Encore un peu de caviar
CLAUDE VEILLOT

Mlle MOREAU avait l’air tout drôle, ce matin. Comme elle allait vers le fond de la classe pour préparer l’appareil de projection on a bien vu qu’elle avait comme une envie de pleurer.

— « Aujourd’hui, les enfants, » a-t-elle dit, « nous allons parler de la Terre. »

Tout le monde a fait « Ah ! » pendant qu’elle allait tirer les rideaux pour plonger la pièce dans l’obscurité. Tout le monde sauf Herbert, qui a pris l’air excédé de celui que tout ça embête. Bien sûr, lui, il redouble la classe. Alors, il sait déjà.

— « Vous allez voir, » a chuchoté Herbert, « ça n’a rien de rigolo. C’est tout à fait comme Bis-bis. »

Le projecteur s’est mis à ronronner. Herbert disait vrai. C’était tout à fait comme Bis-bis : une boule qui tournait dans le vide, une grosse boule verdâtre.

— « Je vous ai déjà expliqué que la Terre est une des neuf planètes du système solaire, » dit Mlle Moreau en essayant de reprendre sa voix de maîtresse d’école, sa voix de tous les jours. « Elle est séparée du Soleil par 149 millions de kilomètres. Elle tourne autour de lui en 365 jours un quart et elle fait un tour sur elle-même en vingt-quatre heures… »

— « Si elle tourne autour du Soleil, comme nous, comment ça se fait qu’on ne peut pas la voir ? Comment ça se fait qu’on ne nous l’a jamais montrée au télescope ? » a demandé Tina avec sa petite voix.

Tina a deux petites queues de cheveux toutes raides derrière les oreilles, avec des nœuds roses. C’est pour ça qu’on l’appelle la Môme Tresses. Tina pose toujours des tas de questions.

— « Il ne s’agit pas de ce soleil-ci, ma chérie, » a répondu Mlle Moreau doucement. « Ta maman et ton papa ont déjà dû t’en parler. Il s’agit d’un soleil très, très lointain, une belle étoile jaune à des milliards de milliards de kilomètres d’ici… »

— « Peuh ! Une étoile de deuxième magnitude, » dit Herbert « C’est papa qui m’a expliqué. Une bougie, à côté de Sirius. »

On voyait bien qu’il répétait sans comprendre mais tout de même, les petits, les moins de sept ans, lui ont jeté un coup d’œil respectueux.

— « C’est vrai, Herbert, » a dit Mlle Moreau. « Il y a beaucoup d’étoiles plus grosses et plus brillantes. Mais il n’y en a pas de plus belle. »

Sur l’écran est apparue une autre boule, plus petite, qui tournait autour de la première. Des pointillés se sont posés en sautillant pour matérialiser son parcours.

« Ceci est la Lune, » a encore expliqué Mlle Moreau. « C’est le satellite de la Terre. Elle tourne autour d’elle en vingt-sept jours… »

— « C’est comme Bis-bis, alors ! » s’est exclamée Tina.

Herbert a fait « Pfff ! » d’un air méprisant. On a vu Mlle Moreau sourire dans la pénombre.

— « Pas tout à fait, » a-t-elle répliqué patiemment. « La Lune et la Terre, c’est une petite boule tournant autour d’une grosse. Tandis que Biskupik et Biskupik-bis sont deux grosses boules de dimensions équivalentes, chacune tournant autour de l’autre. »

— « Ça, je sais, » a enchaîné Tina avec assurance. « J’ai pu regarder Bis-bis, l’autre jour, dans la lunette de papa. Au début de la soirée elle était, heu… à gauche… »

— « À l’ouest, » a corrigé Mlle Moreau.

— « Oui, à l’ouest. Et puis, petit à petit, elle est montée dans le ciel. C’est une grosse boule, oh ! Une très grosse boule. »

La dernière fois que Mlle Moreau a voulu nous expliquer la Terre, ça a fait pareil. Au début, on était intéressé puis au bout de cinq minutes on a parlé d’autre chose. La Terre, c’est si loin… Près de neuf années-lumière, m’a dit papa. C’est tout là-bas, dans les étoiles. On n’ira jamais dans les étoiles, alors pourquoi parler de la Terre ?

— « C’est vrai, mademoiselle, que sur Bis-bis il y a des fleurs, comme ici ? »

— « Ah ! la, la, c’qu’elle est bête ! » n’a pu s’empêcher de lancer Herbert en faisant racler ses pieds par terre. Il grimaçait en direction de Tina et faisait claquer son pupitre. Mlle Moreau a dû se fâcher.

— « Herbert, tu n’es pas gentil du tout, et je dois ajouter que tu n’es pas non plus très malin. Quand on redouble, c’est un peu trop facile de faire étalage de ses connaissances. Il n’y a pas de quoi plastronner. »

Herbert a baissé le nez. Il agace beaucoup Mlle Moreau. Une fois je l’ai entendue parler de lui au capitaine Boulanger. Elle disait : « Ce petit Américain fanfaron et stupide… » Le capitaine a ri en disant :

— « Chère Annie, comment pouvez-vous encore raisonner selon… » (il employait de drôles de mots) « selon des concepts aussi archaïques ? Américains, Anglais, Français, Russes, Italiens. Yougoslaves… Vous croyez vraiment que cela peut encore avoir une signification quelconque dans notre situation ? »

— « En tout cas c’est bien à eux qu’on doit d’être là, non ? »

— « Comment ça ? »

— « Eh bien, le Vaisseau, ce sont bien les Américains qui l’ont construit, oui ou non ? »

Le capitaine lui a posé doucement une main sur l’épaule.

