Les chats mangeurs de chair humaine
Dans le journal que j’ai acheté sur le port, je suis tombé sur un article qui racontait l’histoire d’une vieille femme mangée par trois chats. Les faits étaient survenus dans une petite ville des environs d’Athènes. Âgée de soixante-dix ans, la victime vivait seule. Ou plutôt, elle partageait son petit studio avec ses trois chats. Un jour, elle était tombée en avant sur son canapé et y avait rendu son dernier souffle – sans doute à la suite d’une attaque cardiaque. On ignore combien de temps elle était restée ainsi avant de mourir. En tout cas, voilà comment elle était morte. Comme la vieille femme n’avait ni amis ni famille qui lui rendaient visite régulièrement, il avait fallu une bonne semaine avant que son cadavre ne soit découvert.
Leur maîtresse morte, les fenêtres et la porte fermées, les chats n’avaient pu s’échapper. Il n’y avait aucune nourriture, sauf sans doute au réfrigérateur. Malheureusement, les animaux n’avaient pas le savoir-faire nécessaire pour ouvrir la porte du frigo et se servir. Aussi, complètement affamés, avaient-ils fini par dévorer le corps de la vieille femme.
Je lus cet article à Izumi, assise en face de moi, alors que nous étions tous les deux attablés dans un café.
Durant les journées ensoleillées, nous marchions jusqu’au port, achetions le Journal d’Athènes en version anglaise, commandions un café dans l’établissement situé juste à côté de l’hôtel des impôts ; ensuite je lui résumais en japonais toutes les nouvelles que je jugeais intéressantes. Tel était notre modeste emploi du temps quotidien sur cette petite île. Si un sujet retenait notre intérêt, nous en discutions longuement. Izumi possédait plutôt bien l’anglais et, bien entendu, elle aurait pu facilement lire le journal elle-même. Mais pas une seule fois je ne l’ai vue le faire.
« J’aime beaucoup que quelqu’un me lise des histoires, disait-elle. Toute petite, déjà, j’adorais ça. C’était comme un rêve : je me retrouverais dans un endroit au soleil, je regarderais la mer ou le ciel, et à côté de moi il y aurait quelqu’un qui me ferait la lecture. Peu importe quoi, un article de journal, un livre de classe, un roman. Mais jusqu’à maintenant, personne n’a exaucé mon rêve. Tu m’offres un dédommagement, en somme, de ce que je n’ai pas eu. En plus, je trouve que tu as une très belle voix. »
Il y avait le ciel, la mer. Aucun doute là-dessus. Et voilà qui tombait bien, lire quelque chose à voix haute à quelqu’un n’était pas pour moi une épreuve, loin de là. Lorsque j’étais au Japon, j’avais l’habitude de lire à mon fils des albums illustrés. Lire à haute voix apporte quelque chose que ne procure pas le simple fait de suivre les phrases des yeux. Il arrive bien souvent qu’une image tout à fait inattendue surgisse. Que bourgeonne un écho indéfinissable. Et je me laisse prendre à ce charme-là.
Sirotant de temps en temps une gorgée de café amer, je lui traduisis lentement l’article. Je commençais par en lire pour moi-même quelques lignes, à réfléchir à la façon dont j’allais les rendre en japonais, puis je les lui exposai. Des abeilles se posèrent sur notre table, butinant avidement la confiture qu’un client précédent avait laissée. Elles furent très occupées à cette tâche quelques instants, puis s’envolèrent soudain, comme si un souvenir leur avait traversé la tête ; elles dessinèrent en l’air un cercle cérémoniel, palpitant et bruissant ; ensuite, comme si un autre souvenir les avait saisies, elles revinrent sur la table. Izumi resta accoudée, immobile, même une fois que j’eus terminé de lui traduire l’article. Elle avait joint les mains, accouplant deux à deux les extrémités de ses doigts, dont je notai la finesse. Elle me jeta un coup d’oeil par les interstices ainsi dessinés. Je reposai le journal sur mes genoux.
« Et puis ? interrogea-t-elle.
— Et puis, rien », répondis-je. Je repliai le journal, sortis un mouchoir de ma poche et j’essuyai les traces de café sur mes lèvres. « En tout cas, l’article ne dit rien de plus.
— Mais qu’est-il arrivé aux chats ? »
Je la regardai et fourrai de nouveau mon mouchoir dans ma poche. « Je n’en sais rien. Le journal n’en parle pas. »
Izumi tordit la bouche d’un côté. Une de ses habitudes. Chaque fois qu’elle va vous livrer une de ses opinions – ce qui, en général, prend l’allure d’une courte déclaration –, elle tord ses lèvres ainsi, un peu comme si elle voulait effacer des plis sur une couverture mal ajustée. À notre première rencontre déjà, j’avais trouvé cette mimique charmante.
« Les journaux sont bien tous pareils, partout dans le monde. Ils ne vous informent jamais de ce que vous voulez vraiment savoir. »
Elle prit une Salem et l’alluma. Elle fumait un paquet de cigarettes par jour, ni plus ni moins. Chaque matin, elle entamait un nouveau paquet qu’elle finissait dans la journée. Moi, je ne fumais pas. Ma femme m’avait demandé d’arrêter, cinq ans plus tôt, lorsqu’elle avait été enceinte.
« Ce que j’ai vraiment envie de savoir, reprit Izumi, la fumée de sa cigarette flottant paisiblement en l’air, c’est quel traitement, ensuite, on a fait subir aux chats. Est-ce qu’on les a tués sous le prétexte qu’ils avaient mangé de la chair humaine ? Ou bien leur a-t-on dit : « Eh bien, les amis, ça n’a pas dû être facile pour vous ! » et après une petite tape sur la tête, ont-ils été acquittés ? Qu’est-ce que tu aurais fait, toi ? »
Je réfléchis à la question un instant, tout en observant les abeilles occupées sur notre table. Ces insectes acharnés à lécher la confiture et les trois chats dévorant avec un appétit féroce le cadavre de la vieille femme se superposèrent dans mon esprit, se fondirent en une seule image. Il y eut au loin le cri d’une mouette, qui couvrit l’espace d’un éclair le bourdonnement des abeilles ; durant quelques secondes ma conscience vacilla, errant entre le réel et l’irréel. Où suis-je, là, maintenant ? Qu’est-ce que je fais ? J’avais énormément de mal à me saisir de la situation. Je pris une profonde inspiration, regardai le ciel puis me tournai vers Izumi.
