Dedans
DANIEL DRODE
« Nommer, non, rien n’est nommable, dire, non, rien n’est dicible, alors quoi, je ne sais pas, il ne fallait pas commencer. »
SAMUEL BECKETT
(Textes pour rien,
XI)
« Je ne connais pas l’eau des fleuves ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. »
Lautréamont
(Chants de Maldoror)
ICI, dans ma taupinière, ma cave sans soupirail ni sortie de quelque sorte que ce soit, si, tout de même il y a une porte mais je me demande ce que, ou ne s’agirait-il pas plutôt d’une cabine d’astronef comme le prétendent certains, comment le savoir, ici donc, dans mon habitacle, j’ai décidé d’écrire, il y a une petite machine pour ce faire mais je m’en suis rarement servi jusqu’à présent. La forme de ce que je rédigerai ne saurait m’apparaître dès la première ligne, ou un exposé ou un historique, mais je n’ai pas d’histoire et si peu de mémoire, alors j’incline à croire que ce sera une simple étude, ouais étude, disons plus modestement un résumé de la situation, laquelle, la mienne pour commencer, mais par quel bout Comme la fatigue vient vite, incroyable, pourtant à première vue il est facile d’aligner des mots, ma serre suit la pensée sans faillir, sans trahir, je m’attarde même quelquefois à suivre son mouvement et la crispation des tiges digitales tout enfiévrées par les reflets, enfiévrées est-ce le terme juste, tant pis, j’aime aussi, que je suis idiot, j’aime entendre le bruit de bec que produit la serre lorsqu’elle happe les touches de la machine. Happe, happe, voyons, c’est une interjection, non, plutôt une onomatopée, quelle histoire, voilà que je me laisse prendre aux mots, je devrais me surveiller, c’est bon d’écrire, mais quand faut-il s’arrêter, et où, en somme il n’y a pas de règles, essayer de savoir si les hommes se donnent de telles règles, bah, je trouverai bien ma limite, avec le temps et à force d’exercices comme celui-ci, le premier depuis si longtemps.
En somme. J’ai écrit en somme, sans savoir s’il est possible de commencer un paragraphe aussi brusquement, à dire vrai les hommes sont peut-être moins tatillons lorsqu’ils écrivent, mais tout de même d’autres formules conviendraient mieux, que j’ai oubliées, pour me les remémorer il faudrait que je consulte des, que je demande des, absurde, ridicule, des livres, des livres, comme s’il pouvait y avoir des livres dans les parages, enfin on verra bien, je les demanderai au robot-réparateur, il va me regarder d’un œil rond, ou carré puisqu’ils les ont tels, encore heureux s’il ne me tient pas pour fou En relisant le premier fragment, je m’aperçois que certaines propositions sont mensongères, par exemple j’ai écrit ceci, ma serre suit la pensée sans faillir, sans trahir, eh bien c’est faux faux faux, la pensée progresse en flèche, se rétracte ou tourbillonne ainsi qu’une, qu’une trombe, tandis que la machine compte ses pas, ses mots quoi, et qu’il lui est impossible de transcrire le dixième des réflexions, tant mieux d’ailleurs Toujours ce décalage entre la décision et l’exécution Dans le fond, nous, les Stables, nous sommes imparfaits, il aura fallu que je m’écrive, que je m’escrime dirait davantage, pour faire cette constatation
Finalement je n’ai encore rien dit, car il importe, non de parler, mais de dire, prouver, expliquer, raisonner, d’ordonner ce qu’on écrit, d’y légiférer, tant il est vrai que, si mes souvenirs sont bons, mais ils le sont rarement, on ne doit construire la moindre phrase sans lui donner une direction, sans qu’elle crée un enchaînement, sinon : la folie, surtout si l’on doit être lu, ah justement, qui lira ces lignes, personne, alors à quoi bon. Objection non recevable, il faut quand même s’imposer une règle, faut de quoi
faute de quoi, sais pas
Ce que j’ai entrepris n’a pas de nom, aucune importance, bien plus grave est cet émiettement des idées dès lors qu’on les note, les enregistre, qu’on les aplatit en somme. Ne pas tout écrire. Élire, élaguer. Procéder comme si le texte devait être lu par d’autres, mais bien sûr c’est une solution, feindre de ne pas être seul dans mon habitacle De toute manière, cet écrit sera un, si tant est que les jours existent, un journal, mais en même temps, il contiendra une description des objets et assemblages d’objets qui m’environnent, ainsi je sacrifierai à une manie des hommes : chacun d’eux consigne par le menu dans un cahier les saccades de son existence, oui ils appellent cela un journal, chacun, j’exagère, disons ceux d’entre les oisifs qui ont l’esprit assez aigu pour percer à jour, voilà, les autres et eux-mêmes, mais quant à ceux qui travaillent, occupation très répandue chez les hommes, puisqu’ils ont une multitude de vocables pour la désigner, ceux-là, tout à leur passion manœuvrière, ne peuvent guère prendre le temps d’interroger les choses et les êtres, ni de
