J’ai épousé un Homme de glace.
La première fois que je l’ai rencontré, c’était dans un hôtel d’une station de ski. Je ne vois pas quel autre lieu aurait été davantage de circonstance. Il se tenait dans le hall de l’hôtel, plein de jeunes gens bruyants, et il était assis sur une chaise dans un coin, le plus loin possible de la cheminée, tranquillement absorbé dans un livre. Il était presque midi, mais j’avais le sentiment que la lumière froide et claire du matin brillait pour lui seul.
« C’est un Homme de glace », me murmura l’une de mes amies. À l’époque, je ne savais strictement rien de ce que pouvait bien être un Homme de glace, et mon amie n’en savait pas plus que moi. Elle avait seulement entendu dire qu’il existait des êtres appelés « Hommes de glace ».
« On doit lui donner ce nom parce qu’il est fait de glace », avait-elle ajouté, l’air grave. Si grave qu’on aurait dit qu’elle parlait d’un fantôme, ou bien de quelqu’un atteint d’une maladie contagieuse.
L’Homme de glace était grand et il paraissait jeune, même si cette impression était contredite par les zébrures blanches, comme des traces de neige qui n’auraient pas fondu, qui se mêlaient à sa chevelure drue et vigoureuse. Il avait un visage encore juvénile, des pommettes hardiment sculptées, telles des roches gelées, et les doigts couverts d’un givre qui semblait éternel ; sinon, il ne présentait absolument aucune différence avec un humain ordinaire. Il était difficile de le qualifier de beau même si sa physionomie avait quelque chose d’attirant. Il y avait chez lui un je ne sais quoi qui vous transperçait jusqu’au cœur. En particulier, ses yeux. Son regard transparent et impénétrable avait des fulgurances semblables à des glaçons un matin d’hiver – on aurait dit que là seulement résidait le scintillement de la vie, à l’intérieur d’un corps conçu pour être temporaire. Je restai un moment immobile à observer de loin l’Homme de glace. Pas une seule fois il ne releva la tête. Il ne faisait pas le moindre mouvement, concentré sur son livre, comme s’il avait voulu se persuader qu’il était seul dans ce lieu.
L’après-midi suivant, il se trouvait au même endroit et il lisait. Quand je me rendis à la salle à manger pour le déjeuner, puis quand je revins avec mes amis, le soir, après notre journée de ski, il était encore là, assis sur la même chaise, la même expression sur le visage, toujours plongé dans les pages du même livre. Et les jours suivants, c’était pareil. Du matin au crépuscule, et même jusqu’à la nuit bien avancée, il demeurait là, solitaire, lisant paisiblement, telle une image saisissante de l’hiver qui sévissait au-dehors.
L’après-midi du quatrième jour, j’inventai un prétexte quelconque pour ne pas me joindre à mes amis. Je restai à l’hôtel et déambulai dans le hall. Tout le monde était parti skier et l’espace paraissait vide comme une ville désertée. L’air était étouffant et chaud, saturé d’odeurs bizarrement déplaisantes – l’odeur de la neige rapportée par les semelles des chaussures de ski et qui fondait lentement près de la cheminée. Je regardai le paysage au-dehors, parcourus un journal. Prenant finalement mon courage à deux mains, je m’approchai de l’Homme de glace et lui adressai la parole. Je suis extrêmement timide et il m’arrive rarement de parler à un étranger, mais je ne pus me réfréner. Je devais lui parler. C’était ma dernière nuit à l’hôtel et si je laissais passer l’occasion, je n’en aurais sans doute pas d’autre.
« Vous ne faites pas de ski ? » lui demandai-je d’un ton qui se voulait nonchalant, choisissant le plus banal des sujets. L’Homme de glace leva la tête avec lenteur, et on aurait dit qu’il était en train d’écouter avec la plus grande attention le vent qui soufflait au loin. Il me considéra puis hocha la tête, tranquillement. « Je ne fais pas de ski, dit-il. Je me trouve très bien comme ça, juste à lire et à regarder la neige dehors. » Ses paroles flottaient en suspension dans l’air, telles des bulles de bande dessinée où chaque mot se détachait visiblement devant moi. Il chassa d’un geste léger un peu de givre sur ses doigts.