« Je n’en ai pas la moindre idée.
— Essaie de réfléchir. Si tu étais le maire de cette ville, ou bien le commissaire de police, qu’est-ce que tu ferais de ces chats ?
— Pourquoi ne pas les placer dans une institution pour qu’ils s’amendent ? suggérai-je. Pour les rendre végétariens. »
Izumi ne rit pas. Elle inhala une grande bouffée de sa cigarette puis très lentement souffla la fumée.
« Cette histoire me rappelle un sermon que j’ai entendu quand je suis entrée au collège. C’était une école catholique. Je te l’avais dit. Non ? Que j’avais fréquenté pendant six ans un collège catholique extrêmement conservateur ? Pour le primaire, je suis allée à l’école publique, mais ensuite, on m’a mise dans ce collège. Juste après la cérémonie d’accueil, la mère supérieure nous avait, nous les nouvelles, rassemblées dans le théâtre. Elle était montée sur la scène et avait prononcé un discours sur le catholicisme. Elle nous avait parlé d’un tas de choses, mais la seule dont je me souvienne, en fait, c’est cette espèce de fable : que ferions-nous si nous échouions sur une île déserte avec un chat ?
— Ça a l’air plutôt amusant, commentai-je.
— Votre bateau a fait naufrage, avait-elle déclaré, et vous vous retrouvez sur une île déserte. Seule avec un chat. Vous voilà sur une île, peu importe laquelle, sans nourriture. Il ne vous reste qu’une petite quantité d’eau, suffisante pour maintenir en vie une personne pendant une dizaine de jours, et des biscuits secs.
« Telle était la trame de l’histoire. Arrivée là, la mère supérieure nous avait posé cette question : « Mesdemoiselles, j’aimerais que chacune de vous se représente dans cette situation. Fermez les yeux, essayez de vous voir en imagination. Vous êtes seule sur une île déserte avec un chat. Il n’y a presque plus de nourriture. Et bientôt, vous pourriez mourir. Vous avez bien compris ? Vous avez faim, vous avez soif, vous allez mourir. Eh bien, mesdemoiselles, que faites-vous alors ? Allez-vous partager vos maigres provisions avec le chat ? Non, vous ne devez pas agir de la sorte. Ce serait une erreur. Il ne faut pas que vous partagiez votre nourriture avec le chat. Pour quelle raison ? Parce que vous, vous êtes des créatures précieuses, choisies par Dieu, et pas le chat. Par conséquent, vous devez manger la nourriture, vous et vous seules. »
« En nous assenant sa conclusion, la mère supérieure avait un visage grave. J’avais été un peu perturbée par cette histoire. Pour quelle raison infliger un sermon pareil à des enfants juste à leur entrée au collège ? Et j’avais été plutôt impressionnée. Je m’étais dit : « Oh là là ! Mais où suis-je tombée ? » »
Izumi et moi vivions dans une modeste location – un deux pièces-cuisine – sur une petite île grecque. C’était la morte-saison, l’île ne faisait de toute façon pas partie des lieux recherchés par les touristes ; notre loyer était donc modique. Avant de mettre les pieds en Grèce, nous ne connaissions même pas le nom de cette île située non loin de la frontière avec la Turquie. Par temps clair, on voyait nettement sur la rive opposée les montagnes verdoyantes du continent turc. Et les jours où le vent soufflait un peu fort, plaisantaient les gens du coin, on pouvait humer les odeurs de kebab. Toute plaisanterie mise à part, c’était vraiment l’Asie Mineure qui se profilait sous nos yeux. C’était l’île la plus proche des côtes de la Turquie.
Sur la place se dressait la statue d’un héros de l’indépendance grecque. L’homme avait dirigé une insurrection en Grèce continentale avec pour dessein de mener une révolte contre l’armée turque, qui contrôlait l’île à l’époque. Capturé, il avait été condamné à mort, par empalement. Après avoir installé sur la place un pieu extrêmement aiguisé, les Turcs avaient dénudé le malheureux héros et l’avaient juché dessus, de manière à ce que, par le poids du corps, le pieu glisse peu à peu à travers l’anus et finisse par ressortir par la bouche. Une mort incroyablement lente et atroce. La statue, disait-on, avait été érigée à l’endroit même où avait eu lieu le supplice. Ce bronze était sans doute splendide au moment de son installation mais à présent, avec les vents marins, la poussière, les excréments des mouettes, et toutes les usures qu’inflige inéluctablement le très long passage du temps, c’est à peine si l’on distinguait les traits du grand homme. Les gens du cru jetaient un œil à la statue encrassée et on aurait dit que de son côté le héros, désormais, se désintéressait totalement de son peuple, de l’île, du monde.
Attablés en terrasse, en face de cette statue, Izumi et moi nous tuions le temps : nous buvions du café ou des bières, nous contemplions les bateaux du port, les mouettes, les montagnes turques au loin. Là où nous nous trouvions, littéralement parlant, c’était le bout du monde européen. Les vents qui soufflaient étaient des vents du bout du monde. La houle était une houle du bout du monde. Partout s’exhalaient comme des relents du bout du monde. Bon gré mal gré, ces lieux portaient la marque de l’achèvement extrême. Avec comme une touche d’anachronisme fatal. J’avais le sentiment d’être pour ainsi dire submergé très tranquillement par une substance étrangère. Là, au bout de l’extrême, il y avait une substance inconnue, confuse mais étrangement douce. Et j’avais l’impression que les ombres de cette substance singulière se posaient également sur les visages des gens rassemblés près du port, sur leurs yeux, sur leur peau.
Il m’arrivait parfois de ne pas saisir dans sa réalité le fait que j’étais partie prenante de ces lieux. J’avais beau faire et refaire le tour du paysage environnant, j’avais beau respirer son air tant et plus, je ne parvenais pas à établir de lien organique entre cet environnement et moi, moi en tant qu’être humain. Et je m’interrogeais en vain sur ce que je faisais dans un endroit pareil.
Deux mois auparavant, je vivais avec ma femme et notre fils de quatre ans à Tokyo, dans le quartier d’Unoki, dans un appartement de trois pièces. L’espace n’était pas immense mais c’était correct, convenable. Nous avions notre propre chambre, notre fils également, et la salle de séjour me servait de pièce de travail. La vue était agréable et les environs, calmes. Le samedi et le dimanche, nous nous promenions tous les trois le long de la rivière Tama. Au printemps, les cerisiers du Japon fleurissaient sur les rives surhaussées. J’emmenais mon fils sur mon vélo assister à l’entraînement de l’équipe suppléante des Giants.
