Deux grands radeaux étaient arrimés au large, flottant à faible distance l’un de l’autre. Trente brasses seulement les séparaient. Peu éloignés du rivage, on pouvait parfaitement les atteindre à la nage, en cinquante mouvements de crawl. C’étaient des radeaux de forme carrée, d’environ quatre mètres de côté. On aurait dit des îlots jumeaux (qui flotteraient attachés l’un à l’autre).
La mer alentour était d’une transparence pour ainsi dire irréelle, et lorsqu’on en scrutait les fonds depuis le bord d’un radeau, on pouvait nettement distinguer les chaînes épaisses qui le fixaient, ainsi que les blocs de béton à leur extrémité. L’eau devait atteindre par là une profondeur de trois ou quatre mètres. Toute la zone était entourée par un récif de corail qui empêchait la formation des vagues proprement dites ; les radeaux semblaient comme résignés à être ainsi accolés là, sans presque aucune oscillation, simplement frappés par l’éclat d’un soleil puissant. Sur un des côtés était accrochée une échelle métallique dorée, et un tapis de gazon artificiel vert les recouvrait.
Quand on observait les rives, debout sur l’un de ces radeaux, on découvrait d’un seul regard la longue plage blanche, la tour rouge des maîtres-nageurs, la coulée verte des alignements de cocotiers. Le spectacle était éblouissant. Presque trop beau, un peu trop carte postale. Sur l’extrême droite du rivage, la plage de sable laissait place à de gros rochers noirs qui menaient aux cottages où nous séjournions. C’étaient de petits bâtiments aux murs blancs à un étage, et aux toits d’un vert à peine plus sombre que les palmes des cocotiers. Nous étions fin juin, la saison touristique ne battait pas encore son plein ; la plage et l’hôtel étaient presque déserts.
Une base militaire américaine était implantée non loin de là ; le trajet des hélicoptères s’effectuait au-dessus des radeaux. Ils surgissaient du large, coupaient l’espace aérien approximativement entre les radeaux, dépassaient les rangées de cocotiers puis disparaissaient. Antennes dirigées droit devant eux, tels des élytres de papillons, nez couleur vert olive, certains appareils volaient si bas qu’on pouvait presque distinguer l’expression des pilotes. Mais en dehors des allées et venues des appareils militaires, ces rivages restaient encore aujourd’hui un endroit paisible, presque somnolent. Un lieu parfait de vacances, voué au repos, loin de tout gêneur.
Notre chambre était au rez-de-chaussée, et les baies vitrées donnaient sur l’océan. Juste sous les fenêtres poussaient des frangipaniers aux fleurs blanches suaves, et un peu plus loin s’étendait le jardin avec une pelouse verte bien soignée. Des jets d’eau, matin et soir, faisaient entendre leur cliquètement monotone. Derrière le jardin se trouvait une piscine, et au-delà, les palmes des hauts cocotiers bruissaient en se balançant au gré des vents.
Les cottages disposaient de quatre chambres. Deux au rez-de-chaussée, deux à l’étage. Nos voisins immédiats étaient des Américains, une mère et son fils. Ils séjournaient là bien avant notre arrivée, semblait-il. La mère avait environ soixante ans, le fils était plus proche de nos âges, vingt-huit ou vingt-neuf ans. Tous deux avaient le visage fin, le front large, les lèvres toujours étroitement pincées. Je n’avais encore jamais rencontré de ressemblance pareille entre une mère et son fils. La mère était grande – d’une taille même étonnante pour une femme de son âge ; elle se tenait très droite et ses mouvements étaient vifs et légers. Je supposai que le fils était grand, à l’image de sa mère, mais je ne connaissais pas sa taille exacte. Il passait son temps dans son fauteuil roulant, et je ne l’avais pas vu une seule fois debout. Sa mère était toujours derrière lui, poussant le fauteuil.
Ils étaient l’un comme l’autre extraordinairement calmes. L’atmosphère de leur chambre évoquait celle d’un musée ; on ne percevait même pas les bruits de la télévision. À deux reprises seulement, j’ai entendu de la musique. Une fois, il s’agissait du Quintette pour clarinette de Mozart ; la deuxième fois, c’était de la musique pour orchestre, que je n’ai pas reconnue. Peut-être était-ce du Richard Strauss. Sinon, presque aucun autre bruit. Ils éteignaient la climatisation et laissaient toujours ouverte la porte d’entrée pour que pénètre dans leur chambre la brise fraîche de la mer ; malgré cela, pas une fois je n’ai entendu le son de leur voix. Sans doute leurs conversations – si du moins ils bavardaient réellement – se faisaient-elles tout doucement. Du coup, lorsque nous nous trouvions dans notre chambre, ma femme et moi, nous sentions-nous obligés de murmurer.
Nous croisions souvent le couple mère-fils au restaurant, ou dans le hall d’accueil, ou sur l’un des sentiers du jardin. L’hôtel était plutôt petit et il aurait été difficile d’éviter les rencontres, même si on l’avait souhaité. Nous nous saluions sobrement en passant. Les salutations de la mère et du fils étaient légèrement différentes. La mère saluait franchement, alors que le fils se contentait d’un infime mouvement du menton et des yeux. Pourtant, malgré leurs manières opposées, l’impression générale était la même. Dans les deux cas, il y avait un début, une fin, mais rien d’autre ne s’ensuivrait.