— « Vous êtes amère, Annie, parce que vous vous sentez coincée ici. Coincée pour toujours, sans doute. Vous n’avez pas encore accepté cette idée, n’est-ce pas ? »

— « Non, c’est vrai, je ne l’ai pas acceptée. Je crois que je ne l’accepterai jamais. » Ses yeux étaient pleins de larmes. « Je sais ce que vous allez me répondre : je suis une volontaire. Quand les États Associés ont décidé la construction et l’envoi du Vaisseau, ils n’ont obligé personne à embarquer. »

— « Et si les Américains ont participé à la construction du Vaisseau pour la plus grosse part, ils n’ont pas été les seuls. Le Vaisseau, c’est l’œuvre de tous les Terriens, Annie, vous le savez bien. C’est pourquoi l’équipage et les groupes scientifiques ont été recrutés dans toutes les nations capables d’en fournir. C’est pourquoi nous parlons tous l’interlingua et cela depuis si longtemps que vous ne vous en rendez même plus compte. Ça n’est pas une expédition américaine, Annie. Ça n’est même pas une expédition internationale. C’est une expédition terrienne, tout bonnement. »

— « Bien sûr, vous avez raison et je suis une sotte. Mais si vous saviez, parfois… »

Elle avait tourné ses yeux vers la fenêtre :

— « Regardez ces baraques minables… On dirait le marché aux puces ! Après dix ans sur Biskupik, voilà ce que nous sommes devenus : des clochards qui végètent. Nous n’avons pas réussi, il faut bien l’avouer. Nous n’étions pas préparés à ça. Nous nous étions entraînés à parcourir glorieusement la galaxie, mais pas à planter ces clous, ni à bêcher un potager. Séparés de nos semblables, coupés de la technologie terrestre, privés de l’impulsion collective de toute la race, nous ne sommes même pas parvenus à imiter correctement la vie quotidienne du terrien moyen. Nous sommes 1.200 spécialistes provenant de toutes les disciplines, nous avons une cinquantaine de génies parmi nous, mais nous vivotons misérablement dans une forêt vierge avec la conviction puérile que tout cela est provisoire, que c’est un mauvais moment à passer et que nous en sortirons bientôt. Je crois que nous mourrons tous de cette illusion. »

— « D’autres l’ont dit avant vous, Annie. Les plus réalistes d’entre nous préconisent l’oubli complet de la Terre et demandent qu’on entreprenne l’étude sérieuse de Biskupik pour une installation définitive. Ils combattent ce qu’ils appellent notre géocentrisme. Ce géocentrisme que vous pratiquez encore en enseignant le globe terrestre à des enfants qui ne l’ont jamais vu… et ne le verrons probablement jamais. »

— « Je sais tout cela, » a admis Mlle Moreau. « Mais ces impulsions ne sont pas raisonnées, vous le savez bien. Elles sont purement sentimentales, presque viscérales. »

— « Nous tous qui avons connu la Terre sommes condamnés à souffrir ce tourment, » dit encore le capitaine Boulanger. « Seules, peut-être, les générations suivantes en seront affranchies. »

Puis Mlle Moreau en levant la tête, a vu que j’étais resté dans la classe :

— « Hervé, pourquoi n’es-tu pas en récréation ? Va-t’en rejoindre tes petits amis. »

Comme je sortais, elle a repris sa conversation avec le capitaine, mais cette fois je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils se disaient. Ils devaient employer une de ces langues compliquées que les grandes personnes parlent parfois entre elles. Ça devait être… Comment appellent-ils ça ? Du français. Ça ressemblait aux phrases que papa et maman se disent parfois entre eux quand ils ne veulent pas que je comprenne. Mais il n’y a pas que le français. Les parents d’Herbert ont encore une autre langue, et ceux de Tina encore une autre. À croire que chaque grande personne a une langue à elle. À quoi ça sert, puisque avec l’interlingua tout le monde peut tout dire à tout le monde ?

— « Eh bien, Hervé, tu ne m’écoutes pas ? Qu’est-ce que j’étais en train de dire ? »

Zut ! L’image a changé. Sur l’écran on voit maintenant des arbres, mais ce ne sont sûrement pas des arbres d’ici. Ils sont trop petits. Il n’y a qu’à voir les gens qui passent dessous… En levant la main, ils pourraient presque toucher les premières branches. Et puis ces gens sont drôlement habillés. Au lieu de porter des pantalons avec des petites bottes, les dames ont des espèces de tabliers bouffant tout autour d’elles, avec des dessins dessus, des ronds, des rayures… On voit leurs jambes. C’est un peu ridicule il faut dire, et Herbert étouffe un petit rire. Ça doit être encore des images de la Terre.

— « Alors Hervé ? Tu ne réponds pas ? Qu’est-ce que le printemps ? »

La porte en s’ouvrant m’a tiré de ce mauvais pas. Le capitaine Boulanger se découpe en silhouette dans l’ouverture. Il ne dit rien. Il y a comme une grande tension dans son immobilité.

Machinalement, Mlle Moreau a arrêté la projection et est allée ouvrir les rideaux. Dans le jour grisâtre, les traits du capitaine, sous sa visière fatiguée, ont l’air très graves et comme ankylosés par l’émotion.

— « Que se passe-t-il ? » a dit Mlle Moreau nerveusement.

Le capitaine s’est avancé jusqu’au vieux tableau noir en matière plastique, tout usé par les craies synthétiques.

— « C’est Penn, » dit-il. « Il revient. »

Aussitôt il y a eu un grand brouhaha dans la classe, un bourdonnement de bavardages fébriles. Mlle Moreau, toute blanche, debout devant le capitaine, n’a même pas tourné la tête pour nous faire taire.

Le colonel Penn revient de Bis-bis. Alors, ça c’est une nouvelle.

*
*     *

La barbe du colonel Penn était déjà longue quand il est parti, l’année dernière, mais maintenant… Oh ! la, la, elle lui arrive presque à l’estomac. Et elle est toute blanche. Ses cheveux aussi sont très longs. Ils sortent de dessous sa vieille casquette et roulent en boucles derrière ses oreilles. Ils sont nombreux, à la colonie, à avoir laissé pousser ainsi barbe et cheveux.

J’ai couru à travers la ville dans l’espoir d’arriver le premier au terrain, mais il y avait déjà bien du monde devant moi. Les gens sortaient précipitamment de toutes les maisons. On voyait des officiers qui dégringolaient les escaliers de bois en achevant d’enfiler leur tunique rapiécée.

— « Les enfants, les enfants… » criait derrière nous Mlle Moreau. Mais bien sûr, personne ne l’écoutait. Je me demande si même un kangourou-tigre surgi de la sylve et apparaissant à l’entrée de la rue nous aurait arrêtés.

Jamais je n’avais vu tant de monde à la fois. Il y avait au moins cinq cents personnes. Je sais bien que papa rira quand je lui dirai ça. Il raconte que là-bas, sur la Terre, il y a des millions de millions de millions de gens. Si c’est vrai, je me demande où on peut bien les mettre. Il dit aussi que ces millions de gens vivent dans des cités immenses, avec des maisons qui font parfois deux cents mètres de haut, presque aussi hautes que les arbres de la sylve. Il appelle ces cités des métropoles.

