Un chant de pierre
GÉRARD KLEIN
à Florence
JE n’ai rien demandé aux dieux parce que je ne crois pas en leur existence ; mais ils m’ont donné la solitude. Cela, je l’ai compris au moment de quitter un monde prêt à exploser, et dont le temps depuis a dispersé les cendres. J’ai vu, sans émotion, des hommes courir dans les rues parce que le soleil s’émiettait au zénith en une neige de feu. J’en ai vu s’efforcer d’emballer leur destin et traîner derrière eux des caisses et des coffres, tout bardés de clous, des livres et des pierres, des armes, des fourrures et des machines grinçantes imprégnées de lumières. Ils eussent tous donné la vie d’un autre pour emporter quelque bibelot, parce qu’ils n’étaient rien de plus qu’une collection d’objets, et qu’ils préféraient perdre leur âme plutôt que leur passé. L’avenir, lui, ne pèse rien. C’est le seul bagage commode. Mais ils en avaient peu.
Je dis mal ces choses car elles sont confuses dans ma mémoire. J’avais pourtant mission de tout voir là-bas et d’en faire la chronique. Mais j’ai pris pour habitude – et par nécessité – de laisser couler en arrière du présent, les ballots d’images, de sons et d’odeurs que ramassent les sens. Je ne sais trop où ils se perdent. Mais il doit exister au moins de cet enfer individuel des voies de retour, car il m’arrive de discerner entre les ombres la brume circulaire d’une forêt où j’appris à me perdre quand j’étais jeune, la nudité palpitante des soleils que j’ai chantés, l’éclat électrique d’une plaine de sable, et les visages effarés de la planète mourante.
Vous avez peut-être lu ou entendu ce qui se passa là-bas. Cela semble si barbare en notre époque de mesure que l’on songe aussitôt à quelque ancienneté mythologique. Mais c’était hier. Les colons de ce monde tirèrent si longtemps et si fort sur les sources énergétiques de leur étoile que quelque chose céda en son cœur et que le plasma, comme un sang de feu, s’écoula dans l’espace. S’ils nous avaient cru, et après tout, c’était notre science, ils seraient partis à temps, ou ils auraient endigué le désastre. Mais ils ne voulurent rien entendre et quand vint le temps de l’exode, ils tuèrent même des nôtres qui voulaient retarder la catastrophe en freinant leurs excès. Ils rejetèrent la faute sur nous. Ils prétendirent mieux connaître leur étoile que nous, oubliant que nous n’appartenons à aucun monde particulier, tenons les étoiles pour égales dans leur générosité comme dans leur traîtrise, et avons réfléchi aux rythmes qui agitent leur vie. Ils parlèrent de sabotages, d’invasions, de races étrangères soucieuses d’abîmer leur fortune. Ils se virent aux horizons de la nuit les avant-postes de notre insouciance, négligeant dans leur angoisse la variété des mondes sur lesquels porte notre puissance et l’œil égal que nous jetons sur chacun.
Au reste ces rappels n’ont que peu d’intérêt et ce n’est pas mon objet de les conter. Je ne les dis que pour arracher aux filtres du temps les débris corrodés que la mémoire moisit. C’est une histoire de cent époques qu’une débâcle, comme le revers de la conquête, que j’ai vu jouer au moins sept fois, où le rôle inconstant de l’adversaire est tenu par l’homme, par l’étranger absolu ou par l’inconscience frigide des choses. Ce sont là, disait mon maître Stello, l’homme au visage nu, les moyens dont les sociétés se servent pour oublier leurs fautes, et la nature pour effacer ses erreurs. Mais c’est supposer derrière les grilles de notre cage, des puissances auxquelles j’ai refusé l’existence : c’est un curieux goût de la transparence qui pousse un esprit clair et aventureux à trouver des raisons là où il n’y a que des conséquences.
Je vous ennuie. C’est mon droit. Vous êtes venus me demander mon nom dans l’espoir serein de découvrir le vôtre. Mon nom, on ne me l’a dit qu’une fois, et il faut bien que je vous expose en quelle circonstance, et de quelle manière il donna un sens à ma vie et la dévora ; même si aujourd’hui je le trahis en vous lassant.