J’étais à court d’idées pour poursuivre la conversation. Je rougis et restai plantée là, incapable de bouger. L’Homme de glace me regarda droit dans les yeux et eut une sorte de sourire furtif. Je n’en étais pas tout à fait certaine pourtant. Avait-il réellement souri ? Peut-être l’avais-je imaginé ? « Voulez-vous vous asseoir ? me dit-il. Je sais que vous éprouvez une certaine curiosité à mon égard. Bavardons un moment. Vous aimeriez connaître la nature des Hommes de glace, n’est-ce pas ? » Il eut alors un petit rire. « C’est entendu, ajouta-t-il. N’ayez pas peur. Ce n’est pas parce que vous aurez parlé avec moi que vous attraperez un rhume. »
Nous nous installâmes côte à côte sur un canapé dans un coin du hall et nous contemplâmes la neige qui tourbillonnait dehors. Nous nous sentions embarrassés. Je commandai du chocolat chaud, mais l’Homme de glace ne voulut rien boire. Il était tout aussi timide que moi. Et puis, nous n’avions pas vraiment de sujets en commun. Alors nous échangeâmes des banalités sur le temps d’abord, puis sur l’hôtel. « Êtes-vous venu ici seul ? » lui demandai-je. « Oui », répondit-il. « Aimez-vous skier ? » me demanda-t-il. « Non, pas spécialement, répondis-je. Des amis m’ont entraînée. Mais c’est à peine si je suis capable de glisser sur des skis. » En fait, ce que j’aurais surtout voulu, c’était connaître toutes sortes de choses sur l’Homme de glace. Était-il réellement fait en glace, par exemple ? Ou encore, que mangeait-il ? Et en été, où habitait-il ? Avait-il de la famille ? Malheureusement, l’Homme de glace ne dévoilait strictement rien de ce qui le concernait et je n’osais pas poser une seule des questions qui me trottaient dans la tête. Je sentais qu’il n’avait pas du tout envie d’aborder ces sujets.
À la place, il parla de moi. De ce que j’étais. C’était difficile de le croire, mais il savait pratiquement tout ce qu’il y avait à savoir à mon sujet. Quels étaient les membres de ma famille, mon âge, mes goûts, ma santé, quelle école j’avais fréquentée, qui étaient mes amis. Il savait tout. Et même certaines choses que j’avais oubliées depuis longtemps, lui les connaissait.
« Je ne comprends pas, lui avouai-je en rougissant. Cela me donne l’impression que vous m’avez déshabillée devant tout le monde. Comment se fait-il que vous en sachiez autant sur moi ? Êtes-vous capable de lire dans le cœur des gens ?
— Non, répondit l’Homme de glace, je ne lis pas dans les cœurs. Simplement, je sais les choses. Comme si je pénétrais au plus profond d’un bloc de glace transparent. Lorsque je vous observe ainsi, je vois tout ce qui vous concerne.
— Pouvez-vous voir mon avenir ?
— Non, je ne vois pas le futur, répondit-il sur un ton inexpressif, en bougeant lentement la tête. L’avenir ne m’intéresse pas. Je n’ai pas la notion du futur. La glace ne contient pas le futur. Seulement le passé, enfoui à l’intérieur, très profondément. Comme si elles étaient encore vivantes, toutes les choses de ce monde sont enfermées à l’intérieur de la glace, claires, distinctement reconnaissables. La glace possède le pouvoir de conserver ainsi toutes sortes de choses. Proprement, distinctement. C’est là l’essence de la glace, la fonction qu’elle occupe.
— J’en suis heureuse », répondis-je en souriant. J’étais soulagée, car je n’éprouvais pas la moindre envie de connaître mon avenir.