Ni ma femme ni moi-même ne leur avions jamais adressé la parole. Nous avions déjà suffisamment de sujets dont nous parlions entre nous : un éventuel déménagement, notre travail, la question d’avoir un enfant ou non. C’était le dernier été avant le cap de nos trente ans.
Après le petit déjeuner, la mère et son fils s’installaient invariablement sur le canapé du hall pour lire les journaux. L’un comme l’autre lisaient la totalité du journal avec gravité, et chaque article très soigneusement, comme s’il s’était agi pour eux d’une compétition dont l’enjeu consistait à étirer le temps au maximum. Parfois, à la place des journaux, ils se plongeaient dans de gros volumes cartonnés. Plutôt qu’une mère et son fils, on aurait dit un vieux couple dont l’intérêt mutuel s’était émoussé depuis longtemps.
Vers dix heures du matin, ma femme et moi descendions sur la plage en emportant une glacière. Nous nous enduisions copieusement d’huile solaire et nous nous allongions sur nos matelas pour bronzer. J’écoutais des cassettes des Rolling Stones ou de Marvin Gaye ; ma femme relisait Autant en emporte le vent en livre de poche. Elle proclamait qu’elle avait beaucoup appris sur la vie grâce à ce roman. Comme je ne l’ai pas lu, je ne sais pas très bien ce qu’elle a pu apprendre. Le soleil se levait depuis l’intérieur des terres, les hélicoptères accomplissaient le chemin opposé et disparaissaient très bas dans le ciel.
Immuablement, à deux heures de l’après-midi, la mère et le fauteuil roulant du fils apparaissaient sur la plage. La mère portait toujours une robe unie de couleur claire et un chapeau de paille blanc à large bord ; le fils restait nu-tête mais il chaussait des lunettes de soleil à la teinte vert sombre. Il était élégamment vêtu, pantalon de coton, chemise hawaïenne. Ils s’installaient à l’ombre des cocotiers, se laissant rafraîchir sous la brise, ne faisant à peu près rien, contemplant simplement la mer. La mère était assise sur une chaise pliante, le fils ne quittait jamais son fauteuil roulant. Ils se déplaçaient peu à peu pour fuir la progression du soleil. La mère avait emporté une bouteille thermos argentée ; elle se versait de temps en temps à boire dans un gobelet en papier. Il lui arrivait aussi de grignoter des crackers. Lorsqu’ils étaient sur la plage, ils ne lisaient pas. Ils regardaient la mer paisiblement, rien de plus.
Selon les jours, ils restaient ainsi une demi-heure seulement, mais quelquefois ils passaient de la sorte trois bonnes heures. Quand j’allais nager, j’éprouvais la sensation tenace qu’il leur arrivait de me suivre du regard. Comme la distance entre les radeaux et les alignements de cocotiers était assez considérable, peut-être était-ce mon imagination qui me jouait des tours. Ou peut-être étais-je ultrasensible. En tout cas, quand je me hissais sur l’un des radeaux et que je contemplais le rivage, j’avais la nette impression qu’ils avaient les yeux fixés sur moi. Parfois, dans le soleil, le thermos argenté miroitait sauvagement, comme la lame d’un couteau.
Les journées se succédaient de la sorte, à un rythme très lent ; pourtant, aucun doute, l’écoulement des jours était réel. Même si l’on croyait que rien de particulier ne différenciait chacun d’eux. On aurait pu intervertir leur ordre, personne n’y aurait fait attention. Le soleil se levait à l’est, se couchait à l’ouest, les hélicoptères verts disparaissaient très bas dans le ciel, je buvais des litres de bière et chaque jour, je nageais tout mon content.
L’après-midi de notre dernier jour à l’hôtel, je sortis pour une ultime baignade. Ma femme faisait la sieste et je me dirigeai donc seul vers la plage. C’était un samedi, il y avait un peu plus de monde que d’ordinaire, sans pour autant parler de foule. De jeunes soldats aux cheveux en brosse jouaient au volley. Tous étaient très bronzés et avaient des tatouages sur les bras. Des enfants s’amusaient au bord de l’eau ou construisaient des châteaux de sable. Parfois, à l’approche d’une grosse vague, ils sautaient en l’air en hurlant. Des familles entières se trouvaient sur la plage, mais presque personne ne se baignait. Les radeaux étaient déserts. Le soleil était à son zénith, le sable brûlant, le ciel sans nuage. Il était déjà deux heures passées, mais la mère et le fils n’étaient pas là.
J’avançai en marchant jusqu’à ce que j’aie de l’eau à la poitrine puis entamai un crawl en direction du radeau de gauche. Lentement, expérimentant avec la paume de mes mains la densité de la mer, je nageai en comptant le nombre de mes mouvements. L’eau était fraîche, agréable sur ma peau surchauffée. La transparence de l’eau était telle que, tout en nageant, je voyais distinctement mon ombre se projeter sur le sable des fonds, et j’avais le sentiment que j’étais comme un oiseau qui volait dans le ciel. À quarante mouvements de crawl, je relevai la tête et vis, comme je l’avais bien prévu, le radeau juste devant moi. Encore exactement dix, et ma main gauche atteignit la plate-forme. Je restai à flotter là quelques instants, retenant ma respiration, puis me hissai dessus par l’échelle.
