Grâce à la capacité exceptionnelle qu’il avait de tenir son journal intime sur une très longue période sans manquer un seul jour, il pouvait dater très précisément le moment où ses nausées avaient commencé et celui où elles s’étaient arrêtées. Elles avaient débuté le 4 juin 1979 (temps clair) et avaient cessé le 14 juillet de la même année (nuageux). J’avais fait sa connaissance quand il avait donné un croquis pour illustrer une histoire que je publiais dans une revue.
Comme moi, ce jeune dessinateur collectionnait les disques anciens, mais sa particularité à lui, c’était d’aimer faire l’amour avec les petites amies ou les épouses de ses amis. Il avait deux ou trois ans de moins que moi. Tout au long des années, il avait collectionné un nombre de conquêtes impressionnant. Il lui était même arrivé parfois de faire l’amour avec la femme d’un de ses amis alors que ce dernier était sorti pour acheter de la bière ou qu’il prenait une douche. Il me racontait volontiers ses exploits.
« Le sexe express, c’est pas mal, me racontait-il. Tu gardes pratiquement tous tes vêtements, tu te dépêches autant que tu le peux, et hop, ça y est. Parce que le sexe courant, ordinaire, parfois, ça n’en finit plus, tu ne trouves pas ? »
Bien entendu, il ne s’en tenait pas uniquement à ces tours de force sexuels, et il prenait plaisir aussi à des échanges plus longs. Mais faire l’amour avec les petites amies ou les épouses de ses amis, voilà ce qui lui plaisait avant tout.
« Cela ne m’intéresse pas spécialement de tromper mes amis, non, non, je n’entretiens pas ce genre de déviance. Mais quand je couche avec leur femme, j’ai l’impression qu’ils me deviennent plus intimes. Je fais partie de la famille, en quelque sorte. Tu sais, ce n’est jamais que du sexe, rien de plus. Je ne fais de tort à personne tant que cela reste secret.
— Tu n’as jamais été découvert ?
— Non, jamais, évidemment, répondit-il sur un ton légèrement surpris. Tant que tu n’éprouves pas le désir latent d’exposer au grand jour ce que tu fais, ces choses-là demeurent dans l’ombre. Bien entendu, tu dois faire très attention à ne rien dire ou ne rien faire qui éveillerait les soupçons. Et il est de première importance d’établir d’emblée des règles strictes. Autrement dit, il faut que ta partenaire sache bien qu’il ne s’agit que d’un jeu amical, qu’il n’y aura aucune suite sérieuse et que personne ne doit souffrir. Il va de soi que tu lui expliques tout cela avec les mots qui conviennent. »
Pour ma part, j’avais vraiment du mal à croire que les choses fonctionnaient aussi bien qu’il le disait. En même temps, il n’était pas du genre à raconter n’importe quoi pour se faire mousser. Par conséquent je me mis à penser qu’il n’avait peut-être pas tort.
« En fin de compte, la plupart des femmes recherchent aussi ce type d’aventures. Leur mari ou leur amant – mes amis donc – sont en général des hommes bien plus glorieux que moi. Par exemple, ils peuvent être plus beaux, ou plus intelligents, ou encore ils peuvent avoir un pénis plus gros. Mais les femmes ne se préoccupent pas de ce genre de choses-là. Elles sont d’accord tant que leur mari ou leur amant est décemment normal et gentil, et elles sont prêtes à se montrer bien disposées. Mais ce qu’elles recherchent, c’est que quelqu’un s’intéresse à elles au-delà de leur statut somme tout statique de « petite amie » ou d’« épouse ». Voilà la règle de base de toute l’affaire. Bien entendu, superficiellement, leurs motivations sont infiniment variées.
— Par exemple ?
— Eh bien, par exemple, elles veulent se venger d’un mari volage, ou bien elles s’ennuient, ou bien encore elles trouvent plaisant qu’un homme autre que leur mari les trouve séduisantes. Voilà, ce genre de choses. Il me suffit de les regarder pour comprendre. Et ce n’est pas une question de technique. C’est un talent qu’on possède de naissance. Tu l’as ou tu ne l’as pas. »
Lui-même n’avait pas de petite amie en titre.