— « Ici, » a-t-il dit une fois, « ça n’est certes pas une métropole. Tout au plus un bidonville amélioré ou, au mieux, un village du vieux Far-West. »

Je ne sais pas ce que ça veut dire. Les grandes personnes font toujours allusion à des choses qu’on ne connaît pas. Ce que je sais, c’est que même dans les métropoles de papa on n’a sûrement jamais été aussi excité que lorsque la fusée-cargo du colonel Penn s’est posée sur le terrain.

Le terrain a été défriché pas loin de la ville. C’est de là que les fusées-cargos partent pour le Vaisseau avec les équipages de relève. C’est là que je suis venu plusieurs fois en compagnie de maman, pour attendre papa quand il avait fini sa période dans l’espace.

L’herbe a déjà commencé à repousser et des lianes rampent partout. L’équipe d’entretien a pourtant nettoyé le terrain au brûleur la semaine dernière. Mais la sylve envahit tout. En ville aussi il faut empêcher les plantes de tout envahir. L’autre jour, la maison des parents de Tina a craqué et s’est soulevée un peu. Une grosse racine avait poussé juste dessous.

Les réacteurs de la fusée-cargo venaient de s’arrêter quand je suis arrivé. Je me suis faufilé entre des dizaines de jambes jusqu’à ce que je rencontre le dos de Tom Cossak qui s’est retourné et m’a attrapé par le cou :

— « Pas plus loin, Hervé ! C’est défendu ! »

J’ai vu qu’il faisait sa période de police. Il avait le brassard bleu. D’autres brassards bleus formaient la chaîne avec lui pour empêcher les gens d’approcher.

Une buée s’élevait du sol humide autour de la vieille fusée.

— « C’est à peine croyable, » dit quelqu’un, « de penser que cette ferraille a pu aller jusqu’à Bis-bis et en revenir. »

— « Tout de même, elle a été reconditionnée. Ils ont travaillé cinq ans dessus. »

— « J’avais une vieille Renault, autrefois. Même en la reconditionnant, je ne me serais pas attaqué aux vingt-quatre heures du Mans. »

C’est alors que la porte du sas s’est ouverte et que j’ai vu la barbe du colonel Penn. J’ai pensé aux histoires que me raconte parfois maman, les histoires de la Terre. Le Père Noël, ça doit être quelque chose comme le colonel Penn.

Les gens autour de moi n’ont pas crié, ni applaudi, ni rien.

On voyait qu’ils étaient bien trop émus. Le major Ivan Sokolov, qui a présidé le Comité de Gestion pendant tout le temps de l’absence du colonel, s’est avancé d’un pas égal vers la fusée-cargo. Tout se déroulait très lentement et pourtant personne ne semblait s’impatienter de cette lenteur. L’air était comme chargé d’attente.

— « Dighbee, qui est dans le Comité de Gestion, m’a dit qu’ils avaient perdu du monde, là-bas, » murmura quelqu’un derrière moi. « Mais il paraît qu’ils ont retrouvé des types du canot no 7. »

— « Après dix ans ? Allons ça ne tient pas debout ! »

Le major Sokolov avait escaladé la petite échelle métallique. On le vit étreindre le colonel Penn, puis d’autres silhouettes dans l’ombre du sas.

Soudain, la voix du colonel a retenti très fort, comme s’il était déjà au milieu de nous. Il parlait dans le micro de piste. Papa a dit plus tard que son discours n’était pas de ceux qui passent à la postérité.

— « Eh bien, mes camarades, nous voici revenus parmi vous. Nous avons eu quelques ennuis, là-bas, en face. Vous savez peut-être déjà que Langtree et Bordeneuve sont restés sur Bis-bis. Ils sont morts. Mais l’expédition n’a pas été inutile. Nous avons retrouvé le canot no 7. »

Le silence sur le terrain était à couper au couteau. On pouvait percevoir alentour l’infime bruissement des pousses des radicelles et des germes se frayant leur chemin dans l’humus de la sylve.

— « Sur ses quarante occupants, trente-neuf ont succombé au cours des ans. Mais l’un a survécu. Nous l’avons ramené. Il est sain et sauf. C’est Piotr Hovcar, le biochimiste. »

Il y a eu un cri terrible dans la foule, un cri reflétant une émotion si insupportable, une joie si effrayante qu’il m’a fait dresser les cheveux sur la tête. Personne, apparemment, n’avait prévu que le rescapé pouvait être marié et que sa femme se trouverait sur le terrain.

*
*     *

— « Il y a quelque chose qui ne colle pas dans le récit de Hovcar, » a dit papa. « Logiquement, il n’aurait pas dû survivre. »

— « Et pourquoi donc ? » a demandé maman. « Penn a bien dit que Biskupik-bis était une planète semblable à celle-ci ! Selon lui, c’est positivement sa sœur jumelle. Deux planètes identiques qui se tournent autour, à trois millions de kilomètres l’une de l’autre… »

— « C’est vrai, mais tu oublies une chose. Quand nous avons abandonné le Vaisseau en orbite autour de Biskupik, nous étions quarante nefs de sauvetage et cinq fusées-cargos. Sept nefs se sont perdues corps et biens dans l’espace, cinq se sont écrasées, mais il y en a quand même eu vingt-sept à se poser ici intactes. Et les fusées-cargos s’en sont également tirées. Tout ça représente plus de 1.500 personnes. Voilà pourquoi nous avons survécu… Parce que nous étions nombreux, que nous disposions de tout le matériel voulu et que nous avions les fusées-cargos pour retourner au Vaisseau chaque fois que nous le désirions.

» Un seul canot a dérivé vers Biskupik-bis à la suite d’une fausse manœuvre : le numéro 7. Hovcar dit qu’ils firent un atterrissage très dur. Près de la moitié d’entre eux ont été tués en touchant le sol. Les autres sont morts les uns après les autres, enlisés dans les marécages, dévorés par des plantes carnivores ou simplement minés par les fièvres, ou encore par le désespoir. Hovcar est resté six ans tout seul sur cette sacrée planète. Six ans, tu imagines un peu ! »

— « Et alors ? Tu n’as jamais lu Robinson Crusoé ?

