais immédiatement après, son monologue avait repris. Résigné, j’avais allumé une cigarette. Après tout, peut-être était-il préférable qu’elle parle tout son soûl. Ensuite, nous verrions bien.

Mais cette fois, elle s’interrompit rapidement. Je m’aperçus soudain qu’elle avait cessé de parler. Des mots tronqués, pour ainsi dire détachés, en lambeaux, flottaient dans l’air. Ce qu’elle voulait dire, pour être précis, n’était pas terminé. Mais ses propos s’étaient comme dissous. Elle n’avait plus de matière verbale. Quelque chose s’était perdu. Ses lèvres restaient légèrement entrouvertes tandis qu’elle me regardait, l’air perdu. Comme si son regard tentait de percer une membrane opaque. Je me sentis horriblement mal.

« Je ne voulais pas t’embarrasser, commençai-je lentement, choisissant chacun de mes mots. Mais il est tard maintenant et je pensais qu’il était mieux…»

À l’instant les larmes ruisselèrent sur ses joues et elle s’affaissa bruyamment sur les pochettes des disques. Elle ne contrôlait plus sa crise de larmes. Elle était appuyée à deux mains sur le sol et sanglotait comme si elle s’apprêtait à vomir. J’avançai doucement ma main et la posai sur son épaule. Petit à petit elle se mit à trembler. Alors, presque sans en avoir conscience, je la pris dans mes bras. Elle continuait à pleurer en silence tout contre moi, inondant ma chemise de son souffle et de ses larmes brûlantes. Ses doigts fouillaient mon dos, comme si elle était en quête de quelque chose. Je la maintenais d’une main et caressais de l’autre ses longs cheveux. Je restai un très long moment ainsi, à attendre qu’elle cesse de pleurer. Mais elle continuait toujours.

 

Cette nuit-là nous fîmes l’amour. Peut-être était-ce la réponse juste à la situation. Peut-être pas. J’ignore vraiment ce que j’aurais pu faire d’autre.

Cela faisait très longtemps que je n’avais pas fait l’amour avec une fille. Et pour elle, c’était la première fois. Bêtement, je lui demandai pourquoi elle ne l’avait pas fait avec lui. Ce n’était évidemment pas la question à poser. Elle ne me répondit pas, s’écarta de moi et contempla la pluie qui tombait dehors. Moi, je regardai le plafond et allumai une cigarette.

 

Le lendemain matin, la pluie avait cessé. Elle était endormie et elle me tournait toujours le dos. Ou bien peut-être était-elle éveillée, je ne saurais le dire. En tout cas, je retrouvais la même situation qu’auparavant. Elle était de nouveau enveloppée dans son silence, le même qu’une année plus tôt. J’observai son dos pâle un moment, puis j’abandonnai et sortis du lit.

Les pochettes de disques étaient dispersées sur le sol. Sur la table, les restes du gâteau. J’eus le sentiment que c’était comme si le temps s’était arrêté de s’écouler. Sur son bureau, il y avait un dictionnaire et un tableau de conjugaison des verbes français. Un calendrier était accroché au mur en face du bureau, un calendrier sans aucune photo, sans aucun dessin. Un calendrier vierge, sans une marque, sans une note.

Je rassemblai mes vêtements éparpillés au pied du lit. Le devant de ma chemise était encore froid et humide de ses larmes. J’enfouis mon visage dedans et respirai le parfum de ses cheveux.

J’écrivis quelques mots sur un carnet posé sur le bureau. « Appelle-moi vite. » Je quittai la pièce et fermai la porte doucement.

Une semaine s’écoula, elle ne m’appelait pas. Elle ne répondait pas au téléphone non plus. Je lui écrivis une longue lettre. Je tentai de lui expliquer le plus honnêtement possible ce que je ressentais. Il y a beaucoup de choses que je ne suis pas sûr de comprendre, lui écrivis-je. Je vais faire vraiment tout mon possible pour y arriver, mais bien sûr, tu imagines qu’il me faudra du temps. J’ignore complètement vers quoi je me dirige – mais ce dont je suis certain, c’est que je ne veux pas m’attacher à penser aux choses trop fort. Le monde est un endroit bien trop incertain pour ça. Trop penser fait courir le risque d’obliger les gens à faire ce qu’ils ne veulent pas. Ça, pour moi, il n’en est pas question. J’ai envie de te revoir, vraiment. Mais comme je te l’ai déjà dit, je ne sais pas si c’est bien ou non. Voilà à peu près ce que je lui écrivis.

Début juillet, une réponse me parvint. Une lettre très courte.