Nous nous rencontrâmes à plusieurs reprises une fois rentrés à Tokyo. Puis, pour finir, nous prîmes l’habitude de nous donner rendez-vous tous les week-ends. Mais nous n’allions pas au cinéma ensemble, pas plus que nous ne nous retrouvions dans un café. Nous ne sortions même pas dîner. L’Homme de glace touchait à peine à la nourriture. Au lieu de cela, nous passions notre temps sur un banc dans un parc, assis côte à côte, et nous parlions. Nous discutions vraiment de toutes sortes de choses. Simplement, l’Homme de glace n’abordait jamais aucun sujet qui le touchait personnellement. « Pour quelle raison ? lui demandai-je une fois.
Pourquoi ne parlez-vous jamais de vous-même ? J’aimerais en apprendre davantage sur vous – où vous êtes né, comment étaient vos parents, pourquoi vous êtes un Homme de glace. »
Il me regarda fixement quelques instants puis hocha la tête avec lenteur. « Je ne connais pas les réponses à ces questions, répondit-il d’un ton calme et résolu, en exhalant son souffle blanc, glacial. Je n’ai pas de passé. Je connais le passé de toutes choses. J’en suis le témoin, le gardien. Mais moi-même, je n’en ai pas. J’ignore totalement où je suis né. J’ignore de quoi avaient l’air mes parents ou même si j’en ai jamais eu. J’ignore quel est mon âge, ou même si j’ai un âge. »
L’Homme de glace était aussi isolé et solitaire qu’un iceberg dérivant dans les ténèbres.
Je tombai follement amoureuse de lui, et il en vint à m’aimer aussi ; à aimer mon moi d’aujourd’hui, mon moi sans passé, sans futur. Moi aussi, j’aimai l’Homme de glace d’aujourd’hui, l’Homme sans passé, l’Homme sans avenir. C’était merveilleux. Nous commençâmes à parler mariage. J’avais juste dépassé les vingt ans et l’Homme de glace était le premier homme que j’aimais réellement. Ce que voulait vraiment dire l’« aimer » était à cette époque au-delà de ma compréhension. Mais ç’aurait été la même chose s’il ne s’était pas agi d’un Homme de glace.
Ma mère et ma sœur aînée étaient farouchement opposées à notre mariage. Tu es trop jeune pour t’engager, me disaient-elles. Tu ne sais pas d’où il sort, tu ignores même où et quand il est né. Comment veux-tu que nous expliquions une chose pareille à nos relations ? Et puis, franchement, continuaient-elles, c’est un Homme de glace. Que se passera-t-il s’il se met à fondre ? Tu n’as pas l’air de t’en rendre compte, mais le mariage implique un certain nombre de responsabilités. Comment un Homme de glace pourra-t-il satisfaire à ses devoirs d’époux ?
Leurs craintes étaient pourtant sans fondement. L’Homme de glace n’était pas vraiment fait de glace. Il était simplement aussi froid que de la glace. C’est pourquoi, même s’il faisait chaud, il n’allait pas se mettre à fondre. Il était froid, c’était entendu. D’une qualité de froid qui s’apparentait à de la glace. Sans en être véritablement. Cependant, ce n’était pas le genre de froid qui risquait de vous dérober votre propre chaleur.
Nous nous mariâmes donc. Il n’y eut personne pour fêter nos noces. Parmi mes amis ou mes relations, dans ma famille, personne ne se réjouissait de ce que nous ayons voulu nous unir comme mari et femme. Nous n’eûmes même pas de véritable cérémonie de mariage. L’Homme de glace ne possédait pas de certificat de naissance ; il n’était donc pas question d’un mariage civil. Nous décidâmes tous les deux, et seulement nous deux, que nous étions mariés. Nous achetâmes un petit gâteau et nous le dégustâmes, lui et moi. Voilà ce que fut notre modeste cérémonie. Nous louâmes un petit appartement, et l’Homme de glace dénicha un emploi, dans des entrepôts de viande réfrigérée. Il va de soi que le froid ne le gênait pas. En plus, il n’était jamais fatigué, même s’il travaillait très dur. Il mangeait extrêmement peu. Pas étonnant que son patron lui ait témoigné beaucoup de sympathie. Il le rétribuait bien davantage que les autres employés. Nous vécûmes une vie tranquille et heureuse, juste lui et moi, sans personne pour nous ennuyer, sans que nous ennuyions personne.