Je travaillais dans une entreprise de taille moyenne, spécialisée dans le design et la mise en pages de livres et de magazines. Je ne me qualifierais pourtant pas de « designer » car mes tâches étaient avant tout pratiques. Elles ne comportaient aucun élément créatif ou artistique, mais je m’y étais fait. Même si les journées étaient plutôt surchargées et si, plusieurs fois par mois, je devais rester travailler une grande partie de la nuit. Un certain nombre de mes obligations me faisait mourir d’ennui. Mais l’entreprise était un endroit assez paisible et je m’y sentais à peu près libre. Comme je travaillais là depuis un temps déjà considérable, je pouvais choisir ce que je devais faire et je ne me privais pas de donner mon avis. Je ne détestais pas mon supérieur, mes collègues n’étaient pas désagréables. Le salaire plutôt honnête. Par conséquent, si rien ne s’était produit, je serais certainement resté là très longtemps. Et ma vie, semblable à la Moldau – aux eaux anonymes qui composent la Moldau, plus exactement – aurait continué à couler, jusqu’à rejoindre inévitablement la mer. Mais en cours de route, je fis la rencontre d’Izumi.
Izumi avait dix ans de moins que moi. Nous avions fait connaissance au cours d’une réunion de travail. Dès que nos yeux s’étaient croisés, nous avions immédiatement été attirés l’un vers l’autre. Un genre d’événement qui arrive plutôt rarement dans une vie. Ensuite, nous nous étions revus deux ou trois fois pour ce projet commun. Elle venait à ma société ou bien j’allais la retrouver dans son bureau. Les réunions ne duraient jamais longtemps, elles n’avaient rien de personnel, et nous n’étions jamais seuls. Lorsque ce travail fut achevé, pourtant, un sentiment de profonde tristesse m’envahit. Comme si quelque chose d’essentiel m’avait été violemment arraché, sans logique. Je n’avais pas éprouvé ce genre de sentiment depuis un temps infini. Et il n’est pas impossible qu’Izumi, de son côté, ait ressenti la même chose.
Une semaine plus tard, elle m’appela à mon bureau sous un prétexte insignifiant. Nous bavardâmes. Je lançai une plaisanterie, elle se mit à rire. Là-dessus, je lui proposai, si cela lui disait, d’aller prendre un verre. Nous nous retrouvâmes dans un petit bar, et tout en buvant quelques verres, nous discutâmes. De quoi exactement ? Je ne m’en souviens pas. Mais nous avions un nombre incroyable de sujets à évoquer ensemble. Nous parlions, parlions sans fin, avec un plaisir qui ne se démentait pas. Je comprenais avec une extrême acuité ce qu’elle m’exposait. Et les choses que je parvenais difficilement à expliquer aux autres, à elle, j’arrivais à les lui communiquer parfaitement, à un degré qui me surprenait moi-même. Nous étions mariés, l’un comme l’autre, et nous ne nourrissions aucun grief particulier à l’égard de notre vie conjugale. Nous aimions nos conjoints, nous les respections. Cependant, je dirais, de manière empirique, qu’il est rare, voire exceptionnel de rencontrer quelqu’un à qui l’on puisse transmettre ses sentiments d’une manière aussi parfaite, aussi pleine. Cela relève presque du miracle, du prodige. Je crois bien que la majorité des gens passent leur vie entière sans faire ce genre de rencontre. Peut-être, d’ailleurs, que parler d’« amour », au sens ordinaire du terme, ne convenait pas à notre échange. Il faudrait plutôt évoquer une sorte de communion spirituelle.
Nous nous sommes ensuite revus à plusieurs reprises. Nous prenions quelques verres, nous parlions. Comme le travail de son époux le retenait très tard le soir, elle était libre de ses mouvements. Lorsque nous étions ensemble et que nous bavardions, le temps filait à la vitesse de l’éclair. Nous regardions nos montres, et nous nous apercevions que nous avions à peine le temps de sauter dans le dernier train. C’était toujours pénible pour moi de me séparer d’elle. Nous avions, l’un et l’autre, tant et tant de choses à nous dire encore.
Sans qu’aucun des deux en ait pris véritablement l’initiative, nous commençâmes à faire l’amour. Cela se fit le plus naturellement du monde. Jusqu’alors nous n’avions jamais été infidèles, mais nous ne nous sentions pas coupables. Nous avions la certitude que nous devions agir ainsi. Lorsque je la déshabillais, que je caressais sa peau, que je l’enlaçais étroitement, que je la pénétrais et que je jouissais en elle – c’était comme une suite naturelle à nos conversations. Tellement naturelle que, si nous ne sous sentions pas coupables, il n’y avait pas non plus de jubilation physique bouleversante. C’était un acte calme, agréable, dénué de complication. Le plus merveilleux dans tout cela, c’était nos conversations paisibles après l’amour. Vraiment des moments fabuleux. Elle se tenait lovée dans mes bras, nue, et nous nous murmurions des choses que nous et nous seuls pouvions comprendre.
Nous nous rencontrions chaque fois que nous le pouvions.
Nous buvions quelques verres, nous parlions ; si nous avions suffisamment de temps, nous faisions l’amour ; sinon, nous nous contentions de bavarder avant de nous séparer. Et peu importait lequel des deux déclarait qu’il était temps de se dire au revoir.
Bizarrement, (ou après tout peut-être pas), nous étions tous deux persuadés que les choses se poursuivraient à jamais ainsi – d’un côté notre vie conjugale, de l’autre notre relation – et qu’aucun problème ne s’ensuivrait. Nous étions convaincus que notre aventure n’aurait aucune implication dans notre vie familiale. Oui, bien sûr, nous avions des relations sexuelles, mais pour autant, causions-nous du tort à quiconque ? Oui, bien sûr, les soirées où j’avais fait l’amour avec Izumi, je rentrais très tard à la maison et je devais raconter quelque bobard à ma femme – et oui, je l’admets, j’en éprouvais du remords, mais cela ne me paraissait pas constituer une véritable trahison. Pour Izumi comme pour moi, cette relation se vivait dans la plus parfaite intimité et en même temps d’une manière strictement séparée du reste de notre vie.