Quelqu’un se trouvait déjà là, à ma grande surprise. Une Américaine blonde, anormalement grosse. Depuis la plage, je n’avais aperçu aucune silhouette sur les planches ; cette femme avait donc dû y monter pendant que je nageais. Couchée sur le ventre, elle portait un bikini minuscule. Un maillot d’un rouge semblable aux bannières flottant au vent que les paysans japonais installent sur leurs champs pour prévenir qu’ils viennent de répandre des produits chimiques. La femme était tellement obèse que son maillot en paraissait d’autant plus petit. Sa peau était très blanche, sans trace de bronzage. Sans doute n’était-elle là que depuis peu.
Quand j’étais monté sur le radeau, la femme avait entrouvert les yeux, m’avait regardé brièvement, puis ses paupières s’étaient refermées. Je m’assis de l’autre côté, laissai pendre mes jambes dans l’eau, et observai la plage au loin.
La mère et son fils étaient toujours invisibles sous les cocotiers. Ils n’étaient ni à l’ombre des arbres, ni ailleurs. S’ils s’étaient trouvés quelque part sur la plage, les reflets métalliques du fauteuil roulant sous le soleil auraient forcément attiré mon œil. Impossible de les rater. Du fait de leur absence, j’avais comme un sentiment de manque. Parce que toujours, dès deux heures de l’après-midi, ils avaient leur place sur le tableau que composait ce rivage.
Ou bien peut-être avaient-ils déjà réglé leur note, quitté l’hôtel, et s’en étaient-ils retournés – peu importe où – de là où ils venaient. Pourtant, je n’avais pas eu l’impression qu’ils se préparaient à quitter les lieux quand je les avais aperçus un peu plus tôt, dans le restaurant de l’hôtel. Ils prenaient tout leur temps au contraire pour savourer leur « menu du jour » puis pour déguster le plus lentement du monde leur café d’après déjeuner.
Je m’allongeai sur le ventre, comme la femme blonde, et restai là à rôtir environ dix minutes, écoutant les clapotis des vaguelettes qui heurtaient les côtés du radeau. Je sentais les gouttes d’eau dans mes oreilles devenir peu à peu brûlantes sous la chaleur du soleil.
« Mon Dieu qu’il fait chaud ! » s’écria la femme derrière moi, en se redressant. Elle avait une voix aiguë, légèrement mièvre.
« C’est bien vrai, répondis-je.
— Savez-vous quelle heure il est ?
— Je n’ai pas de montre, mais il doit être deux heures et demie ou trois heures moins le quart. Plus ou moins.
— Ah ! » fit-elle comme si cela lui paraissait invraisemblable. Puis elle eut comme un soupir. On aurait dit que l’heure ne lui convenait pas. Ou peut-être qu’au contraire cela lui était égal, cette heure-là, ou n’importe laquelle.
Des gouttelettes de sueur perlaient sur son corps telles des nuées de mouches sur du gibier ; des vagues de graisse prenaient naissance juste sous ses oreilles, dessinaient de molles ondulations en atteignant ses épaules et se poursuivaient ainsi le long de ses bras boursouflés. Même ses poignets et ses chevilles semblaient disparaître sous ces amas de chair. En la voyant, je ne pouvais m’empêcher de penser au bonhomme Michelin. Pourtant, malgré son obésité, cette femme ne me donnait pas l’impression d’être en mauvaise santé. Elle n’était pas laide non plus. Elle était simplement trop charnue. Je supposai qu’elle devait avoir dans les trente-cinq ans.
« Et il fait tous les jours aussi chaud ?
— Oui. Plus ou moins. De temps en temps il pleut, tout de même.
— Vous êtes sans doute ici depuis quelque temps déjà, non ? Vous êtes tellement bronzé !
— Neuf jours.
— Quel beau bronzage ! reprit la femme d’une voix admirative. Je vous envie ! »
Je m’éclaircis la gorge en guise de réponse. Au moment où je toussotais, je perçus le glouglou des gouttes d’eau dans mes oreilles.
« Je loge à l’hôtel réservé aux familles des militaires », me confia-t-elle.
Je compris ce qu’elle voulait dire. Le bâtiment n’était pas très éloigné du bord de mer.
« Mon frère est officier de marine, c’est lui qui m’a invitée. C’est pas mal, la marine, pas vrai ? Elle paye plutôt bien, sans compter tous les équipements qu’elle met à votre disposition. Ce n’était pas comme ça quand j’étais au collège ; c’était l’époque de la guerre au Vietnam et si vous aviez un militaire dans votre famille, c’était plutôt mal vu, mais depuis le monde a bien changé ! »
Je hochai la tête sans me compromettre.
« À propos de marine, d’ailleurs, mon ex aussi était officier. Dans l’aéronavale. Pilote de chasse. Il a servi au Vietnam pendant deux ans, et ensuite il est devenu pilote chez United Airlines. Moi, à l’époque, j’étais hôtesse de l’air dans la même compagnie. On s’est rencontrés. Et quand est-ce qu’on s’est mariés ? Je ne sais plus trop… en 1970… et quelques… Enfin, il y a à peu près six ans. C’est toujours la même histoire…
— La même histoire ?