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* *
C’était aux grilles du port qu’encerclaient les collines de la ville. Le soleil oblong, déformé par le venin stellaire qu’il crachait dans l’espace, jetait aux nefs une ombre plate. Sur les hauteurs, les villas du bord des sables brûlaient tranquillement et, comme des parcelles de suie, des essaims d’oiseaux éclataient au-dessus des fumées. Nous attendions, calmes dans la chaleur, qu’une nef en partant brasse l’air. Et c’était devant nous le passage incessant d’une cohorte humaine qui venait se briser aux grilles du port stellaire. Ils nous maudissaient en même temps qu’ils nous imploraient. Ils eussent pris d’assaut les nefs si les gardes n’avaient contenu ce désordre. La veille, j’avais vu un navire chargé à craquer, ses sas pleins de fuyards, s’élever lourdement vers les étoiles, et tituber soudain, se plier dans l’altitude comme une lame de canif et s’éparpiller sur toute la province. Après quoi, nous fîmes mouvement, quittant la plaine où s’érigeaient nos tours d’observation, et nous prîmes position entre la ville et le port. Le nombre des départs était faible, mais nous fîmes pour le mieux. Lorsqu’on me reproche de parler avec froideur de ces choses, je me tais, car qui les a vues n’a nul besoin de les entendre et qui les ignore peut conserver le sommeil. J’ai vu des enfants roulés dans des étoffes, attendre, muets, avec des yeux de sphinx. J’ai vu un couple, un homme et une femme, très jeunes, très calmes, en costume un peu excentrique, comme s’ils partaient en voyage, qui erraient entre les groupes, tout près des portes : ils semblaient sûrs qu’elles s’ouvriraient pour eux, et ils furent écrasés le lendemain dans la cohue qui annonça le dernier jour. J’ai vu des vieillards dont la vie durerait moins que le temps du voyage, acharnés à traîner leur futur cadavre sur un monde plus serein.
Et je l’ai vue, celle qui savait mon nom. Elle descendait d’un faubourg lointain, mais la fatigue n’avait pas entamé son visage lisse. Ses cheveux clairs étaient couverts de poussière, mais la lumière crue traversait cet écran et y prenait une sorte de fraîcheur. Sa bouche était pâle. Je l’ai regardée parce qu’elle marchait entre ceux qui couraient, et qu’ils faisaient pour l’éviter un brusque crochet, qu’ils ne l’effleuraient même pas, comme si elle leur avait été irrémédiablement étrangère, inquiétante. Elle seule avait les mains vides et point encore de souvenirs inscrits sur le front ou dans les yeux. Elle vint vers moi et me demanda le chemin. Je hochai la tête et lui montrai les portes. Elle me regarda, puis fit un signe et se détourna. Elle s’en alla au bord des grilles et demeura longtemps debout, le visage levé, contemplant l’étendue de ciment et les transports pyramidaux qui avaient été les symboles orgueilleux du commerce et qui n’étaient plus que les vecteurs de la peur. Elle s’est peut-être assise sur une caisse, ou bien elle a cherché l’ombre inutile d’un mur en attendant que le jour s’achève. Peu importe. Je suis sûr qu’elle demeura à l’écart, isolée de la peur collective, aveugle à la déroute, et retournant peut-être sous ses paupières closes les très anciennes images d’un monde moins brutal.
J’étais dur alors, et, parce que ma propre vie se trouvait menacée, j’avais peu de pitié. J’avais tort. Pour elle, je pouvais en avoir à cause de son étrangeté et de son abandon silencieux.
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* *
Au matin, nos machines cédèrent sous la pluie des photons. Nos écrans qui protégeaient la ville s’effondrèrent d’un seul coup avec le bruit sec de la foudre ou d’une voûte de bois qui craque. Le ciel vira de l’éclat de l’argent à celui du fer liquide. La chaleur du matin tomba sur nos nuques en un torrent de plomb. Un grand vent se leva, exhalé par les sables, et l’herbe prit feu spontanément, d’abord sur les hauteurs, puis partout à la fois. Je vis un peu plus tard les routes s’animer, osciller comme de longs serpents mous et devenir à la fin de noirs ruisseaux fumants. Je ne sais combien périrent cette heure-là, mais il y eut un grand cri, une marée sonore, et ce fut la cohue.