— « Très mauvais comme comparaison. Bis-bis n’est pas une île terrestre idyllique où un homme peut trouver par aubaine tous les produits qui lui sont nécessaires. D’ailleurs, même Robinson Crusoé ne s’en tirait que grâce à l’épave du navire qui l’avait amené, alors que Hovcar ne pouvait en aucun cas retourner au Vaisseau. Non, y a des Robinsons, c’est nous, à la rigueur. Des Robinson suisses. Mais Hovcar tout seul sur Bis-bis, c’est un homme plongé vivant en enfer. Tu sais qu’il y a des moustiques de vingt kilos, là-bas ? C’est comme ça que Bordeneuve est mort, m’a dit Penn. Et tu sais qu’il y a des lianes-pieuvres ? C’est l’une d’elles qui a vidé Langtree de tout son sang. »

Je suis allongé dans la soupente et j’ouvre mes oreilles toutes grandes. Depuis mon lit, ç’a été facile de grimper. Le mur de rondins n’arrive pas jusqu’au plafond. Il y a là un faux grenier où papa a remisé des vieilles caisses, des bouquins et des provisions. Dans le plancher raboteux, un nœud a sauté et je les vois par le trou qui finissent de boire leur café.

Il paraît d’ailleurs que ça n’est pas du vrai café. Pour les grandes personnes, le vrai café c’est celui qui pousse là-bas, sur leur Terre. Or, le stock amené par l’expédition Biskupik est épuisé depuis longtemps. On n’en trouverait plus un grain dans les cales même si là-haut, sur son orbite, on démontait le Vaisseau pièce par pièce. Mais les botanistes ont découvert dans la sylve une plante dont les graines ressemblent à du café. Maman dit que ça peut faire illusion.

— « En tout cas, Piotr Hovcar est revenu vivant. Ça c’est un fait. »

— « Je l’admets, » dit papa avec un sourire. « Je ne suis pas sectaire à ce point-là. »

— « Est-ce que c’est mieux pour lui ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu qu’il meure là-bas, en face, comme tous ceux du numéro 7 ? »

Les yeux de papa se sont faits très tristes et très doux. Par-dessus la table, il a attrapé la main de maman.

— « Ce retour, ça t’a fichu un coup, Minne. Tu devrais te réjouir de voir un des nôtres revenir vivant après si longtemps. Tu devrais penser à la joie d’Helga Hovcar. Au lieu de ça, on dirait que tu patauges en plein cafard. »

— « C’est vrai, Georges. J’y suis jusqu’au cou. Je… j’ai peur de ne pas pouvoir tenir. Tu comprends, revoir Piotr Hovcar, à peine changé, ça m’a ramené d’un coup à dix ans en arrière… Plus, même. Je me suis revue à la base d’entraînement… Tu sais que Hovcar m’a fait la cour, à cette époque-là ? Pourtant, il ne parlait ni le français, ni l’anglais. C’est moi qui lui faisait répéter ses leçons d’interlingua… »

— « Tu ne m’avais jamais raconté ça, » dit papa en faisant semblant d’être très en colère.

— « En le revoyant, tout à l’heure, des tas de souvenirs sont remontés en vrac à la surface de ma mémoire. Depuis dix ans, je les avais enfouis en moi, je croyais les avoir anesthésiés. Il ne s’agit pas de Hovcar lui-même, bien entendu, mais de tout ce que sa réapparition a réveillé. Et je me suis revue telle que j’étais il y a dix ans : une volontaire folle d’enthousiasme, dévorée de curiosité, éclatant d’orgueil… Tous les journaux parlaient de nous ; « Les volontaires du subespace », « Les colons galactiques », « Les pionniers de l’espace-temps ». « La May-Flower du cosmos »… Nous avions beau être deux mille, ils nous avaient presque tous interviewés les uns après les autres… Puis il y a eu cette effervescence des derniers préparatifs, les fusées-taxis qui nous emmenaient vers le Vaisseau, les derniers slogans de la radio : « Le temps est vaincu… Grâce au subespace ils couvriront en trois mois la distance que la lumière met neuf ans à parcourir… Ils raconteront à vos arrière-petits-enfants les merveilles de Sirius, de Procyon et d’Altaïr… »

» Oh ! Georges, à ce moment-là je croyais avoir tout accepté. Rester des années dans l’espace, ne plus jamais revoir les miens, ne plus retrouver, au retour, la Terre que nous connaissions, la trouver changée même de plusieurs siècles… Oui, j’avais admis tout cela parce qu’au fond de moi j’avais une paisible certitude : un jour, tôt ou tard et de toute façon, nous reviendrions. Ça n’était pas très pressé, ça pouvait même attendre très longtemps. Il suffisait simplement de savoir que c’était possible… »

Par le trou du plancher, je ne vois que le haut de la tête de maman. Il y a des fils blancs parmi ses cheveux noirs. Est-ce que maman est vieille ? Trente-cinq ans, ça me semble beaucoup, à moi, mais pour une grande personne il paraît que c’est encore jeune.

Sa voix s’est faite âpre. Elle a tapé du poing sur la table comme un homme :

« Bon Dieu, Georges, comment avons-nous pu nous faire prendre dans ce piège à rats ? Comment n’avons-nous pas vu que ce Vaisseau dont nous étions si fiers n’était qu’un bout de ferraille dans le ciel, une limaille, une poussière, rien ! Comment avons-nous pu nous laisser impressionner par cette malheureuse sphère d’acier, ses trois cents mètres de diamètre, ses centaines de milliers de tonnes et ses trente-deux ponts concentriques ? Comment avons-nous pu être assez présomptueux pour ne pas prévoir l’inattendu : après trois mois de subespace, un Vaisseau qui émerge comme prévu dans les parages de Sirius… et tombe en panne. En panne, comme une vieille Ford. Une panne définitive, irrémédiable. »

— « Tu sais bien qu’elle n’est pas irrémédiable. »

— « Je n’y crois plus, Georges, plus du tout. Oh ! j’y ai cru longtemps, j’ai voulu y croire très longtemps et très fort. Quand le colonel Biskupik nous a réunis à bord, la première fois, il y a dix ans, et qu’il a annoncé qu’on pouvait trouver la panne mais qu’il y avait des risques de désintégration, quand il a expliqué que toute l’expédition s’installerait sur la planète pendant qu’une équipe minimum resterait à bord, alors là, oui, j’y ai cru désespérément. Et puis l’équipe de dépannage est rentrée et une fusée-cargo a emmené la relève… Et puis celle-ci est revenue à son tour, et ainsi de suite… Puis le colonel Biskupik est mort et Penn a pris sa place… Puis Brücker est mort, puis Mary McDougall, puis le commandant Kozintsev, puis le professeur Morgenstein, puis Donald McDougall, puis la petite Cordelier… As-tu compté les tombes dans la clairière, Georges ? Moi je l’ai fait. Il y en a deux Cent trente-neuf. Ça fait beaucoup, en dix ans, sur un total de 1.500. »

— « Vu sous cet angle-là, évidemment, ça semble assez pessimiste. Ce qui est amusant pourtant, c’est que le total est toujours de 1.500, à peu de chose près. »

Maman s’est tue un instant. Puis elle a eu un petit rire qui était presque gai.