Comme je l’ai indiqué plus haut, nous étions l’un et l’autre amateurs de disques anciens, et il nous arrivait parfois de procéder à des échanges. Nous collectionnions tous les deux des enregistrements de jazz allant du début des années 50 jusqu’aux années 60 ; pourtant, nos intérêts différaient légèrement, ce qui nous permettait de pratiquer avec succès quelques transactions. Je me concentrais sur les musiciens blancs de la côte Ouest et lui préférait les enregistrements plus récents, les formations plus populaires comme celles de Coleman Hawkins ou Lionel Hampton. Aussi, s’il se trouvait qu’il possédait un enregistrement Victor du Trio Pete Jolly et moi Mainstream de Vic Dickenson, nous parvenions à un échange équitable à nos yeux. Tout en buvant des bières, nous passions la journée entière à examiner nos acquisitions et à traquer d’éventuels défauts sur les disques.
Ce fut après l’une de ces séances de troc qu’il me parla de ses nausées. Nous buvions du whisky dans son appartement. Partie de la musique, notre conversation s’était déplacée vers l’alcool pour aboutir à l’ivresse et à ses conséquences.
« Il m’est arrivé à une époque de vomir chaque jour, et ce, quarante jours d’affilée. Chaque jour. Sans exception. Et ce n’était pas parce que j’avais trop bu. Je n’étais pas malade non plus. Simplement je vomissais, sans raison. Quarante jours à la suite. Oui. Ça n’était pas rien, je peux te l’assurer. »
Sa première vague de nausées et de vomissements commença le 4 juin. Mais il n’eut d’abord là aucune matière à récrimination parce que, la veille au soir, il avait ingurgité une quantité considérable de whisky et de bière. Comme à son habitude, il avait également fait l’amour avec la femme d’un ami. Tout cela s’était passé la nuit du 3 juin 1979.
C’est pourquoi, lorsqu’il rendit le contenu entier de son estomac dans la cuvette de ses toilettes, à huit heures du matin, le 4 juin, le bon sens aurait pu difficilement qualifier l’épisode de bizarre ou de pas naturel. Ni trouver à redire au fait que c’était la première fois qu’il vomissait depuis qu’il s’était mis à boire, à l’université. Il actionna la chasse d’eau pour faire disparaître dans les égouts les matières déplaisantes que son estomac avait rejetées. Après quoi, il s’installa à son bureau et se mit au travail. Il ne se sentait absolument pas malade. Et même, cette journée aurait pu être classée dans la catégorie « productive ». Il accomplit parfaitement ses tâches et, vers midi, se sentit plein d’appétit.
Il se confectionna un sandwich jambon-concombre qu’il dévora et but une bière pour le faire passer. Trente minutes plus tard, il fut la proie d’une deuxième vague de nausées ; il rejeta le sandwich entier dans les toilettes. Des lambeaux de pain et de jambon flottaient sur l’eau de la cuvette. Pourtant, il ne se sentait pas mal. Il n’éprouvait aucun malaise. Il avait vomi, voilà tout. Il avait eu l’impression que quelque chose s’était coincé au fond de sa gorge, et c’était avec une certaine curiosité qu’il s’était penché au-dessus de la cuvette des WC pour découvrir ce que son estomac allait rejeter ; un peu comme un prestidigitateur qui, en quelques gestes habiles, fait surgir de son chapeau une colombe, un lapin, ou des drapeaux. Rien de plus.
