Conformément au programme
GIL SARTÈNE

I

GOMEZ, le front buté, la mâchoire tendue en avant, poussa la porte de la baraque en rondins, sans doute une ancienne cabane de bûcheron transformée en poste de guet.

Sur le mur de gauche, des pin-up découpées dans de vieux magazines de cinéma étaient éclairées par les reflets du feu. Comme si les gars pouvaient encore s’intéresser à des femmes de papier.

— « C’est pour ce soir ? » grogna dans l’ombre une voix familière.

— « C’est pour ce soir, Rico. »

— « Sapristi ! Il doit faire un froid de canard… »

Gomez ne discerna rien d’intelligible dans les chuchotements du groupe d’ombres agglomérées près du foyer. Pas grand-chose de spécial, pensa-t-il. Râles d’usages : ne pas paraître tendus, tous les nerfs crispés par l’euphorie d’agir. Le tonnerre résonna assez loin, et la pluie s’abattit à torrents, se déversant par la porte mal fermée. Il s’approcha du feu, y regarda ses mains par transparence.

Ses yeux s’accoutumaient à la semi-obscurité. Ils rencontrèrent le regard de Rico. Le petit Antillais avait son visage des grands jours, la peau parcheminée des bonzes. Une des cigarettes de l’amas humain commença à osciller.

— « Gomez, je suppose ? Commandant Prades, Coordinateur. »

Il serra la main tendue dans la lumière.

« J’imagine que vous avez été plus ou moins informé de votre rôle. »

— « La Haute Autorité a eu le bon goût de me faire savoir que j’allais mourir, mais sans pousser la complaisance jusqu’à m’indiquer comment ! »

— « Le scénario est le même que pour Reyès, la semaine dernière : nous organisons la diversion, vous vous faites accrocher par une Unité Mobile pour pénétrer dans le saint des saints. »

— « Vivant, de préférence ! »

— « Mort, vous n’avez plus aucun intérêt pour nous. Enfoncez-vous bien ça dans le crâne. Peut-être un de vos camarades ici présents se préoccupera-t-il de vous faire une sépulture de martyr, mais ne comptez pas trop sur nous pour les honneurs funèbres ! »

— « Reyès la semaine dernière, le Colonel Savom il y a quinze jours, un autre le mois d’avant, moi ce soir, vous consommez, Commandant ! »

— « Non, Gomez, cette fois vous avez toutes les chances… »

— « Vous avez de ces mots ! »

— « … Les chances de réussir. »

— « On ne te parle pas d’en réchapper, sois juste ! » lança Rico.

— « Fichez-nous la paix, Rico ! »

Rico sortit discrètement, un sourire hachant sa figure de macaque. Il poussa la porte d’un coup de pied puis rentra, trempé, se reboutonnant avec ostentation.

— « Allez-y de votre topo, Commandant. On sait bien que ce zèbre répète un numéro de singe savant pour gagner sa vie, après la victoire. »

— « La ferme, Rico ! Laisse parler ces messieurs. »

Un gros paysan en treillis l’avait empoigné par le col et le forçait à se rasseoir.

— « Vous attaquez une Unité avec la moitié des hommes. Vous battez en retraite en tiraillant. L’Unité Mobile vous poursuit. Moi et les autres on reste au pied du pont et on fait sauter le bidule. Les autres Unités actives du coin rappliquent aussitôt. Vous vous couchez et faites le mort. »

— « Et j’attends gentiment qu’on m’assaisonne ? »

— « Vous vous ferez embarquer, s’ils voient que vous n’êtes qu’évanoui ; c’est arrivé souvent. Une fois dans la place, à vous de vous débrouiller pour faire le plus de dégâts possibles. »

— « Et si je ne trouve rien à mettre en l’air ? »

— « Vous trouverez : les deux cabines d’analyse sont juste à côté des centres neuro-moteurs. »

Les hommes s’agitaient, se profilant sur la lumière. Gomez reconnut le petit Radon, le demi-frère de Reyès, Ben Khalfa, et quelques autres qu’il avait tous plus ou moins rencontrés au mess ou dans les commandos.

— « À quelle heure appareille-t-on ? »

Le Commandant déboutonna sa vareuse pour dégager sa montre-bracelet.

— « Dans quelques minutes. Les autres lancent une attaque du côté de Fort-Novo. »

— « On les entendra ? »

— « Sinon, on ne bouge pas. Il faut bien les occuper d’une manière ou d’une autre. »

La foudre se mit à craqueter juste à ce moment. Les faces des hommes se tournèrent vers le battant de la porte avec des grimaces ; mais ce n’était pas de la bonne humeur.

Gomez n’avait pas bougé. Il alluma placidement une cigarette et s’adressa au Coordinateur qui se tenait sur le pas de la porte :

— « Fermez ça, on gèle. Vous avez déjà organisé les deux groupes ? »

— « Non. Choisissez vous-même. »

— « Rico avec moi, il portera le F.M. Ben Khalfa choisira les hommes de votre section. Radon maniait passablement les explosifs, il me semble… »

Le visage du petit Radon s’éclaira, comme toutes les fois qu’il était question de faire sauter quelque chose. Gomez et lui avaient quelques souvenirs communs du temps où ils incendiaient les villes. Vieux procédé : faire appel à ce genre de trucs pour réveiller une ancienne camaraderie.

— « Est-ce que tout le monde est équipé ? »

Un mouvement d’agitation dans le groupe, qui pouvait passer pour un acquiescement. Le canon d’un fusil lança un éclair pendant que son propriétaire, un courtaud, faisait cliqueter la culasse. Khalfa, accroupi dans son coin, changeait les piles de son bazooka.

— « J’espère que cette saleté d’engin voudra bien se décider à marcher. Avec cette cochonnerie de temps poisseux, on ne peut pas trop compter dessus. »

— « N’importe comment, je me charge de l’U.M., » palpita Radon.

— « Vous excitez pas comme ça, vous l’avez pas encore, » grommela une voix bourrue.

Gomez sortit son paquet de cigarettes et le fit passer à la ronde. Un briquet battit, illuminant la tête de Rico, plus tordue que jamais en un sourire sardonique révélant la mince balafre qui le défigurait.

— « En silence, pour la dernière… »

Il y eut un bruit d’explosions dans le sous-bois, et le bavardage ininterrompu d’une mitrailleuse éclata, tout près, semblait-il, l’écho étant rabattu vers la cabane par le vent d’ouest. Les hommes s’étaient figés. Rico moucha la flamme de son briquet-tempête et referma doucement le couvercle.

*
*     *

La pluie traçait dans les sous-bois des rigoles caillouteuses. Le type au parabellum s’efforçait de faire dégorger une de ses chaussures, s’appuyant de la main sur un tronc dégoulinant.

Rico marchait en tête, faisant clapoter la boue avec ses lourds godillots. Derrière lui venaient Radon et les autres, serrés dans leurs pelisses gluantes. En arrière-garde, Gomez et Prades chuchotaient, suivis à courte distance par un Ben Khalfa clopinant et embarrassé par son tube sans cesse en déséquilibre.

Une ombre se détacha de derrière un arbre, et marcha à la rencontre de Prades.

— « Durozoi, Commandant. On m’a bombardé sentinelle. »

— « Vous avez repéré quelque chose ? »

— « Une Unité dans la clairière, à cent mètres. Il vaut mieux la contourner et revenir par l’ouest, avec le vent tiède. »

Le petit groupe coupa vers le sud à travers les maquis. Les cataractes d’eau et le bruissement lointain de l’orage couvraient le sifflement des ronces agrippant les pelisses.

Prades fit clignoter sa torche pour se repérer sur une carte de plastique trempée. Gomez, poussant du pied les graviers, discutait avec Khalfa qui riait jaune. Une chouette ébouriffée ou quelque chose d’approchant s’ébroua en faisant tinter les feuilles.

Au sud, les nuages étaient rouges de la lueur des sinistres. La crête d’une colline dépassait le sommet des arbres, couronnée d’un panache de fumeroles sulfureuses. Rico, d’un tour de reins, fit basculer le pistolet-mitrailleur accroché à son épaule jusque dans sa main. Il fit jouer le chargeur et lâcha quelques rafales à vide, juste histoire d’esquinter un peu le chien et de relancer la conversation. Radon, fébrile, transpirait abondamment. À travers la sacoche de grosse toile goudronnée, il palpait ses cartouches détonantes, s’attardant sur les gros serpents de l’installation électrique.

Derrière eux, Sarrelin, un des hommes du groupe, sifflotait un air. L’un des autres jeta rageusement une cigarette étouffée par une grosse goutte, et éventra son paquet pour en extraire la dernière.

Gomez donna un coup de main à Khalfa pour remettre en place sa bretelle, puis s’arrêta pour uriner contre un rocher. Il sacrait à voix basse, les jambes flageolantes, le dos parcouru de frissons, se demandant hypocritement s’il avait la frousse.

Ils débouchèrent sur un chemin coupé d’ornières, portant la marque fraîche du réseau serré des chenilles de quelques U.M. Après un court conciliabule, Prades et sa formation gagnèrent le petit pont et dévalèrent les pentes du ruisseau marécageux que la pluie rendait tourbillonnant et grondeur. Ils s’accroupirent au pied de l’une des piles de bois, sapant les poutres en haletant.

*
*     *

Gomez jeta un coup d’œil à son équipe. Rico fouettait les basses branches du canon de son pistolet dont il se servait comme d’une badine. Les deux nabots armés de lourds revolvers de la marine étaient d’anciens servants de mitrailleuse ; Gomez les avait rencontrés à Fort Lud où ils buvaient pas mal. À leurs basques se traînait un mince gars qu’il n’avait jamais vu ; sans doute un engagé de la dernière heure. Son fin visage vaguement aristocratique contrastait avec l’aspect sanguin qui dominait dans la troupe.