— Eh oui. Ceux qui travaillent pour une compagnie aérienne ont des horaires complètement fous, alors ils ont tendance à se retrouver entre eux. Tout est différent par rapport aux gens ordinaires, les heures de travail, le mode de vie. En tout cas, je me suis mariée, j’ai arrêté mon travail ; et là-dessus, lui est sorti avec une autre hôtesse et il l’a épousée. Voilà, toujours la même histoire. »
Je tentai de changer de sujet. « Et où habitez-vous à présent ?
— Los Angeles. Vous y êtes déjà allé ?
— Non.
— Moi, j’y suis née, reprit-elle. Ensuite mon père a été muté à Salt Lake City. Vous êtes déjà allé à Salt Lake City ?
— Non.
— C’est pas un endroit qui vaut la peine », dit-elle en secouant la tête. Puis avec la main, elle essuya la sueur de son visage.
Il était un peu étrange d’entendre qu’elle avait été hôtesse. Je n’avais encore jamais vu d’hôtesse aussi grosse. J’avais vu des hôtesses qui auraient pu être des catcheuses. J’en avais vu avec des bras massifs et un soupçon de moustache. Mais jusqu’à présent jamais d’obèse. Peut-être United Airlines ne se souciait-elle pas du poids de ses hôtesses ? Ou bien peut-être n’était-elle pas aussi grosse lorsqu’elle travaillait ?
« Où êtes-vous installé ? » demanda-t-elle.
Je pointai du doigt la direction des cottages.
« Vous êtes seul ? »
Je lui expliquai que ma femme et moi étions venus passer quelques jours de vacances.
« Un voyage de noces ? »
Non, lui répondis-je, nous étions mariés depuis six ans déjà.
« Oh ? fit-elle d’un air étonné. Vous paraissez tellement jeune ! »
J’observai de nouveau le rivage. Toujours pas signe de la mère et de son fils en fauteuil roulant. Les militaires continuaient à jouer au volley. Le maître-nageur en haut de sa tour fixait un point avec attention, à l’aide de ses énormes jumelles. Puis les silhouettes de deux hélicoptères militaires firent leur apparition au large et, semblables aux messagers d’une tragédie grecque porteurs de nouvelles calamiteuses, ils vrombirent dans un fracas assourdissant au-dessus de nos têtes et disparurent à l’intérieur des terres. Le nez en l’air, nous restâmes silencieux durant leur passage.
« Je parie que de là-haut ils nous voient prendre du bon temps, reprit-elle. Ils s’imaginent qu’à bronzer au soleil sur un radeau on n’a aucun souci, aucun chagrin.
— Oui, sans doute, dis-je.
— D’en haut, la plupart des choses vous semblent belles », dit-elle encore. Puis elle roula de nouveau sur le ventre et ferma les yeux, l’air contrarié.
Quelques instants s’écoulèrent sans que nous échangions une parole. Je saisis l’occasion pour me lever et pour lui annoncer que j’allais rentrer à présent. Puis je plongeai et m’éloignai à la nage. Environ à mi-chemin, je me soulevai hors de l’eau et me tournai du côté du radeau. Elle m’observait et agita la main. J’en fis de même. De loin, on aurait dit un dauphin. Si des nageoires lui avaient poussé, elle n’aurait eu qu’à se laisser glisser dans l’océan.
De retour dans notre chambre, je m’accordai un petit somme. Le soir venu, nous nous rendîmes au restaurant de l’hôtel prendre notre dîner, comme à l’ordinaire. La mère et son fils étaient toujours invisibles. Lorsque nous revînmes dans notre chambre, leur porte était fermée, à la différence des jours précédents. De la lumière filtrait cependant par une petite ouverture vitrée ménagée dans la porte, mais il était impossible de savoir si les occupants se trouvaient encore là.
« Je me demande s’ils sont déjà partis ? m’enquis-je auprès de ma femme. Ils n’étaient pas sur la plage, et pas non plus au restaurant.
— Tôt ou tard, tout le monde s’en va, répondit-elle. On ne vit pas indéfiniment de cette façon.
— Bien sûr », approuvai-je. Au fond de moi pourtant, je n’étais pas tout à fait convaincu. Je ne parvenais pas vraiment à imaginer cette mère et son fils ailleurs qu’ici.
Nous commençâmes à préparer nos bagages. Une fois nos deux valises bouclées et déposées au pied du lit, l’atmosphère de la chambre dégagea soudain une froideur qu’elle n’avait pas jusque-là. C’était bien la fin de nos vacances.
Lorsque je m’éveillai, je consultai mon réveil de voyage sur la table de nuit ; il indiquait une heure et vingt minutes. Mon cœur battait fiévreusement, pour quelque raison inconnue. Un rythme inhabituellement violent. Je me laissai glisser du lit au tapis, m’assis en tailleur et respirai profondément à plusieurs reprises. Puis je bloquai mon souffle, relâchai les épaules, étirai les muscles du dos et tentai de fixer ma concentration dans la zone autour du nombril. Après quoi, de nouveau, je respirai à fond, plusieurs fois. Peu à peu, je sentis mon rythme cardiaque ralentir. Peut-être, me dis-je, ai-je nagé trop longtemps. Ou peut-être suis-je resté au soleil trop longtemps. Je me levai, j’examinai du regard la chambre. Nos deux valises étaient posées au pied du lit, comme des animaux blottis craintivement. Ah oui, pensai-je, demain, nous ne serons plus là.