« J’ai eu diverses expériences de nausées dans ma vie, par exemple quand j’étais étudiant et que j’avais trop bu. Ou bien j’ai eu mal au cœur dans certains transports. Mais là, c’était quelque chose de complètement différent. Je ne me sentais même pas le ventre noué. C’était plutôt comme si mon estomac poussait la nourriture vers la sortie du haut, sans porter à cela une attention particulière. Sans qu’il y ait un rapport spécial entre cette nourriture et lui. Je ne me sentais pas mal, et je ne percevais pas d’odeur fétide ou aigre. Du coup, je me suis retrouvé dans un état plutôt bizarre. Tu comprends, cela ne s’était pas passé une seule fois, mais deux. J’ai commencé à m’inquiéter et j’ai décidé d’arrêter l’alcool pour un temps. »
Mais son troisième épisode de nausées eut lieu inexorablement le lendemain matin. L’anguille qu’il avait dégustée au dîner de la veille et le muffin anglais tartiné de marmelade de son petit déjeuner ressortirent pratiquement tels quels.
Il était en train de se brosser les dents dans la salle de bains après sa crise quand le téléphone sonna. Il souleva le combiné et entendit une voix d’homme prononcer son nom puis raccrocher. Ce fut tout.
« Ce ne serait pas le mari ou le petit ami de l’une des femmes avec qui tu as couché ? lui demandai-je.
— Non, répondit-il catégoriquement. Je connais très bien leur voix à tous. Et celle du téléphone, c’était la première fois que je l’entendais. Elle dégageait quelque chose de très désagréable. Et ensuite, chaque jour, j’ai reçu ce même coup de téléphone. Du 5 juin au 14 juillet. Tu vois ? Exactement durant la même période que mes vomissements.
— Oui. Mais je n’arrive pas à trouver de relation entre ces appels bizarres et tes nausées.
— Moi non plus. Et c’est bien pourquoi toute cette histoire m’a énormément perturbé, jusqu’à maintenant d’ailleurs. En tout cas, chaque appel se déroulait exactement de la même façon. Le téléphone sonnait, l’homme disait mon nom, et clac, il raccrochait. Chaque jour sans faute, un coup de téléphone. Les horaires variaient : le matin, le soir, au milieu de la nuit, n’importe quand. Naturellement, j’aurais pu ne pas répondre, mais j’ai besoin du téléphone pour mon travail, et puis, parfois, une femme m’appelle aussi.
— Eh bien, commentai-je.
— Et en parallèle, mes nausées ont continué régulièrement, sans une seule journée de répit. Je crois bien que je vomissais à peu près la totalité de ce que je mangeais. Ensuite, bien sûr, j’avais faim, je mangeais de nouveau, et de nouveau, je rejetais tout ce que j’avais avalé. Un véritable cercle vicieux. Enfin, j’ai réussi à assimiler en moyenne un repas sur trois, plus ou moins, ce qui m’a permis de me maintenir en vie, de justesse. Si j’avais rejeté mes trois repas, il aurait fallu me nourrir au goutte-à-goutte.
— Tu n’es pas allé voir un médecin ?
— Un médecin ? Si, bien sûr. Je me suis rendu dans une clinique à côté de chez moi. Un établissement assez important. Ils m’ont fait passer des radios et des examens d’urine. Ils ont sérieusement envisagé la possibilité d’un cancer. Mais ils n’ont rien trouvé. J’étais un exemple de bonne santé. En désespoir de cause, ils m’ont donné des médicaments contre la « fatigue chronique de l’estomac », ou peut-être contre le stress. Ils m’ont seriné de me coucher tôt et de me lever tôt, d’éviter l’alcool et de ne pas m’en faire pour des petites choses sans importance. À quoi bon me raconter des bêtises pareilles ? La « fatigue chronique de l’estomac », moi, je sais ce que c’est. Et il faudrait être complètement idiot pour ne pas le savoir quand on en est atteint. On a des lourdeurs et des aigreurs d’estomac et plus d’appétit. Et s’il arrive aussi d’avoir des nausées, elles surviennent à la suite de tous ces symptômes. Il n’y a jamais de nausée totalement isolée. Alors que moi, je vomissais simplement, sans aucun autre symptôme. À part le fait que j’avais perpétuellement faim, j’étais en excellente forme et ma tête en parfait état.