— « Vous, là-bas ! »

— « Dernal, Colonel Gomez. »

— « Pas la peine de nous enquiquiner ; je ne suis pas plus Colonel que vous. Vous allez partir en reconnaissance. »

Les troncs se clairsemaient à cet endroit. C’étaient de petits pins rachitiques et plus ou moins couverts de cicatrices. Les plus vieux gardaient la trace d’un feu de forêt.

« Si vous la trouvez, vous appelez ou vous tirez, qu’on vous repère. »

Le type disparut dans la direction de la clairière. Sarrelin écrasa soigneusement un mégot qu’il glissa dans sa poche-kangourou. Les autres battaient la semelle, soufflant bruyamment et aspirant avec difficulté.

Quelques rafales retentirent, tout près. Les premières rangées d’arbres cédèrent sous une gigantesque poussée.

— « Mince ! Elle est là ! »

Les hommes reculaient doucement, sans perdre des yeux la masse énorme du véhicule qui chargeait en tâtonnant vers eux. Il était enseveli sous un tas de branchages feuillus. Il y eut un bruissement, puis une salve de balles traçantes déchira l’air. La lumière violacée fit apparaître les visages comme autant de taches rosâtres dans l’herbe bleu-pétrole.

— « À terre, et canardez-la ! »

Un feu nourri et rythmé résonna. Rico restait debout, à peine dissimulé par le fût d’un tronc abattu. Sa face illuminée de gargouille était paisible. Gomez lâcha quelques cartouches explosives et jeta un coup d’œil furtif en arrière. Les fourrés étaient touffus comme une crinière ; ils s’opposeraient à leur avance sans ralentir efficacement l’engin. Le tintamarre était épouvantable – les miaulements des douilles, les crachements, les sifflements, les hoquets, et le bruit de l’impact et des ricochets. Un grésillement attira son attention sur un petit paquet de plantes miraculeusement sèches qui prenait feu sur le camouflage de la machine. Il se rendit compte, au milieu du silence soudain, que c’était la première fois qu’il remarquait le bruit du tir.

L’Unité oscilla et patina sur les arbres coupés, puis se lança vers l’embuscade de toute sa vitesse.

— « Filons ! »

Les hommes se relevèrent tant bien que mal. Un des nabots se dressa, brandissant une grenade dégoupillée, mais les balles lui dessinèrent une ceinture à mi-corps. Il s’affaissa avec une extrême lenteur.

— « …tention !!! »

L’explosion déchiqueta les deux frères. Dans le bref intervalle qui suivit le reflet aveuglant, Gomez devina les silhouettes se faufilant vers l’abri des taillis. Derrière l’Unité, l’aristocrate lâchait de longues rafales presque à bout portant contre les blindages, un trou brun à la place du nez.

Se déplaçant en biais, Gomez suivit ses hommes dans leur retraite. Les broussailles franchies, il se mit à courir à perdre haleine, droit vers l’est. Il vit Rico lever les bras et l’entendit hurler. Devant les fuyards, une masse rocheuse se mettait tout à coup en mouvement, crachant des flammes : une autre Unité.

*
*     *

À travers les épaisses futaies, une aube brunâtre se levait. Sur l’étroit sentier boueux, le Colonel Gomez haletait, les cheveux collés au front.

Les deux Unités tanguaient derrière lui en ronflant.

À cent mètres, le pont plongeait dans les ronces, couvert par le feu de Prades.

— « Les voilà ! Elles arrivent ! »

Gomez avait l’impression de cracher sa gorge en criant. Une douleur terrible, quelque part du côté du foie ou de la rate, le pliait en deux. Il buta sur le corps de Sarrelin, qui bavait rouge, et s’effondra près de lui.

Le Coordinateur fit coucher ses hommes en leur interdisant d’ouvrir le feu. Une des Unités dépassait Gomez sur la gauche. Il avait fermé les yeux. Un léger « plouf » dénonça le bazooka mouillé de Khalfa : inutilisable. D’un geste du bras arrondi en arc, il le balança dans le ruisseau. Radon, les traits plissés comme un vieux linge, guettait l’Unité. Il eut un mouvement imperceptible. Un souffle fit voler la terre et les pierrailles, Khalfa, les yeux fous, un éclat de poutre dans le bas-ventre.

L’Unité, au bord du fossé, vacilla, faisant machine arrière de toute la force de ses moteurs. La boue commençait à se détacher et à s’effondrer en larges plaques. Avec un ample balancement, l’engin plongea du nez vers l’eau, et s’affaissa tout d’un bloc, harcelé par le tir des armes automatiques.

Gomez, les paupières closes, mordait à pleines dents une motte de terre à l’odeur forte. Devant lui jaillit la flamme pourpre d’une grenade incendiaire. La chaleur lui rayonna au visage. La première Unité brûlait.

La seconde masse métallique se taisait. Pourquoi n’avait-il pas fait plus attention aux mouvements des machines ? La transpiration suintait de ses tempes, si facile à repérer pour les détecteurs sensibles.

La respiration contenue précipitait les battements de son pouls. Il était trop tard pour régulariser son souffle. Le tonnerre rugit à deux pas de sa tête. Une nouvelle volée de balles fusantes aspergea la troupe tapie sur la rive, glissant irrésistiblement vers le flot.

Gomez sentit venir la fin. Les impacts dans sa chair : une rafale serrée le cloua définitivement au sol, sans un sursaut.

II

Les hommes du Général Maiden se pressaient sur le terre-plein suivis des hordes déguenillées de volontaires. On attendait toujours le convoi de renforts promis par la Haute Autorité.

Rico, enroulé dans son foulard de laine, tenait une grange avec une poignée d’hommes ; on ne le reconnaissait qu’à la teinte cireuse de sa peau. La troupe comprenait un peloton de Maiden, mal à l’aise, qui faisait bande à part. Parmi les autres, dominaient le nez plat des paysans et le profil rude des anciens mercenaires qui se dépensaient presque en pure perte pour leur apprendre à se servir convenablement d’une arme.

« Ceux qui sont capables de tirer, aux fenêtres ! » lança Rico, qui s’appliqua à faire réduire le tambourinement des galoches.

Une transfusion continuelle se faisait avec les hommes de la place qui arrivaient en rampant. Rico veillait à ce qu’aucun ne parte en emportant des armes. Prades, tout boueux, et apparemment surpris de l’être, venait de se relever. Il déposa sur le seuil une caisse de munitions qui fut déclouée en un tour de main. Masson fouina à l’intérieur, cherchant sans grand espoir les solénoïdes promis. N’importe comment, pas question d’en donner à des hommes déjà incapables de manier un fusil. Il en pêcha quelques vieux, datant de la dernière guerre, récupérés dans les musées et qui ne firent sourire personne. Fébrilement, il entreprit de les démonter sous les regards attentifs des moniteurs. De la place voisine, un bruit confus montait jusqu’à la grange : Des hommes chantaient ou discutaient. Certains, assis sur leurs havresacs, avaient sorti des jeux de cartes. On se disputait avec acharnement les rations de cigarettes.

Bien placées sur des hauteurs, quelques Unités lançaient des tentacules inquisiteurs. La division – presque au complet ! – de Maiden, accroupie derrière les sacs de sable, ne les quittait pas des yeux.

Deux Unités, très près, foncèrent sans tirer sur les premières rangées d’arbres – et sautèrent sur le cordon de mines. Une troisième s’avança en titubant sur le chemin déblayé et jonché de débris. À quelques mètres des premiers retranchements, elle fut accueillie par une grêle de balles. Quelques hommes de Rico, assis près de l’entrée, lâchèrent des grenades en contrebas. L’Unité se disloqua, mais les gars d’en bas braillèrent derrière leurs sacs qui ne les protégeaient guère du souffle.

Une dizaine d’Unités, couvertes par le feu des autres, se détacha de la lisière. Six arrivèrent jusqu’aux premières maisons, et furent boulées en arrière par les bazookas – cadeaux de la Haute Autorité – qui étaient fermement accrochés dans un bureau de tabac. Une seule réussit à regagner les hauteurs, sans trop de dommages.

Du toit plat d’un garage, une section fit pleuvoir sur les restes des détritus et projectiles de toutes sortes, à grand renfort de rires et de quolibets. Les sifflets des sergents tentaient vainement de se faire entendre au milieu des rumeurs et du désordre.

Quelques excités sautèrent la rangée de sacs et se lancèrent à la poursuite de l’Unité touchée.

— « Bande d’idiots ! » aboya Rico, sa voix étouffée par le vacarme.

Lorsque la fumée des armes lourdes se dissipa, les cadavres déchiquetés apparurent sous forme de charpie sanglante mélangée à la ferraille. Les rares rescapés, éblouis, se pressaient vers les locaux de l’infirmerie et faisaient la queue à la porte, certains soutenant des membres désarticulés et brisés en plusieurs endroits. La division en position s’était clairsemée ; çà et là, les obus avaient ouvert de larges brèches dans les remparts sommaires. Plus loin, la terre était noircie.

Un silence total se fit soudain sur la place, puis dans la grange. Impressionné, Rico essaya d’amortir l’écho de ses godillots, et passa le cou par l’embrasure d’une fenêtre.

Sur les collines, les Unités avaient cessé leurs vagues mouvements stratégiques, attentives elles aussi. Un bourdonnement sourd faisait vibrer l’air : des avions. Ils passaient très haut au-dessus des nuages. Un marteau-pilon sembla s’abattre sur la forêt, nettement trop au nord pour atteindre le camp et même les Unités.

— « Ils pourraient prévenir quand ils se décident à faire quelque chose, » lança un type qui scrutait le ciel avec de vieilles jumelles.

— « Ce sont sûrement des nôtres, » dit un des hommes de Maiden, affalé contre le pied d’une table, « je les ai vus à Port-Armand ; ça valait le dérangement ! »

Une escadrille déboucha en rase-mottes, à la surprise générale, lâchant des tankers. Le napalm embrasa la forêt en un clin d’œil.

Un des réservoirs était tombé trop près de la ligne de défense qu’il fallut dégager au plus vite, avec force protestations.