Les nôtres ouvrirent les portes. Sur le port, les écrans tenaient encore et sur cette surface réduite, ils pouvaient interdire au ciel de bronze de brûler notre peau et de sécher nos os. Les gardes laissèrent d’abord entrer le flot humain, peut-être faute d’ordres contraires, peut-être par humanité, à coup sûr sans espoir, car rares seraient les nefs qui parviendraient encore à passer l’haleine embrasée de l’étoile.
Je la vis immobile, à l’écart, comme une fine colonne, dans sa robe de soie blanche. Des gouttes minuscules perlaient sur son front et autour de ses lèvres. Elle n’avançait pas. Les courants de la ruée s’ouvraient sur elle et se refermaient.
— « Vous êtes folle, » criai-je. J’étendis mon propre écran pour qu’il la protège, et elle tourna la tête, saisie par la fraîcheur soudaine, et ses yeux rencontrèrent les miens.
— « Je suis Lo, » dit-elle.
— « Et moi, je n’ai pas de nom, » criai-je dans un mouvement de colère. Je lui pris le bras et j’oubliai la foule, ou plutôt je cessai de la voir autrement que comme un taillis de corps qu’il fallait forcer. En d’autres temps, j’eusse été tué malgré mon armure et ma taille, au seul vu de mon origine. Mais là, le péril était trop proche, et ne mourait que celui qui glissait au sol, un peu avant ceux qui l’écrasaient.
J’évitai les grandes portes qu’à l’aide de puissants treuils, les nôtres refermaient sans douceur, car le port était plein. Nous longeâmes les murs sans rien dire, juste au bord du feu, et mon ombrelle énergétique nous protégeait à peine. La moitié du ciel avait pris une teinte que j’ai vue depuis au cœur des volcans. Je m’étais mis entre elle et la lumière rasante. J’avais envie d’elle peut-être simplement à cause de la proximité probable de la fin, ou encore de la clameur monstrueuse qui battait derrière nous. Je songeai que de ce demi-million de morts, il ne resterait pas un fragment d’os qui pût intriguer un archéologue de l’avenir. Et c’était peut-être cette idée, jointe à un désespoir plus grave et plus ancien et que la situation rendait brusquement dérisoire, qui me poussait à la prendre. Mais je n’ai jamais eu le goût du viol, sans doute parce que j’aime moins le plaisir que je prends que celui que je donne. Ma main avait glissé le long de son bras jusqu’à la sienne. Elle me tenait fermement.
Nous atteignîmes seuls la porte secondaire. Je me tournai vers elle et d’un mouvement puéril, je fis glisser ses cheveux entre mes doigts. Elle sourit. Elle s’appuya contre moi et ses seins caressèrent ma poitrine au travers de mon armure souple d’amiante et de nylon. Ce fut un contact furtif. La porte était close. Je prononçai les mots dans le phosphore. Je dus les répéter trois ou quatre fois, mais à la fin, les automatismes jouèrent et la porte s’ouvrit comme les paupières d’un œil.
*
* *
Nous étions perdus dans le désordre, sous la voûte immense, pointée comme une voile vers le ciel, du cosmodrome que cinq années du travail inlassable d’une armée mécanique avaient à peine suffi à bâtir. Nous sommes un peuple de l’espace et nous aimons dresser vers les étoiles ces grands doigts de béton, comme des obélisques. Celui-là donnait, le jour, contre l’astre, un abri supplémentaire, et la nuit, il masqua le ciel rouge des nuées ionisées que les radiations avaient enflammées.
Nous avons erré sous cette ombre longtemps. Je reconnaissais parfois l’un des miens. Nous sommes un peuple à part, nous, médiateurs des songes, serviteurs des puissances profondes, et l’on nous reconnaît, quel que soit notre habit, à une certaine distance qui nous écarte du présent. Nous n’avions plus d’autres tâches que d’empêcher le chaos et d’attendre qu’un navire hypothétique s’enfonce dans la marée déchaînée de l’étoile et vienne sauver ceux qu’il pourrait embarquer. Et moi d’être un témoin, et d’enrichir ainsi soit les fichiers centraux, soit les archives d’En Bas.