« Quant au stress, je n’y suis pas spécialement sensible. Bon, bien sûr, il m’arrive d’être sous pression pour mon travail. Mais pas au point d’être vraiment épuisé. Et avec les femmes, ça marche bien aussi. En plus, je vais à la piscine deux ou trois fois par semaine nager longuement. Alors, franchement, je faisais ce qu’il fallait, non, qu’est-ce que tu en penses ?
— Oui, on dirait.
— Simplement, je vomissais », conclut-il.
Le manège se poursuivit ainsi, deux semaines durant, nausées régulières et appels téléphoniques ponctuels. Le quinzième jour, il décida qu’il en avait par-dessus la tête. Il laissa en plan son travail. Il ne pouvait certes pas contrôler ses vomissements mais il pouvait au moins échapper au téléphone. Il se rendit donc dans un hôtel, réserva une chambre et passa la journée à regarder la télévision et à lire. Au début, le changement de décor parut produire un certain effet. Il eut l’impression qu’il digérait correctement le sandwich au rosbif et la salade d’asperges commandés pour son déjeuner. À trois heures et demie, au salon de thé de l’hôtel, il rencontra la petite amie d’un de ses proches, et il lesta son estomac d’une part de tarte aux cerises et de café – lesquels eurent le bon goût de rester en place. Après quoi, il fit l’amour avec cette femme. Il n’eut aucun problème au cours de cet échange. Une fois la femme partie, il sortit dîner seul dans un restaurant proche ; du maquereau grillé à la mode de Kyoto et du tofu, des légumes marinés au vinaigre, de la soupe au miso et un bol de riz. Comme il se l’était promis, il s’abstint de tout alcool. Il était alors six heures trente.
Il revint dans sa chambre, regarda le journal télévisé et se mit ensuite à lire un nouvel épisode du « 87e District » d’Ed McBain. À neuf heures, il n’avait toujours pas eu de nausées, et il crut pouvoir pousser un soupir de soulagement. Enfin, enfin, après deux longues semaines, il était apte à apprécier le plaisir simple d’un estomac bien plein. Sans doute les choses allaient-elles revenir à la normale, se dit-il. Il ferma son livre, alluma de nouveau la télévision, zappa entre plusieurs chaînes, et se décida finalement pour un vieux western. Le film se termina à onze heures et ensuite il regarda les dernières actualités. Après quoi, il éteignit le poste. Ce qu’il aurait désiré par-dessus tout, c’était un bon whisky et il faillit se rendre au bar. Puis il réfréna son envie. Il n’allait tout de même pas gâcher une belle journée pour de l’alcool. Il éteignit sa lampe de chevet et se glissa sous les couvertures.
Le téléphone sonna en pleine nuit. Il ouvrit les yeux, regarda le réveil et constata qu’il était deux heures et quart. Au début il fut trop hébété pour comprendre la nature de cette sonnerie. Puis il se ressaisit, souleva le combiné de manière inconsciente, l’approcha de son oreille et articula : « Allô ? »
La voix à laquelle il avait fini par s’habituer prononça son nom, et à la seconde suivante, la communication fut coupée. Il ne lui restait dans l’oreille que la tonalité d’envoi.
« Mais j’imagine que tu n’avais dit à personne que tu allais dans cet hôtel ? lui demandai-je.
— Bien sûr que non. À personne. Enfin, sauf à la femme avec qui j’ai fait l’amour.
— C’est peut-être elle qui a mis quelqu’un au courant.
— Mais voyons, pour quelle raison ? »
Là, il n’avait pas tort.