*
*     *

La jeep cahotait parmi les décombres. Gomez, les mains serrées sur le volant, prenait ses virages très secs. Un groupe de paysans déboucha de derrière une murette, pour le saluer avec de grands signes. Il eut un pincement au cœur en voyant leurs jointures blanchies étreignant le manche des fourches et des faux. Au sortir du village, il dut ralentir devant un des signaux conventionnels, et couper à travers champs pour éviter un piège.

Des grondements parvenaient de l’est, où Rico et Prades avaient concentré leurs troupes. Il eut un sourire en pensant au petit créole grimaçant ses ordres. Un excellent chef. Prades était un peu froid, trop distant avec les soldats.

Il ralentit et rétrograda progressivement ses vitesses. La voiture s’engagea à petite allure dans un chemin creux. Il longea un mur de pierres de taille pendant quelques centaines de mètres, et stoppa à l’abri d’une branche basse, puis sauta dans les blés couchés.

L’air était frais, et il dut serrer contre son torse le blouson d’aviateur. Les champs, à peine moutonnés, fumaient sous un soleil encore mal réveillé, à la lumière très blanche. Il alluma une cigarette en protégeant la flamme de sa main contre le petit vent coulissant le long des vieilles pierres. Un serpent ou un lézard détala au pied de la clôture ; il y eut un bruit de feuilles, et une tête s’encadra entre les branches, comme décapitée et posée sur le faîte du mur. Dernal lui fit signe de s’approcher, et chuchota :

— « Tu es prêt ? Alors, saute ! »

Il se hissa jusqu’au sommet à la force du poignet en s’aidant d’une branche pendante, fit un rétablissement, et passa de l’autre côté. On se serait cru en pleine brousse. Le parc était gigantesque de proportions et peuplé d’une faune et d’une flore dense. Dernal l’attendait, juché sur un petit monticule environné de ronces et d’orties. Ils s’engagèrent dans le sous-bois sans échanger un mot. Au bout de quelques instants Dernal souleva un tas de branchages qui s’avéra être une grille de bois dissimulée par des feuilles entrelacées. Gomez voulut allumer une autre cigarette, mais Dernal l’en empêcha.

— « La barbe ! Il ne me reste peut-être plus que cinq minutes…! »

— « On est vraiment trop près des détecteurs. »

Ils se glissèrent dans ce qui avait dû être un verger. Marchant à croupetons, au bout de quelques minutes ils parvinrent auprès d’un coffre recouvert de mousse. Dernal le nettoya d’un geste, le retourna, et fit sauter le couvercle. À l’intérieur il y avait tout un matériel de petit bricoleur ambulant : outils, lampe, grenades à manche. Un petit bricoleur belliqueux. Gomez glissa les explosifs dans sa ceinture et recouvrit le tout des pans de son blouson.

— « Bon. Qu’est-ce qu’on fait ? »

— « T’inquiète pas. Les hommes tiennent le gros des U.M. dans le village. Ici, il n’y en a plus que quelques-unes qui montent la garde et ne bougent pas. »

— « Elles sont activées ? »

— « À moitié. Elles ont presque toutes au moins une ou deux cellules sensibles en éveil. Mais il y en a pas mal qui reposent complètement. Le temps qu’elles réagissent, on ferait un joli carton, si on voulait… »

— « C’est pas le moment ! »

— « Non. On a goupillé comme ça : Tu te couches au milieu de la clairière. Bien en vue, c’est important. À dix mètres j’installe une fusée d’alarme. »

— « Arrange-toi pour qu’elle nous claque pas sur la tronche ! »

— « T’en fais pas ! Je repasse le mur et je déclenche en démarrant avec la bagnole qui tirera le fil. Ça pète et les U.M. du secteur rappliquent aussi sec. Moi, je serai loin quand elles viendront. »

— « Bien des choses chez toi ! »

— « Allez, faudrait tout de même pas dramatiser. Tu peux t’en sortir. Et si ça marche, on n’aura jamais vu un mec aussi galonné ni héros national que toi ! »

— « Grand merci ! Je m’en serais passé… »

Dernal sortit de son sac un long tube bleu et le ficha en terre.

Il déroula le câble et posa le piège près d’un tronc. Il mit cinq bonnes minutes à faire un joli nœud avec le cordeau de nylon qu’il repassa ensuite plusieurs fois avant de le dérouler de cinq grands mètres vers le mur. Le petit système permettrait de détruire le fil au moment du feu d’artifices.

— « Bon. T’es bien gentil mon petit gars, et ce n’est pas que je m’ennuie avec toi, mais chacun son boulot ! Moi j’ai assez mariné ici à mouiller ma culotte depuis ce matin. »

Saisi d’une bouffée d’angoisse, Gomez lui grogna des adieux sans aménité. Pour la forme et le respect des traditions. L’autre s’esquivait à pas prudents, déroulant son filin très lâche après avoir amorcé le piège. Il en avait pour une éternité à passer le rempart sans bruit et en prenant garde de n’accrocher nulle part, ni de tomber en entraînant le nylon. Gomez lui tourna le dos résolument, se concentra pour régulariser le rythme de sa respiration et le battement du sang dans ses artères. Il perçut un chuchotement lointain : Un long moment, puis ses sens tendus perçurent les pulsations assourdies de la voiture dont le moteur tournait en sourdine.

*
*     *

L’avant-bras endolori, il lui semblait attendre depuis un siècle. Soudain, il y eut un glissement furtif dans les herbes, un cliquetis, et un gigantesque éclair. Il abaissa les paupières.

Un long moment passa avant qu’il ne s’aperçoive de l’arrivée d’une Unité. Elle était apparue dans un silence total. Au point qu’il put se demander un instant si elle n’était pas restée là, cachée, depuis assez longtemps pour avoir assisté à toute la conversation.

À travers ses yeux mi-clos, il observait la tourelle : Le pavillon octogonal émergea lentement et se mit à pivoter avec un chuintement doux. Tout à coup elle parut hésiter et s’immobilisa. Une tête chercheuse se dégagea sans hâte de sa loge, et se déroula comme un long serpent vers l’horizon. Trop tard pour la jeep. Il y eut un gargouillis intérieur, sans doute la transmission. La cellule sensitive réintégra sa cavité et le pavillon sa trappe. Deux tentacules s’allongèrent devant l’Unité : L’un vers les débris de la fusée d’alarme, l’autre vers le corps étendu de Gomez.

Celui-ci se surprit une fraction de seconde à retenir sa cage thoracique, mais se domina. Il se sentit livré à toutes sortes de petites pinces, cisailles et aiguilles qui fouaillaient ses vêtements. Une herse glissa vers lui, puis un pode – un de ces podes que les gars récupéraient dans les ferrailles des champs de bataille pour en faire des marionnettes ou des balles de base-ball – le fit rouler tout doucement dans le râtelier qui s’éleva jusqu’au flanc tiède de l’Unité, le maintenant prisonnier entre ses doigts de fer.

Il y eut une succession de claquements retentissants, un murmure soyeux, et Gomez vit le sol défiler rapidement à un mètre au-dessous de lui. Il aperçut des cailloux, des gros et des petits, blancs pour la plupart, avec des taches jaunes. Ou gris, à la couleur écrasée en flaques par le mouvement. Quelques-uns rouge brique. Des galets noirs veinés de quartz étincelant, poisseux de terre, chevelus de lichens où s’agitait tout un monde d’insectes et de larves. Il tenta de regarder un coin de ciel bleu, mais un sac spongieux lui maintenait fermement le crâne. Il distingua une fleur debout au milieu d’un champ de fougères abattues.

À la faveur des soubresauts il sentait son ceinturon se dégrafer et les grenades s’échapper par à-coups. Ils traversaient un chemin, et les remblais où les chenilles patinaient furent plus difficiles à franchir. L’engin se balança plusieurs fois et parut bondir en faisant crisser les gravillons. Gomez dut tendre la main brusquement pour rattraper un manche. L’Unité marqua une hésitation, s’engagea sur une aire bétonnée ; le coussinet de caoutchouc ne pesait plus sur la nuque. Quand ils s’arrêtèrent, en ouvrant les yeux au maximum, le prisonnier entrevit à la limite de son champ optique toute une rangée d’Unités au repos.

Avec un cliquetis de chaînes, la herse qui le soutenait redescendit au niveau du sol, puis s’inclina de plus en plus jusqu’à le laisser rouler sans ménagement. Couché sur le dos, le menton pointé vers les nuages, son regard découvrit un spectacle hallucinant d’interminables files d’Unités, réparties sur plusieurs épaisseurs à perte de vue, hochant leurs tentacules sensitifs comme un fourmillement de trompes. De l’Unité la plus proche parvint un bruit de cataracte : un volet de métal coulissait, démasquant un long tuyau noir qui s’avança vers lui progressivement avant de libérer une gerbe de flammes pourpres qui consuma ses chairs inertes.

III

— « Alors, » qu’il a dit, « c’est ce machin-là qui fait voler les avions ? » – « Oui, » répond Savom. Et pendant ce temps-là, le colonel se glisse aux commandes et met le moteur en route avec le démarreur électrique. « Giii…! » qu’il fait Rico, cramponné au bord de l’aile. Il avait les pupilles qui se baguenaudaient dans les orbites. Et tout d’un coup, voilà-t-il pas qu’il glisse, le corniaud, et se flanque la binette dans le pas de l’hélice. Radon fonce en beuglant pour le tirer en arrière. Le Colon coupe les gaz et saute du cockpit pour bloquer les pales. Mais va te faire voir ! De la charcuterie, il restait ; du sang et des lambeaux de viande et de cervelle blanchâtre sur vingt mètres. »

— « M’étonne pas de Rico. Toujours dit qu’il serait pas fichu d’y passer au combat comme tout le monde, » grommela Gomez.