Dans le clair de lune blanc qui filtrait par la fenêtre, je vis ma femme qui dormait d’un sommeil profond. On aurait dit qu’elle était morte, car je ne percevais pas le moindre bruit de respiration. Il lui arrivait de temps à autre de dormir de la sorte. Juste après notre mariage, j’avais éprouvé de véritables angoisses : et si elle était vraiment morte ? me disais-je. En fait, elle dormait paisiblement, très profondément. J’ôtai mon pyjama humide de sueur et enfilai un nouveau tee-shirt et un short. Puis je glissai dans ma poche une petite bouteille de Wild Turkey qui se trouvait sur la table, j’ouvris la porte tout doucement, en prenant bien garde de ne pas réveiller ma femme, et je sortis. L’air de la nuit était frais, chargé de toutes les odeurs des plantes et de l’humidité ambiante. C’était la pleine lune, qui baignait le monde de teintes étranges – différentes de celles du jour. Comme si on avait regardé le paysage à travers un filtre coloré particulier, un filtre qui aurait donné à certaines choses une teinte plus intense qu’elles ne l’avaient en réalité, et qui en aurait rendu d’autres aussi incolores, aussi livides que des cadavres.
Je n’avais pas sommeil. C’était comme si pour moi le sommeil n’avait jamais existé. Je me sentais l’esprit parfaitement clair et vif. Le silence était total. Pas de vent. Aucun cri d’oiseau de nuit, aucune stridulation d’insecte. Tout juste si je percevais au loin le bruit des vagues, et encore. Il me fallait tendre l’oreille.
Je fis très lentement le tour du cottage puis coupai par le jardin. La pelouse était ronde, et à la lumière de la lune, on aurait dit un étang gelé. Je marchai avec précaution, à pas légers, afin de ne pas briser la glace. Au-delà, un étroit escalier en pierres menait au « bar de jardin tropical ». Chaque soir avant le dîner, je prenais là une vodka tonic. Bien entendu, le bar était fermé à cette heure. Les volets en bois du kiosque étaient clos, et une douzaine de tables rondes disséminées tout autour. Les parasols étaient gentiment repliés, comme des ptérodactyles endormis pour la nuit.
Le jeune homme en fauteuil roulant se trouvait là, un coude posé sur une des tables ; il était seul, il contemplait la mer. Sous les clartés lunaires, le métal de son fauteuil avait de légers miroitements froids. De loin, on aurait dit qu’il s’agissait d’une sorte de machine de précision, spécialement faite pour les heures les plus sombres de la nuit.
C’était la première fois que je le voyais seul. J’avais fini par considérer comme naturel qu’il fasse corps avec sa mère : elle derrière, poussant le fauteuil dans lequel lui se tenait. Et je trouvais presque bizarre de le voir séparé d’elle. C’était pour moi une sensation quasiment gênante de le rencontrer, seul, sous cette lumière. Il portait une chemise hawaïenne orange que je me rappelais avoir déjà vue et un pantalon blanc en coton. Il était simplement assis et ne faisait pas le moindre mouvement en contemplant la mer.
Je restai un instant indécis, ne sachant si je devais lui parler ou non. Mais alors que j’hésitais encore, il sentit ma présence et se retourna. Il me reconnut et m’adressa son petit salut habituel.
« Bonsoir, lui dis-je.
— Bonsoir », répondit-il paisiblement. C’était la première fois que j’entendais sa voix. Elle me parut un peu ensommeillée mais parfaitement ordinaire néanmoins. Ni trop aiguë, ni trop basse.
« Une promenade nocturne ? me demanda-t-il.
— Je n’arrivais pas à dormir. »
Il m’examina de haut en bas puis esquissa un sourire.
« C’est pareil pour moi, avoua-t-il. Voulez-vous vous asseoir par ici ? »
J’hésitai quelques secondes avant d’acquiescer. M’approchant de sa table, je m’emparai d’une chaise et m’installai face à lui. Je me tournai ensuite pour regarder dans la même direction. À l’extrémité de la plage, tels des muffins grossièrement coupés en deux, s’étiraient les rochers aigus, déchiquetés, baignés à intervalles réguliers par de courtes vagues. Des vaguelettes précises et gracieuses – on aurait pu croire qu’elles avaient été mesurées à la règle. Sinon, il n’y avait pas grand-chose de spécial à contempler.
« Je ne vous ai pas vu à la plage aujourd’hui, remarquai-je.
— Je suis resté à me reposer dans la chambre toute la journée, répondit-il. Ma mère n’était pas très bien.
— Ah, je suis désolé.
— Elle n’est pas malade physiquement, en fait. C’est plutôt psychologique, ou nerveux. »
Il se caressa la joue du majeur de la main droite. Malgré l’heure avancée de la nuit, ses joues étaient lisses, sans aucun signe d’une barbe naissante. On aurait dit de la porcelaine .« Mais elle va mieux à présent. Je crois qu’elle s’est endormie. Ce n’est pas comme mes jambes. Pour ma mère, une bonne nuit de sommeil, et elle va mieux. Elle n’est pas guérie à tout jamais, naturellement, mais enfin, elle retrouve son état normal. Dès demain, elle ira tout à fait bien. »
Il resta alors silencieux trente secondes, peut-être une minute. Sous la table, je décroisai mes jambes en me demandant si le moment était opportun pour me retirer. J’hésitais comme si cette décision engageait ma vie entière. Mais au moment où j’allais lui dire au revoir, il se remit à parler.