Et si rien ne s’était produit, peut-être en effet aurions-nous pu continuer de la sorte longtemps, très longtemps. Quelle tournure aurait pris alors notre aventure ? Je l’ignore. Nous aurions continué à bavarder en dégustant nos vodkas tonic, puis à nous rendre dans un hôtel pour faire l’amour. Ou bien peut-être, au contraire, le temps faisant son œuvre, nous en aurions eu assez de mentir à nos conjoints et nous aurions laissé notre relation s’éteindre de mort naturelle. Nous serions alors retournés à la paix étriquée de notre vie antérieure. En tout cas, jamais je n’aurais imaginé que les choses aient pu connaître un dénouement pénible. Je n’en ai pas la certitude, bien entendu. Juste une impression.
Mais par un coup du sort (qui, sans doute, devait inéluctablement advenir), le mari d’Izumi eut vent de notre aventure. Après l’avoir harcelée de questions, il se rua chez moi, hors de lui. Par malchance, ma femme était seule à ce moment-là. La scène fut horrible. Quand je fus de retour, ma femme exigea des explications. Comme Izumi avait déjà avoué, je ne pouvais plus m’en tirer par quelque pirouette. Je tentai donc de lui dire la vérité : je ne suis pas réellement amoureux, je vis avec Izumi une relation d’une nature tout à fait particulière. Tout à fait différente de celle que j’ai avec toi. La preuve, c’est que tu n’as jamais rien soupçonné. N’est-ce pas ?
Ma femme refusa obstinément de m’écouter. Elle avait subi un choc terrible. Elle en était littéralement glacée. Elle ne voulait plus m’adresser un mot. Le lendemain, elle emballa toutes ses affaires, les entassa dans la voiture et partit avec notre fils chez ses parents, à Chigasaki. J’appelai à plusieurs reprises, elle refusa de me répondre. Finalement, son père me déclara vertement que mes misérables justifications, je pouvais me les garder, et qu’il n’était pas question qu’il laisse sa fille retourner chez un salaud dans mon genre. Depuis le début, il s’était montré hostile à notre mariage et sa voix manifestait qu’il ne s’était pas trompé.
Groggy, je pris quelques jours de congé que je passai complètement seul, couché dans mon lit. Izumi me téléphona. Elle aussi était seule. Son époux était parti également (mais dans son cas, la différence était qu’il lui avait au préalable flanqué une raclée terrible et lacéré ses vêtements avec des ciseaux. De son imperméable à sa lingerie, tout était en lambeaux, elle n’avait plus rien). Elle ne savait pas du tout où il avait pu aller.
« Je n’en peux plus, dit-elle. C’est fini, ce ne sera plus jamais comme avant. Et il ne reviendra pas. »
Elle sanglotait. Izumi et son époux se fréquentaient déjà au lycée. J’aurais aimé la consoler, mais je n’avais aucune parole de réconfort à lui offrir.
« Dis, me proposa-t-elle finalement, si on se voyait quelque part pour prendre un verre ? »
Nous nous retrouvâmes à Shibuya et nous bûmes jusqu’au petit matin dans un bar ouvert toute la nuit. Des vodkas gimlets pour moi, des daiquiris pour elle. Je n’ai pas cherché à en compter le nombre. Et cette nuit-là, nous ne parlâmes pas. À l’aube, afin de nous dégriser, nous avançâmes jusqu’à Harajuku et nous installâmes au Royal Host pour prendre des cafés et un petit déjeuner. Et c’est là qu’Izumi me proposa de partir en Grèce.
« La Grèce ? dis-je.
— Tu sais, nous ne pouvons plus rester au Japon », répondit-elle en me fixant dans les yeux.
Je méditai quelques instants. Mais dans mon cerveau imbibé d’alcool, les connexions s’établissaient mal. La Grèce ?
« Écoute, reprit-elle, j’ai toujours eu envie d’aller là-bas. C’était mon rêve. Je voulais y partir en voyage de noces, mais nous n’avions pas assez d’argent à cette époque. Alors, pourquoi ne pas y aller maintenant, juste nous deux ? Et on vivra comme ça, tranquillement, sans penser à rien. Si on reste au Japon, on aura un cafard terrible et ça ne nous apportera rien de bon. »
Je n’avais pas d’intérêt particulier pour la Grèce mais j’étais bien d’accord avec elle : rester ici ne nous apporterait rien de bon. Nous essayâmes de faire le calcul de nos économies. Elle disposait de deux millions et demi de yens. Et moi d’un million et demi. En tout, quatre millions.
« Avec quatre millions, on peut vivre pas mal d’années en Grèce, à la campagne, dit Izumi. Pour deux allers en charter, il faut compter environ quatre cent mille yens. Il nous restera trois millions et six cent mille yens. Avec cent mille yens par mois, on tiendra à peu près trois ans. Ou, pour compter large, deux ans et demi. Hein ? Qu’est-ce que tu en dis ? On y va ? Et puis après, on verra. »
Je regardai autour de moi. À cette heure très matinale, le café Royal Host était plein de jeunes couples. Nous étions le seul à avoir dépassé la trentaine. Et sans aucun doute le seul qui projetait de rassembler ses économies et de fuir en Grèce après une aventure catastrophique. Oh, là, là ! me dis-je. J’observai très longuement les paumes de mes mains. Fallait-il vraiment que ma vie oblique aussi étrangement ?
« Je suis d’accord, dis-je. Allons-y. »
Le lendemain, je remis ma lettre de démission à mon employeur. Mon supérieur, semble-t-il, avait entendu certaines rumeurs, et il était disposé à m’accorder une longue période de disponibilité. Les collègues, dans leur ensemble, furent surpris par l’annonce de ma démission mais aucun n’essaya véritablement de m’arrêter. Je m’aperçus qu’il était simple, au bout du compte, de laisser tomber un travail. Une fois que l’on a décidé d’abandonner une chose, il en reste finalement peu qui ne peuvent être mises au rebut dans la foulée. Pas seulement « peu ». Il était possible de se déposséder de tout. Et à partir du moment où l’on a commencé à se dépouiller, on veut tout larguer. Comme un joueur qui a misé et perdu presque tout son argent, et qui, en désespoir de cause, préfère parier ce qui lui reste. Parce que ce serait ridicule de s’y raccrocher.
Je rassemblai tout ce que je jugeai indispensable dans une Samsonite de taille moyenne. Et nous embarquâmes avec Izumi dans un avion en route vers le sud. Son bagage était à peu près aussi réduit que le mien.