— « C’est pourtant vrai, Georges. Les enfants… Plus de deux cents enfants sont nés ici. L’homme est incorrigible. »

« L’homme est increvable, » a rectifié papa. « Je ne me fais pas de souci pour l’homme. »

Ils ont ri ensemble et c’est à ce moment que le cri a éclaté dehors. Il a jailli de la nuit avec une telle force qu’on eût dit qu’il vrillait nos murs. C’était si affreux que j’ai écrasé ma bouche au creux de mon bras pour ne pas crier à mon tour. Quand il s’est arrêté, il sonnait encore dans ma tête.

Maman s’est dressée, les lèvres blanches :

— « Bon sang, qu’est-ce que c’est que ça ? Une bête ? »

J’ai senti comme des picotements glacés entre mes omoplates. Ça n’était pas une bête. Cette voix, je l’avais déjà entendue l’après-midi sur le terrain. C’était la voix toute déformée d’Helga Hovcar.

*
*     *

Personne ne m’a vu. Tandis qu’ils se rassemblaient devant la maison de Piotr Hovcar, j’ai traversé le sentier en me piquant les pieds sur les cailloux. J’étais en pyjama et je n’avais pas eu le temps de mettre mes souliers, mais il n’était pas question que je rate quoi que ce soit.

Je me suis hissé le long du tronc de l’arbre à farine qui surplombe l’entrée. Le projecteur n’éclairait pas si haut. À l’abri de la nuit, je me suis glissé le long des branches et plusieurs cosses ont éclaté, répandant sur moi leur blancheur poudreuse.

Papa s’est avancé d’un pas ferme dans le rond du projecteur. Il est courageux, papa. C’est toujours lui qui avance le premier. Il était dans la première fusée. Pas quand la colonie s’est posée, non, mais bien avant, quand il a fallu explorer. C’est maman qui m’a raconté : le colonel Biskupik savait qu’il y avait une atmosphère sur cette planète, et il savait aussi que la pesanteur y était les neuf dixièmes de celle de la Terre, mais il fallait quand même faire des reconnaissances. La première fusée de prospection, c’est papa qui la commandait. Ils se sont posés et ils ont exploré pendant des jours et des jours. Ils étaient trente et c’était papa qui les commandait tous. Pendant ce temps, à bord du Vaisseau, les autres attendaient. D’après maman, je n’étais pas encore né, en ce temps-là. Ça doit être pour ça que je ne me rappelle pas. Ce sont des histoires d’autrefois mais c’est pour dire que papa est courageux.

Il a frappé un bon coup à la porte et a crié :

— « Hovcar ! C’est moi, Sidaner. Que se passe-t-il ? »

On n’entendait rien à l’intérieur et tout était éteint. Autour du projecteur, ils étaient une quinzaine qui s’étaient habillés à la hâte avant d’accourir. Les plus proches voisins.

— « Il vaudrait mieux enfoncer la porte, » a dit Sean Finney. « Ça ne rime à rien d’attendre, plantés là. »

Comme il disait cela, il y a eu une brève bousculade derrière le projecteur et le colonel Penn s’est avancé à côté de papa. En même temps, la porte de la maison Hovcar a commencé de s’ouvrir.

— « Hovcar ! » a appelé le colonel Penn d’un ton angoissé.

J’ai trouvé sa voix exagérément tendue, car enfin Piotr Hovcar franchissait son seuil d’un pas tranquille et ne semblait pas du tout inquiet. Il était sans veste, les bras nus, et souriait d’un air interrogatif.

— « On a entendu un cri, » dit papa. « Est-ce que Helga…? »

Puis il s’arrêta car Helga venait d’apparaître à son tour, une mince écharpe jetée sur ses épaules. Hovcar tourna la tête vers elle :

— « On dirait que tu leur as fait peur, » murmura-t-il d’une voix douce chargée d’un affectueux reproche.

Helga eut un sourire confus.

— « Je ne sais comment m’excuser. J’ai eu… J’ai fait un rêve. Un cauchemar affreux… »

— « Elle s’agitait tellement en dormant que cela m’a réveillé, » expliqua Hovcar. « J’ai voulu la calmer et alors, avant d’ouvrir les yeux, elle a poussé ce cri. »

— « Je suis désolée, » répéta Helga. « Je ne sais comment dire… Ça doit être l’émotion de cette journée, le retour… »

Elle semblait hésiter entre le rire et les larmes. Elle cacha son visage contre l’épaule de son mari.

— « Voilà comment votre femme vous accueillera si vous devez vous absenter dix ans, » plaisanta Hovcar.

Il y eut quelques rires. L’atmosphère était beaucoup moins tendue, on sentait comme un soulagement dans l’air après l’insupportable tension.

— « Bon sang, Helga, quelle voix ! » dit Sean Finney. « L’équipe de service a dû t’entendre de là-haut, sur le Vaisseau. Le lieutenant McKay a dû en tomber de sa couchette. »

Ils ont commencé à se disperser. Et alors, tout est arrivé tellement vite que j’ai eu l’impression que les trois choses se passaient à la fois. Hovcar a entouré de son bras nu l’épaule de sa femme, papa s’est avancé vers eux comme pour leur dire bonsoir et le commandant Penn a tiré.

Le pistolet thermique fait un bruit très caractéristique, le chuintement violent d’un gaz sous pression. Mais on eût dit que c’était des deux corps que jaillissait ce sifflement furieux. Piotr Hovcar et Helga, frappés de plein fouet par le jet de chaleur, étaient restés soudés l’un à l’autre. Puis ils se mirent à fondre sans un cri.

Je ne trouve pas d’autre mot : ils se mirent à fondre. J’ai déjà vu fonctionner un pistolet thermique. Une fois, papa a tué un kangourou-tigre qui venait manger les moutons dans l’enclos, près de l’arroyo. Le jet fait un trou noir et la bête tombe. C’est tout.

Mais là, Hovcar et Helga fondaient. Sans se séparer, ils se sont affaissés lentement, ils sont devenus tout mous. J’ai vu un œil et des dents glisser dans une masse pâteuse et les deux corps ont commencé à se répandre littéralement sur le sol.