Lorsque l’Homme de glace me prenait dans ses bras, je pensais toujours à l’existence, quelque part, d’une masse de glace paisible et silencieuse. L’Homme de glace connaissait-il le lieu où existerait pareil bloc de glace ? Une glace très dure, aussi dure que possible, la plus grosse masse de glace au monde. Elle existait sûrement quelque part, en un lieu extrêmement éloigné. Et lui, il transmettait dans le monde la mémoire de cette glace. Au début, quand il m’étreignait, j’étais un peu déconcertée. Et puis, je m’y habituai. Peu à peu, j’aimai vraiment qu’il me prenne dans ses bras. Comme à son habitude, il ne prononçait jamais un mot sur lui, il ne m’expliquait pas comment il était devenu un Homme de glace. Je ne le lui demandai d’ailleurs jamais. Simplement, nous nous enlacions tous les deux dans la nuit, et nous partagions cette masse monumentale de glace, à l’intérieur de laquelle était conservé intact le passé du monde – la richesse de millions d’années.
Notre vie de couple fut heureuse. Nous nous aimions. Le reste du monde nous laissait en paix. Les gens de notre entourage trouvèrent difficile, au début, de s’habituer à l’Homme de glace, mais, au bout d’un certain temps, ils commencèrent à lui parler. Un Homme de glace, après tout, n’est pas tellement différent des humains ordinaires, dirent-ils. Mais, au plus profond d’eux-mêmes, je savais qu’ils ne l’acceptaient pas et ils n’acceptaient pas que je me sois mariée avec lui. Nous, les humains, nous ne sommes pas comme eux, estimaient-ils, et le gouffre qui nous séparait les uns des autres ne pourrait jamais être comblé.
Nous tentâmes, en vain, d’avoir un bébé. Peut-être en raison d’une incompatibilité génétique entre humains et Hommes de glace. Comme je n’avais pas de bébé qui aurait comblé mon temps et ma vie, je me retrouvai avec énormément d’heures oisives. Je m’occupais de l’appartement durant la matinée mais, ensuite, je n’avais rien à faire. Je n’avais pas d’amis avec qui bavarder ou sortir, je ne connaissais personne dans le voisinage. Ma mère et ma sœur, toujours irritées de mon union avec l’Homme de glace, refusaient de me parler. J’étais la honte de la famille. Personne avec qui parler, personne même à qui téléphoner. Tandis que l’Homme de glace travaillait, je restais à la maison toute seule, je lisais, j’écoutais de la musique. De toute façon, j’avais toujours été d’un tempérament renfermé et cela ne me dérangeait pas outre mesure d’être ainsi livrée à moi-même. Mais j’étais jeune et je ne pouvais envisager que cette vie monotone dure à tout jamais. Ce qui me désespérait le plus, c’était la répétition lassante de chaque journée. Je commençai à me voir comme une ombre qui se serait bornée à répéter les mêmes gestes routiniers.
Aussi, un jour, proposai-je à mon époux de partir en voyage quelque part, afin de casser ce cadre étroit.
« Un voyage ? » m’interrogea-t-il. Il m’observa et ses yeux s’étrécirent. « Pourquoi donc voudrais-tu partir en voyage ? N’es-tu pas heureuse de la façon dont nous vivons, tous les deux ensemble ?
— Non, ce n’est pas ça, répondis-je. Je suis heureuse. Parfaitement heureuse. Il n’y a aucun problème entre nous. Mais voilà, je m’ennuie. J’aimerais aller quelque part au loin, très loin, voir des choses que je n’ai jamais vues encore. Respirer un air nouveau. Tu comprends ? D’ailleurs, nous ne sommes même pas partis en voyage de noces. Nous avons beaucoup d’économies et toi, tu as des tas de jours de vacances à prendre. Ce serait bien, non, de partir tranquillement ? »
L’Homme de glace laissa échapper un profond soupir, presque frigorifié, qui se cristallisa distinctement dans l’air. Puis il joignit sur ses genoux ses longues mains aux doigts couverts de givre.
