Le jour de ses vingt ans, elle effectuait son travail de serveuse, comme les autres jours. Le vendredi, elle était habituellement de service mais si les choses s’étaient déroulées comme prévu, ce soir-là, elle aurait dû être libre. L’autre serveuse à mi-temps avait accepté de permuter ses horaires. Tout de même, subir la colère du chef tout en servant aux clients des gnocchis au potiron ou du fritto misto de fruits de mer, on ne pouvait pas dire que c’était la manière idéale de fêter son vingtième anniversaire. Mais sa collègue s’était retrouvée clouée au lit avec un gros rhume, une atroce diarrhée, et en prime près de 40°C de fièvre. Impossible donc de travailler. Résultat : elle avait dû rejoindre son poste le plus tôt possible. Et s’était même sentie obligée de consoler sa camarade qui lui avait téléphoné pour s’excuser : « Ne t’en fais pas, de toute manière, je n’avais rien prévu de spécial pour mon anniversaire. »
Le fait est qu’elle n’éprouvait absolument aucune déception. L’une des raisons était la très sérieuse dispute qu’elle avait eue plusieurs jours auparavant avec son petit ami – lequel aurait dû passer cette nuit de fête avec elle. Ils sortaient ensemble depuis le lycée. La brouille était partie de trois fois rien. Puis elle s’était envenimée d’une manière inattendue et ils s’étaient lancé à la figure des paroles violentes. En fin de compte, elle avait eu le sentiment que leurs liens si anciens étaient rompus à tout jamais. Quelque chose en elle était devenu dur comme de la pierre puis s’était éteint. Depuis, il ne l’avait pas rappelée, et elle, de son côté, n’avait pas l’intention de le faire.
Elle travaillait dans un restaurant italien renommé du quartier chic de Roppongi. L’établissement existait depuis la seconde moitié des années 60 et si les mets n’étaient pas à l’avant-garde, la cuisine en elle-même était bonne et les clients, toujours au rendez-vous. L’atmosphère de la salle était calme. Aucune pression n’était palpable. Les habitués, plutôt des gens d’âge mûr, parmi lesquels un certain nombre d’acteurs célèbres ou d’écrivains.
Les deux serveurs attitrés travaillaient six jours par semaine. Elle et l’autre serveuse à temps partiel étaient étudiantes, de service trois jours chacune. Un floor-manager chapeautait l’équipe. À la caisse trônait une femme d’un certain âge, très maigre. On murmurait qu’elle siégeait là sans interruption depuis l’ouverture du restaurant, telle une figure sombre tout droit sortie de La Petite Dorrit, de Charles Dickens. Elle encaissait les clients. Répondait au téléphone. Et rien d’autre. En dehors des quelques paroles indispensables, elle n’ouvrait pas la bouche. Elle portait toujours la même robe noire. Autour d’elle, l’atmosphère était en quelque sorte froide et coupante. On pouvait très bien imaginer que, si vous la rencontriez flottant sur l’océan dans la nuit, elle ferait sans doute chavirer et couler tout bateau qui tenterait de l’approcher.
Le directeur avait dans les quarante ans bien tassés. Grand, les épaules larges, il avait dû être un sportif accompli dans sa jeunesse. À présent, il commençait à s’épaissir, en particulier autour du menton. Et du ventre. Au sommet du crâne, ses cheveux secs et raides se clairsemaient ; il flottait autour de lui une odeur de célibataire endurci, comme du papier journal et des pastilles enfermés ensemble dans un tiroir depuis un certain temps. Elle avait un oncle célibataire qui avait le même genre d’odeur.
Le directeur portait toujours un complet noir, une chemise blanche avec un nœud papillon. Pas un modèle déjà noué. Non, un véritable, qu’il fallait nouer à la main. Il le faisait avec dextérité, sans même se regarder dans une glace. C’était l’une de ses fiertés.