Papa avait fait un bond en arrière. La seule expression qu’on pouvait lire sur son visage, c’était une stupéfaction intense, l’air de quelqu’un qui n’arrive pas à croire ce qu’il voit. Puis il s’est précipité vers le colonel Penn qui continuait à diriger le jet de chaleur sur les deux corps.

— « Bon Dieu, colonel… »

— « N’approchez pas de ça, Sidaner. N’approchez pas, si vous voulez m’en croire. »

La voix du colonel Penn était dure, tendue, mais pas du tout hagarde. Il semblait au contraire totalement maître de lui si bien que tous, subjugués, ne songèrent pas à faire un geste.

Ils étaient d’ailleurs bien trop occupés à regarder ce qui se passait par terre. Et ce qui se passait était incroyable. Ce qui avait été Hovcar et Helga s’était répandu au milieu des vêtements carbonisés et cela bougeait. Cela formait une masse informe, palpitante, comme douée de vie, qui ondulait fébrilement, fuyait le jet thermique, se rétractait quand il la frappait, lançait des pseudopodes dans la direction opposée comme pour s’arracher à cette chaleur mortelle.

Sautillant pour éviter le moindre contact tournant sous la lueur du projecteur, le colonel Penn réduisait peu à peu cette gélatine rampante qui devenait noire et grumeleuse sous le jet torréfiant du pistolet.

Une partie de la chose s’était fractionnée et, avec une lenteur frénétique, tentait de s’éloigner vers la zone d’ombre. Implacablement, le rayon la poursuivit, la traqua, se fixa sur elle jusqu’à complète carbonisation. Bientôt, sur le sol cuit, il ne resta rien d’autre que des fragments de matière calcinée que le colonel s’acharna encore à asperger jusqu’à leur totale volatilisation.

Puis ils restèrent tous là immobiles, comme frappés de stupeur, se regardant sans mot dire sous la lueur blanche du projecteur.

— « Par l’Espace, colonel, qu’est-ce que c’était ? » demanda Sean Finney, blanc comme un linge.

Le colonel glissait lentement son arme dans son étui.

— « Ce n’était pas Hovcar, n’est-ce pas ? »

— « Non, ce n’était pas lui. Et ce n’était pas Helga non plus. »

— « Pas Helga ? » s’est exclamé maman, qui n’arrivait pas à retrouver ses couleurs. « Mais alors, où est Helga ? »

Le colonel Penn secoua la tête.

— « Je mentirais si je disais que je n’ai pas eu de soupçons. Mais ces soupçons, je les ai écartés presque inconsciemment. En un sens, je suis coupable. Ce qui est arrivé est ma faute. Mais c’était impossible à croire. J’ai refusé tout bonnement de le croire. J’ai effacé ça de mon esprit et j’ai ramené Hovcar parce que… parce que c’était simplement Hovcar, que ça ne pouvait pas ne pas être lui. »

— « Si vous ne nous dites pas de quoi il s’agit, il n’y a aucune chance pour qu’on en comprenne seulement un brin, » interrompit Sean Finney. « J’ai l’impression que ça ne serait pas mal si la colonie pouvait en savoir un peu plus, vous ne trouvez pas ? »

— « J’avais l’intention de faire une communication, de toute façon. Mais, à mes yeux, ça n’avait pas un caractère d’urgence. Il ne s’agissait pas de Hovcar, voyez-vous. Ça n’est que tout à l’heure que j’ai compris, que la vérité m’a sauté aux yeux. Oui, c’est quand… quand Hovcar a serré Helga contre lui que j’ai vu ce que je me refusais à croire. »

La branche vibre sous moi comme si quelqu’un secouait le tronc de l’arbre à farine. Mais ce n’est pas l’arbre qui tremble, c’est moi. La sueur coule le long de mes côtes et j’ai un peu mal au cœur. Je tremble comme ça depuis que ça a commencé, depuis que le colonel Penn a sorti son pistolet thermique.

Et je tremble parce que moi aussi j’ai vu ce que le colonel a vu avant de tirer : Piotr Hovcar a passé son bras autour de l’épaule d’Helga, et alors le bras est entré dans l’épaule. Oui, c’est bien ce que j’ai vu. Hovcar souriait à papa qui s’avançait vers lui, et en même temps, sans qu’il semble s’en apercevoir, son bras nu s’incrustait dans le dos nu d’Helga. Ça ne saignait pas, ni rien. Simplement, les deux chairs semblaient s’absorber mutuellement et déjà le poignet d’Hovcar avait presque entièrement disparu dans l’épaule d’Helga quand le colonel Penn a commencé à tirer.

*
*     *

Tout le monde n’a parlé que de ça, à la récréation. Tout le monde a parlé du caviar. Hier, personne n’avait jamais entendu ce mot-là, et maintenant il n’est pas question d’autre chose.

— « Mais qu’est-ce que c’est, du caviar ? » demande Tina d’une petite voix plaintive.

— « C’est quelque chose qui se mange », explique Herbert, l’air toujours important. « Quelque chose qui se trouve là-bas, sur leur Terre. »

— « Et il y en avait aussi sur Bis-bis ? »

Herbert hausse les épaules avec dédain :

— « Le colonel a dit que ça ressemblait à du caviar. Il n’a pas dit que c’en était. Mon père a raconté que le colonel tient ça renfermé dans une boîte à double couvercle. C’est comme un tas de toutes petites boules noires collées ensemble. Et ça bouge ! »

Herbert ne raconte pas de blague. J’ai entendu papa en parler, moi aussi. Le colonel a fait un exposé dans la salle des conférences. Presque tout le monde est venu. On aurait bien voulu entendre, nous aussi. Herbert et moi, on a tourné autour du hangar, on a essayé de regarder à travers les planches, mais le lieutenant Le Garrec est sorti et nous a dit d’aller jouer.

— « Exactement du caviar, » a raconté plus tard papa à maman. Quand Penn a parlé de ce… de cette chose, et surtout de ce qu’elle pouvait faire, on l’a à peine cru. Alors, il a sorti la boîte qu’il a ramenée de là-bas, tu sais, une de ces boîtes d’échantillon dont se sert le service de zoologie. À travers la double vitre on a vu ça, cette espèce de grenaille gluante. Oui, on dirait vraiment du caviar. Il y en avait à peu près un demi-kilo.