J’avisai des tapis du pays des sables, abandonnés, et j’en déroulai trois que je superposai pour que Lo puisse s’y reposer et je m’assis à côté d’elle, m’appuyant sur les coudes et contemplant les îlots humains qui nous entouraient. Il y avait des familles entières qui organisaient avec un soin maniaque l’espace qu’elles avaient conquis et les bagages hétéroclites qu’elles avaient sauvés. Il y avait des solitaires qui tournaient et passaient et vous fixaient, cherchant peut-être quelqu’un des leurs ou simplement marchant sans but jusqu’à ce que l’épuisement les anesthésie. Et cela s’étendait à perte de vue comme un marécage humain, comme des touffes de mousse venues détruire l’harmonie minérale de la plaine de béton. Et cela avait toujours été ainsi, pensai-je, quoique les murs de la ville et les arbres des champs aient masqué les vides, donné aux habitudes une allure de raison. La grande lumière du ciel avait photographié le monde, et, pénétrant la chair de la société, en avait dévoilé les os mous, spongieux, inachevés. Jusque dans la détresse, les humains ne font que se répéter.
Je compris qu’en de tels temps, la solitude était un cadeau des dieux. Puis, pensant à Lo, je me dis que c’était, même pour un homme dur, un don trop lourd. Je la regardai et je vis qu’elle m’examinait et qu’elle n’avait pas peur. Ses yeux immobiles dans l’ombre ressemblaient à des pierres, mais il n’y avait en eux pas la moindre dureté, rien qu’un reflet lisse. Je voulus brusquement qu’elle s’échappe. Mais c’était impossible. Je pensai un instant à lui dire mon nom, mais cela n’avait plus de sens. Ç’eût été une absurdité que de me donner ainsi une réalité qui n’aurait presque pas de durée. La même question traversa son esprit, car elle demanda lentement :
— « Qui êtes-vous ? Je suis Lo. Qui êtes-vous ? »
— « Je n’ai pas de nom, » dis-je. En un sens, c’était vrai. Je donne aux êtres, aux choses et aux formes leurs noms véritables, je les arrache à la monotonie, et cela fait que je ne puis avoir un nom, que ma vie a été jusque-là un long effort pour oublier le mien, et pour me confondre dans l’anonymat d’où l’on discerne mieux la couleur et le poids des noms étrangers. Malheur, disait Stello, à celui qu’un mot – son nom – étouffe et qui s’en sert comme d’un miroir. J’ai été tous les hommes, j’ai porté tous les noms, j’ai fait tous les travaux. J’ai été géographe pour nommer les continents et les mers, l’embouchure des fleuves et les failles de la terre, botaniste pour nommer les herbes et les feuilles. J’ai revêtu de noms des animaux qui avant moi n’avaient que la vie et qui devinrent par ma bouche des symboles. J’ai été astronome parce que j’ai baptisé des étoiles et je les ai données pour repères aux marins, et philosophe parce que j’ai enclos en trois ou quatre syllabes des idées plus fuyantes que le vent des étendues australes. J’ai nommé des pierres, des hommes, des époques, des routes ouvertes, les sons de la gamme, les teintes différentes de la mer, les structures infinies et répétées de l’espace, les pauvres complexités de l’âme, des nuages, des insectes, des villes, et bien d’autres choses encore que j’ai prises au filet de mes mots. Mais rien de ce que j’ai nommé ne me nomme. En vérité, j’attendais à mon tour qu’on me donne un nom.
Elle n’a rien répondu, mais nos mains ont glissé l’une vers l’autre, ma main droite vers sa main gauche, et elles se sont touchées comme deux bêtes libres, et nos doigts se sont emmêlés sans violence, avec douceur et lenteur comme si nous avions des années devant nous. Je me laissai aller en arrière et nous sommes restés ainsi allongés sur les tapis monochromatiques où brillait comme un œil une unique tache mobile qui, par l’habileté des tisseurs du désert, se déplaçait au gré de la lumière, et je songeai à cette étrange merveille qu’étaient ses doigts, instruments complexes et délicats, machines à caresser, avec leurs osselets et leurs muscles fins et leurs nerfs, et qui avaient, quand on réfléchissait un peu avec le recul que donnent seuls l’espace et l’exil, une signification abstraite. C’est une impression que j’ai souvent éprouvée dans l’espace libre, là où toutes les choses liquides tendent à devenir sphériques, ou encore au contact d’espèces étrangères, que celle d’avoir eu jadis une forme moins irréelle, plus stable et plus logique, plus universelle que la forme humaine. J’éprouvai ses ongles sur la pulpe de mes doigts, et des ongles presque identiques avaient dans la galaxie entière assuré la prise de l’homme sur plus de mondes qu’elle n’avait de jours. Mais l’identité, ni le nombre, ni la perfection n’ôtaient rien au mystère. Je compris le rire énorme qui secoua le vieux Bourgueil, lorsque, après vingt-cinq ans de solitude sur une planète obscure où la lumière d’un phare ne passait pas un pouce de brume et sur laquelle l’avait jeté un mauvais tourbillon, il vit enfin dans leur cabine ceux qui l’avaient secouru : il avait oublié sa propre apparence. C’était une admiration symétrique, tout aussi pleine d’étonnement, que je portais à la main de Lo.
