Point de tangence
ANDRÉ RUELLAN
CE soir, le vent heurte ses chaises de fer, et glisse derrière mes verrous ses pleurs d’enfant mort. J’ai déposé auprès de moi ma bonne et forte hache, et j’ai fait le Signe sur ma double porte aux ferrures ornées. Dans l’âtre ronflent les flammes vertes ; des flammes d’homme.
— « Allons, » dit la Voix, « essayez encore une fois d’enfiler cette aiguille. »
La Voix s’élève ainsi de temps à autre. Elle ne m’affole plus. Je sais qu’elle est née de mon délire, et qu’elle appartient à ma fièvre. Elle représente la face la moins nocturne de ce mal profond contre lequel je me débats. Elle en vient parfois à m’égayer un instant, si saugrenues sont les paroles qu’elle profère. Mais je me reprends sans tarder, car le danger m’environne.
Il y a bien longtemps que je suis reclus dans cette sombre bâtisse de montagne, parmi des meubles massifs dont les angles luisent faiblement à la lueur fuligineuse du suif. Maison sonore, maison des ténèbres, caravansérail réservé aux immobiles voyageurs.
« À la bonne heure ! » dit la Voix.
Il y a du sang sur ma hache.
Ce soir… pourquoi préciser ? Il fait toujours nuit, par-delà mes vitres d’obsidienne que barde le nickel des auvents. Grinceur de nuit, le vent décharné ruisselle autour de mon pic, ainsi qu’un fleuve riche en épaves. Mais ce ne sont pas des débris qui viennent battre ma porte d’un incessant ressac. Porte maintes fois rompue, maintes fois réparée à la hâte après le nécessaire combat. Que n’ai-je le loisir de la murer proprement !
Ils sont maladroits et lents, se pressent les uns les autres, et j’ai vu dans cette purée de nuit morne leurs yeux blancs que ma hache fend comme verre. Les yeux brisés tombent en une pluie de fragments et découvrent le grand nerf optique en forme de fleur ouverte. Ils sautèrent alors çà et là sur les moignons noirs qui leur servent de nageoires à vent, et rien ne saurait dire la hideur de leurs cris métalliques, la froide épouvante que dardent leurs faces éclatées. Mais toujours je les repousse.
À chaque assaut, je perds, hélas, beaucoup de mes forces, dont le capital me fut chichement imparti, et que ma pauvre nourriture ne répare point. Le moment viendra où, trop affaibli par cette lutte sans répit, je ne serai plus en mesure de leur tenir tête.
Ce soir, les émeraudes qui flambent dans l’âtre préparent de savants éclairages. Il fait moite, et il y a du sang sur ma hache.
Plus je songe à ma situation périlleuse, et plus je déplore ce mal qui vient s’ajouter à ma faiblesse, ce mal qui s’ingénie à me détruire par l’intérieur, dans le temps même où mes ennemis me traquent. Il faut que ce soit au plus fort de ma lutte qu’apparaissent autour de moi de singulières hallucinations, propres à accroître le danger en diminuant mon attention. Tantôt, la Voix se lance dans un discours dont je saisis malgré moi jusqu’aux plus fines nuances, et dont ma pensée discute le sens dérisoire sans que j’aie sur elle la moindre autorité. Tantôt, je suis envahi par une pénétrante odeur d’iode, à croire que tous les océans du monde se sont donné rendez-vous dans mon fortin solitaire. Ou bien ma vue se trouve soudainement accaparée par la présence fugitive d’une paroi blanche et luisante. Ou encore, je me crois couché sur le dos alors que je vais et viens devant l’âtre. Tout ceci me trouble à l’extrême, et la nécessité de sauvegarder mon existence constitue le seul rempart qui me garde de sombrer tout à fait dans la démence. J’apprécie mal l’ironie d’une telle situation. Parfois, je tente de retrouver un peu de ma vigueur ancienne en substituant à la conscience du présent les souvenirs en lambeaux que je conserve encore du passé. Quoique à demi dissoute, ma mémoire a gardé certaines empreintes dont je reconnais rarement l’origine : débris de mon existence de jadis, ou rafales de songes issus du sommeil ?
Je crois que je vivais dans une cité pleine de tumulte, aux édifices noircis par la poussière et par les gaz toxiques. Il me semble voir encore ces gigantesques constructions se découper sur le ciel, ainsi que des pâtés d’encre et des gribouillages sur un pâle jus de lavis. Accoutumé par mes congénères à leur existence de ratures, je sais que j’ai longtemps rêvé de sortir de la page. Mais je désirais que ce fût du bon côté, celui qui peut faire espérer qu’on atteindra la page suivante. « Ils » vinrent alors, et me retirèrent du monde dans l’autre sens.