Quand nous survolâmes l’Égypte, je fus soudain submergé par l’angoisse que quelqu’un se soit emparé de ma valise par erreur. Ce qui n’était pas du tout inimaginable. Il y avait sans doute des dizaines de milliers de Samsonite bleues dans le monde. Peut-être qu’une fois arrivé à destination, quand j’ouvrirais ma valise, j’y découvrirais les affaires de quelqu’un d’autre. La terreur qui m’envahit à cette pensée fut immense. Et si ma valise avait disparu, me dis-je, il n’y aurait plus rien pour me relier avec ma propre vie – sauf Izumi. J’eus soudain une sensation étonnante : comme si j’avais disparu moi-même. C’était la première fois de ma vie que j’expérimentais une sensation aussi extraordinairement étrange. Le moi qui était là dans l’avion n’était plus moi. Il avait pris l’apparence de quelque chose qui me ressemblait. Je me sentais déboussolé. Il me fallait rentrer au Japon et réintégrer mon corps originel. Mais j’étais dans un avion qui survolait l’Égypte, et je n’avais nul moyen de rebrousser chemin. La chair que le moi du moment habitait était traversée par la sensation d’être faite en plâtre. Si je la grattais avec mes ongles, elle s’effriterait, s’écaillerait en fragments minuscules. Et ce corps-là, pour finir, fut pris de tremblements incoercibles. Impossible de les faire cesser. Et je savais que si ces tremblements se poursuivaient encore, le corps où je me trouvais serait pulvérisé. Malgré la climatisation de l’avion, j’étais inondé de sueur, la chemise trempée. Une odeur acide émanait de moi.
Pendant tout ce temps, Izumi me tint la main fermement. Parfois, elle m’entourait de ses bras. Elle ne prononça pas un seul mot mais elle semblait comprendre ce que je ressentais. Mes tremblements durèrent une bonne demi-heure. J’aurais voulu mourir – introduire le canon d’un revolver dans mon oreille et presser la détente. Alors ma conscience et ma chair seraient retournées ensemble à la poussière. À ces instants, c’était mon unique espoir.
Une fois que mes spasmes furent passés, je me sentis soudain le corps allégé. Mes épaules tendues se relâchèrent et je pus me laisser flotter dans le courant du temps. Je sombrai dans un sommeil de plomb. Quand je rouvris les yeux, on distinguait les flots bleus de la mer Égée.
Le plus grand problème à surmonter dans cette île était que nous n’avions pratiquement rien à faire. Nous ne travaillions pas et nous ne connaissions personne. Il n’y avait ni théâtre ni courts de tennis. Rien à lire. Nous avions quitté le Japon si brutalement que j’avais oublié d’emporter des livres. Je lus seulement deux romans que j’avais achetés à l’aéroport et un volume de tragédies d’Eschyle qu’Izumi avait emporté. Je lus chaque ouvrage deux fois. Après quoi, je n’eus plus d’autre imprimé à me mettre sous la dent. Au kiosque du port, il y avait bien quelques livres de poche en anglais destinés aux touristes, mais aucun ne me tentait.
Comme j’adore lire, cette situation me pesait. J’avais toujours pensé que si un jour j’avais du temps libre, je le passerais entièrement à lire. Et ironie du sort, je me retrouvais ici avec tout le loisir possible, et aucun livre.
Izumi avait glissé un manuel de grec moderne dans sa valise. Elle se mit à étudier la langue. Partout où nous allions, elle traînait son manuel et déclamait ses conjugaisons comme autant de formules magiques. Dans les boutiques, elle ânonnait quelques mots avec le patron. Dans les cafés, elle s’adressait au garçon dans sa langue. Ainsi, nous pûmes nous faire quelques relations. Moi, pendant ce temps, je révisais mon français. J’imaginais que, puisque nous étions en Europe, cela pourrait toujours servir. Mais dans cette petite île pauvre, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui parlait français. En ville, on utilisait l’anglais. Il y avait également quelques personnes âgées qui comprenaient l’allemand ou l’italien. Mais le français, personne ne le parlait ni ne le comprenait.
Nous profitâmes de nos loisirs infinis pour marcher. Nous avions également tenté de pêcher dans le port, sans attraper un seul poisson. Non pas que la mer n’était pas poissonneuse. L’eau était trop claire. Depuis l’hameçon, les poissons distinguaient toutes les manœuvres, et jusqu’au visage du pêcheur. Dans ces conditions, il aurait fallu tomber sur des poissons particulièrement idiots. Je me procurai au bazar un carnet de croquis et des aquarelles et je parcourus l’île en croquant les paysages et les gens. Izumi, à mon côté, observait mes dessins et récitait ses conjugaisons. Souvent, les habitants venaient admirer mes œuvres. Pour passer le temps, je faisais leur portrait, ce qui leur plaisait énormément. En échange, il leur arrivait de nous payer en bières. Une fois, un pêcheur nous offrit une pieuvre.
« Pourquoi tu ne chercherais pas à vendre tes portraits ? me dit Izumi. Tu te débrouilles drôlement bien et un commerce de « peintures japonaises », ça devrait avoir du succès, tu ne crois pas ? »
Je me mis à rire mais Izumi ne plaisantait pas. Je tentai de m’imaginer alors en peintre ambulant, parcourant les îles grecques, recevant en échange de mes dessins de la petite monnaie ou des bières fraîches. Cette évocation me convenait plutôt bien. Et je me dis qu’après tout l’idée n’était pas si mauvaise. J’avais toujours aimé peindre et j’avais fréquenté les Beaux-Arts.
« Et moi, je pourrais être une sorte de coordinatrice pour les touristes japonais, continua Izumi. Ils seront bientôt de plus en plus nombreux et ça nous aidera à tenir. Bon, bien sûr, il faut d’abord que j’étudie le grec plus sérieusement.
— Tu crois vraiment que nous pouvons vivre deux ans et demi sans travailler ?
— Sans doute, à condition qu’on ne nous vole pas ou qu’on ne tombe pas malade. S’il ne se passe rien de ce genre, alors, oui, je crois que c’est possible. Mais il vaut mieux se préparer, on ne sait jamais. »
Je lui signalai que jusqu’à présent je n’étais pour ainsi dire jamais allé consulter un médecin.
Izumi me regarda longtemps, droit dans les yeux. Puis elle plissa les lèvres et les tordit d’un côté.
« Imagine, reprit-elle, imagine que je sois enceinte. Qu’est-ce que tu ferais ? On a beau prendre toutes les précautions, ça peut arriver. Et dans ce cas, nos économies fileraient très vite !