— « Vous êtes une étrangère, » dis-je. Je le savais avant qu’elle hochât la tête. Elle venait peut-être du même monde que moi, et même était-elle née dans le même lieu, sur une des planètes de la galaxie centrale, d’où s’échappe, apparemment inépuisable, la vie. Mais ce n’était pas ce qui importait, quoique cela établît entre nous un lien probable et subtil. Ce qui comptait, c’était la manière dont elle avait franchi l’espace, une fois ou dix fois, avec l’espoir secret du retour, et cette façon de n’appartenir à nulle part ni à personne. En cela, nous nous ressemblions et nous étions plus éloignés qu’une autre espèce de ce peuple qui nous entourait et qui avait si bien tenté de se confondre avec sa terre, qui l’avait si complètement asservie qu’il en mourait. Eux souffraient deux fois de perdre leur monde et la vie. Nous avions plus de sérénité, nous les nomades, les errants, prompts à passer les barrières.
C’est ce que j’entrepris de lui dire, et je vis, tournant la tête, qu’elle me fixait et que ses lèvres frémissaient, silencieusement. Son visage reposait sur la laine, à un travers de main de mes yeux, et ses cheveux blonds retombaient sur sa joue, comme une algue très souple. Je les écartai pour qu’ils viennent encadrer ses traits et border son menton, et en même temps, je tentai de lui dire d’où je venais et ce que j’avais fait et ce que j’espérais, et ma longue errance entre les mondes, et les germes de l’avenir que j’avais recherchés en des terres meubles, et l’écriture des soleils que j’avais essayée de déchiffrer pour savoir le futur de l’homme et celui des êtres qui viendront après lui, et les gouffres que j’avais approchés avec le désir secret de m’entendre crier du fond de la terreur les mots de la Pythie. Je lui dis que, tour à tour, j’avais jugé l’univers comme un palais aux couloirs infinis et aux chambres pleines de merveilles où mon chant trouverait sans cesse de nouvelles sources et de nouvelles notes, et comme un labyrinthe désolé répétant éternellement la même séquence de murailles closes et de chemins déserts où nous ne ferions que vibrer sans merci comme des verres vides, ébranlés par l’écho, et qu’à cette alternance répondait l’ardeur de la conquête ou le cri du refus. Je lui dis que je pouvais lever les yeux vers les étoiles et y lire le destin d’un milliard d’empires à naître, ou n’y trouver que le reflet multiplié de mon propre chaos, et que c’était affaire d’humeur et d’endroit, d’audace ou de lassitude, et que de la sorte, la mélodie intérieure pouvait figer le cours des torrents ou mettre en mouvement les montagnes. Je lui dis que nulle part dans l’univers, ni dans le manège flamboyant des spirales stellaires, ni dans les nuées sombres qui unissent les continents d’étoiles, ni dans le souffle des protubérances, ni dans l’architecture des orbites planétaires, ni sur les pentes abruptes des mondes orphelins où le gel transforme l’air des poumons en couteaux brillants qui déchirent le froid, ni dans le mouvement précis de la mouche qui lisse ses ailes, ni dans la danse de l’abeille, ni dans l’essaim des météores dont une main énorme a saupoudré le vide pour lire dans leurs constellations les desseins des dieux, ni dans les profondeurs vaporeuses des atmosphères, ni aux frontières indécises des mers qui prennent, inlassables, le silence pour cible, ni même dans ces cryptes spatiales, désertes de toute matière, et qui semblent à l’explorateur comme des clairières du sensible, comme des bulles d’absolu, c’est-à-dire de néant, je n’avais trouvé de raison de choisir.