Ses tâches consistaient à surveiller les entrées et les sorties des clients, à avoir bien en tête le planning des réservations, à connaître le nom des habitués, à les saluer avec un sourire, à prêter une oreille respectueuse à toute réclamation, à donner un conseil d’expert sur un vin et à superviser le travail des garçons et de la serveuse. Il s’acquittait de tout, habilement, jour après jour. Il effectuait en outre une mission spéciale : celle d’aller porter lui-même son dîner au propriétaire des lieux, dans sa chambre.
« Le propriétaire possédait sa propre chambre au cinquième étage, dans le même bâtiment que le restaurant, dit-elle. Un appartement, ou un bureau, je ne sais pas très bien. »
Nous avions commencé par hasard, elle et moi, à évoquer l’anniversaire de nos vingt ans. De quelle façon cette journée s’était déroulée. La plupart des gens se souviennent bien du jour de leurs vingt ans. Pour elle, cela remontait déjà à plus de dix ans.
« Le propriétaire ne se montrait jamais dans le restaurant, en aucune circonstance. Le seul à le rencontrer était le directeur. Et c’était son travail – le sien exclusivement – de lui apporter son dîner. Aucun de nous ne savait quelle tête il avait.
— En somme, le propriétaire se faisait livrer chaque jour un repas de son propre restaurant ?
— Oui, c’est bien ça. Chaque soir, à huit heures, le directeur devait lui apporter son dîner dans sa chambre. Au restaurant, c’était le moment du coup de feu et c’était vraiment embêtant que le directeur doive quitter son poste précisément à cet instant-là. Mais voilà, c’était la règle, depuis toujours. On disposait le repas sur l’une des dessertes roulantes que les hôtels utilisent pour le service en chambre. Et le directeur la poussait dans l’ascenseur avec un air respectueux. Quinze minutes plus tard, il revenait, les mains vides. Une heure après, il remontait et rapportait la desserte. Les assiettes et les verres étaient vides.
« Chaque jour, le manège se répétait, sans aucune exception. J’ai trouvé ça très étrange la première fois que j’y ai assisté. On aurait dit une espèce de rite religieux, tu vois ? Mais après un certain temps, je m’y suis habituée et je n’y ai plus pensé, tout simplement. »
Au dîner, le propriétaire mangeait invariablement du poulet. La manière de le cuisiner, l’accompagnement, les légumes changeaient légèrement selon les jours mais le plat principal était, de manière réglementaire, du poulet. Un jeune chef lui avait confié que, pour tester les réactions du propriétaire, il avait préparé chaque jour pendant une semaine exactement la même recette de poulet rôti, sans aucune plainte en retour. Bien sûr, les cuisiniers aiment varier les manières de faire ; et chaque nouveau chef se mettait au défi de cuisiner le poulet de toutes les façons possibles. Tous essayaient des sauces sophistiquées, ils se procuraient des volailles en provenance d’élevages différents. Mais leurs efforts n’étaient en rien récompensés : aucune réaction. Alors, l’un après l’autre, ils abandonnaient et livraient au propriétaire, chaque soir, le même « poulet garni ». Voilà toutes les informations qu’elle avait glanées auprès des cuisiniers.
Le 17 novembre, jour de son vingtième anniversaire, le travail avait commencé comme d’habitude. Depuis le début de l’après-midi, il pleuvait sans relâche et, au crépuscule, la pluie se fit plus violente. À cinq heures, le directeur réunit les employés pour leur expliquer les particularités du menu du jour. Les garçons et la serveuse devaient les mémoriser point par point. Aucune note par écrit n’était admise. Veau à la milanaise, pâtes agrémentées de sardines avec garniture de chou, mousse aux marrons. Parfois, le directeur jouait le rôle du client. Il posait des questions aux employés et ceux-ci devaient pouvoir y répondre. Ensuite, ce fut l’heure du dîner du personnel. Il fallait à tout prix éviter que les serveurs fassent entendre aux clients des gargouillis d’estomac quand ils s’approcheraient des tables pour donner des explications sur le menu.