— Je crois qu’il vaudrait mieux rentrer au Japon alors.
— On dirait que tu ne comprends pas très bien, dit-elle tranquillement. Nous ne rentrerons jamais au Japon. »
Izumi continua à étudier le grec, je continuai à dessiner. Ce fut l’époque la plus paisible de toute ma vie. Nous mangions très simplement, buvions avec parcimonie du vin ordinaire. Chaque jour, nous grimpions sur une colline des environs. Depuis le hameau perché au sommet, nous apercevions les autres îles dans le lointain. En plissant les yeux, nous distinguions même un port turc. Grâce au bon air et à l’exercice, nous étions en très bonne forme. Après le coucher du soleil, plus le moindre bruit n’était perceptible. Au milieu de ce silence, Izumi et moi nous nous étreignions doucement. Et après, nous nous murmurions toutes sortes de choses. Nous n’avions plus à nous soucier de l’heure du dernier train, nous n’avions plus à mentir à nos époux. C’était fabuleux. Et peu à peu nous nous enfonçâmes dans l’automne, et peu à peu ce fut le début de l’hiver. Les jours de vent violent se firent plus nombreux et la mer aussi se hérissa de vagues écumeuses.
Ce fut à cette époque à peu près que je lus dans le journal l’histoire des chats qui avaient dévoré le corps de leur maîtresse. Il y avait dans ce même journal un article évoquant la dégradation de santé de l’empereur du Japon. Mais ce qui nous intéressait avant tout, c’était les fluctuations du yen. Le yen poursuivait son ascension face au drachme. Plus le cours du yen était haut, plus nous disposions d’argent. C’était une question de première importance pour nous.
« Tu sais, à propos de chats, dis-je à Izumi quelques jours après cet article sur les chats mangeurs de chair humaine, quand j’étais enfant, j’ai eu un chat qui a disparu d’une manière très étrange. »
Izumi sembla intéressée par l’histoire. Elle releva le nez de ses tableaux de conjugaisons et me regarda.
« De quelle manière ?
— J’étais en deuxième année de primaire, ou en troisième année, peut-être. La société de mon père nous louait alors une maison avec un grand jardin. Il y avait là un vieux pin, tellement haut que la cime en était à peine visible. Un jour, j’étais assis sur la véranda, je lisais, et notre chat écaille de tortue s’amusait tout seul dans le jardin. Il courait en sautillant après sa queue, comme le font souvent les chats, tu sais. Il était tellement excité par son jeu qu’il ne me prêtait aucune attention. Je cessai de lire et l’observai attentivement. Il continua son manège très longtemps. On aurait dit qu’il était possédé par quelque chose, qu’il était incapable de s’arrêter. Et hop ! Et hop ! Il bondissait en tournoyant, ses poils dressés en l’air, et hop ! Il sautait en arrière. Je commençai à avoir peur. Comme si le chat voyait quelque chose qui m’était invisible, qui suscitait chez lui cette excitation. Finalement, il se mit à tourner furieusement autour du vieux pin, comme les tigres dans Sambo le petit Noir. Après un certain nombre de tours, il grimpa comme une fusée tout en haut du pin. Je voyais à peine sa tête au sommet de l’arbre. Il paraissait toujours électrisé. Il se dissimulait dans les branches et semblait fixer quelque chose. Je l’appelai par son nom. On aurait dit qu’il ne m’entendait pas.
— C’était quoi, son nom ? » demanda Izumi.
J’avais oublié, lui dis-je. « Le soir tombait, il faisait de plus en plus sombre, repris-je. Mon inquiétude grandissait et je restai au pied de l’arbre longtemps, attendant que le chat redescende. Mais non, il était toujours là-haut. Ensuite, ce fut la nuit. Et puis, nous ne revîmes plus jamais le chat.
— Ce n’est pas si exceptionnel, fit Izumi. Les chats disparaissent souvent de cette manière. En particulier quand ils sont en chaleur. Ils sont trop excités pour retrouver le chemin du retour. Ton chat est certainement redescendu à un moment où tu ne l’observais pas et il a filé quelque part.
— Oui, peut-être. Mais à l’époque, j’étais encore un enfant, et je me suis persuadé que le chat avait décidé de rester vivre en haut de l’arbre. Qu’il y avait quelque chose qui l’empêchait de redescendre. Les jours suivants, dès que je le pouvais, je m’installais sur la véranda et je fixais la cime du pin. J’espérais toujours apercevoir la tête de mon chat entre les branches. »
J’eus l’impression qu’Izumi avait perdu tout intérêt pour mon histoire. Elle alluma sa deuxième Salem d’un air ennuyé, puis elle leva la tête et me regarda.
« Il t’arrive de penser à ton fils ? » me demanda-t-elle.
Je ne savais comment lui répondre. « Parfois, dis-je honnêtement. Mais pas tout le temps. Quelquefois, oui, une petite chose me fait penser à lui.
— Tu aurais envie de le voir ?
— Oui, de temps en temps. » Mais c’était faux. J’avais seulement pensé que c’était ce que je devais ressentir. Lorsque je vivais avec lui, je trouvais qu’il était absolument adorable. Quand je rentrais tard à la maison, j’allais d’abord dans sa chambre, pour contempler son visage endormi. Parfois j’étais traversé par le désir de l’étreindre si fort que j’aurais presque pu le briser. À présent pourtant que j’étais loin, mes souvenirs de lui étaient flous. Son visage, sa voix, ses gestes, j’avais la sensation qu’ils appartenaient à une contrée lointaine. La seule chose dont je me souvenais avec précision était l’odeur de son savon. J’aimais beaucoup prendre un bain avec lui et le savonner. Comme il avait la peau sensible, ma femme se servait d’un savon qui lui était spécialement réservé. Tout ce que je me rappelle de mon fils, c’est l’odeur de son savon.
« Si tu as envie de rentrer au Japon, tu sais, ne t’occupe pas de moi. Ne t’en fais pas pour moi. Je me débrouillerai toute seule. »
J’acquiesçai en silence. Mais je le savais. Jamais je ne rentrerais seul au Japon en laissant Izumi.
« Je me demande si ton fils pensera à toi de cette façon en grandissant, reprit-elle. Comme si tu étais un chat qui avait disparu un beau jour au sommet d’un pin »
Je me mis à rire « Oui, peut-être. Ça y ressemble. »
Izumi écrasa sa cigarette dans le cendrier et soupira. « Tu ne veux pas qu’on rentre à la maison et qu’on fasse l’amour ? dit-elle.