Je lui dis que toujours, j’avais décidé de repartir et de nommer les êtres et les choses et les empires innombrables dont les plans sont inscrits au plafond du temps, et que j’avais sans doute été poussé par la même force qui, selon certains, fit exploser l’œuf originel de l’univers et qui n’a pas de nom, quoique sur un monde ancien un prophète presque oublié, dont le nom s’écrit joie en notre langue, l’ait baptisé désir. Mais que d’autres croyaient l’univers stérile et, sinon immuable, du moins équilibré. Je lui dis que dans la multitude des noms distribués, j’avais recherché le nom unique du monde, afin qu’il cesse d’être caché et qu’il devienne le mien et j’ajoutai que, peut-être, je l’avais trouvé et que c’était le sien, et qu’il n’avait de sens que pour moi, mais qu’il suffisait à mettre un terme à ma quête.
Alors elle fit une chose singulière. Son corps glissa sur le tapis et son visage s’approcha du mien et nos lèvres se touchèrent sans qu’elle ait dit un mot, et nos langues se rencontrèrent avec douceur, comme nos doigts l’avaient fait. Puis elle s’écarta et, dans un souffle, me dit mon nom.
C’était un nom ancien, chargé de lambeaux de mythes, et l’ayant tourné et retourné, et l’ayant accepté, je m’étonnai qu’elle le sût. À moins que selon la légende, je ne fusse venu là que pour la retrouver, apprendre de sa bouche mon nom, et lui faire franchir l’espace ; et alors je savais ce qui allait venir.
Je songeai à la température qui devait régner au dehors, au verre en train de fondre, à la craie calcinée des collines, aux rivières de silice qui coulaient dans les sables, aux brumes empoisonnées qui avaient été du métal, aux petites nuées qui avaient été de la vie, et à cette oasis de froid que nous habitions, à ces gens qui attendaient le moment du passage et qui s’étaient chargés de bagages inutiles car il vient un moment où l’on ne passe que nus. Pour toutes ces choses, j’avais des noms, et elles, à mon tour, par les lèvres de Lo, me nommaient.
Alors mes mains et mes lèvres s’emparèrent d’elle, et je nommai ses cheveux, ses yeux, sa bouche, ses épaules, son odeur de miel, et ses seins qui étaient l’intérieur nacré d’un coquillage, et mes doigts glissèrent vers la charnière de son corps où s’articule la vie, et elle était douce comme la mer au nageur abyssal, sa robe de soie était l’écume qui revêt les profondeurs, et elle me dit – j’ai envie de toi – et répéta mon nom, et son corps fut de nouveau cette merveille au dessin improbable, étranger irrémédiable au domaine des roches et des étoiles qui abrita longtemps ma solitude. J’entendis de ses lèvres le nom inarticulé du monde qui réunit le souffle des vagues et le rythme des jours, la pulsation des soleils et le gémissement sacrifié et victorieux de la vie fraîche. Pour la première fois, au lieu de nommer, j’écoutais les mots, j’épiais son mystère bien que le sachant impénétrable, bien que je ne dusse connaître d’elle, au mieux, qu’un passé limité, mais rien qui transperçât la membrane du temps et qui abolît la virginité des origines.
Ses yeux ouverts qui me fixaient devinrent d’une transparence terrible et, à la fin, elle cacha son visage contre mon épaule.
*
* *
Lorsque le jour vint et qu’une nef fut prête, de longues files grises s’étirèrent vers le port et j’allai saluer le maître du navire.
Il me reconnut et, me demandant ce qui m’avait jeté sur ce rivage, m’offrit une place à son bord. Je lui dis sans plus qu’on m’avait envoyé, que je venais tout juste d’en trouver la raison profonde, et qu’il accorderait, s’il avait quelque amitié pour moi, le passage qu’il me réservait à Lo. Je partirais plus tard ; il me fallait tout voir.