Le restaurant ouvrait à six heures, mais, ce jour-là, les clients tardaient à apparaître, en raison des pluies torrentielles. Un certain nombre de réservations furent annulées. Les femmes n’avaient pas envie de voir leur robe saccagée par des trombes d’eau. Le directeur restait là les lèvres pincées, l’air un peu patraque. Les employés se désennuyaient en faisant briller les salières ou en discutant avec le chef. La serveuse observait la salle à manger où un seul couple dînait et elle tendait l’oreille pour écouter les notes de harpe discrètement diffusées par les haut-parleurs du plafond. Même à l’intérieur du restaurant flottait l’odeur forte de cette pluie de fin d’automne.
Le directeur commença à se sentir mal peu après sept heures trente. Il chancela et s’écroula sur une chaise en se pressant le ventre un moment, comme s’il avait été blessé par balle. Son front luisait de sueur.
« Il vaudrait mieux que j’aille à l’hôpital », déclara-t-il d’une voix sourde.
Que son état de santé pose problème était quelque chose d’absolument exceptionnel. L’homme n’avait jamais été absent une seule fois depuis qu’il avait commencé à travailler dans ce restaurant, plus de dix ans auparavant. Jamais la moindre maladie, jamais le moindre pépin. Il en tirait une grande fierté. Mais son visage tordu par la douleur montrait clairement le sérieux de son état.
Elle le guida à l’extérieur munie d’un parapluie, appela un taxi. L’un des garçons le soutint et monta avec lui dans la voiture pour l’accompagner à l’hôpital le plus proche. Avant de s’affaisser sur la banquette, le directeur dit à la serveuse, d’une voix rauque : « À huit heures, vous livrerez le repas, chambre 604. Vous sonnerez et vous direz : « Votre dîner est prêt. » C’est tout.
— La chambre 604 ?
— À huit heures très précises », insista-t-il. Il grimaça de nouveau. Le taxi referma ses portes et l’emporta.
Il avait disparu, la pluie ne donnait aucun signe de faiblesse et les clients entraient de loin en loin. Il y avait tout au plus deux tables occupées. Aussi n’était-ce pas gênant que le directeur et l’un des garçons aient déserté les lieux. Par chance, pouvait-on dire. Car il n’était pas rare du tout que, même l’équipe au complet, le travail fût tel qu’on ne sache plus où donner de la tête.
Lorsque le dîner du propriétaire fut prêt, à huit heures, elle fit rouler la desserte jusqu’à l’ascenseur et monta au cinquième étage. La composition du repas était la même que d’ordinaire. Du poulet accompagné de légumes à la vapeur, du vin rouge – une demi-bouteille, dont le bouchon avait été ôté puis remis en place –, des petits pains, du beurre, un pot de café. L’espace réduit du petit ascenseur fut vite empli des odeurs tenaces de la volaille mêlées à celles de la pluie. Sur le sol, on voyait des gouttes d’eau, signe que, peu de temps auparavant, quelqu’un avait emprunté l’ascenseur avec un parapluie ruisselant. La serveuse poussa la desserte le long du couloir et s’arrêta devant la porte numérotée 604.
« 604, se répéta-t-elle mentalement, oui, c’est bien là. »
Avant de presser la sonnette, elle toussota pour s’éclaircir la gorge. Aucune réponse. Elle resta figée devant la porte vingt secondes environ. Elle s’apprêtait à sonner une deuxième fois quand le battant s’ouvrit soudain. Apparut alors un vieillard frêle, de petite taille. Il avait sans doute une bonne dizaine de centimètres de moins qu’elle. Vêtu d’un complet sombre, il portait une cravate dont la nuance, sur sa chemise blanche, évoquait les feuilles mortes. Son apparence était propre, nette. Vêtements impeccablement repassés, cheveux blancs soigneusement lissés. On aurait dit qu’il se préparait à rejoindre quelque soirée mondaine. Sur son front, ses rides nombreuses et sévères, creusées, lui firent penser à une photo aérienne de ravines aiguës.
« Bonsoir, monsieur. Je vous apporte votre dîner », dit-elle d’une voix un peu enrouée. Elle s’éclaircit encore une fois la gorge, discrètement. Lorsqu’elle était tendue, sa voix s’enrouait.
« Mon dîner ?