« Bien, dit-il, si tu désires tellement que nous entreprenions ce voyage, de mon côté, je n’y vois pas d’obstacle. Je ne crois pas, pour ma part, que voyager soit aussi agréable, mais je ferais n’importe quoi pour te rendre heureuse, et j’irai où tu voudras. J’ai beaucoup travaillé à l’entrepôt et cela ne posera pas de problème que je prenne des vacances. Dis-moi où tu aimerais aller.
— Que dirais-tu du pôle Sud ? » répondis-je. J’avais choisi le pôle Sud parce que j’étais sûre que l’Homme de glace serait intéressé par une telle destination. Et aussi, pour dire la vérité, parce que j’avais toujours rêvé d’y aller. De contempler l’aurore boréale et les pingouins. Je m’imaginais dans mon anorak en fourrure, le capuchon sur la tête, admirant une troupe de pingouins qui se divertiraient aux lueurs de l’aurore boréale.
Mon époux me scruta profondément, sans ciller. On aurait cru que des glaçons très effilés me vrillaient le cerveau. Il ne dit rien et médita durant quelques instants, puis avec une sorte d’éclat dans la voix, il déclara : « Très bien. Si tu veux vraiment que nous allions au pôle Sud, eh bien, allons-y. Tu es sûre que c’est bien là que tu veux aller ? »
J’acquiesçai.
« Je pourrai prendre de longues vacances d’ici à deux semaines, dit-il alors. Toi, pendant ce temps, tu prépareras tout ce qui est nécessaire au voyage. Tu es d’accord ? »
J’étais incapable de répondre. Son regard de glace avait gelé mon cerveau. J’étais hors d’état de penser.
Plus le temps passait, cependant, plus je me mis à regretter d’avoir proposé à mon époux ce voyage au pôle Sud. Je ne savais pas très bien pourquoi. Comme s’il s’était transformé depuis que j’avais prononcé les mots « pôle Sud ». Ses yeux étaient de plus en plus perçants et paraissaient encore plus semblables à des glaçons, son haleine avait blanchi, ses doigts étaient recouverts de davantage de givre. Il était toujours plus impassible et plus obstiné. Et il ne se nourrissait pratiquement plus, ce qui ne laissait pas de m’inquiéter. Cinq jours avant la date de notre départ, je décidai de lui parler. « N’allons pas au pôle Sud, finalement, lui dis-je. Il y fait trop froid, ça ne sera pas agréable. Ce serait bien mieux de visiter un endroit plus classique, l’Europe, par exemple l’Espagne. On boirait du bon vin, on mangerait de la paëlla, on assisterait à une ou deux corridas. » Mais mon époux ne m’accorda pas la moindre attention. Il arbora durant un instant une expression infiniment distante puis il se tourna vers moi. Son regard plongea dans le mien. Si profondément que j’eus la sensation que mon corps allait disparaître à l’instant.
« Non, déclara catégoriquement mon époux l’Homme de glace, l’Espagne ne m’intéresse pas le moins du monde. Je suis désolé, mais il y fait trop chaud et le pays est trop poussiéreux. La nourriture y est trop épicée. Et j’ai déjà acheté nos billets pour le pôle Sud, et pour toi un manteau de fourrure et des bottes fourrées. On ne va pas gaspiller tout ça. On ne peut plus reculer à présent. »
La vérité était que j’étais transie de peur. J’avais le pressentiment que, si nous allions au pôle Sud, quelque chose de terrible allait nous arriver. Je faisais le même horrible rêve toutes les nuits. Je marchais quelque part quand, soudain, je tombais dans une fosse profonde. Personne ne me retrouvait et je finissais par me frigorifier. J’étais là, gelée à l’intérieur de la glace et je levais la tête pour apercevoir le ciel. J’étais consciente mais incapable de bouger le petit doigt. C’était une sensation très étrange. À chaque moment qui s’écoulait, je devenais une partie du passé. Il n’y avait plus de futur pour moi, seulement le passé qui s’accumulait. Chacun observait ce qui m’arrivait. Les gens contemplaient le passé, ils me contemplaient alors que je m’enfonçais de plus en plus loin en arrière.