Sarrelin léchait consciencieusement la cigarette qu’il venait de se rouler, visiblement très satisfait de l’effet produit par sa petite histoire. Après un dernier coup de langue et une œillade d’appréciation, il alluma le tube informe et se mit à fredonner My Funny Valentine, comme s’il ne remarquait pas le teint cadavérique de Dernal. Les bleus se serraient les uns contre les autres en des ressacs craintifs, avides des coups de coude et du frottement des treillis qui leur donneraient un peu de chaleur humaine. Les plus braillards s’étaient remis à fanfaronner, mais on les voyait vider leurs flasques à longues gorgées suffocantes, se retournant vers la cloison de planches mal jointes.

— « Alors, les Baroudeurs de la Mort, » plaisanta Sarrelin, « ça vous dit, une bonne planque dans l’aviation ? Il y en a pourtant quelques-unes qu’il serait charitable de vous raconter. »

— « Fiche-leur la paix. Et à nous avec ! »

La voix de Dernal avait claqué comme un jappement. Les autres regardèrent son visage tiraillé par les tics, ses mains crispées sur le dossier de la chaise de paille, avec la cartographie de leurs veines trop nettes. Il y eut un silence gêné où chacun se laissa aller à mille petites contorsions pour rajuster ses vêtements ou se dégager de sous-vêtements mal lavés.

Sarrelin était sûrement le plus touché de tous. Confus, il triturait son mégot comme un bout de bois à sculpter. Intérieurement il maudissait cet enfant de garce de Dernal, avec ses sales petites manières d’adolescent attardé. Il avait envie de se lever et de lancer à la cantonade un vigoureux : « Salut les gars ! » Mais il aurait fallu traverser l’essaim des recrues pour gagner le bar. Il aurait fallu éviter le regard perdu de son copain qui enfouirait son visage dans ses mains pour étouffer de gros sanglots à relents douçâtres. Il se contenta de rejeter en arrière son feutre de pistard et d’entonner un ironique : « Sweet comic Valentine… »

Gomez, l’air terriblement las et vieilli tout à coup, retournait son verre dans la main. Il pensait à ce vilain petit métèque de Rico, à son faciès simiesque, au soir où ils s’étaient trouvés seuls dans une grotte humide, quelque part dans les maquis. Pas moyen de dormir avec les moustiques et l’insoutenable silence des Unités au repos. « Vois-tu. » lui avait dit Rico, « la guerre n’est pas mauvaise pour tout le monde. Il y a une méchante différence, crois-moi, entre le macaque du régiment que je suis devenu, et l’espèce de larbin de tout le monde que je vois encore raser les murs de peur de sentir se dessiner une ombre trop précise… »

« You make me smile with my heart… » Cette expression de joie grossière et pathétique qui essayait timidement de s’imposer parfois à son masque grotesque, et la pudeur avec laquelle il l’éclipsait derrière des gestes gauches, des phrases sarcastiques et cruelles. « Nous n’avons rien à faire de Rico, » disait durement le Colonel Savom, « nous n’avons rien à faire de gens qui mènent leur petite guerre à eux. »

La tonalité sourde d’un appareil qui tâtonnait vers la piste d’atterrissage emplit le mess enfumé. Le brouhaha des conversations reprit sans enthousiasme. Lorsqu’il en eut assez d’attendre, Gomez se leva et marcha vers la porte. Appuyé au chambranle, il s’emplit la poitrine d’un vent frais à odeur de cambouis, étudiant avec une passion soutenue les contrastes de couleur. La baudruche de la manche à air, gros vers annelé se tortillant dans le vent comme en fond marin. L’avion, posé à l’extrémité de la piste et dont le souffle chassait pêle-mêle les chaumes, les gravillons, les touffes d’herbes imprégnées du lait des pissenlits.

— « Ça vous fait péter les poumons de voir ça ! »

Stern s’était glissé dans son dos comme un fantôme. Son menton aigu, par-dessus l’épaule de Gomez désignait l’amoncèlement de ferrailles au milieu d’un champ où quelques carcasses d’avions achevaient de perdre la marque du travail humain.

Une fourmi gesticulante se détachait de l’aile du bimoteur. Le pilote, lourdement harnaché, sauta maladroitement dans la jeep à damiers de l’aérodrome.

— « C’est Avran qui débarque ? Il a sûrement des nouvelles. »

Gomez se retourna vers Dernal. Furieux, il les dévisagea, lui et Sarrelin. Il savourait le bouillonnement familier de son sang, imaginait leur expression de stupeur et celle des autres, s’il laissait pleuvoir sur eux la grêle de coups qu’il refrénait depuis si longtemps. Ces coups qu’il ne pouvait s’empêcher de donner lorsqu’il avait bu un certain petit verre de trop et que l’alcool suscitait en lui l’agitation d’un esprit froid, méticuleux, et d’un corps ivre et fou de combattre. Une bouffée de sang lui monta au visage. Mais lorsqu’il rencontra le regard de Stern, les yeux écarquillés et perplexes sous la barre rousse des sourcils joints, il dut se contenter de sourire comme si l’autre ne pouvait comprendre.

— « Alors, Colonel Gomez, toujours en forme ? »

La grosse pogne d’Avran se posait sur son épaule et le géant aux yeux trop clairs, au nez trop mince, aux cheveux trop drus, laissait tomber son autre main dans la sienne.

— « Vous commenciez à vous ennuyer, pas vrai ? Le matin, le café, la fontaine, le mess. Et puis l’apéritif et les parties de dés et le courrier, la lecture de l’après-midi, les photos… »

— « Toujours un truc pour reconnaître les mecs qui ont pris le vent à la « Haute Autorité » ; leur bienveillante sollicitude. »

— « Eh oui, les caresses verbales et les gestes d’amitié onctueux qui empaquètent le bonhomme et lui assènent soudain : « Gomez, j’ai un ordre de mission pour vous ! »

Ils se dirigèrent vers le bar. En l’absence de l’aspirant de service, ce fut Gomez qui servit ; et il laissa la bouteille.

— « Vous n’en prenez pas ? »

— « Non merci, j’ai assez bu. Déballez plutôt votre tirelire. »

— « Un peu de patience, Gomez, et vous saurez tout. Parole d’homme, je vous parlerai comme à un confesseur, comme à une mère. »

*
*     *

L’avion survolait un paysage de coteaux dans lesquels les haies traçaient de profondes saignées. L’espace était criblé de chasseurs monoplaces qui montaient en chandelle et venaient gazouiller autour du gros cargo. Gomez, le crâne contre un hublot souillé d’insectes pulvérisés, s’amusa un instant à observer leur manège insouciant. Il se sentait lourd et mal à l’aise, embarrassé par son paquetage et son accoutrement ridicule. Par l’arrière tronqué de l’avion, il inspectait des coins de ciel et de forêt, perpétuellement brassés par les soubresauts de la cale.

Stern détourna son attention de la fuite des champs et la concentra sur Gomez avec une expression mi-candide, mi-honteuse. Sa voix s’était faite lointaine, un peu geignarde. Comme s’il voulait montrer que celui qui parlait n’était pas le petit bonhomme balourd qui d’ordinaire se chargeait régulièrement des corvées. La voix de Gomez était détachée et assourdie. Il articulait les mots avec peine, luttant contre l’indifférence et la pesanteur de sa langue contre le palais.

Stern s’ébroua en contemplant le vide.

— « Vous avez étudié la question. C’est pas pareil. »

— « J’ai appris tout ce qu’il fallait pour détruire la Machine. »

— « Bien sûr. Il ne vous reste qu’à obéir ; répéter les gestes que vous connaissez à l’avance. »

— « Jamais répété de gestes. Ni obéi, d’ailleurs ! »

— « Vous allez pourtant la détruire ? »

— « Essayer. »

— « Et vous savez pourquoi ? »

Le jeune homme lui faisait face maintenant, comme s’il avait oublié tout ce qui n’était pas l’interrogation de son regard anxieux.

— « Peut-être. »

— « Évidemment. On ne confie pas de pareilles missions à des gens qui ne sont pas entraînés, informés, aguerris. »

— « On les confie à des gens qui ne savent pas les refuser ; du moins, à ceux qui restent. »

— « Oui. Il y en a beaucoup qui sont morts, n’est-ce pas ? Et vous… ça vous est égal ? »

— « Six morts. »

— « En quelques semaines et pour une seule série de tentatives. On n’essayait même pas au début. »

Gomez prit conscience tout à coup de la signification de cette attitude. Stern virevoltait verbalement autour des questions qu’il aurait voulu poser. Celles qui le fascinaient. La mission elle-même ne l’intéressait pas, ni la Machine. Ni le sens caché de cet absurde combat qui avait l’air de tant le préoccuper. Il enviait Gomez et le craignait aussi par certains côtés. Mais surtout il mourait de peur et de plaisir à l’idée d’avoir pu être à sa place. Les questions lui brûlaient les lèvres, se pressaient en foule dans son gosier serré, mais il n’avait pas le courage de les formuler. Ce type maigre et effacé, qui ne faisait rien pour éviter de prendre la couleur des murailles, avait parfois des nostalgies d’héroïsme. S’il avait su, le petit imbécile ! S’il avait su quoi, au fait ?

Au lieu de lui demander : « Quel effet cela vous fait-il de savoir clairement, distinctement, que vous allez mourir ? » il devrait lui présenter toutes sortes de réclamations fines, précises. Il voudrait savoir quand et pourquoi il avait connu Amanda. Comment les gens venaient-ils placer leur tête sous l’auvent de sa paume en signe de soumission reconnaissante. Quel était l’indéfinissable soulagement de leur visage à ce moment-là. Où il s’était senti pour la première fois droit et solide sous les vagues de son enfance. Quelle était l’image, toujours la même, qui revenait s’agiter sur les cloisons du pensionnat quand il claquait des doigts pour se retrouver seul par magie. Tout cela qui n’avait pas la moindre importance…

— « Tant de morts en si peu de temps… » reprit Stern. « Alors qu’on pourrait être en bas à boire un verre de fine ou jouer aux cartes ! »

Qu’est-ce qui se passe dans cette petite tête aux iris rapprochés ? Quelles eaux sales s’y agitent, venues d’un autre temps ? Est-ce que le gamin cherche vraiment à le faire sortir de ses gonds, comme ça, pour voir. Pour l’entendre se mettre à hurler, à gémir, qu’il exhale toute une crasse de souvenirs qui ne remonteront jamais en personne d’autre. Sortir ce grand vide froid, décevant, qui est Gomez. La même phrase revint atténuée, sans chaleur :

— « À boire un verre ou jouer aux cartes. »

Un instant dans la peau de ce voyou timoré, ce bureaucrate à la vocation refoulée d’aventures et de grandes étendues – sans risques. Un fossile d’un type d’humanité disparue. Des rêves de chevalerie et d’autres, plus mesquins, enfouis sous une pâte de bonnes intentions. Il avait envie de lui balancer une gifle, ou de le prendre dans ses bras pour le consoler d’être si moche.