Stop Je m’étais promis de ne pas m’éparpiller, revenons donc au journal : quelle en sera la substance ? puisque ma vie de Stable n’a jamais changé, jamais ne changera, il m’est bien difficile d’adopter une, comment dit-on, une chronologie, alors dans ce cas, hein, me contenter de décrire ce qui m’entoure, mmmh, le sujet sera vite épuisé et le plaisir gâté. Une idée : si je rendais compte de ce que m’offre la TVT. Les hommes, leur histoire, voilà un domaine sans limite – un jour, Louis Quatorze alias Saint Louis, maniant le calame dans une salle de Versailles après avoir couru le sanglier ou le, ou le cerf, un autre jour, Da Costa narrant pour la postérité les péripéties de l’exode martien, sur papier parce que c’est plus solennel – bref les matériaux surabondent, seulement voilà, ils sont dépourvus de toute espèce de structure, d’architecture, car l’histoire humaine, telle que la TVT la présente, est découpée en tranches disparates, sans la moindre liaison organique de l’une à l’autre, et si je n’avais pas reçu une instruction hypnopédique j’y perdrais mon hébreu.
Mais pourquoi m’occuper de l’homme ? cette apparence, cette mécanique imparfaite butant constamment sur ses imperfections, qui n’a même pas le mérite d’exister.
Alors j’abandonne ? Rien ne mérite d’être noté ? hormis précisément cette constatation qu’il n’y a rien à noter ?
C’est que j’ai tort de courir à l’essentiel, à la fibre de toute chose. En accumulant les niaiseries, les pierrailles qui me semblent pour l’heure sans intérêt, j’arriverais sans doute à épaissir le réel, il en a bien besoin, oui je vais m’en tenir à un inventaire, comme un qui ne connaîtrait pas le contenu des habitacles, comme un œil neuf, étranger à ce monde, bien sûr c’est absurde : il n’est d’autre monde que celui des Stables, mais je vais quand même simuler, pour ma santé. Et puis tiens je vais dater. Facile à dire, bien malin qui pourrait découper le temps ici, à quelles fins du reste ? On peut toutefois se contenter d’une approximation, aussi j’appellerai jour chaque laps de veille entre deux sommes.
Jour 1
À moi l’honneur, personne n’y trouvera rien à redire, en avant donc.
Je suis Non, l’entreprise est idiote et ne mènera à rien Tout de même c’est tentant Recommençons : je suis allongé au centre – voilà je suis parti – au centre de la pièce, sur ma couche d’effluves sustentateurs. Au fait, de cela aussi j’aurai à parler : ce sont des ondes qui, que, et cætera. Grand vieux, je suis plus riche que je ne l’aurais cru. En tout cas, indéniablement, je me trouve dans la position semi-couchée qu’on nomme relaxe, mais encore ? ah non, je n’en sortirai jamais si je dois entrer dans le détail, plus tard, on verra plus tard, qu’est-ce que je disais, ah oui : cette position, je ne l’ai jamais quittée de toute mon existence, du plus loin que je me souvienne j’ai toujours flotté au milieu de l’habitacle Quoi, flotté ? le mot est malheureux et semblerait sous-entendre que je, que pour ainsi dire je tangue sur mon hamac d’ondes, erreur, je suis ancré, fixé par les innombrables filins qui me relient aux organes de mesure sertis dans le mur. Ces organes Non, procédons avec ordre, examinons d’abord la partie centrale de mon corps :
Le tronc est incliné de, d’une quarantaine de degrés par rapport à l’horizontale, le dos regarde, si je puis dire, le sol, à travers les ondes porteuses qui lui font un matelas. Ensuite, comme le thorax mais en plus avachi (si je puis dire), mes jambes s’allongent sur le champ de forces invisible, et au fin bout je vois mes pieds, je les entrevois serait plus conforme à la vérité car ils sont masqués à mon regard par l’appareillage qui prolonge ma personne dans toutes les directions de l’espace, eh eh, la formule est belle : qui prolonge ma personne dans toutes les Bon
J’y pense : quand tout à l’heure j’ai employé le mot corps, c’était dans son sens le plus primitif : paquet de viscères, espèces charnelles, afin de ne pas déconcerter le lecteur que je me suis créé par jeu. Mettant les choses au plus mal, je m’adresse à lui comme s’il était un homme – qu’il ne s’offusque pas, mon lecteur hypothétique, s’il trouve un jour ces lignes : loin de le considérer comme un ignare, je me mets à sa place, j’essaie de me regarder de loin, de haut, de Sirius.