« Il existe énormément de maladies nerveuses. Elles ont peut-être les mêmes causes, mais les symptômes sont innombrables. Comme un tremblement de terre : l’énergie sous-jacente est la même, mais, selon le lieu où se produit le séisme, les résultats sont différents. Dans un cas, une île peut disparaître, dans un autre, une nouvelle peut surgir. »
Le jeune homme bâilla. Un bâillement long, en quelque sorte stylé. On pourrait même dire élégant. « Pardon », dit-il ensuite. Il semblait absolument épuisé. On aurait dit qu’il allait s’écrouler de sommeil à tout instant. Je jetai un coup d’œil à ma montre et m’aperçus que je n’en portais pas ; à la place, il y avait sur mon poignet gauche une bande de peau blanche, que ma montre avait protégée du soleil.
« Ne vous inquiétez pas pour moi, reprit-il. J’ai l’air d’être endormi, mais non, en fait, je ne le suis pas. Quatre heures de sommeil me suffisent par nuit, et d’habitude, je m’endors juste avant l’aube. C’est pourquoi en général, à ces heures-là, je viens dans le jardin, et je reste là sans rien faire de spécial. Alors, ne vous en faites pas. »
Il saisit le cendrier Cinzano qui se trouvait sur la table, l’examina un moment comme s’il s’agissait d’un objet rare puis le reposa.
« Quand ma mère souffre d’une de ses crises nerveuses, la partie gauche de son visage est paralysée. Elle ne peut plus bouger son œil ni sa bouche. Si vous regardez cette moitié-là de visage, cela vous fait penser à un vase brisé. C’est une impression bizarre mais pour autant son état n’est pas grave, il n’y a pas à redouter d’issue inéluctable. Une nuit de sommeil, et c’est fini, tout est arrangé. »
Je ne savais absolument pas quoi lui répondre. Je me contentai d’un hochement de tête peu compromettant.
Un vase brisé ?
« Ne dites surtout pas à ma mère ce que je vous ai confié. Elle déteste qu’on parle de sa maladie.
— Bien entendu, dis-je. De toute manière, nous devons quitter les lieux demain matin. Je ne pense pas avoir l’occasion de la revoir.
— Oh, quel dommage », répondit-il. Il avait l’air de penser ce qu’il disait.
« C’est dommage, oui, mais je suis obligé de rentrer pour mon travail.
— Et où vivez-vous ?
— À Tokyo.
— Tokyo », répéta-t-il. Il étrécit les yeux et contempla de nouveau l’océan. Comme si, en forçant sa vue, il était capable de discerner l’animation des rues de Tokyo au-delà de la ligne d’horizon.
« Votre séjour ici va-t-il se prolonger longtemps ?
— Euh, je ne sais pas trop, fit-il, en laissant courir les doigts sur les poignées de son fauteuil roulant. Peut-être un mois ; peut-être deux. Tout dépendra du cours des événements. Rien n’est encore décidé. Comme mon beau-frère possède beaucoup d’actions dans cet hôtel, nous pouvons y rester presque gratuitement autant qu’il nous plaira. Mon père dirige une grosse entreprise de carrelage à Cleveland, et c’est mon beau-frère qui va lui succéder. À vrai dire, je n’adore pas ce type, mais vous voyez ce que je veux dire ? On ne choisit pas sa famille. Enfin, après tout, cet homme n’est peut-être pas aussi désagréable que je l’imagine. Les gens en mauvaise santé finissent par avoir les idées étroites. »
Il sortit un mouchoir de sa poche et se moucha élégamment, en prenant tout son temps. Puis il remit le mouchoir dans sa poche.
« En tout cas, il fabrique du carrelage, chaque jour. Et il possède des tas d’actions dans pas mal de sociétés. En plus, il est propriétaire de terrains. En un mot, c’est un type qui sait y faire. Comme mon père, d’ailleurs. En somme, nous tous – je veux dire par là, les membres de ma famille – nous nous partageons en deux catégories : les bien-portants et les malades. Les efficaces et les inefficaces. C’est très clair. Par conséquent, j’aurais tendance à considérer les autres critères comme beaucoup moins parlants. Ce qui est sûr, c’est que nous coexistons parfaitement. Les bien-portants sont très occupés à fabriquer du carrelage, à augmenter leur capital et à se débrouiller avec les impôts – ceci reste entre nous, bien sûr – et ils nourrissent les malades. Une parfaite division du travail. »
Il s’interrompit et inspira profondément. Il pianota quelques instants sur la table avec ses ongles. J’attendais en silence la suite de son récit.
« Ils décident de tout pour nous. Allez à tel endroit ce mois-ci. Et puis, le mois suivant, allez à tel autre. Du coup, je me sens comme la pluie… Il faut qu’elle tombe un jour ici, un autre jour ailleurs. Voilà, c’est ça, ma mère et moi, nous sommes comme la pluie. »
Les vagues clapotaient contre les rochers, laissant derrière elles de l’écume blanche ; l’écume s’évanouissait et de nouvelles vagues arrivaient. Je contemplais d’un œil distrait ce processus perpétuel. Le ciel était sans nuage et la lune allongeait des ombres effilées entre les rochers.