Il hocha la tête, acquiesça et sourit d’une façon ambiguë en me regardant de biais. Je lui offris pour le remercier l’une des deux médailles d’or dont me fit don Stello et qui portent les images contradictoires de la divination et de l’intelligence. Je donnai l’autre à Lo, je l’embrassai et je l’accompagnai jusqu’au seuil de la nef, et je lui fis écrire le nom de ma planète et ceux de mes amis, dispersés dans l’espace, qui prendraient soin d’elle et nous réuniraient si nous vivions tous deux. Je lui dis au revoir. J’avais dans le cœur l’espoir de son salut et la crainte de la perdre, et l’un balançait l’autre.
J’étais sûr de la retrouver pourtant, et cela me sauva, car notre nombre fondit tandis que se rétrécissait la surface du port protégée par les écrans. Beaucoup firent pour leur propre compte et sans bon capitaine un voyage sans retour. Je m’enfermai dans une coque de silence meublée d’un souvenir. Sous la croûte granitique, la planète se brisait ; nous subsistions comme une goutte d’eau attachée à une braise. Le déchaînement de l’étoile arracha enfin ce qui restait de ce monde à son orbite et projeta ses cendres dans une région plus calme où des navires purent nous recueillir. J’ai oublié quel nombre nous étions. J’ai tout oublié de cette époque, sauf le paysage sans couleur, uniforme, gris comme de la poussière d’argent, qui m’apparut quand la protection des écrans cessa. Et sauf, bien sûr, la rencontre que j’avais faite et le nom qu’elle m’avait donné.
Je ne l’ai pas retrouvée. On m’a dit que les nefs, en quittant le monde mourant, s’étaient dispersées, leurs instruments faussés, leurs yeux de verre ternis, et que beaucoup s’étaient perdues, mais que l’on conservait l’espoir de retrouver des naufragés sur la multitude des planètes sauvages. Mes amis ne la reçurent jamais, et les ondes ne m’appelèrent qu’en vain. Longtemps je me suis tu.
Puis je me mis en chasse, sachant cette fois et mon nom et mon but. J’ai fouillé le noir et sondé des cratères, j’ai retourné des jungles, et chaque chose neuve, je l’ai nommée pour qu’elle porte le sceau de mon nom secret. Je fus moi-même. Je fus mon nom, non parce qu’on m’imposait de l’être, mais pour celle qui m’en avait fait don et que je recherchais. J’ai étudié les cartes qui sont les écheveaux de l’expérience, où chacun trouve le fil de son parcours, j’ai recueilli les témoignages, examiné des épaves, mais j’ai toujours secoué la tête. Il se peut que son navire vogue encore avec à son bord celle qui me nomma, le capitaine au sourire ambigu, et les deux médailles aux faces complémentaires. Il se peut qu’il ait atteint un autre rivage et que là, ses passagers se soient dispersés.
Il se peut qu’à force de parcourir les mondes et de leur donner des noms, je finisse par la retrouver. Il se peut même que je sois resté dans le brasier et qu’à l’abri du silence, je ressasse sans fin un instant suspendu, et que le reste soit un rêve pâle où s’égare mon espoir.
Mais les années et l’aventure m’ont dépouillé de ces songes creux. Sur un monde, j’ai trouvé un indice sur le sens duquel j’hésite encore. À demi enfouies dans un sable si fin que les pas le faisaient voler jusqu’aux limites de l’air, un peuple de statues blanches attendait, bouleversées, éparses sur des kilomètres comme si ç’avait été la cargaison d’un navire, semée du haut du ciel. On eût cru un musée où un collectionneur cosmique eût rassemblé les enveloppes de la vie sous une forme immuable. Car j’ai vu là, entre des apparences humaines, des armures chitineuses, des ailes triangulaires, des fuseaux écailleux, de fragiles antennes destinées à sonder le vide, toutes créatures ayant peuplé les mers, les terres ou l’espace. J’inventai des noms pour ces choses, mais sans les éveiller.
Et je trouvai enfin, dans un creux de sable roux, l’image de celle qui me nomma. Elle était nue et ses yeux de pierre étaient pleins de douceur. Ses cheveux ourlaient exactement sa joue et son menton. Je doutai une seconde, mais sa main gauche tenait une médaille que le temps ou des flammes avaient érodée si bien que je ne pus voir si la figure avait les paupières closes de la divination ou les yeux perçants de l’intelligence. Où donc avait-elle rencontré un sculpteur si obstiné à ne chercher qu’une parfaite ressemblance ? Je me dis qu’il n’en existait pas, qu’elle était entrée dans un rêve de pierre, que le temps, goutte à goutte, l’avait fossilisée, remplaçant chaque atome de son corps par un atome inerte.