Cela commença par une longue chute. Laura, ma seconde existence, venait de rompre lâchement par une lettre confuse et inexplicable une liaison où elle avait contrefait avec une diabolique vraisemblance les gestes d’un amour profond et définitif. Le meilleur de moi-même, je l’avais cristallisé sur elle ; hélas, de mauvaises fées avaient présidé à sa naissance : elles avaient fermé son cœur à double tour, et jeté la clé dans un lac. Je me retrouvais soudain comme un homme qui vient de perdre au jeu toute sa fortune, et qui ne voit plus luire d’espoir ailleurs que dans le grand sommeil de la mort. Cette mort occupait routes mes pensées ; son silencieux visage remplaçait désormais pour moi celui de l’enfant que Laura m’eût donné. Je ne pouvais encore me faire à l’idée que j’avais été pour elle un simple passant qui parlait d’orages inconnus.
Le vent du suicide retomba pourtant, me laissant plus abattu qu’après une grave hémorragie. Il me semblait que les oiseaux avaient perdu leurs ailes, que les chats ne savaient plus ronronner ; les femmes me paraissaient difformes et vénéneuses, et les hommes dansaient autour d’elles un absurde ballet qui les menait à leur perte. Des murailles infranchissables s’étaient élevées autour de moi sans que je m’en fusse rendu compte, stérilisant mes faibles efforts et me rejetant dans ma nuit. Cette écrasante dépression, ce désintérêt de tout, ne firent que s’aggraver avec le temps. Je n’avais de compensations que dans le sommeil, où mes problèmes se résolvaient magiquement au cours de rêves plus intensément vrais que la réalité, mais qui me faisaient d’autant plus durement choir au réveil. C’est à la fin de l’une de ces nuits que je m’éveillai dans un lieu étranger et que je « les » rencontrai.
Je crus tout d’abord que, loin d’être revenu à la réalité, je me débattais dans un nouveau songe devenu cauchemar. Mais si la différence qui sépare le rêve de l’état de veille n’apparaît pas comme évidente à celui qui dort (et encore m’est-il arrivé souvent de reconnaître un songe pour tel), cette différence ne peut échapper à celui qui reprend contact avec la vie matérielle. Ainsi, bien que le cadre qui m’entourait ne me rappelât rien de connu, et qu’il présentât à tous les égards des traits fantastiques et incroyables, force me fut de l’admettre pour vrai.
Le balancement qui m’agitait me fit tout d’abord croire que j’étais sur la mer. On m’avait couché sur une manière de brancard élastique, et ma position ne me permettait pas de voir autre chose qu’un ciel extrêmement sombre où luisaient faiblement des constellations inconnues. Un vent tiède et humide, chargé de pestilences, me fit lever le cœur et me conduisit à une conscience plus nette de ma situation. Saisi d’épouvante, je fis un brusque mouvement qui mit en danger mon équilibre ; je me raccrochai alors à ma civière, et je vis confusément l’apparence de mes porteurs. Quiconque a subi au cours d’un cauchemar une aussi repoussante vision ne l’oublie pas plus que la sensation de soulagement qui décharge la poitrine au réveil. Mais je savais déjà que ceci appartenait à la réalité, et cette certitude m’ôta tout empire sur moi-même. Hurlant et me débattant, je touchai par mégarde l’être le plus proche de moi, et le contact de sa peau glacée qui pendait en longs plis m’évoqua ce que peut être un cauchemar à l’intérieur d’un cauchemar. En même temps, ma nacelle se mit à osciller plus dangereusement que jamais, découvrant sous mes pieds le vide énorme qui me séparait d’un sol affreusement lointain, où se découpaient vaguement des crêtes hérissées d’effluves rougeâtres sur des vallées de ténèbres.
Agrippé à mon fragile soutien, je m’enfouis le visage dans le tissu étrange dont il était fait, et qui faisait songer à la longue à une chair animée de battements réguliers. Je préférais encore cela à l’image qui était restée fixée sous mes paupières : celle de corps globuleux soutenus dans les airs par des appendices en forme de nageoires, animés de mouvements très rapides. Leur tête portait trois protubérances brillantes où passaient par instant des reflets d’un violet profond. L’ensemble pouvait se comparer au produit d’une métamorphose inachevée.
Mes mouvements incohérents avaient compromis la stabilité du convoi, car le vent nauséabond s’enfla avec un sifflement de plus en plus aigu. Risquant un regard au-dessous de moi, je vis que nous perdions rapidement de l’altitude, si rapidement qu’une chute mortelle me sembla inévitable. Pourtant, les efforts de mes porteurs se montraient efficaces, à tel point que je frôlai bientôt les sommets lumineux aussi légèrement qu’une feuille morte tombant dans un air immobile.