Puis je me réveillais. Je retrouvais l’Homme de glace qui dormait à mon côté. Il ne faisait pas le moindre bruit dans son sommeil. Comme s’il était une chose froide, morte. Et pourtant, je l’aimais. Je me mettais à pleurer, et mes larmes mouillaient ses joues. Il s’éveillait, me serrait plus étroitement. « J’ai fait un rêve horrible », lui disais-je. Il secouait lentement la tête dans l’obscurité. « Ce n’était qu’un rêve, disait-il. Les rêves viennent du passé. Ils ne viennent pas du futur. Les rêves ne doivent pas t’entraver, c’est toi qui dois les assujettir. Tu comprends ? » « Oui, oui », répondais-je, mais je n’en étais pas sûre du tout.
Finalement, nous prîmes l’avion à destination du pôle Sud. Je n’avais pas réussi à trouver une véritable raison pour annuler ce voyage. Les pilotes et les hôtesses de l’air ne nous adressèrent pratiquement pas la parole durant notre voyage. J’espérais admirer les paysages au-dehors, mais les nuages étaient si épais qu’on ne distinguait rien. Très vite, les hublots furent recouverts d’une épaisse couche de glace. Pendant tout ce temps, mon époux lut paisiblement un livre. Je ne ressentis rien du plaisir ou de l’excitation qui d’habitude accompagne un voyage. J’éprouvais seulement le sentiment que nous accomplissions une épreuve nécessaire.
Quand la passerelle fut descendue, nous posâmes le pied au pôle Sud, et je sentis mon époux pris de tremblements. Cela ne dura que l’espace d’un éclair et son expression ne se modifia pas du tout. Personne ne le remarqua, sauf moi. Quelque chose provoquait en lui une sorte d’ébranlement muet. J’observai son visage. Il avait levé la tête. Il contempla le ciel, puis son regard s’abaissa vers ses mains, et enfin il poussa un profond soupir. Il releva les yeux et me sourit.
« Ainsi, c’était là le lieu où tu désirais voyager ? me dit-il.
— Oui », lui répondis-je.
Je savais que le pôle Sud était un endroit retiré mais je n’avais pas imaginé à quel point c’était une contrée déserte et isolée. Presque personne n’y habitait. Il n’y avait qu’une petite ville sans aucune spécificité, avec un hôtel sans la moindre particularité. Le pôle Sud n’est vraiment pas une destination touristique. Pas de pingouins. Pas d’aurore boréale. Il m’arriva parfois de demander à quelques rares passants où se trouvaient les pingouins. Ils se contentèrent de secouer la tête. Ils ne comprenaient pas ce que je disais. Je finis par dessiner un pingouin sur une feuille de papier et la leur montrai. J’obtins la même réponse : un grand silence, accompagné de hochements de tête. Je me sentis extraordinairement seule. Dès que l’on faisait un pas en dehors de la ville, il n’y avait plus que de la glace. Pas d’arbres, pas de fleurs, de rivières ou d’étangs. De la glace et rien d’autre – une immense étendue de glace, à perte de vue.
Mon époux, de son côté, avec son haleine blanche, ses doigts de givre et ses yeux glacés à l’expression distante, courait infatigablement de tous côtés. Il ne lui fallut pas longtemps pour apprendre la langue des autochtones et discuter avec les gens du coin, d’une voix aux inflexions dures et glacées. Ils parlaient ensemble durant des heures, et leur visage reflétait un intérêt intense. Moi, je n’avais pas la moindre idée de ce dont ils s’entretenaient. Mon époux était véritablement captivé par le lieu. Quelque chose résonnait fort en lui. Au début, cela m’ennuya beaucoup et je me sentis comme trahie, abandonnée.