« J’ai décidé d’interrompre mes études pendant un an. Du moins pour le moment. Enfin, je ne sais pas si je retournerai un jour à l’université. J’ai rempli les papiers pour l’administration. Demain, je quitterai mon appartement. Je comprends que tout cela te paraîtra bien soudain, mais en réalité, j’y songeais depuis longtemps. J’aurais voulu te demander ce que tu en pensais et souvent j’ai failli le faire, mais pour une raison ou une autre, je n’ai pas pu, finalement. Je crois que j’avais peur d’en parler.

« Je t’en prie, ne t’inquiète pas de ce qui s’est passé. Qu’importe ce qui a eu lieu, ou pas eu lieu, il a fallu, à un moment donné, que nous en arrivions là. Je sais que cette manière de dire les choses pourrait te blesser et j’en suis profondément désolée. Ce que je veux te faire comprendre, c’est que tu ne dois te faire aucun reproche, et que tu ne dois en vouloir à personne à mon sujet. Il y a vraiment quelque chose en moi dont je dois me préoccuper seule. Durant toute l’année écoulée, je n’ai cessé de différer ma décision et je sais que tu t’es beaucoup inquiété pour moi. Peut-être tout cela se trouve-t-il enfin derrière nous.

« Il y a une maison de repos agréable dans la montagne, pas loin de Kyoto, et j’ai décidé, provisoirement, d’aller y séjourner. Il s’agit moins d’un hôpital que d’un lieu où l’on est assez libre de ses mouvements. Je t’écrirai de nouveau très prochainement et t’en dirai plus. Maintenant, je n’arrive pas à trouver les mots justes. C’est la dixième fois que je recommence cette lettre. Je ne parviens pas à t’exprimer à quel point je te suis reconnaissante d’avoir été à mon côté durant toute cette année. Je t’en prie, sur ce point au moins, crois-moi. Je ne suis pas capable d’en dire davantage. Je garderai toujours précieusement le disque que tu m’as offert.

« Un jour, quelque part dans ce monde incertain, si nous nous rencontrons de nouveau, j’espère que je serai en mesure de te parler davantage qu’aujourd’hui.

« Au revoir. »

 

J’ai dû relire sa lettre plusieurs centaines de fois. Une horrible tristesse m’envahissait à chaque fois. Le même genre de tristesse que lorsqu’elle me regardait droit dans les yeux. Un sentiment étrange dont j’ignorais que faire. Comme du vent, sans forme et sans poids, je ne pouvais m’enrouler dedans. La scène défilait lentement devant moi. Les mots qui étaient prononcés, je ne les comprenais pas.

Le samedi soir, je restais dans le hall, comme avant, assis sur ma chaise. Je savais que le téléphone ne sonnerait pas pour moi, mais j’étais incapable d’agir autrement. J’allumais la télé et faisais semblant de regarder un match de base-ball. Je contemplais sans fin l’espace entre le poste et moi. Je le divisais en deux, et puis encore en deux. Je recommençais encore et encore jusqu’à ce que cet espace soit assez petit pour tenir dans la paume de ma main.

À dix heures, j’éteignais la télé, je regagnais ma chambre et je m’endormais.

 

À la fin de ce mois-là, mon colocataire me fit cadeau d’une luciole, enfermée dans un bocal de café en poudre. Le bocal contenait aussi des brins d’herbe et un peu d’eau. Le couvercle avait été percé de tout petits trous pour laisser passer l’air. Comme il faisait encore assez clair, la luciole ressemblait plutôt à un vulgaire insecte noir, un de ces vers que l’on trouve au bord de l’eau. Mais aucun doute n’était permis, c’était bien une luciole. Elle tentait d’escalader les parois en verre glissant mais retombait impitoyablement. Il y avait un temps considérable que je n’avais plus vu de luciole.

« Je l’ai trouvée dans le jardin. Tu sais, dans l’hôtel d’à côté, ils lâchent des lucioles pour attirer les touristes. Celle-ci a dû se perdre », me dit-il, en bourrant de vêtements et de cahiers un petit sac de voyage. Les vacances d’été avaient déjà commencé depuis plusieurs semaines. Je n’avais pas envie de retourner à la maison et lui avait dû effectuer des « travaux pratiques ». Nous étions donc à peu près les seuls étudiants encore présents au foyer. Il avait maintenant terminé ses tâches et s’apprêtait à rentrer chez lui.

« Tu devrais l’offrir à une fille, me dit-il encore. Elles adorent.

— Merci », répondis-je.

 

Après le coucher du soleil, le foyer fut plongé dans un profond silence. Le drapeau était rangé, seules quelques lumières restaient allumées aux fenêtres du réfectoire. Comme il restait très peu d’étudiants, on ne laissait que la moitié des lampes éclairées. Du côté droit, elles étaient éteintes, et allumées du côté gauche. De légères odeurs de cuisine flottaient. Cream stew.