À cet instant, ils me lâchèrent tous ensemble, et je tombai parmi de hautes graminées tranchantes qui me blessèrent en plusieurs endroits du corps. Me relevant avec peine, je dressai la tête vers le ciel : le vol sombre et silencieux se perdait déjà dans les hauteurs, en un instant gommé par la distance et la noirceur de l’air, mais plus encore par les lumières proches que distillait le terrain environnant. Car ce que j’avais pris pour des effluves électriques était en réalité produit par une multitude de pâles feux d’artifices en miniature : de temps à autre, l’un des épis supportés par ces tiges singulières éclatait sans un son, éparpillant autour de lui une poussière fluorescente qui retombait mollement alentour, nimbant ainsi la crête de cette clarté bizarre qui avait retenu mon attention quelques instants auparavant. Je me mis en marche dans un halo rouge, prenant garde à ne pas inhaler ce pollen que le vent faisait tourbillonner, à chaque rafale.
Ce qui pouvait se tapir au fond des vallées ne m’engageait pas à y descendre. Je suivis la crête, qui accusait une pente assez forte. Bientôt, je laissai derrière moi la zone des plantes au pollen lumineux. Cela me soulagea, mais ralentit ma progression, laquelle se faisait à présent à l’aveuglette. Le sol était devenu dur et nu, et je pensai qu’aucun obstacle ne me dissimulerait désormais aux recherches des nageurs du vent s’ils s’avisaient de revenir en force. Une seule image occupait mon esprit : celle d’un refuge dans lequel je pourrais les braver. Tandis que je gravissais péniblement la pente de plus en plus forte, je précisais en moi-même la nature de ce refuge : comme un voyageur perdu au fond d’une région inhospitalière, et qui rêve d’une auberge chaude à la cuisine bien pourvue, je me voyais tout près d’un fortin facile à défendre, où je pourrais me barricader si l’on m’attaquait.
Le fortin fut sous mes yeux. Sa masse sombre se dressait à l’extrémité de la crête rocheuse, laquelle se terminait avec lui, sur le vide. Existait-il avant que j’y eusse songé, et ma pensée avait-elle devancé mes pas, ou bien était-ce elle qui l’avait forgé de toutes pièces, par une télurgie aussi mystérieuse que le monde où j’étais tombé ? Du gouffre de la vallée montait un nuage plus noir que les ténèbres ; je reconnus en lui un vol d’êtres ailés, et je pénétrai sans plus attendre dans la bâtisse.
« Maintenant, décrivez-moi ce que vous voyez, » dit la Voix.
Je ne lui réponds jamais. Si j’avais la faiblesse d’attribuer, une seule fois, à mes hallucinations un support réel, je consommerais ma propre perte.
« Ce fortin sur un pic, » poursuit-elle, « et cette nuit constante, et ces djinns monstrueux, ne voyez-vous pas que ce ne sont là rien d’autre que symboles, que formes inventées dont vous tentez de vêtir vos conflits profonds ? Revenez à la réalité, et cessez de prononcer le nom de cette femme. »
Je n’ai rien décrit, et pourtant la Voix s’exprime comme si je lui avais répondu ; il n’y a rien de surprenant à cela, puisqu’elle résonne en moi-même, et que le sens de ses paroles se nourrit de mes pensées et de mes perceptions. Rien n’est plus effrayant que le délire. Il est heureux que ses phantasmes me laissent de longues périodes de repos. Un verre empli d’un liquide limpide se matérialise devant mes yeux. Auprès de lui flotte une main amputée de son bras, dont les doigts tiennent un petit disque blanc. D’un geste rapide, je repousse ces visions insensées, car je viens d’entendre au-dehors, le long de mon épaisse muraille, le frôlement qui annonce toujours un nouvel assaut.
Il y a du sang sur ma hache. Je vais la souiller de nouveau en frappant leurs faces abominables.
J’ai toujours su que cette maladie de l’esprit causerait ma perte. Je défendais encore désespérément l’accès de ma retraite, lorsque le délire m’a pris traîtreusement : j’ai senti une vive douleur au pli du coude, douleur que mes ennemis ne pouvaient m’avoir infligée. Et, presque aussitôt, une torpeur profonde s’abattait sur moi. Ma dernière vision de la réalité fut celle de ma bonne hache qui tombait à mes pieds, cependant que les corps ovoïdes se ruaient vers moi dans un crissement de soie froissée.
Je viens de reprendre conscience – si je puis dire – dans une pièce aux murs blancs, celle-là même dont mon cerveau malade m’imposait souvent des images fragmentaires. Elle ne présente bien entendu rien de commun avec mon univers d’origine, celui dont on m’avait arraché pendant mon sommeil, et sans doute est-ce le spectacle insoutenable que m’offrent ceux qui m’ont repris, qui m’a rejeté définitivement dans le monde de ma démence.