— C’est encore le matin, objectai-je.
— C’est gênant ?
— Non, pas du tout. »
Quand je m’éveillai au milieu de la nuit, Izumi n’était plus à côté de moi. Je regardai ma montre à la tête du lit. Les aiguilles indiquaient minuit et demi. Je tâtonnai et j’allumai la lampe sur la table, je jetai un coup d’oeil dans la chambre. Elle était anormalement silencieuse. Comme si, durant mon sommeil, quelqu’un s’était introduit et y avait disséminé de la poudre de silence. Dans le cendrier se trouvaient deux mégots tordus de Salem. À côté, un paquet de cigarettes vide roulé en boule. Je sortis du lit et me rendis dans la pièce principale. Izumi n’était pas là. Elle n’était pas non plus dans la cuisine ni dans la salle de bains. J’ouvris la porte et je scrutai le jardin. Il n’y avait là que deux chaises longues blanches en plastique, baignées par le clair de lune. Une pleine lune incroyablement lumineuse. « Izumi », appelai-je à voix basse. Pas de réponse. J’appelai de nouveau, cette fois plus fort. L’écho de ma propre voix me fit battre le cœur. Ce n’était pas elle que j’entendais. Cette voix était trop forte, son inflexion avait quelque chose de pas naturel. Et bien sûr, toujours pas de réponse. Une légère brise de mer faisait frissonner les épis des graminées. Je refermai la porte, retournai dans la cuisine, me versai un demi-verre de vin. Je le bus pour retrouver mon calme.
La fenêtre laissait la lumière éclatante de la lune pénétrer à flots dans la cuisine, projetant des ombres étonnantes sur le sol et sur le mur. On aurait dit une mise en scène symbolique d’une pièce d’avant-garde. Soudain je me rappelai. La nuit où le chat avait disparu à la cime du pin était exactement semblable à celle-ci, une nuit de pleine lune sans aucun nuage dans le ciel. Cette nuit-là, après le dîner, je m’étais installé seul sur la véranda et j’étais resté le nez en l’air à guetter le sommet de l’arbre. La nuit s’était épaissie, et la lune peu à peu avait pris une luminosité très forte, presque inquiétante. Je n’aurais pu dire pour quelle raison j’étais incapable de détacher mon regard de l’arbre. Sous l’éclat de la lune, j’avais cru de temps à autre voir briller les yeux du chat parmi les branches. Mais ce n’était sans doute qu’une illusion. Il arrive que les clartés lunaires rendent visible ce qui ne l’est pas.
J’enfilai un sweat épais et un jean. Je fourrai dans ma poche la monnaie qui se trouvait sur la table et sortis. Peut-être Izumi n’arrivait-elle pas à dormir ? Peut-être était-elle partie marcher un peu dans la nuit ? Tout était étonnamment paisible, rien ni personne ne bougeait. Le vent était tombé. J’entendais seulement le crissement de mes semelles en caoutchouc sur les graviers. On aurait dit la bande sonore d’un film diffusée à un volume trop élevé. Je me dis qu’Izumi était certainement allée jusqu’au port. Je ne voyais pas où elle aurait pu aller autrement. Comme il n’y avait qu’un chemin pour s’y rendre, je ne risquais pas de la manquer. En dehors de ce chemin, on pénétrait directement dans la montagne. Toutes les lumières des maisons le long de la route étaient éteintes, et la lune teintait uniformément le sol d’un voile d’argent. On aurait dit des fonds sous-marins. J’étais à peu près à mi-parcours quand je crus percevoir un air de musique, très faible. Je m’arrêtai. Je pensai d’abord à une hallucination. Comme lorsque surviennent des changements de pression et que l’on entend des sifflements dans les oreilles. J’écoutai plus attentivement et cette fois, je réussis à reconnaître une sorte de mélodie. Je retins mon souffle, me concentrai. Comme si je plongeais mon esprit au cœur des ténèbres de mon propre corps. Non, je ne me trompais pas, c’était bien de la musique. Quelqu’un jouait d’un instrument. C’était de la musique vivante, naturelle, qui n’était pas retransmise par un ampli. De la musique qui parvenait à mes oreilles en faisant vibrer l’air de cette nuit transparente. De quel instrument s’agissait-il ? De cette sorte de mandoline que jouait Anthony Quinn dans Zorba le Grec ? Un bouzouki ? Mais qui pouvait bien jouer du bouzouki au milieu de la nuit ? Et où ?
La musique semblait provenir du hameau en haut de la colline, là où nous avions coutume de nous promener chaque jour. Je fis halte à un croisement et réfléchis à la direction à prendre. Izumi avait sûrement entendu cette musique, là où je me trouvais à présent. Et j’étais certain que, si elle l’avait entendue, elle aurait cherché à s’en rapprocher. Le paysage était aussi lumineux qu’en plein jour, et n’importe qui aurait eu sa curiosité excitée par cette musique.
Je me décidai, pris à droite sur le chemin en pente douce que nous avions l’habitude de parcourir. Pas de grands arbres par là, simplement des buissons secs et épineux pas plus hauts que le genou, poussant chichement à l’ombre des rochers. Je perçus la musique plus nettement au fur et à mesure que j’avançai. Je pus même distinguer la mélodie. On aurait dit un air de fête. J’imaginai que là-haut les habitants du petit village avaient organisé une sorte de banquet. Et brusquement, je me rappelai. Un mariage. La veille, près du port, nous avions croisé une procession nuptiale. Il devait y avoir un banquet dans la nuit, à la suite de la cérémonie.
Et puis, soudain, je disparus.
Peut-être était-ce la faute de la lune. Ou bien la faute de cette musique dans la nuit. À chaque pas que je faisais – et c’était la même sensation que lorsque nous survolions l’Égypte – je sentais que je m’enfonçais plus profondément dans des sables mouvants où disparaissait mon identité. Le moi qui avançait sous l’éclat de la lune, ce n’était pas moi. Pas mon vrai moi, mais un moi d’emprunt, fait en plâtre. J’essayai de me caresser le visage avec la paume de la main. Ce n’était pas mon vrai visage. Ce n’était pas ma vraie main. Mon cœur battait à tout rompre, envoyant mon sang à travers tout mon corps à une vitesse folle. Mon corps était une figurine en plâtre, dans laquelle des sorciers avaient insufflé une vie d’emprunt, comme cela se passe dans les Antilles. La flamme de la vie véritable était absente. Mes muscles truqués, mensongers se contentaient de se mouvoir. Je n’étais en fin de compte qu’une figurine temporaire destinée à quelque sacrifice.