— Oui. Le directeur a été pris d’un malaise soudain, aussi je le remplace aujourd’hui. Je vous apporte donc votre dîner.
— Ah bon, dit le vieillard, comme s’il se parlait à lui-même, la main encore posée sur la poignée de la porte. Ah, ah. Il s’est senti mal ?
— Oui, monsieur. Il a brusquement eu des douleurs abdominales. On l’a accompagné à l’hôpital. D’après lui, c’est peut-être une crise d’appendicite.
— Ah ! Pas de chance ! » fit le vieillard. Il laissa courir ses doigts sur les rides de son front. « Ce n’est pas bon du tout ! »
Elle toussota.
« Pardon, monsieur. Désirez-vous que je porte votre dîner à l’intérieur ?
— Ah ! Bien sûr, dit le vieillard. Bien sûr. Si vous le souhaitez. »
Si je le souhaite ? pensa-t-elle. Quelle drôle de façon de parler. S’attend-il à ce que j’aie un souhait ?
Le vieillard ouvrit la porte en grand et elle fit rouler la desserte dans la pièce. Le sol était entièrement recouvert d’une moquette grise. Il n’y avait pas d’espace aménagé sur le seuil pour se déchausser. La vaste pièce faisait davantage penser à un espace professionnel qu’à un lieu de résidence. Par la baie vitrée, on apercevait la silhouette illuminée de la Tour de Tokyo, toute proche. Devant la fenêtre se trouvait un très grand bureau, et à côté un ensemble canapé et fauteuils, qui en comparaison paraissaient plutôt petits. Le vieil homme désigna une table près du canapé. Une table basse stratifiée, longue et étroite. Elle étendit dessus une nappe blanche puis disposa les couverts, le pot de café, la tasse, la bouteille de vin et le verre, les petits pains et le beurre, et enfin l’assiette avec le poulet rôti et son accompagnement de légumes vapeur.
« Je me permettrai de revenir dans une heure, dit-elle. Auriez-vous la gentillesse de déposer la vaisselle dans le couloir comme d’habitude ? »
Le vieillard qui contemplait avec un air de profond intérêt son repas ainsi arrangé répondit comme si elle le tirait d’un rêve.
« Oui. Bien entendu. Dans le couloir. Sur la desserte. Dans une heure. Si vous le souhaitez. »
Oui. C’est ce que je souhaite maintenant, se dit-elle in petto.
« Y a-t-il autre chose pour votre service ?
— Non, non, je n’ai besoin de rien en particulier », répondit le vieillard, légèrement pensif. Il portait des souliers de cuir noir resplendissants. De jolies chaussures, toutes petites, très chic. Il est vraiment élégant, pensa-t-elle. Et pour son âge, il a de l’allure.
« Je vous prie de m’excuser, monsieur, je vais me retirer.
— Euh, attendez ! dit le vieil homme.
— Oui ?
— Chère mademoiselle, auriez-vous la bonté de m’accorder cinq minutes de votre temps ? J’aimerais vous parler de quelque chose. »
Chère mademoiselle ?
Malgré elle, ces termes la firent rougir.
« Oui, c’est possible. Mais seulement cinq minutes. »
C’était pour lui qu’elle travaillait, songeait-elle. Lui qui la rétribuait, à l’heure. Et puis, il ne lui semblait pas que ce vieil homme était du genre à lui causer le moindre ennui.
« Au fait, quel âge avez-vous ? » lui demanda-t-il en la regardant droit dans les yeux, alors qu’il restait debout à côté du vaste bureau, les bras croisés.
« Je vais sur mes vingt ans, répondit-elle.
— Vous allez sur vos vingt ans ? » répéta-t-il. Et ses yeux s’étrécirent comme s’il tentait d’apercevoir quelque chose à travers un mince interstice.
« Eh bien, en vérité, je viens d’y arriver. » Puis, après quelque hésitation, elle ajouta :
« En fait, aujourd’hui, c’est mon anniversaire.
— Bon, bon, fit-il en se caressant le menton, comme s’il se sentait pleinement satisfait de la réponse. Très bien. Bon. Aujourd’hui, donc, c’est le jour de votre vingtième anniversaire. »
Elle acquiesça en silence, en inclinant la tête.