« Dans cette division du travail que j’ai évoquée, reprit-il, eh bien, nous avons nous aussi notre rôle à jouer. Le système fonctionne dans les deux sens. Comment dire ? Finalement, nous, de notre côté, nous compensons leur excès d’action en ne faisant rien. Et l’équilibre se maintient. Nous devons contrebalancer ce qu’ils produisent en excès. C’est notre raison d’être. Comprenez-vous ce que je veux dire ?
— J’ai l’impression que oui, à peu près, mais je n’en suis pas certain », répondis-je. Il rit doucement.
« La famille, c’est quelque chose de bien étrange, continua-t-il. Elle ne peut exister sans ses propres lois. Sinon, le système ne fonctionne pas bien. En ce sens, mes jambes inertes représentent une sorte de drapeau auquel se rallie la famille. Mes jambes mortes sont l’axe autour duquel tout s’organise. »
Il continua à tapoter sur la table du bout des doigts. Il n’y avait pas dans ce geste de sentiment de colère. Bouger les doigts, c’était juste pour lui réfléchir paisiblement, à son propre tempo.
« L’une des principales caractéristiques de ce système est que le manque a tendance à être attiré par un manque plus important, tout comme l’excès tend à devenir un excès plus important encore. Savez-vous comment Claude Debussy a résumé sa pensée, alors qu’il composait un opéra qui semblait aboutir à une impasse ? « Je passe ma vie à chercher le rien que cette œuvre crée. » Moi, ma tâche, c’est de créer le vide, le rien. »
Puis il pinça étroitement les lèvres et replongea dans un silence insomniaque. Son esprit vagabondait dans des régions inconnues de moi, peut-être celles de son propre rien. Quelques instants plus tard, il revint par ici, et il sembla que le point où il était de retour se trouvait légèrement éloigné de son lieu de départ. Je caressai ma joue du doigt. Les rugosités de ma barbe naissante m’indiquèrent clairement que le temps avait bien poursuivi son cours.
Je sortis de ma poche la mignonnette de whisky et la posai sur la table.
« Cela vous dit ? Mais je n’ai pas de verre. »
Il secoua la tête. « Merci, je ne bois pas. Je ne suis pas très sûr de ce qui se passerait si je commençais à boire. Mais cela ne me dérange pas que d’autres le fassent ! Je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi. »
Je débouchai la petite bouteille, en pris une gorgée, et la laissai couler lentement au fond de ma gorge. Peu à peu la chaleur m’envahit. Je fermai les yeux, goûtant la sensation. De l’autre côté de la table, il m’observait attentivement.
« La question va peut-être vous paraître étrange, mais vous y connaissez-vous en couteaux ?
— En couteaux ?
— Oui, les couteaux, les instruments qui servent à couper. Les couteaux de chasse, par exemple. »
Il m’était arrivé de me servir d’un canif ordinaire quand j’avais fait du camping. Mais je ne savais pas grand-chose à propos des couteaux en général. Je le lui dis et il parut légèrement déçu. Puis il reprit aussitôt :
« Cela ne fait rien. J’aurais simplement aimé que vous jetiez un coup d’œil au couteau que j’ai là. Je l’ai acheté il y a un mois environ, sur catalogue. Mais je n’ai pas la moindre connaissance sur ce genre de choses. Est-il de bonne qualité ? Même cela, je l’ignore. Aussi j’avais envie que quelqu’un l’examine et me donne son avis. Est-ce que cela vous dérangerait ? »
Non, cela ne me dérangeait pas, lui dis-je.
Il sortit précautionneusement de sa poche un objet long de quelques centimètres, à la courbure remarquable, et le posa sur la table. Il y eut un bruit dense, net. C’était donc là son couteau de chasse.
« N’allez rien vous imaginer de bizarre, me dit-il. Je n’ai pas l’intention de blesser quelqu’un avec ce couteau, ou de me suicider ! Simplement, un jour, il se trouve que j’ai eu soudain envie d’avoir un couteau bien aiguisé. Peut-être y a-t-il eu un incident qui m’en a donné l’idée. Je ne m’en souviens plus. Toujours est-il que je désirais terriblement un couteau. J’étais très impatient de le posséder. Rien de plus. Alors j’ai consulté des catalogues de vente par correspondance, et j’ai commandé ce couteau. Personne ne sait que je l’ai toujours dans ma poche quand je me promène. Même ma mère n’est pas au courant. C’est mon secret. À présent, vous êtes le seul à le savoir.
— Mais je rentre à Tokyo demain.
— Oui, c’est juste », répondit-il avec un sourire.
Il prit le couteau dans la main et le conserva sur sa paume un moment comme s’il voulait en vérifier le poids. On aurait dit que cela avait une signification importante à ses yeux. Puis il me le tendit à travers la table. Il possédait vraiment une densité très particulière – comme s’il s’était agi d’une créature vivante douée de sa volonté propre. Le manche présentait des incrustations de bois. La partie métallique était fraîche, bien que le couteau ait séjourné longtemps dans sa poche.