» Penn a expliqué qu’il était tombé là-dessus vraiment par hasard. Il observait de loin un petit animal, une sorte de gerboise, quand il a vu ce paquet de gélatine se laisser tomber du haut d’une branche. La gerboise a été positivement absorbée. Penn l’a vue se liquéfier, disparaître. Elle a été absolument digérée par ça. Mais il a vu mieux. Ou pire. Il y avait une deuxième gerboise dans les parages. Alors, le « caviar », lentement, s’est retransformé… Écoute-moi bien… s’est retransformé en gerboise. Il lui a poussé une oreille, puis deux, puis une queue, puis deux yeux… Tu comprends ? Un mimétisme absolu. La fausse gerboise s’est approchée de la vraie et hop ! »

— « Quoi, hop ? » a demandé maman d’une voix altérée.

— « La fausse a bouffé la vraie. Elle lui a sauté sur le dos et a commencé à se répandre comme de la confiture. L’autre a tout juste eu le temps de pousser un couinement. À la fin, il n’y avait plus de gerboise du tout. Seulement un peu plus de caviar. Penn l’a ramassé dans sa boîte et a décidé que l’expédition Bis-bis avait assez duré. »

Je ne voulais pas me montrer car papa aurait sûrement interrompu son histoire, mais j’aurais bien voulu voir la tête de maman. Sa voix était toute changée. Je crois vraiment qu’elle avait la frousse.

— « Mais alors, Georges, est-ce que tu crois… »

Elle n’a pas fini sa phrase. Papa a repris :

— « Des histoires comme ça, c’est dur à avaler. Même les biologistes ont dit à Penn qu’il n’avait pas dû bien observer, qu’il avait dû confondre. Alors Penn s’est mis en rogne. Il a dit : « Vous voulez une démonstration ? Vous allez l’avoir. » Il a regardé partout autour de lui, à ses pieds, puis tout à coup il s’est précipité. Il est très adroit, tu sais. Il a attrapé la blatte du premier coup. Ensuite, il a pris sa boîte il a fait glisser le couvercle du dessus et il a laissé tomber le gros insecte sur la deuxième plaque. Puis il a refermé le couvercle, « J’opère ainsi, messieurs, parce que je ne veux courir aucun risque. J’ignore totalement de quoi cette chose est capable. »

» Il a tiré la deuxième plaque. La blatte est tombée au fond. Et alors, à travers la vitre, on a vu. On a vu exactement ce qu’avait pu voir Penn sur Bis-bis : le paquet de gélatine a encerclé la blatte, l’a recouverte, et puis il n’y a plus eu de blatte du tout. »

— « Mais, Georges, » s’est exclamée maman, « tu ne l’as tout de même pas vu se transformer. Ça n’est pas devenu une autre blatte. »

— « Eh bien, justement, si. Quand Penn a mis un deuxième cancrelat dans la boîte, le « caviar »… a cessé d’être du caviar. Et ç’a été plus beau encore que l’histoire de la gerboise, parce que cette fois il s’est fractionné, et chaque fraction est devenue un petit cancrelat. Inutile de te dire que la vraie blatte n’a pas fait long feu. Tu comprends, Minne ? Cette chose-là mange quelque chose, et elle devient ce quelque chose. Elle absorbe une gerboise, et si une autre gerboise se présente elle imite celle qu’elle vient d’assimiler pour piéger l’autre. Elle se tape un cancrelat et elle se fractionne en autant de cancrelats que sa masse peut en fournir.

La voix de maman n’était qu’un souffle :

— « Alors, Piotr Hovcar… »

— « C’est ce que Penn s’était refusé à supposer, et comment pourrait-on lui donner tort ! Pourtant, je te l’avais dit, logiquement, Hovcar ne pouvait pas survivre seul sur Bis-bis. Et il n’a pas survécu. »

— « Mais, Georges… »

— « Je sais, je sais, on l’a vu descendre de la fusée, on lui a parlé, on lui a même fait des embrassades… Et Helga s’y est laissée prendre aussi bien que nous. »

— « Mon Dieu, fallait-il donc la tuer, elle aussi ? »

— « Ne te méprends pas. Quand Penn a tiré, Helga n’existait déjà plus. Pourquoi crois-tu qu’elle a poussé ce cri, quelques instants auparavant ? C’était le cri de la gerboise, le dernier sursaut de la blatte. À ce moment-là, le pseudo-Hovcar commençait à l’absorber, voilà la vérité. »

— « Je pense que c’est vrai, je crois ce que tu dis, mais je n’arrive pas à le concevoir. Même en admettant que ce… cette matière puisse assimiler des bestioles, des insectes, puisqu’elle arrive à les imiter, comment croire… Enfin, tu as vu Hovcar sortir sur le pas de sa porte… Tu as entendu Helga… »

— « Ça n’était plus eux, Minne, mets-toi bien ça dans la tête. Penn pense que cette chose, cet être ou quoi que ce soit, n’est rien d’autre en soi qu’un peu de gélatine vivante, mais qu’elle est capable de s’identifier absolument à tout ce qu’elle ingurgite. Et pas seulement sur le plan physiologique. Quand elle avale la gerboise, non seulement elle peut prendre l’apparence extérieure de la gerboise, mais elle devient véritablement une gerboise, elle sait tout ce que savait la gerboise. Rien de plus, mais rien de moins. Et quand elle a absorbé Hovcar, un jour, sur Bis-bis il y a des années peut-être, elle a su tout ce que savait Hovcar. Rien de plus, mais rien de moins. Elle a donc su qu’il y avait d’autres êtres comme Hovcar sur la planète voisine, toute une colonie bonne à manger. Elle a su ce qu’il fallait faire pour être emmenée par Penn à bord de la fusée de reconnaissance. Elle a su aussi que si elle voulait… absorber toute la colonie, elle devrait le faire progressivement, unité par unité, sous peine d’être découverte et détruite. »

— « Il faut… il faut tuer ça, » a dit maman d’une voix enrouée. « Il faut brûler ça tout de suite, pulvériser cette chose et qu’on n’en parle plus jamais. »

— « C’est ce qu’on va faire. Mais les biologistes ont demandé un sursis pour l’examiner. Ils sont fous de curiosité. C’est Della Rocca qui s’en occupe, pour le moment Demain, ils la détruiront »

— « Demain, c’est bien tard, » a dit maman.

*
*     *

Cette fois, ça va mal. Tandis que je courais dans la rue en pente, j’ai entendu deux fois déjà le chuintement d’un pistolet thermique. Ça venait de chez Carmelo Della Rocca, le papa de Tina, où j’avais vu entrer les hommes au brassard bleu. J’espère que Tina n’y était pas.