« Après cet appel, je suis allé dans la salle de bains et j’ai vomi mon repas entier. Tout, le poisson, le riz, tout. C’était comme si le téléphone avait ouvert une porte et avait permis à la nausée de pénétrer en moi. Après quoi, je me suis assis sur le bord de la baignoire et j’ai essayé de mettre les choses en ordre dans ma tête. Ma première pensée a été que cet appel téléphonique était une méchante plaisanterie ou un canular, imaginé par quelqu’un d’astucieux. Même si je ne comprenais pas comment ce type savait que je me trouvais dans cet hôtel, et que je laissais ce problème en suspens, il n’en restait pas moins que cet acte avait été commis de manière délibérée. Ou alors ce coup de fil était une pure illusion de ma part. Au premier abord, cela paraissait ridicule que j’aie pu tout imaginer, mais en considérant la situation avec un certain recul, cette possibilité n’était pas forcément à exclure. Peut-être après tout avais-je imaginé que j’avais entendu la sonnerie du téléphone, puis, après avoir pris en main le combiné, peut-être avais-je imaginé que j’entendais cette voix dire mon nom. En réalité, tout cela n’avait aucune existence. Sur un plan théorique, au moins, ce n’est pas impossible, non ?
— Eh bien, à vrai dire… commençai-je.
— Ensuite, j’ai téléphoné à la réception et je leur ai demandé de vérifier si un appel venait d’être dirigé vers ma chambre, mais ils ne pouvaient pas me renseigner. Leur système de vérification leur permettait de retrouver les traces des appels vers l’extérieur, mais pas l’inverse. Je n’avais donc rien de tangible.
« Cette nuit passée à l’hôtel fut pour moi un tournant décisif ; c’est à partir de ce jour que j’ai commencé à réfléchir sérieusement à toute l’affaire : les nausées, les coups de téléphone. À me demander si oui ou non les deux pouvaient être reliés ; en partie ou en totalité, ça, je l’ignorais. Mais je me suis vraiment rendu compte alors que je ne pouvais continuer à traiter ces incidents avec autant de légèreté.
« Je suis resté deux nuits à l’hôtel avant de regagner mon appartement. Mais les vomissements et les appels étaient revenus tout aussi régulièrement qu’auparavant. Parfois, je suis allé passer la nuit chez des amis : c’était exactement le même scénario, à condition toutefois que je sois seul chez eux. Inutile de te préciser que petit à petit je me suis affolé. Comme si une chose invisible se tenait là, juste derrière moi, et observait tous mes faits et gestes ; et cette chose savait précisément quand m’appeler et quand me fourrer son doigt dans le ventre. Quand on commence à avoir ce genre de pensée, tu ne crois pas qu’il s’agit des premiers symptômes d’une schizophrénie ?
— Sauf que je ne pense pas qu’il existe beaucoup de schizophrènes qui se préoccupent des symptômes de la schizophrénie, répondis-je.
— Bon, d’accord. Tu as raison. Et il n’existe pas de cas répertoriés où l’on verrait un lien entre la schizophrénie et les nausées. En tout cas, c’est ce que m’a affirmé le psychiatre, à l’hôpital universitaire où je suis allé consulter. En fait, les spécialistes ne se sont pas intéressés beaucoup à moi. Ils se réservaient pour des malades qui présentaient des symptômes bien plus tangibles. Dans chaque wagon de train de la ligne Yamanoté, faisaient-ils remarquer, environ deux voyageurs et demi avaient les mêmes symptômes que moi ; et les médecins n’avaient tout bonnement pas le temps de traiter chacun de ces patients. Pour mes vomissements, que j’aille voir un généraliste et pour les coups de fils intempestifs, que je porte plainte.
« Mais, comme tu ne l’ignores sans doute pas, il existe deux sortes de délits dont la police ne s’embarrasse pas : les coups de fil des mauvais plaisants et les vols de bicyclette. Il y en a beaucoup trop, et ce sont des affaires considérées comme mineures. Si la police se mettait à s’occuper de chacun de ces délits, elle serait vite paralysée par l’ampleur de la tâche. Donc, ils ne m’écouteraient même pas. Des coups de fil désobligeants ? Ah ? Et que vous a dit exactement la personne au bout du fil ? Votre nom ? Et c’est tout ? Bon, eh bien, remplissez ce formulaire et revenez nous voir s’il vous arrivait quelque chose de plus grave. Voilà tout au plus jusqu’où ils seraient disposés à s’occuper de mon cas. Et si j’insistais, et je leur faisais remarquer qu’il était curieux que mon interlocuteur sache toujours exactement où je me trouvais, hein ? Même chose, ils n’en tiendraient pas compte. Moi, en revanche, je risquais de paraître un peu zinzin.