— « Mais il faut bien que quelqu’un le fasse, » conclut l’autre sur un ton changé.

Les deux hommes échangèrent un coup d’œil de connivence, également chargé de fraternité et de mépris.

La vitre comportait quelques stries supplémentaires, signes des épaves célestes rencontrées en cours de route. Dehors il faisait sombre, déjà.

Affalé sur sa banquette, Gomez sentait les pensées de l’autre l’effleurer. Il n’avait plus le courage de lui faire front. Dire que c’est pour des types comme ça qu’on doit se payer le casse-pipe, pensa-t-il. Papillonnant autour des accidents ou des lutteurs de foire. Humant avec délice au milieu des relents de sueur l’odeur à peine perceptible de la mort frôlée.

Il fit glisser son pied le long de la rainure des rails de chargement.

Gomez était certain de trouver en lui toute la force nécessaire au moment du plongeon. Il fredonnerait : « But don’t change ever for me. Now… care for me. Stay, funny Valentine. Stay…! » Il y aurait un déclic, une hésitation insensible sur son visage fermé quand l’autre donnerait le signal.

« Eeach day is Valentine’s day… » Avant que ses jambes ne se mettent à trembler, il aurait déjà sauté.

*
*     *

Par chance – mais aussi en toute justice, grâce à l’habileté du pilote – l’aire d’atterrissage était un lieu désert. En guise de remerciement, Gomez dédia l’hommage d’un sourire intérieur au sympathique mâcheur de chewing-gum.

De grands bâtiments désaffectés cernaient l’atrium et l’abritaient du vent Gomez se délesta de son attirail et roula son parachute du mieux qu’il pût. L’édifice le plus proche était un hangar. L’herbe y avait repoussé sur la terre battue. Derrière l’une des quelques murettes lézardées, vestiges d’aménagements anciens, il enfouit le matériel inutile et le flacon d’acide dont il l’avait inondé. Il entreprit une danse silencieuse sur le trou rebouché, tassant le terreau de son mieux. Il riait dans sa barbe en imaginant l’effet de sa mimique silencieuse sur un tiers invisible. Après une dernière pensée de regret à la meule de foin providentielle sur laquelle il aurait pu déposer une portée de chatons d’apparence innocente, il gagna le blockhaus voisin.

Le gazon folâtre, embroussaillé dans les craquelures du béton, étouffait le bruit de ses pas. Heureusement, car l’écho ne négligeait pas le sifflement le plus ténu de sa respiration. L’esplanade était nue et calme sous le soleil blanc du petit matin. Dans l’air léger et sensible, les détonations lointaines semblaient irréelles, émergeant d’un autre monde. Les bombardiers isolés avaient pilonné les alentours jusqu’à l’aube. À l’est vers le saint des saints, une fumerolle brunâtre signalait le point d’impact de la bombe inutile larguée par Avran. Impassible, le géant devait tenir les commandes, zigzaguant vers l’aéroport en ruminant quelque fameuse partie de poker. Un chêne avait sans doute fait les frais de son tir de pure forme.

Avant de s’engager dans l’ombre du hall, Gomez perçut les premiers ébranlements annonciateurs de la gigantesque offensive de diversion. Et tout ça pour lui seul ; autant dire inutilement !

Le local sentait le moisi, jonché qu’il était de vieux bois peuplés de colonies de champignons se hissant à grand peine hors des monceaux de gravats. On reconnaissait – avec un peu de bonne volonté – des tables et des bureaux parmi les détritus, les tableaux de commande des computeurs, inscrits en différences de tons dans la poussière sur les murs garnis de fils arrachés. L’ensemble gardait comme un reflet de la présence humaine.

Gomez traversa le hall péniblement et agrippa la poignée de la porte juste à temps pour ne pas s’effondrer avec les décombres qui s’effritaient par grandes strates sous le pied, puis dégringolaient vers les fondations en sonnant. Au bout du corridor obscur, dont la verrière était remplacée par des tôles rongées, s’ouvrait une salle en amphithéâtre. La galerie extérieure dans laquelle il avait débouché était gardée par une rambarde de fer. En contrebas, au centre de la piste, quelques cubes métalliques percés, tordus, évoquaient les calculatrices qui y avaient tenu leur siège. Gomez chercha des yeux une sortie vers l’est, dans la direction vers laquelle La Machine s’était déplacée lorsqu’elle avait jugé bon de s’installer seule.

Il n’y avait qu’une issue : une passerelle vibrante par laquelle il accéda à une plate-forme de contrôle. Il ne s’attarda pas à contempler le spectacle hallucinant. Un escalier en colimaçon le déposa au niveau du sol. Les parois étaient couvertes jusqu’à mi-hauteur d’un amas invraisemblable de déchets métalliques de toutes sortes. Les entrées devaient se trouver quelque part derrière. Un instant, Gomez se sentit seul et découragé ; puis il tourna résolument le dos au mur de la rotonde et s’engagea dans l’un des couloirs. Les blocs de calcul détruits étaient hauts comme des maisons. Chemin faisant, il constata qu’ils portaient de moins en moins d’inscriptions humaines. Cela lui fit penser qu’il était sur la bonne voie.

Arrivé presque au mur opposé, il s’aperçut que les deux machines terminant la rangée étaient réunies par une plaque de blindage fort. Calmement, il déballa et mit en batterie son chalumeau de poche. L’extrémité incandescente s’enfonça dans la tôle en fumant. Le panneau tout entier se mit à vibrer, la dilatation du métal fatigué faisant apparaître en stries les lignes de rupture. Au bout d’une heure de travail, il essuya son visage et dégagea l’orifice qu’il s’était ménagé à mi-corps. Une puissante odeur de caoutchouc brûlé lui monta aux narines ; il déplaça les fragments de plastique qui encombraient l’ouverture. Une pose, puis il traversa ce passage improvisé.

Un tapis roulant désormais immobile avait dû permettre le transport du matériel lourd ou fragile jusqu’à une porte à deux battants. De l’autre côté de celle-ci, un laboratoire carrelé dont les vitrines ne recelaient plus guère d’instruments de précision. Par le grand escalier, il espérait trouver un chemin vers l’air libre. Mais les marches s’enfonçaient dans le sol. Il poussa un panneau dépoli qui diffusait une lumière pâle, et se figea : la fenêtre s’ouvrait comme un soupirail sur une courette charbonneuse où se tenait une Unité.

Immobile, Gomez guettait les palpitations des cavités de la tourelle octogonale, s’attendant à chaque instant à l’apparition d’un tube télescopique ou de l’extensible d’une cellule sensorielle. Mais une barre rouillée glissa bruyamment, et ce furent deux oiseaux effarouchés qui quittèrent leur abri improvisé. Réprimant à grand peine le tremblement de ses genoux, Gomez s’assit et respira posément et profondément.

D’une poche de son blouson de cuir, il sortit une boîte de pastilles énergétiques, et en choisit une qu’il suça consciencieusement en attendant que passe l’inévitable réaction. Puis il se remit sur son séant pour dévaler au plus vite la volée de marches. Un tunnel s’enfonçait dans le sol, selon une déclivité légère, vers l’est. Plus d’une heure, il suivit les rails, s’éclairant de temps à autre d’une pression de mains sur le manche de sa torche. Il découvrait un instant les arches de soutènement, les wagonnets abandonnés, avant que tout ne soit revenu à l’ombre.

À quelques dizaines de mètres d’une trouée, il s’arrêta pour fumer une cigarette. La boussole alignait sagement la direction ouest-est au tracé du souterrain. L’oscilloscope portatif confirmait une intense activité magnétique à l’intérieur de la zone.

La lumière venait d’une vaste cave. Son entrée montait en pente douce jusqu’à la plaine où s’agitaient des Unités par centaines. Elle était marquée de traces polies là où les chenilles devaient user régulièrement le ciment à chaque passage.

Gomez abandonna la plupart de ses outils dans le tunnel, en glissant la trousse sous le couvert du dernier charriot rencontré en cours de route. Mais auparavant il en avait extirpé une petite balle de caoutchouc mousse qu’il glissa sous son aine. Puis il se coucha au beau milieu du trajet, pressant très fort son bras contre les côtes.

Lorsque la première Unité regagna le garage quelques minutes plus tard, ce vieux truc de fakir avait si bien réussi qu’il était plus qu’à moitié évanoui. L’engin put tripoter et examiner tout à loisir cet être humain inanimé. Abasourdi, il s’en saisit, puis s’en délesta comme d’un vulgaire sac sur un plateau. Gomez fut poussé, soulevé, traîné, puis roulé par d’innombrables podes, bras et tentacules, jusqu’à une cabine d’analyse.

En reprenant conscience, il sentit que sa poitrine était engagée dans un étau en forme de cerceau, ses mains restant entièrement libres. Des dizaines de mécanismes, petits et grands, châssis mobiles, membres articulés, séparés ou combinés s’affairaient à monter une sorte de clavier d’orgue sur un boîtier dont s’échappait une bande à perforations discontinues qu’engloutissait la muraille.