On ne l’a pas vue à l’école, cet après-midi. Mais Mlle Moreau n’a pas eu le temps de s’en inquiéter. Le cours d’arithmétique était à peine commencé quand le capitaine Boulanger a fait irruption, suivi du docteur Namara et de deux « brassards bleus ».

Comme je venais de lancer une boulette de papier mâché contre le tableau noir, Mlle Moreau m’avait puni et mis au piquet sous le préau. C’est pourquoi ils sont entrés en trombe dans la classe sans me voir. Le capitaine était tout blanc, les narines pincées.

— « La petite Della Rocca est-elle là ? »

— « Je ne l’ai pas encore vue, » a dit Mlle Moreau. « Je pensais qu’elle avait un peu de retard. »

Elle a pâli soudain :

— « Il lui est arrivé quelque chose ? »

Sans répondre, le capitaine s’est tourné vers les deux policiers :

— « Trouvez-la ! Et rappelez-vous ; ne la touchez surtout pas. Tirez à vue. »

Mlle Moreau s’est précipitée vers lui.

— « Que se passe-t-il ? Vous êtes fou ! »

Il a braqué vers elle son pistolet thermique, nerveusement :

— « Ne m’approchez pas, Annie. Pas avant que nous ayons fait les tests. Excusez-moi, c’est indispensable. »

Je n’ai pas attendu qu’ils me découvrent. Je suis allé à l’autre bout du préau et je suis passé par le trou dans le grillage. Il fallait que je trouve Tina pour l’avertir. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal.

 

Maintenant que je l’ai trouvée, je suis content. Ils ont tous peur, mais moi je n’ai plus peur. Il faut faire attention et je ne serai pas brûlé. Tina me l’a dit. C’est drôle aussi ce qu’elle m’a dit : « Nous sommes libres ».

Je l’ai trouvée au bord de l’arroyo, près de l’enclos aux moutons. C’est sa cachette favorite quand elle fait l’école buissonnière. Je lui ai dit que le capitaine Boulanger la cherchait et elle m’a souri gentiment :

— « Je sais. C’est pourquoi je suis venue me cacher ici. Mais toi, ils ne te cherchent pas. Tu vas pouvoir continuer. »

— « Continuer quoi ? »

— « L’expansion. »

— « Écoute, Tina, tu racontes toujours n’importe quoi et ça fait rire toute la classe. Mais moi, je t’aime bien. Dis-moi pourquoi on te cherche. Tu as fait une grosse bêtise, hein ? Dis-le. »

— « Je n’ai pas fait de bêtise. J’ai fait ce qu’il fallait faire. »

— « Quoi ? Qu’est-ce que tu as fait ? »

Elle a eu un drôle de sourire en coin :

— « J’ai mangé du caviar. »

— « Tu vois, tu recommences à dire des sottises. »

— « Pas du tout ! Papa avait pris la boîte du colonel Penn pour faire des expériences avec le caviar. À la récréation, on avait bien dit que le caviar, c’est une chose qui se mange, non ? Alors j’ai voulu goûter. »

— « Tu as mangé ça ? »

— « Ben oui, quoi ! »

— « Mais, Tina, tu es folle ! J’ai entendu papa et maman en parler. Je n’ai pas bien compris tout ce qu’ils ont dit mais je sais que c’est quelque chose de très mauvais. Tu n’aurais pas dû. »

— « Quelle blague ! Le caviar, c’est très bon. Dès que j’en ai eu mangé, j’ai su. »

— « Tu as su quoi ? »

— « Tout. J’ai tout su. »

— « Mais ils te cherchent, Tina. Ils veulent te faire du mal. »

— « C’est parce qu’ils ne savent pas. Tu vas aller leur dire, toi. Tu vas aller leur dire que nous ne voulons pas leur nuire et qu’il faut continuer l’expansion. »

— « Écoute, Tina, tu ne savais pas que ce que tu faisais était mal. Tu vas venir avec moi et on leur expliquera. »

— « Non. S’ils me voient ils me brûleront sans m’écouter. Je le sais. Mais toi, tu vas y aller. »

— « Oui, Tina, oui, je leur dirai que tu ne savais pas. »

Elle s’est approchée et m’a caressé la joue.

— « Tu es gentil, Hervé. Tu es le plus gentil de tous. Tu veux bien que je t’embrasse ? »

Elle m’a pris dans ses bras m’a serré très fort. J’ai eu peur, tout d’un coup, parce que sa bouche sur ma joue, ça faisait comme un tas de petites bêtes piquantes. J’ai poussé un cri car j’avais l’impression que sa figure entrait dans la mienne, que ses bras coulaient dans mon cou et que j’étais en train de mourir.

Mais ça n’a pas duré. Je me demande pourquoi j’ai crié. Maintenant je n’ai plus peur du tout. Je sais. Nous sommes libres et l’expansion continue. Ils ont un Vaisseau cosmique qui tourne autour de la planète. Ils n’arrivent pas à le dépanner parce qu’ils sont 1.200 individus à confronter péniblement leurs diverses intelligences. Mais quand nous ne serons plus qu’un, quand nous aurons fondu toutes ces connaissances disparates en une seule intelligence, une pensée unique, alors nous pourrons facilement remettre en marche le Vaisseau. J’ai souvent entendu papa déplorer qu’il n’y ait pas ce nexialiste à bord, parce que c’est une science qui intègre toutes les autres. Eh bien, ce sera le nexialisme intégral.

Sur la Terre, il y a des millions et des milliards d’entités. Je le sais. Papa l’a dit, et le papa de Tina aussi. Des millions et des milliards d’intelligences. Quand nous les aurons toutes absorbées, nous serons Un et nous serons universel. L’univers nous appartiendra. Pourquoi ne veulent-ils pas comprendre cela ? Pourquoi veulent-ils nous brûler alors que nous apportons la liberté ?

Voilà la maison. Maman se précipite sur le seuil, suivie de papa. Leur visage est défait par l’angoisse.

— « Hervé, où étais-tu ? Nous étions si inquiets. Ne reste pas dehors, mon chéri. Il se passe de terribles choses… »

Tous deux m’ouvrent grand leurs bras et je m’y blottis. Papa, maman, comme je les aime. Je les aime encore plus qu’avant. Je veux faire partie d’eux plus qu’avant, encore bien plus, totalement.

Papa et maman hurlent quand mes bras commencent à se répandre sur eux mais ça ne vas pas durer. Ne criez pas. Ne criez pas, je vous en prie. Bientôt, vous saurez.