« Il était donc clair que je n’avais d’aide à attendre de personne, ni des psychiatres, ni de la police. Je devais résoudre mes problèmes tout seul. Les choses me sont apparues clairement le vingtième jour du début de mes « nausées-coups de fil ». Je crois que je suis quelqu’un de plutôt solide, aussi bien physiquement que psychologiquement, mais là, j’ai commencé à me sentir un peu déprimé.
— Et tout se passait bien avec la petite amie de ton copain ?
— Oui, très bien. Mon ami était justement parti deux semaines aux Philippines pour son travail, et nous en avons pas mal profité, elle et moi.
— Quand tu te trouvais avec elle, y a-t-il eu un appel téléphonique ?
— Non, jamais. Je pourrais le vérifier en consultant mon journal. Mais je suis sûr que non. Ces coups de fils n’arrivaient que lorsque je me trouvais seul. De même que mes nausées. C’était toujours quand j’étais seul. Sur ce point précis, j’ai réfléchi. Comment se fait-il que je me retrouve seul aussi souvent ? En fait, je pense qu’en moyenne je dois être seul vingt-trois heures sur vingt-quatre. Je vis seul, je vois très rarement des gens pour mon travail, la plupart de mes discussions professionnelles se déroulent par téléphone, mes petites amies sont celles des autres, je mange à 90 % à l’extérieur, le seul sport que je pratique, la natation, consiste en de longues séances solitaires ; mon seul loisir c’est d’écouter ces vieux disques, et pour bien réussir mon boulot, je dois avant tout rester concentré dessus, seul. Bien sûr, j’ai quelques amis, mais à partir d’un certain âge, tout le monde est très occupé et on ne peut pas se voir souvent. Tu vois bien le style de vie dont je parle, n’est-ce pas ?
— Oui, à peu près. »
Il versa du whisky par-dessus les glaçons, remua le tout du bout du doigt et avala une gorgée.
« Alors, je me suis mis à réfléchir pour de bon. À partir de maintenant, qu’est-ce que j’allais faire ? Est-ce que j’allais continuer éternellement à souffrir tout seul de ces coups de fils et de ces nausées ?
— Tu pourrais avoir une petite amie. Enfin, une à toi.
— Bien sûr, j’y ai pensé également. J’avais vingt-sept ans, il n’était peut-être pas si mal que je me pose un peu. Mais non, ça ne m’allait pas. Je ne suis pas de ce genre-là. Je veux dire, à abandonner aussi facilement. Je ne voulais pas être battu par une chose aussi stupide et insensée que des coups de téléphone désagréables et des nausées. Je ne voulais pas être obligé de changer toute ma vie comme ça. Alors j’ai résolu de me battre. Je me battrais jusqu’à presser et exsuder de moi jusqu’à la plus petite goutte d’énergie physique et mentale.
— Oh, oh !
— Murakami, qu’est-ce que tu aurais fait, à ma place ?
— Eh bien, je l’ignore complètement. » C’était la vérité. J’ignorais complètement ce que j’aurais bien pu faire.
« Les coups de fil et les nausées se sont ensuite poursuivis longtemps. J’ai énormément maigri. Tiens, attends un peu. Voilà, j’ai les chiffres, là. Le 4 juin, je pesais 64 kilos. Le 21 juin, 61. Le 10 juillet, 58. Tu te rends compte, 58 kilos ! Pour ma taille, c’est presque invraisemblable. Plus aucun de mes vêtements ne m’allait. Je devais retenir mon pantalon quand je marchais.