« Aujourd’hui, cela fait donc précisément vingt ans que vous vivez sur cette terre.
— Oui, monsieur. C’est exact.
— Bon, bon, répéta le vieillard. C’est parfait. Eh bien, bon anniversaire !
— Je vous remercie, monsieur. »
Il lui vint alors à l’esprit qu’elle entendait ces mots pour la première fois de la journée. Peut-être, de retour chez elle, y aurait-il sur son répondeur un message de ses parents depuis Ôita, mais rien n’était moins sûr.
« Eh bien, il faut fêter cela, reprit le vieillard. Car il s’agit d’un événement merveilleux. Qu’en dites-vous, mademoiselle ? Si nous portions un toast ?
— Merci, monsieur. Mais je dois retourner travailler.
— Allons… une gorgée de vin, quelle importance ? Si je donne mon accord, personne ne vous en fera reproche. Un seul toast de félicitation. »
Le vieillard ôta le bouchon de la bouteille et versa pour elle un peu de vin dans le verre. Puis il sortit d’un petit meuble vitré un verre ordinaire qu’il remplit à moitié.
« À votre santé, mademoiselle ! Que votre vie soit riche et féconde. Qu’aucune ombre noire ne vienne la ternir. »
Tous deux entrechoquèrent leurs verres.
Qu’aucune ombre noire ne vienne la ternir.
Elle se répéta mentalement ses paroles. Pourquoi cet homme avait-il choisi une expression aussi peu ordinaire ?
« Le vingtième anniversaire est un jour unique dans une vie. C’est un jour très important, mademoiselle, semblable à nul autre.
— Oui », dit-elle. Et elle but une gorgée de vin avec précaution.
« Et en ce jour si particulier, vous m’avez apporté mon dîner en personne, telle une gentille fée.
— Euh… vous savez, j’ai simplement obéi aux ordres.
— Tout de même, tout de même, fit le vieillard, avec plusieurs hochements brefs de la tête. Tout de même, jolie mademoiselle. »
Il s’assit sur la chaise en cuir au bureau. Puis il l’invita à prendre place sur le canapé. Tenant son verre d’une main, elle s’assit du bout des fesses. Genoux serrés, elle tira sur sa jupe et s’éclaircit la voix de nouveau. Elle contempla les gouttes de pluie qui traçaient des lignes tombantes sur la baie vitrée. Dans la pièce, le silence avait une qualité quelque peu étrange.
« Aujourd’hui, qui se trouve être l’anniversaire de vos vingt ans, voilà que de surcroît vous m’avez apporté ce si joli repas chaud », reprit le vieil homme, comme s’il constatait encore une fois la réalité des faits. Il posa son verre sur le bureau. Cela fit un bruit sec et léger.
« Je pense que nous pouvons discerner là comme une coïncidence de la providence. Ne le croyez-vous pas ? »
Elle hocha la tête, peu convaincue de cette interprétation.
« Par conséquent, continua-t-il en touchant sa cravate aux teintes feuilles mortes, j’ai pris la décision de vous offrir quelque chose. Je pense qu’en l’honneur d’un jour aussi particulier un cadeau mémorable s’impose. »
Elle secoua précipitamment la tête.
« Je vous en prie, monsieur, ne vous souciez pas tant de cette date. J’ai simplement obéi aux ordres de mon supérieur, qui m’a demandé de vous apporter votre dîner. »
Le vieil homme leva les mains, paumes tournées vers elle.
« Allons, allons. Ne vous inquiétez pas, je vous dis. Je ne vais pas vous offrir quelque chose de matériel. Mon cadeau n’aura rien à voir avec un objet de valeur. En fait – et il reposa les mains sur le bureau, inspira longuement, très lentement – voilà ce que j’aimerais offrir à la merveilleuse fée que vous êtes, mademoiselle. Vous allez faire un vœu. Et je l’exaucerai. Quel qu’il soit. À condition que vous ayez un vœu à formuler.
— Un vœu ? fit-elle, la gorge sèche.