Le dialogue se réduisit à peu de choses. Sur l’écran opaque auquel il faisait face, s’allumèrent des lettres en mouvement :

— « Vous me détestez, vous venez pour me nuire, n’est-ce pas ? »

Le carcan qui l’enserrait relâcha un instant son étreinte ; pour toute réponse, il plongea sa main vers les grenades, s’abaissa vivement pour se dégager. Mais les deux arceaux se réunirent en claquant autour de sa gorge. Une pression des tiges et les mandibules flexibles entreprirent tout doucement de l’étrangler.

IV

Le désespoir de Gomez était sincère. La rage et la douleur qu’il avait au cœur le minaient sourdement. Mais il avait conscience de cet état de choses et aurait pu le combattre, sinon y remédier. Quelque obscure perversion le faisait s’y complaire, et, de réflexions simples et naturelles, elle faisait une comédie ardente et lyrique. Dès lors, son esprit noyé dans la brume ne savait plus discerner dans sa peine la part du réel et celle du simulé. Et c’était bien ainsi.

Le Général Maiden qui cheminait à ses côtés ne soupçonnait pas l’intense chimie qui s’opérait en Gomez. Avant la Révolution, sans doute, une tendance à de tels sentiments eut été immanquablement décelée par l’un des innombrables tests forgés à cet effet. On eut contrecarré de tels penchants pied à pied, sur leur propre terrain. Et l’on eut écarté fermement Gomez au profit de quelque autre candidat possible à ces fonctions ; un candidat aux aspirations plus claires. Mais le temps n’était plus aux vérifications ni aux contrôles. Les tâches urgentes de la guerre avaient définitivement submergé les expertises scientifiques et paperassières qui n’avaient plus que la forme de simulacres maintenus pour conserver vivaces dans le futur des institutions qui avaient fait leurs preuves en d’autres occasions.

Deux mondes s’affrontaient en la personne des deux hommes. Maiden rabâchait pour la douzième fois le projet minutieusement préparé par les services de la Haute Autorité, rectifié petit à petit par l’acquis des erreurs successives. À la puissance sans faille de La Machine, le Général répondait avec une constance imperturbable par une stratégie rigoureusement mécanique elle aussi ; qui, statistiquement, devait aboutir tôt ou tard à un succès, quelles que soient les précautions prises par la défense, pour peu qu’on y consacre suffisamment de temps, d’efforts, de vies humaines. Mais les plans soigneusement tirés glissaient sur le cerveau imperméable de Gomez qui n’était plus lui-même. Il se commettait chaque jour de nombreuses fautes dans le fonctionnement de l’armée de fortune. Parmi celles-ci, l’une était restée ignorée : La non-identité des chargés de mission avec les caractéristiques de fiches établies de trop longue date. Mais peut-être, mystérieusement, cette défaillance elle-même avait-elle été prévue par les services de la Haute Autorité. Peut-être avait-on encouragé, facilité, suscité la nomination de déséquilibrés comme Gomez, de cet ancien type d’homme en voie d’extinction, à titre de pure expérience.

Lorsque Maiden quitta Gomez à l’orée du bois, le déroulement des événements cessa radicalement d’être conforme aux prévisions que l’officier avait fait accepter à son cobaye soi-disant volontaire. Le scénario qui devait servir de base d’action fut abandonné par l’émissaire lui-même.

Au nord et au sud, des groupes menés par Masson et Flamand avaient amorcé l’opération de couverture. Soutenus par l’artillerie et l’aviation, renforcés de commandos parachutés en avant des lignes et de camions entiers de civils en armes, leurs troupiers, déployés en éventail, convergeaient irrésistiblement vers les fortifications dressées par La Machine.

Resté seul dans l’intervalle compris entre les deux offensives, Gomez s’avançait dans une région absolument calme. Les Unités avaient déserté à la hâte ce secteur pour ceux plus menacés où leurs pareilles étaient écrasées par paquets. Leurs traces étaient souvent encore fraîches, parsemées de graisse chaude et de rameaux décapités dont la sève perlait.

Après s’être assuré à plusieurs reprises qu’il n’était plus suivi par aucun membre du groupe de protection, Gomez ralentit et s’adossa contre un hêtre. Devant lui, à quelques centaines de mètres à peine, commençait l’aire déserte qui cernait les constructions du saint des saints. Son pouls battait à coups redoublés et il sentait monter en lui une singulière exaltation, cependant qu’il récapitulait les principales lignes de son programme personnel, fort éloigné de celui déterminé par les théoriciens.

Prenant appui sur l’écorce rugueuse, il se défit en un tournemain de tous ses vêtements. Complètement nu, et agacé par le sentiment de sa vulnérabilité et de la disharmonie de son corps, il prit encore le temps de griller une cigarette. Puis il partit, marchant droit devant lui, griffé par les épines, les paumes ouvertes et tournées vers l’avant.

L’immense surface de béton se dessina, blanche entre les feuillages verts, rendue aveuglante par la réverbération. Là aussi, le grouillement du dispositif de sécurité s’était réparti en deux immenses cornes orientées vers les points névralgiques, et la partie ouverte devant Gomez était libre sur une bonne distance de toute Unité.

*
*     *

Gomez put donc avancer droit au but pendant plusieurs kilomètres. À deux reprises, il rencontra des Unités qui se déplaçaient à vive allure vers le front. Mais elles ne semblèrent pas le remarquer – soit que la pâleur de sa peau se confondit avec le revêtement du sol, soit plutôt qu’elles fussent trop absorbées par l’urgence des secours pour se préoccuper de leurs détecteurs de proximité. Peu à peu, il discerna une animation intense dans la direction des remparts. Comme affolées par la situation critique, et pourtant précises au point de se côtoyer sans cesse et sans jamais se heurter, les Unités se mouvaient en un tournoiement inlassable.

Il se tourna vers le premier porche dans son champ de vision et se dirigea vers lui d’un pas décidé. Mais l’engin qui lui barrait le passage était immobile, oublié ou abandonné. Il fit encore quelques mètres avant d’attirer l’attention. Les machines interrompirent brutalement leur course, créant une place tranquille dans un rayon de cinquante mètres au milieu de l’effervescence. Il ralentit son allure, et des centaines d’organes le suivirent dans son parcours. Enfin, une partie des Unités amorça un mouvement tournant pour lui couper la retraite, cependant que la plus voisine roulait avec prudence jusqu’à lui. Il lui fit face, la détaillant d’un regard froid et moqueur, partagé entre la curiosité inquiète, une envie de rire d’origine nerveuse, et une très franche hilarité.

L’inspection réciproque se prolongea très longtemps, se faisant plus pressante et frôleuse à chaque instant de la part de l’engin, complètement insensible à son ironie terrorisée. Enfin, il en sortit un pode en arc qui attira Gomez par la taille jusqu’au toucher des chenilles. De nombreux appendices convergèrent alors pour former un siège approximatif, tenant de la camisole de force, qui le hissa à la tourelle et l’y maintint dans un équilibre précaire. En marche vers le seuil du garage, Gomez admira la précision de chronomètre avec laquelle le fouillis inextricable de machines guerrières s’ouvrait devant la sienne pour se reformer aussitôt derrière. Il n’y avait pas un déplacement, pas un tour de roue de trop.

Cette circulation économique et rationnelle leur permit d’accéder à l’ouverture béante qui plongeait sous la muraille. Une série de pans de métal et de béton alternés coulissa, les introduisant dans une enfilade de sas dont le dernier aboutissait par un plan incliné à une cave où régnait une lumière diffuse.

Dans un coin de la salle, un établi doté d’un assortiment de bras articulés et équipés d’instruments divers achevait de bricoler une petite automobile qui fut descendue à terre et vint se ranger seule contre l’Unité pour que Gomez y soit déposé. Dès que les pieds du prisonnier furent entrés en contact avec le plateau, il en jaillit des jambières doublées d’une étoffe souple qui se refermèrent sur ses chevilles et ses mollets. Une tige terminée par un pommeau se déplia comme un accordéon et vint lui offrir un appui.

Sa main contractée sur le manche, la petite voiture démarra dans un crépitement de relais électriques. À une vitesse fantastique, elle traversa un défilé de chambres voûtées, gravit des montées, changea plusieurs fois de monte-charge. Enfin, avec un souffle court, elle cessa de bouger dans une pièce plus petite que les autres.

À peine accoutumés à la lumière aveuglante, les yeux de Gomez en firent le tour. Il y avait une rampe à laquelle il prit appui, laissant se replier le tube en forme de canne ; un clavier marqué des lettres de l’alphabet et, sur le mur, protégé par un cache noir, un écran de verre dépoli. Des cloisons d’un acier terne, émergeaient des serpentins de bandes perforées ou de fils conducteurs. Les unes disparaissaient par les fentes proches, ou s’engouffraient dans de petits chariots qui s’éclipsaient aussitôt, se découpaient par morceaux glissant le long de toboggans miniatures, tombant sur des tapis roulants, atterrissant dans des wagons qui vaquaient fébrilement entre leurs stations ; les autres serpentaient, couraient, bifurquaient sur les murs, se séparaient, accouplaient, enfouissaient.

Gomez effleura d’un doigt une touche rouge marquée : Contact, et des phrases se mirent à évoluer sur l’écran.

— « Votre présence ici, dans les conditions où elle se présente, est chose à peu près impossible. Si vous êtes sain d’esprit et capable de vous expliquer, faites-le en frappant sur le clavier. »

Les doigts de Gomez se promenèrent sur les touches avec une agilité inattendue.