— J’aurais juste une question à te poser : pourquoi n’as-tu pas installé un téléphone avec répondeur, enfin, ce genre de choses ?
— Parce que je ne voulais pas m’enfuir devant l’ennemi, bien sûr ! Et puis, dans ce cas, il aurait compris l’état d’accablement dans lequel je me trouvais. C’était une lutte d’endurance. Ou bien il se lassait, ou bien je crevais. Et j’ai tenu la même ligne de conduite face à mes vomissements. J’ai décidé de les considérer comme un idéal diététique. Heureusement, je n’ai pas perdu beaucoup de masse musculaire et j’ai pu continuer à mener une vie normale, continuer à accomplir mon travail. Et j’ai recommencé à boire de l’alcool. Le matin, c’était de la bière et je m’accordais une bonne quantité de whisky à la nuit tombée. De toute façon, que je boive ou non, c’était pareil : je vomissais. Ça me faisait du bien de boire, c’était plus satisfaisant.
Ensuite, je suis allé à la banque retirer quelques économies pour m’acheter un costume et deux pantalons plus conformes à ma nouvelle silhouette. En me regardant dans le miroir du magasin, j’ai trouvé que ma maigreur n’était pas déplaisante. Et finalement, en y réfléchissant, vomir n’était pas un problème aussi terrible. Bien moins douloureux que des hémorroïdes ou qu’une rage de dents. Moins vulgaire que des diarrhées. Enfin, c’était évidemment affaire de comparaison. Une fois le problème de la nutrition résolu, une fois la possibilité de cancer écartée, les nausées devenaient tout à fait inoffensives. Regarde, en Amérique, on va jusqu’à vendre des vomitifs pour aider les gens à maigrir.
— Et donc, l’interrompis-je, tes nausées et les coups de téléphone ont continué sans interruption jusqu’au 14 juillet ?
— Pour être exact, attends une minute, je vérifie, pour être exact, ma dernière crise de nausées a eu lieu le 14 juillet à neuf heures et demie du matin : j’ai alors vomi mes toasts, ma salade de tomate et du lait. Et le dernier appel téléphonique a eu lieu à vingt-deux heures et vingt-cinq minutes cette nuit-là ; à ce moment-là, j’écoutais Concert by the Sea d’Erroll Garner et je buvais du Seagram’s VO. Hein, qu’est-ce que tu en dis, c’est pratique, un journal aussi bien tenu ?
— Oui, très pratique, approuvai-je. Tu disais donc qu’ensuite les nausées et les appels se sont arrêtés d’un seul coup ?
— D’un seul coup. Exactement comme dans Les Oiseaux de Hitchcock. Tu ouvres la porte le matin et il n’y a plus rien, tout est parti. Les nausées, les appels pénibles, je n’en ai plus jamais eu depuis. Et maintenant, je suis revenu à mon poids de soixante-trois kilos. Mon nouveau costume et mes pantalons sont accrochés dans mon armoire. Comme souvenirs.
— Et l’homme au téléphone, jusqu’à la fin, a-t-il parlé exactement de la même façon ? »
Il eut un petit mouvement de la tête. Puis il me regarda d’un air légèrement incertain.
« Non, dit-il finalement. Le dernier coup de téléphone a été différent. D’abord, il a dit mon nom, comme les autres fois. Ensuite, il a dit : « Sais-tu qui je suis ? » Il s’est tu un instant. Moi, de mon côté, je me taisais. Ça a duré dix ou quinze secondes, peut-être, pendant lesquelles ni lui ni moi n’avons rien dit. Et puis il a coupé la communication. Clac, et je n’avais plus dans l’oreille que la tonalité.