— Oui, un vœu. Quelque chose que vous désireriez voir advenir. C’est bien cela, mademoiselle, un souhait. Faites un vœu, un seul, et mon présent, ce sera de le réaliser. Ce sera mon cadeau d’anniversaire. Mais réfléchissez bien, parce que je ne pourrai en exaucer qu’un seul. »
Il leva un doigt. « Un seul. Et il vous sera impossible d’en changer. »
Elle ne sut que répondre. Un vœu ? Emportées par le vent, les gouttes de pluie fouettaient la fenêtre par intermittence. Durant les instants où elle resta silencieuse, le vieil homme la regarda droit dans les yeux, sans un mot. Elle sentait le temps qui marquait sa mesure, irrégulièrement, dans ses oreilles.
« Le vœu que je ferai, vous l’exaucerez ? »
Le vieil homme ne répondit pas à sa question. Il se contenta de sourire, ses mains posées côte à côte sur le bureau. C’était un sourire doux, parfaitement naturel.
« Eh bien, mademoiselle, avez-vous un vœu ? Ou non ? » dit-il enfin très gentiment.
Elle me regarda. « Tout cela est vraiment arrivé. Je ne suis pas en train d’inventer une histoire.
— Je sais bien », répondis-je. Elle n’était pas du genre à inventer des histoires.
« Et alors ? Tu as fait un vœu ? »
Elle me regarda de nouveau fixement. Puis elle eut un petit soupir.
« Je ne croyais pas totalement à ce que racontait ce vieil homme, tu sais. À vingt ans, on ne vit plus tout à fait dans l’univers des contes de fées. Mais s’il s’agissait pour lui d’une sorte d’humour improvisé, je devais bien lui répondre, non ? Après tout, j’avais affaire à un vieil homme galant, et j’ai préféré entrer dans son jeu. C’était l’anniversaire de mes vingt ans, tout de même ! Et je trouvais plutôt bien que quelque chose de vraiment pas ordinaire m’arrive ce jour-là. La question n’était pas d’y croire ou pas. »
J’acquiesçai en silence.
« Tu me comprends, n’est-ce pas ? La journée allait bientôt se terminer sans rien, sans aucun événement, sans personne pour me souhaiter un bon anniversaire ; je devrais juste apporter des tortellinis aux anchois sur les tables des clients. C’était quand même le jour de mes vingt ans. »
J’approuvai de nouveau.
« Je te comprends très bien.
— Alors, j’ai fait un vœu. »
Le vieillard l’observa en silence un moment, les mains toujours à plat sur le bureau. Il y avait là plusieurs classeurs épais, des livres de comptes, peut-être. Et aussi toutes sortes de stylos, de crayons, un calendrier, une lampe munie d’un abat-jour vert. On aurait dit que ses mains étaient des objets, posés parmi tous les autres. Sans trêve, la pluie continuait à tambouriner à la fenêtre d’où l’on distinguait les lumières brouillées de la Tour de Tokyo.
Les rides du vieil homme se creusèrent imperceptiblement.
« Tel est donc votre vœu ?
— Oui, répondit-elle.
— Pour une jeune fille de votre âge, il est un peu curieux, non ? À vrai dire, je m’attendais à un souhait un peu différent.
— Si ça ne va pas, je peux changer », répondit-elle. Et elle toussota encore une fois. « Je peux souhaiter autre chose, cela ne fait rien.
— Non, non, dit le vieil homme, agitant les mains comme des drapeaux. Il n’y a rien de mal à ce que vous avez souhaité. Simplement, mademoiselle, votre vœu me surprend. N’auriez-vous pas eu autre chose à désirer ? Par exemple, eh bien, vous auriez pu souhaiter être plus jolie, ou plus intelligente, ou plus riche. Ce genre de vœux ne vous intéresserait-il pas ? Des vœux qu’une jeune fille ordinaire formulerait. »
Elle prit son temps pour chercher les mots justes. Le vieillard attendait en silence. Ses mains avaient repris leur place sur le bureau.