Au bout du compte, dans ce monde absolument silencieux et glacé, toute mon énergie m’abandonna. Mes forces diminuèrent petit à petit. Et même, pour finir, le sentiment d’être dépassée par la situation s’émoussa. Comme si ma boussole sensorielle s’était volatilisée. Je perdis tout sens de l’orientation, tout sens du temps, tout sens même de qui j’étais. Je ne sais pas très bien quand débuta ce processus, quand il prit fin, mais avant que je n’aie pu m’en rendre compte, j’étais déjà captive, totalement engourdie, seule dans ce monde de glace aux hivers sans fin, aux couleurs effacées. Et même après avoir pratiquement perdu toute sensation, je savais encore la chose suivante : mon époux qui se trouve là, au pôle Sud, n’est pas l’époux auquel j’étais habituée.
J’étais incapable de dire exactement de quelle façon il avait changé, parce qu’il restait cependant très prévenant à mon égard, comme autrefois, et qu’il avait toujours des paroles affectueuses qui m’étaient destinées. Et je savais qu’il pensait sincèrement ce qu’il disait. Mais je savais aussi que l’Homme de glace qui se tenait là devant moi n’était plus l’Homme de glace que j’avais rencontré à l’hôtel, dans la station de ski. Je n’avais strictement personne à qui en parler. Tout le monde ici, au pôle Sud, aimait mon époux, et personne ne comprenait un traître mot venant de moi. Ils s’entretenaient entre eux dans une langue éblouissante et acérée, la langue du pôle Sud, et ils plaisantaient dans cette langue, ils chantaient dans cette langue spéciale, avec leur haleine blanche, le visage poudré de givre. Je restais à l’hôtel, enfermée dans mon silence, contemplant le ciel gris qui ne s’éclaircirait pas avant des mois, bataillant avec la grammaire compliquée de la langue du pôle Sud, et je savais bien que je ne la maîtriserais jamais.
Il n’y avait plus un seul avion sur l’aérodrome. Plus aucun vol n’avait eu lieu après celui qui nous avait menés ici. Le terrain d’atterrissage était recouvert d’une épaisse couche de glace. Comme mon cœur.
« Voici l’hiver, dit mon époux. Un long, très long hiver. Plus d’avions, plus de bateaux. Tout est gelé, emprisonné par les glaces, ajouta-t-il. Nous devons simplement attendre le printemps. »
Trois mois après notre arrivée au pôle Sud, je me rendis compte que j’étais enceinte. Et je savais une chose : le bébé que j’allais mettre au monde serait un minuscule Homme de glace. Mon utérus avait gelé et une petite quantité de glace s’était mêlée au liquide amniotique. Je pouvais sentir ces fluides glacés à l’intérieur de mon ventre. Et je savais aussi une autre chose : mon enfant aurait les mêmes yeux de glace que ceux de son père, les mêmes doigts de givre. Et encore ceci : notre petite famille ne quitterait jamais le pôle Sud. Le poids incommensurable du passé éternel nous avait déjà ensevelis et n’était pas près de lâcher prise. Nous ne serions jamais capables de nous en libérer.
À présent, même mon cœur ne m’appartient plus. La chaleur qui m’habitait s’en est allée très loin. Parfois il m’arrive d’oublier que cette chaleur a existé un jour. Je suis encore capable de pleurer, pourtant. Je suis totalement seule, dans l’endroit le plus froid, le plus isolé du monde. Chaque fois que je pleure, mon époux m’embrasse les joues et mes larmes se changent en glace. Il recueille mes larmes de glace dans sa main et les pose sur sa langue. « Tu sais combien je t’aime », me dit-il. Et je sais que c’est la vérité. L’Homme de glace m’aime vraiment. Mais le vent emporte toujours plus loin dans le passé ses mots qui ont blanchi, qui ont gelé. Et je pleure. Des larmes de glace qui coulent sans fin. Et tombent dans notre maison de glace, au pôle Sud, loin de tout.