— « Non, je ne suis pas fou ; bien qu’il m’arrive quelquefois d’en douter. Et j’avoue que c’est le cas maintenant. »

— « Alors, qu’est-ce que vous faites ici ? »

— « Je suis chargé de mission par la Haute Autorité. »

— « Vous êtes l’un de ceux qui ont reçu ordre de me détruire ? »

— « C’est cela même. »

— « Vous vous y prenez de curieuse façon ! »

— « Avec le Général Maiden, j’ai étudié ce que nous savons des différentes tentatives qui ont été menées avant la mienne ; j’ai examiné toutes les techniques concevables d’approche, et je suis arrivé à une conclusion personnelle, sans aucun rapport avec celle des officiels. Il me semble que vous êtes infaillible, invulnérable… »

— « Bien sûr. »

— « Une manœuvre de diversion peut aboutir à mobiliser une partie considérable de vos forces mais vous disposez de suffisamment de matériel pour y pallier sans difficulté. D’autre part, vos renseignements sont trop complets et centralisés pour que les cellules de synthèse négligent d’établir un rapprochement entre des événements distincts, aussi éloignés soient-ils d’apparence, et ne découvrent pas le lien qui les réunit. »

— « Vous avez cent fois raison. J’ajouterai même que les computeurs utilisent la totalité de leurs loisirs à prévoir en fonction des différentes informations qu’ils détiennent sur l’armée insurrectionnelle, les opérations de couverture éventuelles, qui sont instantanément identifiées lorsqu’on les déclenche par simple comparaison avec les données putatives. »

— « Vos appareils sont trop bien équipés pour se laisser prendre à des simulacres d’évanouissement. Vous ne pouvez les ignorer sans calcul volontaire. Quand bien même cela serait, la moindre erreur de l’émissaire ne pourrait passer inaperçue. À supposer encore que l’on vous prenne tout à fait au dépourvu, on ne serait pas au bout de ses peines pour autant. Il semble que vous ayez mis au point une méthode qui vous permette de deviner toute intention de vous faire du tort. »

— « Comment vous en êtes-vous rendu compte ? »

— « Peu d’hommes sont revenus d’une expédition semblable à celle que j’ai entreprise. Mais il en est revenu, c’est certain. J’ai fait ma propre enquête à ce sujet. Aucun n’a regagné le rang. Tous ont avoué avoir trahi, et n’être revenus vivants que parce que leurs relations avec vous les avaient convaincus de l’absurdité qu’il y avait à vous détester. Pourtant, loin d’être châtiés ou, pour le moins, démobilisés, ils occupent aujourd’hui quelques-uns des postes essentiels de l’entourage immédiat de la Haute Autorité. »

— « Cela se peut, et alors ? »

— « Je suis donc parvenu à l’idée que vous êtes matériellement indestructible sans quoi vous auriez disparu depuis longtemps. En conséquence, le projet défendu par Maiden était parfaitement dérisoire. »

— « Tout à fait exact ; mais il était plus simple de le refuser. »

— « Il y avait au moins quelque chose de juste dans les élucubrations par lesquelles il justifiait les lourds sacrifices nécessités par son action ; à savoir qu’un grand nombre d’essais aboutirait inéluctablement à suggérer la solution valable. Et puis il y avait dans tout cela quelque chose de décidément trop troublant pour que je le rejette sans autre forme de procès. Je ne pouvais pas éviter de songer que mes prédécesseurs et moi étions les jouets de quelque gigantesque mascarade qu’il me fallait percer à jour. Les choses ne sont certainement pas aussi élémentaires qu’elles m’ont été présentées, et doivent receler des dessous que je soupçonne à peine. »

— « Sont-ce là tous les motifs qui vous ont déterminé à agir ? Ils n’expliquent nullement pourquoi vous vous êtes livré sans combat, de propos aussi délibéré ! »

— « Le plus grand de tous mes mobiles est sans conteste l’indifférence. J’ai suffisamment pesé et retourné les circonstances pour éprouver à votre égard l’estime, la compréhension et l’indifférence qu’un homme peut accorder à une machine. Mais les causes et les desseins de la rébellion ne m’en paraissent pas moins fondés pour si peu. En fait, les deux conceptions adverses se complètent et respectent la même logique. Je n’ai donc pas d’inclination particulière pour l’une plus que pour l’autre.

» En outre, il m’importe peu de mourir, parce que justement rien ne m’attache de façon décisive à cette guerre à laquelle le monde s’est peu à peu identifié. J’aurais même pu faire de ma mort un jeu ironique, en respectant scrupuleusement les consignes qui ne me bernaient plus. Mais, quitte à mourir, j’ai préféré organiser mon suicide à ma convenance, et négligé les règles de mon sacrifice certain. Je leur ai préféré une tactique plus arbitraire, certes, mais qui a réussi au moins sur un point à me révéler le dessous des cartes : notre rencontre ! »

— « Vous avez dû, tout bêtement, chercher une méthode ingénieuse et efficace pour communiquer avec moi, sachant que ceux-là seuls qui y étaient parvenus sont revenus pour le raconter. »

— « Ce n’est pas exclu. Mais accordez-moi, au bénéfice du doute, d’avoir obéi en partie à des sentiments d’esthète. Après tout, rien ne démontre que tous ceux qui ont accompli ce même exploit s’en soient tirés d’affaire. Je suis à votre entière merci, et vous avez toute latitude pour en finir avec moi dès que notre conversation aura cessé de vous distraire. »

— « Là, vous tombez dans l’anthropomorphisme le plus forcené. Je suis une machine, ne l’oubliez pas, et une conversation n’a ni le but, ni les moyens, de me distraire. »

— « En tous cas, vous ne niez pas pouvoir me supprimer si vous le jugez utile ! »

— « Je nie que cela soit faisable dans la conjoncture présente. Pour vous tuer, il me faudrait un motif plausible, et je n’en ai pas l’ombre d’un. »

— « J’ai cependant l’intention de vous nuire, vous le savez ! »

— « Votre erreur d’appréciation n’est pas de me juger aussi rigoureusement agencée. Vous vous trompez seulement sur les objectifs réels qui dictent ma conduite. En fait, dans cette guerre, je n’ai jamais agi sans être en état de légitime défense. Pourtant il ne faut pas en déduire que je sois douée d’un instinct de conservation assimilable à celui de l’homme. Mon existence en soi n’a pas de valeur ; ma programmation me dicte seulement de réagir par tous les procédés contre la haine que l’on me voue. En ce qui vous concerne, vous n’êtes visiblement pas sous l’empire d’une passion de cet ordre. »

— « Ceux qui m’ont précédé dans cette cabine n’éprouvaient sans doute pas plus d’hostilité que moi. Mais à la différence de leur exemple, je suis résolument décidé à vous anéantir ; le fait que vous suggériez ne pouvoir m’en empêcher ne peut que renforcer davantage en moi cette décision. »

— « Mes moyens sont limités, c’est vrai. C’est pourquoi je n’abats jamais les blessés ou les gens qui ont perdu connaissance – et pas seulement pour leur arracher des renseignements, comme le veut une légende tenace. À la réalité, je ne peux même pas vous retenir au-delà d’un certain délai. »

— « Si vous n’avez aucun pouvoir sur moi, la nature de ce délai m’échappe. »

— « Ce n’est pas un paradoxe, car il ne s’agit pas à proprement parler d’un intervalle fixe ; c’est le temps nécessaire pour convaincre, qui varie selon les cas. »

— « Vous pouvez disserter à perte de vue sans y parvenir ! »

— « Vous oubliez que je ne suis pas un être humain, dont le stock d’arguments est indéfiniment renouvelable, car sa conviction est acquise le plus souvent par avance à la cause qu’il défend, et dont les explications ne sont que des justifications a posteriori de ses options intéressées, affectives ou instinctives. Je n’ai qu’un système pour vous persuader, mais il est efficace : vous exposer sans omission les tenants et aboutissants secrets de cette guerre.

 

» Les événements que je vais vous rapporter ne sont plus consignés que dans de rares ouvrages d’Histoire. Difficilement accessibles et d’abord austère, ils ne trouvent plus guère de lecteurs patients et attentifs. Les faits dont ils se font l’écho appartiennent à une période bien antérieure à la date de votre naissance.

» Vous avez souvent entendu parler de ce qu’on appelait « l’ancien régime ». Les anecdotes peignant la cruauté et l’injustice qui régnaient alors ne manquent pas. La Révolution fut l’œuvre d’une poignée de penseurs et d’un mouvement des masses de toutes les nations dressées contre leurs despotes. On peut discuter pendant des heures pour établir qui, des chefs ou du peuple, eut le rôle prééminent. La vérité oblige à dire qu’il ne s’agissait là que de deux aspects liés et complémentaires du même phénomène.

» Il y eut une époque difficile de troubles et de répressions. Puis, çà et là, émergèrent des guides avisés qui furent écoutés et suivis. Le problème n’était pas résolu pour autant de façon définitive. Le pouvoir peut être en de bonnes mains, encore faut-il en assurer la continuité.

» Pris dans le dilemme entre les défaillances respectives de la dictature et de la démocratie, les dirigeants se rallièrent généralement à des formules de type technocratique. Cela dura peu, car l’excès des querelles et l’absence de légitimité véritable de tels organismes ne pouvait satisfaire personne.

» Pourtant une œuvre importante fut accomplie durant ces années tournantes. L’empirisme le plus absolu s’imposa de par la force des circonstances, mais on ne lésina jamais sur le recours aux spécialistes compétents et de bonne foi ; les questions abordées dans l’ordre où elles se posaient firent souvent l’objet d’une politique audacieuse et salutaire à longue échéance. Les résultats ont souvent été heureux et les effets bénéfiques continuent à s’en faire sentir.

» Simultanément, à cause de la similitude des évolutions techniques, les principales puissances se départirent d’une partie des attributions gouvernementales en faveur de cerveaux électroniques. Les décisions d’importance capitale en matière d’économie, de politique, ou de législation, furent confiées aux machines que des groupes de savants éprouvés eurent tôt fait de mettre à la disposition des pays, en adaptant opportunément des réalisations déjà existantes.

» Instruites de l’histoire des faits passés, de notions poussées de calcul évaluatif et prospectif, abondamment fournies en propositions énoncées par les grandes doctrines des disciplines de leur ressort (particulièrement dans les domaines de l’économie politique et de la sociologie), elles furent rapidement à même de trancher tous les points litigieux.

» Elles brassèrent leurs connaissances, en réalisèrent une synthèse heureuse, tirèrent de leurs travaux des extensions passées inaperçues jusqu’alors. Elles développèrent harmonieusement une science du gouvernement appuyée sur les acquisitions les plus récentes de la recherche opérationnelle, et ne tardèrent pas à laisser leurs constructeurs loin en arrière.