« Allez-y ! Ouvrez-le ! »
Je poussai sur un petit creux, dans la partie haute de la poignée : le lourd couteau découvrit sa lame. Il y eut un déclic sec, et manche et lame se retrouvèrent solidement alignés. L’objet devait bien mesurer dix centimètres de longueur totale. À présent que je le tenais déployé dans ma main, je fus de nouveau étonné par son poids. Il ne s’agissait pas simplement du poids à proprement parler. C’était plutôt la manière dont sa pesanteur s’accordait bien avec ma paume. J’essayai plusieurs mouvements, le fis tourner de haut en bas, d’un côté, de l’autre, et grâce à son poids, précisément, le couteau n’avait aucune tendance à glisser. De plus, la pointe de la lame métallique dessinait en l’air des lignes aiguës, suivant les mouvements de ma main. Un sillon destiné à recueillir le sang frais était creusé sur la lame.
« Il est splendide, lui dis-je. Je ne suis pas spécialiste en la matière, mais il me communique une très bonne sensation.
— Ah, j’en suis heureux, répondit-il. Mais ne trouvez-vous pas que pour un couteau de chasse, il est un peu petit ?
— Oh ! Eh bien, tout dépend de l’usage que vous en ferez.
— Oui, vous avez raison. » Et il hocha la tête plusieurs fois, comme pour accentuer son assentiment. « Tout à fait. Selon l’usage que vous en ferez, le résultat sera complètement différent. »
Je repliai le couteau et le lui tendis. Le jeune homme l’ouvrit à nouveau et habilement, il le fit tournoyer dans la main. Puis, comme s’il visait une cible avec un fusil, il ferma un œil et pointa le couteau en direction de la pleine lune. Les clartés lunaires reflétées sur la lame s’imprimèrent fugitivement sur un côté de son visage.
« J’aimerais vous demander une faveur, me dit-il. Accepteriez-vous de couper quelque chose avec ce couteau ?
— Quoi, par exemple ?
— Ce que vous voulez. Coupez quelque chose dans ce qui se trouve autour de nous. Moi, je passe ma vie dans ce fauteuil roulant et ce que je peux couper moi-même est très limité. C’est pourquoi je vous demande de le faire à ma place. »
Je ne voyais pas vraiment de raison de refuser. Je repris le couteau et pratiquai plusieurs entailles dans le tronc d’un cocotier. Puis incisai en diagonale les fragments d’écorce. Ensuite je ramassai un des panneaux en polystyrène, à côté de la piscine, et le sectionnai en deux. Le couteau était infiniment plus efficace que je l’aurais imaginé.
« C’est un instrument magnifique, déclarai-je.
— Il est entièrement fait main, dit-il. Et assez cher, à vrai dire. »
Comme le jeune homme l’avait fait, je visai la lune avec la lame et gardai mon regard fixé dessus. Sous les lumières de la nuit, on aurait dit la tige d’une monstrueuse plante perçant tout juste la surface du sol. Une chose, en quelque sorte, qui relierait le « rien » et l’« excès ».
« Essayez de couper d’autres objets ! »
J’essayai de trancher tout ce que mon œil accrochait. J’ouvris des noix de coco tombées sur le sol, je balafrai les feuilles épaisses d’une plante tropicale, déchiquetai le menu accroché à l’entrée du bar. J’allai jusqu’à essayer de taillader plusieurs troncs d’arbres que la mer avait rapportés sur la plage. Quand je fus à court d’idées, je me lançai dans une série de mouvements lents, comme si je pratiquais le tai-chi, le couteau traçant dans l’air de la nuit des arabesques muettes. Rien ne faisait obstacle à mes mouvements. La nuit était profonde, le temps, souple, tout débordait de sucs. La lumière de la pleine lune se superposait à cette profondeur, à cette souplesse.
Alors que je sabrais l’air de la sorte, me revint soudain en mémoire la grosse femme que j’avais rencontrée. Celle qui, autrefois, avait été hôtesse de l’air à United Airlines. Avec son corps rebondi et sa peau blanche, j’avais l’impression de la voir flotter autour de moi, sans forme définie, telle un brouillard. Ce brouillard était plein de tout : de radeaux, de l’océan, du ciel, d’hélicoptères, de pilotes. Je tentai de les taillader. Mais je ne savais pas accommoder la juste distance et tous restaient hors d’atteinte de la pointe de la lame. Étaient-ce des illusions ? Ou bien, étais-je moi-même une illusion ? J’étais incapable d’en décider. Peu importait, après tout. Demain, je ne serais plus là.
« Je fais parfois ce rêve », dit le jeune homme dans son fauteuil roulant. Sa voix était chargée d’étranges échos, comme si elle sortait d’une fosse profonde. « Il y a un couteau planté de travers dans la partie souple de ma tête, là où résident les souvenirs. Il est enfoncé profondément à l’intérieur. Cela ne me fait pas spécialement mal. Je n’en sens pas le poids non plus. Simplement, il est là, planté dans ma tête. Je me tiens à part, et j’observe la scène comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. J’aimerais que quelqu’un retire ce couteau. Mais personne ne sait que j’ai un couteau fiché dans le cerveau. Je voudrais pouvoir l’enlever moi-même mais je ne parviens pas à ce que mes mains atteignent l’intérieur de ma tête. C’est extrêmement bizarre. J’ai pu me poignarder mais je suis incapable de retirer le couteau. Ensuite, tout commence à disparaître. Moi aussi, je me mets à m’estomper. À la fin, il ne reste que le couteau. Le couteau est là jusqu’au bout. Comme les os d’un animal préhistorique sur une plage. Voilà mon rêve. »