« Bien sûr, j’aimerais être plus jolie, ou plus intelligente, ou plus riche. Mais si réellement ce genre de choses m’arrivait, je crois que je ne serais pas capable d’imaginer ce que je deviendrais alors. Peut-être même que je ne saurais plus que faire. Je n’ai pas encore complètement saisi ce qu’est la vie. Vraiment. Comment ça marche.
— Ah, ah. » Le vieil homme croisa les doigts puis les décroisa. « Bien sûr.
— Mon vœu est donc réalisable ?
— Bien entendu, répondit le vieillard. Bien entendu. De mon côté, je n’y vois aucun obstacle. »
Soudain il fixa un point en l’air. Les rides de son front s’approfondirent. On aurait pu imaginer qu’elles étaient semblables aux rides de son cerveau concentrées sur ses pensées. Il paraissait observer quelque chose de flottant. Par exemple une plume minuscule, quasiment invisible. Après quoi il écarta les bras, se souleva légèrement de son siège et frappa avec énergie ses paumes l’une contre l’autre. Clac, clac. Puis il se laissa retomber sur sa chaise. Du bout des doigts, il caressa lentement les rides de son front comme s’il voulait les aplanir et enfin lui sourit paisiblement.
« Eh bien, voilà qui est fait. Votre vœu a été exaucé.
— Déjà ?
— Oui. Il s’est réalisé. Il n’y a eu aucune difficulté. Bon anniversaire, jolie demoiselle. Ne vous inquiétez pas, je remettrai la desserte dans le couloir. Vous pouvez retourner à votre travail. »
Elle reprit l’ascenseur pour regagner la salle de restaurant. Elle se retrouvait les mains vides et éprouvait dans son corps une sensation de légèreté presque dérangeante, comme si elle marchait sur une matière curieusement vaporeuse.
« Ça va ? Tu as l’air complètement sonnée », remarqua le jeune serveur.
Elle secoua la tête et eut un sourire évasif.
« Ah bon ? Non, tout va bien.
— Alors, raconte. Il est comment, le propriétaire ?
— Oh ! Je l’ai à peine vu », fit-elle en coupant court à la conversation.
Une heure plus tard, elle retourna au cinquième étage. La desserte se trouvait bien dans le couloir avec la vaisselle. Elle souleva le couvercle et constata qu’il ne restait plus rien dans l’assiette. Le vin et le café avaient été bus. La porte de la chambre 604 était fermée – elle était à présent inexpressive. La serveuse la contempla quelques instants en silence. Cette porte aurait pu s’ouvrir à tout instant, lui semblait-il. Elle ne s’ouvrit pas.
Elle fit rouler la desserte jusqu’à l’ascenseur, redescendit et la poussa dans les cuisines. Le chef jeta un œil placide et approbateur sur l’assiette, vide, comme toujours.
« Par la suite, je n’ai plus jamais vu le propriétaire, me dit-elle. Pas une seule fois. Le directeur, finalement, ne souffrait que d’un banal mal de ventre, et dès le lendemain il apporta son dîner au vieillard.
Quant à moi, j’ai arrêté ce travail au début de l’année suivante et je ne suis plus retournée là-bas. Je ne sais pas très bien pourquoi, mais je sentais qu’il valait mieux que je ne m’approche pas trop de ces lieux. C’était simplement une sorte de pressentiment. »
Plongée dans ses pensées, elle jouait avec le dessous-de-verre en papier.
« J’ai parfois l’impression que ce qui est arrivé le soir de mon anniversaire n’a été qu’une illusion. Comme si, sous une quelconque influence, j’étais amenée à penser que ce qui s’est passé n’a pas vraiment eu lieu. Quelque chose comme ça. Mais non. Les choses se sont réellement déroulées comme je te l’ai dit, c’est sûr et certain. Encore aujourd’hui je me souviens avec précision, concrètement, des meubles de cette fameuse chambre 604, et tous les objets, je les revois distinctement. Ce qui m’est arrivé dans cette chambre était tout ce qu’il y a de plus réel. En outre, cela a eu une signification importante pour moi. »
Nous restâmes un moment silencieux. Chacun buvait son verre, chacun se laissait entraîner dans ses propres pensées.