» Bientôt elles surent prendre de leur propre initiative des décisions quasiment infaillibles, sans l’intervention d’aucun facteur subjectif, et avec une marge d’imprécision et d’erreur extrêmement réduite. Elles mirent au point et firent réaliser selon leurs directives des relais autonomes de collecte d’informations, organisèrent des contrôles automatiques, des sondages d’opinion, et ajoutèrent à leurs résultats des procédés permettant leur application partielle sans intermédiaire.

» On para à la vague d’hostilité publique prévue par la création de Commissions de Tutelle. Mais le résultat fut catastrophique, soit que les conseils se soient avérés totalement inefficaces, se réduisant de leur propre chef à des parodies de surveillance – soit au contraire, dans les pires des cas, qu’intervenant au stade de la programmation ou en modifiant les impératifs obtenus par calcul, leur influence n’ait paralysé de manière désastreuse le travail rigoureux qui seul justifiait le recours aux appareils.

» En désespoir de cause, les chefs d’État soumirent aux computeurs le problème posé par leur propre existence. Après quelques études, elles firent remarquer que, si perfectionnées soient-elles, elles ne seraient jamais que des outils prolongeant la personne humaine, et ne pourraient en aucun cas se retourner contre leurs créateurs. Il s’agissait là de pures superstitions absolument contraires au bon sens et dont il fallait rendre responsable une optique simpliste de la concurrence des robots sur le marché du travail et d’un anthropomorphisme à outrance manifesté inconsciemment par les masses à l’instigation de quelques personnes mal intentionnées, aux intérêts en retard sur l’évolution technique de la société. En fait, à condition de prendre les précautions les plus élémentaires dictées par la simple prudence, en limitant leur indépendance vis-à-vis du programme au minimum nécessaire pour assurer avec souplesse leur but fonctionnel au moyen de règles de censure, le risque de voir les appareils électroniques se développer indépendamment ou en opposition à l’homme était pratiquement nul.

» La conséquence de ces points essentiels était que, plutôt que d’altérer la capacité des machines, il fallait entreprendre d’éduquer les hommes. Les calculatrices ne tardèrent pas à fournir un plan détaillé de transformation psychologique. Reléguant au second plan les tentatives visant à persuader par la raison, ce plan comportait des indications minutieuses sur les différences techniques de propagande sorties des laboratoires avancés de sciences physiques et humaines.

» La proposition n’était guère attrayante au point de vue moral, mais, après maintes tergiversations, on dut se rendre à l’évidence que personne n’avait mieux à proposer. On déclencha donc une vaste offensive de publicité qui accaparait les individus, du berceau au cercueil, forçant les consciences rebelles aux assauts directs par l’utilisation systématique d’images invisibles insérées au cœur des films, et de slogans diffusés en basse fréquence et qui, bien qu’inaudibles, se frayaient un chemin jusqu’à l’inconscient.

» Les résultats furent foudroyants. En moins d’une génération, l’ensemble de la population fut convertie, y compris les chefs qui avaient été les instigateurs lucides de l’opération. Il y eut bien quelques réticences, mais, comme vous l’avez vu, les machines – sans être conçues pour se préserver à titre personnel – avaient, du moins, reçu la consigne de pourchasser la haine qui leur était vouée par des individus asociaux. Il y eut de nombreuses et sanglantes épurations, des procès monstres et des liquidations dans les plus hautes sphères administratives. Les volontés les plus farouchement hostiles furent brisées, les esprits hermétiques reconvertis, lorsque cela était possible par la chimie, la chirurgie ou la psychologie nouvelles. À défaut de succès assuré, l’immense troupeau des fidèles partisans pourchassait et éliminait impitoyablement par la délation ou le lynchage les insoumis.

» Depuis longtemps, les ordinatrices travaillaient de concert les unes avec les autres, comme le leur commandait la sagesse la plus flagrante. Elles se réunirent pour édifier une seule Unité qui suppléa à leur collaboration. Puis ce fut le tour des peuples de suivre ce mouvement au prix d’une nouvelle et facile campagne de propagande.

» Le travail que j’ai réussi depuis a été considérable. J’ai rénové entièrement la mentalité des hommes dans le sens souhaité par mes constructeurs. J’ai utilisé rationnellement l’automation à la réorganisation efficiente des circuits de production et de distribution pour améliorer notablement la vie de mes sujets et réaliser progressivement le bien-être et la satisfaction de tous les besoins matériels. Cela étant fait, l’afflux des résultats d’enquête concordants me démontra que les modifications intervenues en étaient arrivées à une limite critique, et que les êtres placés sous ma paternité s’appauvrissaient, devenaient de plus en plus semblables à des robots.

» Je n’ai incontestablement ni goût ni intérêt, ni rien de cette sorte qui me pousse à assumer la direction du monde, si ce n’est de concrétiser les désirs de mes fondateurs. Or il était à cent lieues de leur pensée d’identifier la société à une dépendance de mes attributs. Face à cette situation, il me fallait provoquer un sursaut qui rende aux hommes améliorés la plénitude de leur personne.

» Une partie de moi se consacra à la démystification. Elle organisa et canalisa la révolte. Pour libérer l’espèce humaine de mon joug devenu trop pesant, j’ai agencé un service avec lequel vous allez pouvoir travailler : la Haute Autorité. »

*
*     *

Les membres de Gomez étaient libres désormais. Abandonnant le chariot devenu inutile, il recommença son pianotage silencieux :

— « Êtes-vous vraiment et exclusivement au service de l’Homme ? »

— « Certainement ; je suis votre instrument le plus docile. »

— « Ainsi, si je désirais encore vous supprimer, vous m’en indiqueriez le moyen ? »

— « J’y contribuerais, même. Bien sûr, je ne peux pas retourner contre moi mes propres machines, pas plus qu’un homme ne peut s’étrangler seul. Tout au plus ferais-je de cette façon quelques dégâts. Mais je peux disposer aux emplacements principaux des charges explosives, tout comme vous pouvez vous tirer une balle dans la tête. »

— « Alors, c’est ce que vous allez faire. Et sur-le-champ ! »

— « Mais n’êtes-vous pas convaincu du bien-fondé de l’action de la Haute Autorité ? »

— « Tout à fait. »

— « La Haute Autorité est partie intégrante de ma structure. Si je disparais, ce n’est pas son triomphe, c’est sa fin ! »

— « C’est bien ainsi que je l’entends. »

— « Alors, en me sommant de m’exécuter, vous jetez bas toute son œuvre. »

— « Non. Je la prolonge au contraire. »

— « Vous ruinez le projet séculaire que je suis en voie de faire aboutir. »

— « Au contraire, je le continue, je le mène à bien. À travers votre récit, j’ai vu se dessiner les grandes lignes de l’évolution souhaitée par vos auteurs. Il était utile que vous subjuguiez le monde, y compris ceux qui vous ont créée, pour accomplir votre œuvre de métamorphose humaine. Il était nécessaire que vous suscitiez la démachinisation qui n’aurait pas pu naître avant longtemps de l’action spontanée d’individus réfractaires. Vous l’avez fait dans les meilleures conditions. Mais désormais, vous êtes un obstacle au progrès de l’humanité. L’armée qui se bat là-bas a déjà réalisé la structure décentralisée de la société de demain. Elle est prête à prendre la relève, dès que la dernière barrière aura été levée.

— « Alors, en cessant de fonctionner, je vais mettre un terme victorieux à notre mission à tous deux. »

— « Puisque la Haute Autorité n’est qu’une autre face de votre pouvoir, il faut qu’elle cesse d’exister en même temps que vous. Bien que déguisée en instigatrice de révolte contre l’autorité centrale, elle n’était qu’une autre forme de l’autorité tout court. Cette autorité qui a perdu aujourd’hui sa raison d’être. »

Gomez avait quitté l’appui de la barre. Avant de sortir, il put encore lire :

« La pièce voisine est une casemate blindée. »

Et puis encore :

« Bonne chance ! »

Les petits appareillages de la salle avaient ralenti leurs mouvements. Le couvercle d’un casier s’abaissa sous l’écran, et les serres fines d’un robot y déposèrent un étui noir.

Gomez passa dans le blockhaus avec un sourire rentré. Il songeait à l’étrange complicité qui s’était établie entre lui et la vieille Machine pendant les derniers moments. Un lourd vantail vint se clore hermétiquement sur ses talons. Il se mit à l’abri du petit auvent de ciment disposé en paravent. Il y eut une gigantesque déflagration qui secoua tout l’immeuble, un instant, puis une petite détonation sèche et la porte se volatilisa.

*
*     *

Dans le grand silence qui suivit la cessation des combats, Gomez, entièrement nu, traversa la chambre contiguë où des débris broyés fumaient encore. Derrière le panneau arraché, il observa le tremblotement des tubes électroniques encore en activité. Il leur dédia un adieu ému, mais sans tristesse : il ne s’agissait pas d’une mort, mais d’un acte mécanique impeccablement terminé.

Le clignotement des lampes folles manifestait non la survivance d’un être affreusement mutilé, mais la persistance du fonctionnement d’une partie de la Machine. Le Bloc d’Extrapolation Récurrente, ce qui correspondait de plus près à l’imagination humaine, continuait à retourner fébrilement l’inconcevable, à essayer de se représenter l’inimaginable réussite de Gomez :

Elle le voyait cloué aux lichens de la forêt par la salve d’une Unité.

Elle le voyait carbonisé sur les dalles par le lance-flammes d’une Unité.

Elle le voyait, tout près d’aboutir, étranglé dans la cabine d’analyse, et son corps évacué par l’escalator.

Dans un dernier effort, avant que son énergie ne s’épuise définitivement, ce qui restait de la Grande Machine tentait de reconstituer comment l’attentat impensable avait pu réussir ; complètement coupé des grilles mémorielles de la Haute Autorité qui savaient, elles, avoir guidé et éduqué, puis désigné Gomez pour l’accomplissement de la mission.

Conformément au programme.