Je suis resté près d’elle aussi longtemps que j’ai pu, mais elle n’avait plus rien à me dire de ses lèvres scellées. Je lui ai rappelé avec ma bouche et avec mes doigts qui j’étais. Je lui ai dit que durant ces années, j’avais fait vibrer les mots en son souvenir. J’ai nommé de nouveau ses seins et ses genoux. J’ai fermé les yeux et je l’ai appelée par son nom. Mais elle est demeurée inerte et froide. Je lui ai dit qu’elle était un chant de pierre. J’ai voulu l’emmener avec moi, mais le patron du navire qui me portait m’en dissuada.
— « Ce monde, » me dit-il, « nous est étranger. Il en est quelques-uns comme celui-ci dans notre espace. On les nomme limbes. Un nom très ancien qui signifie entre la terre et les enfers. On a parlé jadis d’hommes assez fous pour disputer quelqu’un qu’ils aimaient au royaume des morts. On a même dit qu’un d’entre eux y était parvenu. Car nulle contrée ne nous est inaccessible. Mais des limbes, nul n’est jamais sorti. Voyez-vous, ces planètes, ce sont, je crois, des cases vierges où les dieux enferment ceux de leurs pions qu’ils veulent ôter de l’échiquier du monde sans les pulvériser. »
Sa voix était imprégnée de compassion et de respect. Il croyait à demi à ces choses, comme on sait la valeur d’une monnaie sans même s’inquiéter du métal.
« Il y a, » me dit-il encore, « en chacun de nous une part minérale. Voyez notre squelette. Je l’ai vu croître chez certains sous l’effet de l’espace, du temps, de la solitude et des rayonnements au point qu’ils étaient presque devenus semblables à ces statues. »
— « J’ai un nom pour cela – aussi, » pensai-je. « Cela s’appelle l’indifférence. »
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Et j’ai de nouveau jalonné l’espace, et j’ai senti grandir ou se défaire en moi ce double de pierre, selon les avatars. J’ai espéré qu’elle sortirait des limbes, ou encore que je n’avais rencontré là-bas qu’un reflet du hasard, mais j’ai réfléchi longtemps, et j’ai compris que l’ombre de l’indifférence était déjà sur elle quand elle descendit des collines rougeoyantes et que la pierre affleurait sous la peau fine et tiède et qu’elle s’était évadée un instant de ce destin sournois pour me reconnaître et me dire mon nom, et que je lui avais épargné le feu pour la donner entière à l’immobilité.
Je crois aujourd’hui que je l’ai perdue parce que j’allais prononcer son nom véritable qui la libérerait. Je sais maintenant pourquoi les dieux me l’ont ôtée. C’est que ma fonction est de nommer et, qu’ayant découvert le nom ultime, je me serais arrêté au milieu de ma course et qu’il fallait, parce que comme vous, ils aspirent à être découverts, et que, comme vous, ils sont impitoyables, que je continue à égrener des mots. Je l’ai arrachée à l’enfer, mais il fallait qu’elle y retourne pour que j’en cherche à nouveau les portes. Et j’ai veillé à ne plus les découvrir pour ne pas les nommer. Mais durant ces années, qui ne furent vides que pour moi, j’ai semé des noms, j’ai nommé plus de choses que les dieux n’en ont faites, je les ai forcés à créer pour remplir les moules que je leur ai donnés, j’ai nommé les démons qui sont en moi et ceux qui sont en vous, et parfois je les ai effacés parce qu’ils résistent mal à l’acide des mots, et maintenant, j’aspire au repos. J’ai aujourd’hui un rendez-vous dont nul ne me frustrera, un dernier nom à inventer, qui est peut-être le sien. C’est pourquoi je demande qu’on inscrive sur la carte blanche qui subsistera longtemps après moi dans les fichiers centraux de la légende, en un dernier défi, le nom qu’elle me donna et une simple phrase : ORPHÉE. Il rendit les dieux jaloux parce qu’il était mortel.
FIN