— C’est vraiment ce qu’il t’a dit : « Sais-tu qui je suis ? »
— Exactement. En parlant lentement et avec une manière très soigneuse de prononcer les mots. « Sais-tu qui je suis ? » Je n’ai pas reconnu cette voix. En tout cas, ce n’était pas celle de quelqu’un avec qui j’aurais eu affaire, disons, depuis cinq ou six ans. Peut-être était-ce la voix d’une personne de mon enfance, ou que je n’aurais rencontré qu’une fois ou deux ? Ce n’était pas invraisemblable. Il m’était toutefois difficile d’imaginer ce que j’avais bien pu faire à un quidam quelconque pour qu’il me haïsse à ce point. Je ne suis pas non plus assez célèbre comme dessinateur pour qu’un collègue me jalouse. Bien sûr, je te l’ai déjà dit, je n’avais pas la conscience complètement nette sur la question de mes liaisons amoureuses, je te l’accorde volontiers. À vingt-sept ans, je n’étais pas un ange. Mais je connais les voix de tous mes amis. Si l’un deux avait été cet inconnu, je l’aurais reconnu immédiatement.
— Néanmoins, remarquai-je, tu devrais admettre que ce n’est pas tout à fait normal de se spécialiser dans l’amour avec les femmes de tes amis.
— En somme, Murakami, tu me dis que mes sentiments de culpabilité, sentiments qui me seraient restés inconscients à moi-même, auraient pu prendre la forme de ces nausées ou me faire entendre des paroles imaginaires ?
— Non, je ne dis pas cela, rectifiai-je, tu le dis.
— Mmm, fit-il en buvant une nouvelle gorgée de whisky et en contemplant le plafond.
— Et puis, il existe d’autres possibilités, poursuivis-je. Un de tes amis trahis aurait pu engager un détective privé pour te suivre et pour t’adresser ces coups de fil, dans le but de te donner une bonne leçon ou de t’inviter à faire marche arrière. Et la survenue de tes nausées aurait pu être une simple coïncidence avec ces appels.
— Ces hypothèses sont sans doute valables, approuva-t-il avec un soupçon d’admiration. J’imagine que c’est la raison pour laquelle tu es écrivain. Pourtant, à propos de la théorie du détective, je n’ai pas arrêté d’avoir des aventures avec des femmes, et les appels se sont néanmoins brusquement interrompus. Pourquoi alors ? Ça ne colle pas.
— Peut-être que l’homme en a eu assez, ou qu’il était à court d’argent pour continuer à payer le détective. Tu sais, ce n’est jamais qu’une théorie. Je pourrais t’en fournir des quantités d’autres. Le problème est seulement de savoir laquelle tu es disposé à accepter. Et ce que tu es prêt à en tirer comme leçon.
— Comme leçon ? » répéta-t-il, étonné. Il appuya quelques secondes le fond de son verre de whisky sur son front. « Que veux-tu dire avec ce mot de « leçon » ?
— Eh bien, ce que tu feras si les troubles recommencent, bien sûr. La prochaine fois, ils pourraient ne pas s’arrêter après quarante jours. Des choses qui commencent sans raison s’arrêtent sans raison. Le contraire peut être vrai aussi.
— Que c’est donc désagréable, ce que tu me dis là ! » répondit-il en riant. Puis il reprit son sérieux et poursuivit. « C’est étrange tout de même. Avant que tu en aies parlé, je n’avais jamais envisagé que tout ce cirque puisse recommencer. Tu penses vraiment que les crises pourraient reprendre ?
— Comment le saurais-je ? »
Il fit tourner son verre dans la main et but quelques gorgées de whisky. Quand son verre fut vide, il le posa sur la table et se moucha dans un Kleenex.
« Peut-être, dit-il enfin, peut-être, la prochaine fois, cela pourrait arriver à quelqu’un d’autre. À toi, par exemple, Murakami. Tu n’es sûrement pas complètement innocent non plus, je présume. »
Par la suite, lui et moi nous rencontrâmes un certain nombre de fois pour boire un verre et pour échanger nos disques que l’on aurait du mal à qualifier d’avant-garde. Peut-être deux ou trois fois par an. Comme je ne suis pas homme à tenir mon journal, je ne peux l’affirmer avec précision. Heureusement, ni lui ni moi n’avons jamais été atteints de nausées ou de coups de fil déplaisants.