Je montai sur le toit en emportant le bocal de café et la luciole. Il n’y avait personne là-haut. Quelqu’un avait oublié une chemise blanche sur l’étendage, elle se balançait dans la brise du soir, semblable à la peau d’un insecte abandonnée après la mue. Je grimpai à l’échelle métallique rouillée pour m’approcher du réservoir d’eau. La cuve cylindrique était encore tiède de toute la chaleur accumulée durant la journée. Je m’assis sur l’espace étroit, m’appuyai contre le garde-corps : devant moi flottait la lune blanche, encore presque pleine. À ma droite, les rues du quartier de Shinjuku, à gauche, Ikebukuro. Les phares des voitures formaient un fleuve scintillant de lumières dont le flot irriguait la ville de part en part. Je percevais le murmure de la ville, une douce rumeur faite de mille bruits mêlés, pareille à une masse nuageuse.

La luciole luisait faiblement, au fond du bocal. Mais les lueurs qu’elle émettait étaient trop discrètes, leur teinte trop évanescente. Dans mes souvenirs, les lucioles brillaient avec bien plus de vigueur, et leur éclat criblait les ténèbres de l’été.

Cette luciole-ci était peut-être épuisée, et peut-être allait-elle mourir. Je secouai le bocal plusieurs fois en le tenant par le couvercle. L’insecte heurta les parois et fit mine de s’envoler. Mais sa lueur était encore très pâle.

Il était possible, après tout, que ma mémoire m’ait joué des tours. Possible que les lucioles ne brillent pas plus que ça. Possible que mon imagination ait embelli les choses. Ou alors, quand j’étais un enfant, les ténèbres qui m’environnaient étaient-elles plus épaisses. Je ne pouvais pas me rappeler. Je ne pouvais même pas me rappeler quand j’avais vu une luciole pour la dernière fois.

Ce dont je me souvenais, c’était uniquement un bruit d’eau qui courait dans la nuit. Il y avait une ancienne vanne d’écluse, en briques, avec des roues qui en assuraient l’ouverture et la fermeture. Un petit cours d’eau, et des plantes aquatiques sur les rives. Tout autour, la nuit noire et des centaines de lucioles qui volaient au-dessus des eaux calmes. Un essaim de lumière jaune se reflétait à la surface, comme une traînée de poudre qui aurait pris feu.

Quand cela s’était-il passé ? Et où ?

Mes souvenirs restaient flous.

Tout se mêlait à présent.

Je fermai les yeux et respirai profondément à plusieurs reprises pour tenter d’ordonner mes sensations. Si je maintenais mes paupières fermement serrées, j’avais l’impression que mon corps pourrait s’immiscer à tout moment dans les ténèbres de l’été. C’était la première fois que je venais près du réservoir une fois la nuit tombée. Je percevais le vent plus nettement que jamais. Ce n’était pas un vent violent mais ses souffles à mes côtés, curieusement, laissaient subsister comme des traînées aux contours géométriques clairs. La nuit envahissait peu à peu la terre en laissant le temps s’écouler lentement. Les lumières de la ville avaient beau briller de tous leurs feux, la nuit, lentement, très lentement, assumait son rôle.

J’ouvris le couvercle du bocal, fis sortir la luciole et la posai sur le rebord de la citerne, large de quelques centimètres. On aurait dit que l’insecte ne comprenait pas où il se retrouvait. Il entreprit de faire le tour d’un boulon à petits pas chancelants puis se prit les pattes sur des éclats de peinture. Il tenta une sortie vers la droite, se heurta à un obstacle, rebroussa chemin. Précautionneusement, il se hissa au sommet du boulon et resta là immobile, un long moment. Statique, comme mort.

Je me penchai davantage sur le garde-corps et l’observai. Longuement nous demeurâmes ainsi, la luciole et moi, dans la plus parfaite immobilité. Seul le vent, semblable à une rivière, coulait entre nous. Les innombrables feuilles de l’orme bruissaient dans la nuit.

J’attendis une éternité.

 

Bien plus tard, la luciole prit son envol. Elle déploya soudain ses ailes, comme si un souvenir l’avait saisie, et la seconde d’après elle se retrouva au-dessus du garde-corps avant de plonger dans l’obscurité transparente. Puis, comme si elle voulait rattraper le temps perdu, elle s’éleva en dessinant des cercles rapides au-dessus de la citerne. Elle s’immobilisa un instant, ses traces lumineuses eurent tout juste le temps de s’effacer, et elle s’éloigna en direction de l’est.

Après sa disparition, le souvenir de ses traces lumineuses resta longtemps en moi. Dans les ténèbres épaisses derrière mes yeux clos, ses lueurs ténues demeurèrent vivaces, tels des esprits vagabonds.

J’essayai encore et encore de tendre les mains dans la nuit. Mes doigts ne touchaient rien. Cette toute petite lumière était pour moi désormais hors d’atteinte.