Non, ce n’est peut-être pas définitif. Une forme sombre vient de traverser rapidement la pièce, au ras du plafond, se heurtant au globe lumineux qui en occupe le centre, et le ciel noir à travers les vitres montre toujours ses constellations inconnues. Je suis – ou je crois être – étendu sur un lit peu confortable. Tournant la tête sur l’oreiller, j’ai un mouvement de recul : un homme vêtu de blanc me fixe avec un horrible sourire.
— « Je crois que vous allez mieux… » dit-il.
Il parle avec la Voix. Tout s’organise. La folie a gagné du terrain, et je ne puis échapper à un environnement qui n’existe que dans mon esprit. Quelque part, derrière un mur, s’élève le bruit de talons frappant un dallage. Cette fantasmagorie a perfidement emprunté à mon univers d’origine quelques-uns de ses éléments. Comment n’en serait-il pas ainsi ? Il faut bien que tout cela se construise à partir des matériaux accumulés par ma mémoire.
— « Reposez-vous encore, » reprend la Voix. « Nous sommes sur le bon chemin. »
Le sourire s’accentue, me glaçant plus encore que l’aspect des nageurs du vent. L’homme se déplace à reculons, se fond dans le mur, tandis que s’élève un rire plus proche du hurlement d’un chien à l’agonie que d’une voix humaine. Ce qui se déroule en réalité autour de moi doit être d’une inconcevable horreur pour que mon esprit le remplace prudemment par de telles images.
Je me suis levé, et j’ai jeté un regard à travers les vitres. Ces constellations, que je ne reconnaissais pas, je puis à présent leur donner un nom : voici la Grande Ourse, voici Cassiopée, et là-bas le carré de Pégase. À hauteur de Terre, voici, au-delà des murs et des arbres, la Ville, ma ville peut-être. J’appartiens à ce monde. J’y ai toujours appartenu. Ce que je prenais pour la réalité n’était que délire, et les perceptions que je qualifiais d’hallucinatoires représentaient en fait les lambeaux de lucidité qui me reliaient encore au bon sens.
Alors, pourquoi cet homme qui traverse les murs, pourquoi ce rire hurlant ? Sombres transitions peut-être sur le chemin de la guérison.
Laura ne viendra pas me rendre visite à l’hôpital. Le médecin lui a demandé de venir dans son bureau : elle s’est dérangée à contrecœur et s’est, paraît-il, montrée odieuse durant tout l’entretien. Elle a prétendu que j’étais déjà un aliéné à l’époque où nous nous rencontrions, et qu’elle gardait de cette période de sa vie le souvenir d’instants radicalement perdus.
Comme il me rapportait ces paroles, le psychiatre m’a regardé avec attention durant un long moment. Au plafond, la lumière s’est mise à décroître d’intensité, tandis que tout se fondait autour de moi dans une grisaille fétide. Seuls les yeux du médecin brillaient comme les prunelles d’un félin. Sa voix est venue jusqu’à moi ainsi qu’un courant d’eau froide au travers d’une immensité désertique.
« Je ne suis pas d’ici, » déclare la Voix. « Je suis d’une planète lointaine que tu connais pour y avoir séjourné. Une planète au soleil presque éteint, où la moindre forme de vie doit lutter sans cesse pour ne pas disparaître. Une certaine structure du continuum mettait ton monde en coïncidence avec le nôtre, sur deux plans différents : il nous fallait un moyen de passer de l’un à l’autre et nous n’en possédions pas.
» Nous ne pouvions franchir que la moitié du chemin. Quelque chose en toi nous a servi de pont sur l’autre moitié de l’abîme, et c’est par cette porte, que tu as ouverte, que ma race tout entière va peupler un système solaire plus clément. Ce n’est pas dans le but puéril de t’informer que je te dévoile un processus déjà engagé ; c’est que nous avons besoin que cette porte reste ouverte. Pour cela, tu dois reprendre l’état mental spécial où nous t’avons trouvé, et ne plus le quitter. Tu resteras ici, au point de tangence de deux univers, et nous entretiendrons par des méthodes infiniment nombreuses ta vie et ton délire. L’organisme de ceux de ta race s’est révélé facile à manœuvrer ; d’autres portes s’ouvriront bientôt. »
Le médecin est parti. Je reste seul avec la froide lumière qui ruisselle autour de moi, froide comme tes lèvres qui ont oublié mon nom, Laura. Les paroles que je viens d’entendre sont-elles le reflet de la vérité, ou bien est-ce le récit de ta visite qui m’a rejeté dans mes hallucinations ? Si l’amour est une suprême force de connaissance, j’ai peut-être atteint par toi des domaines que méprise la raison. Alors, je dois désormais faire l’apprentissage d’une rétine qui voit deux mondes ennemis. La victoire de l’un ou de l’autre ne me concerne pas. Je ne suis plus qu’un corridor obscur au long duquel le vent de l’espace jette ses pleurs d’enfant mort.