Et mon moi véritable, me dis-je, où est-il à présent ?
« Ton vrai moi a été mangé par les chats, répondit la voix d’Izumi, provenant de je ne sais où. Pendant que tu restais là, les chats affamés t’ont dévoré, ils ont complètement ingurgité ton vrai moi, et il ne reste que tes os. »
Je regardai autour de moi. Ce n’était qu’une illusion, bien sûr. Tout ce que je voyais, c’était la terre pierreuse où poussait une maigre végétation et les courtes ombres qu’elle projetait. C’était moi, dans ma tête, qui avais fabriqué cette voix. Je pensai de nouveau à un gros calibre. À la froideur du canon. Je m’imaginais introduire le canon de ce revolver dans ma bouche, presser la détente. J’imaginais mon cerveau, mes os, mes orbites s’éparpiller. Et j’imaginais, l’instant d’après, le retour dans le sein des calmes ténèbres.
C’en était assez de ces pensées aussi lugubres, me dis-je. Comme si je m’apprêtais à éviter une grosse vague, je m’accrochai à un rocher au fond de la mer et bloquai ma respiration. La vague passerait loin au-dessus. Tu es simplement épuisé, me dis-je, tu as les nerfs à vif. Cramponne-toi à la réalité. Sur n’importe quoi, peu importe, mais cramponne-toi à quelque chose de bien réel. Je fouillai dans les poches de mon pantalon pour retrouver mes pièces de monnaie. Immédiatement, elles furent humides de sueur.
Je m’appliquai à penser à autre chose. Je me remémorai mon appartement calme et ensoleillé à Unoki. Ma collection de disques que j’y avais laissée. Ma si jolie collection de disques de jazz. Je m’étais spécialisé dans les interprétations des pianistes blancs du début du jazz, les années 50 et 60. Lennie Tristano, Al Haig, Claude Williamson, Lou Levy, Russ Freeman, André Previn. Je les avais patiemment rassemblés, l’un après l’autre. Un grand nombre de ces albums étaient épuisés, et il m’avait fallu beaucoup de temps, beaucoup d’argent pour réunir ma collection. J’avais fait le tour des magasins de disques, j’avais procédé à des échanges avec d’autres collectionneurs, construisant lentement ma discothèque. Plusieurs de ces enregistrements n’étaient pas ce que l’on appellerait de premier ordre. Mais j’aimais vraiment l’atmosphère particulière, la chaleur que dégageaient mes vieux disques. Le monde serait vraiment un endroit drôlement embêtant s’il n’était constitué que d’articles de premier ordre, non ? Chaque petit détail des illustrations des pochettes me revenait en tête. Je sentais dans mes mains le poids de mes disques.
Mais à présent ils avaient tous disparu. C’est moi-même qui les avais fait disparaître. Plus jamais je ne les écouterais.
Puis je me souvins de l’odeur du tabac quand j’embrassais Izumi. Je me souvins de ses lèvres, de sa langue. Je fermai les yeux. J’aurais voulu Izumi à mes côtés. J’aurais voulu qu’elle me serre fort la main, comme dans l’avion au dessus de l’Égypte.
L’énorme vague déferla finalement bien loin de moi, et en même temps la musique disparut. J’en pris conscience soudain. Oui, il n’y avait plus de musique. Et mes tympans furent alors soumis à la pression effrayante, presque douloureuse d’un silence absolu. Imperturbable, la lune lavait la terre de son éclat.
J’étais seul sur cette colline. La lune illuminait la mer, le port et la ville aux lumières éteintes.
Dans le ciel, comme d’habitude, il n’y avait pas le moindre nuage. Pas la moindre modification dans le paysage environnant. Simplement, il n’y avait plus de musique.
Peut-être s’étaient-ils soudain arrêtés de jouer ? Ce n’était pas impossible. Après tout, il n’était pas loin d’une heure du matin. Ou bien peut-être n’y avait-il jamais eu aucune musique. Ce n’était pas du tout impossible non plus. Je ne faisais plus confiance maintenant à mes perceptions auditives. Je fermai les yeux encore une fois et j’enfouis ma conscience à l’intérieur de mon corps. Un mince fil à plomb pendait au cœur de cette obscurité. Mais aucun son n’était perceptible. Aucun écho ne subsistait. Il n’y avait là qu’un silence total que rien n’aurait pu troubler.
Je voulus regarder ma montre. Elle n’était pas à mon poignet. Je soupirai, enfonçai mes mains dans mes poches. En fait, je n’avais pas vraiment souci de l’heure. Je levai la tête et contemplai le ciel. La lune était un rocher glacé dont la peau était minée par la violence des années. Les ombres à sa surface étaient semblables aux foyers d’un cancer qui étirait ses funestes tentacules au plus profond de la conscience. Qui disséminait à la surface de la terre les corpuscules de la vengeance, comme le ferait un homme endormi. La lumière de la lune déforme les sons, trouble le cœur des hommes. Et fait disparaître les chats. Je songeai que sans doute tout cela avait été scrupuleusement organisé, bien avant cette nuit.
J’hésitai à avancer encore ou à rebrousser chemin. Épuisé par toutes mes réflexions, je m’assis. Où pouvait bien être Izumi ? Sans sa présence visible, la souffrance serait trop forte pour moi. Si elle ne réapparaissait pas, comment pourrais-je vivre tout seul dans cette île perdue ? Ici, je n’avais à ma disposition qu’un moi d’emprunt. Et seule Izumi était en mesure de maintenir une sorte de vie à ce moi-là. Si Izumi persistait dans son absence, ma conscience ne trouverait plus de corps où se rapatrier.
Je pensai de nouveau aux chats affamés. Je les imaginais dévorant le cerveau de mon vrai moi, mordant à pleines dents mon cœur, aspirant mon sang, s’attaquant férocement à mon pénis. J’étais capable de les entendre de très loin, occupés à sucer l’intérieur de mon crâne. Comme les sorcières de Macbeth, les trois agiles félins faisaient la ronde autour de ma tête et lapaient avidement la soupe qu’elle contenait. L’extrémité de leurs langues rêches raclait les plis tendres de mon esprit. Et avec chaque suçon, mon esprit oscillait comme une flammerole et s’amenuisait.
Izumi n’était nulle part. Il n’y avait plus de musique.
Peut-être avaient-ils cessé de jouer.