« Tu ne te formaliseras pas si je te pose une question ? fis-je.
— Je t’en prie. Je suppose que tu vas me demander quel a été mon vœu. C’est sans doute ce que tu aimerais savoir d’abord, non ?
— Et on dirait bien que tu n’as pas très envie d’en parler.
— Ah, tu crois ? »
J’acquiesçai d’un signe de tête. Elle remit en place son dessous-de-verre et ses yeux s’étrécirent comme si elle cherchait à apercevoir quelque chose au loin.
« Un vœu, tu le sais bien, il ne faut pas le divulguer.
— Je ne cherche pas à t’arracher ton secret, répondis-je. J’aimerais savoir s’il a vraiment été exaucé. Et puis, si, plus tard, tu n’as pas regretté ton choix. Quel qu’ait été ton souhait. Si tu ne t’en es pas voulu de n’avoir pas désiré autre chose.
— À la première question, la réponse est à la fois yes et no. Mais ma vie n’est pas terminée, je suppose. Il me reste encore pas mal de temps pour que les choses aillent jusqu’à leur terme.
— Il s’agissait donc d’un vœu qui nécessitait du temps ?
— Oui, en quelque sorte. Le temps joue un rôle prépondérant dans cette affaire.
— Comme en cuisine, pour la préparation de certains plats ? »
Elle approuva d’un hochement de tête. Je méditai quelques instants sur la question. La seule image qui me vint à l’esprit fut celle d’une gigantesque tarte en train de cuire dans un four à très faible température.
« Et à propos de la deuxième question ?
— C’était quoi déjà ?
— Tu n’as pas regretté ton choix ? »
Il y eut un moment de silence. Elle tourna vers moi un regard vide. L’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres, qui m’évoqua une espèce de résignation tranquille.
« Maintenant, tu sais, je suis mariée. À un expert-comptable qui a trois ans de plus que moi. J’ai deux enfants. Un garçon et une fille. Un setter irlandais. Je conduis une Audi, je joue au tennis deux fois par semaine avec des amies. Voilà ma vie aujourd’hui.
— Elle me paraît plutôt réussie.
— Même si le pare-chocs de mon Audi a été cabossé en deux endroits ?
— Les pare-chocs sont faits pour être cabossés, non ?
— Tiens, voilà qui ferait un beau slogan ! »
Les pare-chocs sont faits pour être cabossés.
J’observai sa bouche tandis qu’elle prononçait cette phrase.
« Ce que je voulais dire, reprit-elle doucement en grattant le lobe de son oreille – un lobe à la très jolie forme –, c’est que, quoi qu’on puisse souhaiter, aussi loin qu’on puisse aller, on reste ce que l’on est, voilà tout.
— Comme slogan, ça aussi, c’est pas mal ! »
Quoi qu’on puisse souhaiter, aussi loin qu’on puisse aller, on reste ce que l’on est, voilà tout.
Elle éclata d’un rire joyeux. Et l’ombre qui ternissait la commissure de ses lèvres s’évanouit. Elle s’accouda au bar et me regarda. « Dis-moi. Si tu avais été à ma place, quel aurait été ton vœu ?
— Le soir de mes vingt ans, tu veux dire ?
— Oui. »
Je tentai de réfléchir à la question sérieusement. Aucun souhait ne me vint à l’esprit.
« Je ne sais pas, avouai-je honnêtement. Mes vingt ans sont trop éloignés maintenant.
— Vraiment, tu ne peux pas ? »
Je confirmai avec un signe de la tête.
« Alors, tu n’as pas un seul vœu à formuler ?
— Non, pas un seul. »
Elle me regarda de nouveau droit dans les yeux. C’était un regard d’une franchise totale. « C’est parce que tu l’as déjà réalisé. »
« Mais réfléchissez bien, gentille fée, parce que je ne pourrai en exaucer qu’un seul. » Quelque part au fond de la nuit, un vieil homme, qui portait une cravate aux nuances feuilles mortes, leva un doigt.
« Un seul. Ensuite, il vous sera impossible d’en changer. »