Jour 2
La tête, morceau choisi où les humains voient le lieu des activités les plus nobles et le plus passionnant résumé de l’être tout entier, je ne saurais la considérer que comme une excroissance dépourvue de toute primauté. De par sa petitesse et sa conformation naturelle, la place y est si limitée que l’on y trouve seulement une bouche, un nez, deux yeux avec leurs amplificateurs de vision, deux oreilles flanquées de leurs amplificateurs d’audition, et c’est tout.
Jour 2 aussi, plus tard
Plus bas sont les bras, dont la longueur est de, voyons, trois mètres, un peu plus même ; articulés en cinq points, ils permettent une prospection intégrale de l’espace environnant jusqu’au mur le plus éloigné, celui qui se situe derrière moi, intégrale et indispensable, et je me demande comment les hommes, en ce moment même la TVT les agite devant mes yeux, comment les hommes pourraient être réels, vivre, avec le seul secours de deux segments, allons donc impossible, cela seul suffit à leur dénier l’existence.
Ah j’oubliais : TVT = Télévision Totale. Puisque j’ai décidé de tout reprendre à zéro…
Plus tard encore
En feuilletant les pages que j’ai couvertes depuis le début de ma, de mon aventure, je constate que les phrases vont en s’aérant, en s’articulant de mieux en mieux. Rien ne vaut l’exercice, et c’est pourquoi je vais recopier ici, elles en valent la peine pour une fois, les quelques notes que j’ai prises, l’habitude, à propos du Défilé du 14 Juillet que la TVT a présenté tout à l’heure :
Horrible légende et fascinante à la fois. Horrible cette multitude des trottoirs pressée contre moi, horribles ces individus communiant dans une abjecte totalité. Mais d’un autre côté, j’admire que ces gens applaudissent au cortège des soldats pour les mêmes raisons que moi, même s’ils n’en ont pas conscience. Beauté impersonnelle des gestes ; ligne nette des visages sous les visières ; raideur des corps sanglés, qui arrivent presque à surmonter la confusion de la matière organique, dans leur effort vers la perfection mécanique.
Quel contraste avec l’orchestre cubain que nous avions vu auparavant… – ici, c’est l’impression de Paul G que je transcris, il vient de m’appeler par le vidéo. J’ai failli lui demander : Quel jour ? Il n’aurait pas compris. J’ai opiné : Oui, les spectacles de variétés ne contentent pas l’esprit, on ne peut pas se glisser parmi les exécutants, participer… Il m’a interrompu : Pourtant, tout y était : les sons, les formes, les… Je l’ai interrompu à mon tour : Tout, je n’en disconviens pas, mais sur scène, et non pas autour de moi comme dans la rue où défilaient les soldats. D’ailleurs, je préférerais être en présence d’artistes réels.
Hein ?
Une ride avait coupé le front de Paul G. Je devais le rassurer : la contrariété devient vite inquiétude et l’inquiétude affolement, et alors la santé en prend un coup – déjà Paul G glissait un regard sur son tableau de contrôle, vers la courbe de tension.
Entendons-nous, c’est un jeu : supposons que l’homme existe. Paul G a bien voulu faire l’effort de supposer : Ouais, alors ? J’ai donc enchaîné : Alors dans ce cas, j’aimerais mieux voir les musiciens en chair et en os, comme on dit dans ces contes. À la TVT, il y manque toujours… Quoi donc ? a demandé Paul G, sourcilleux. Là, franchement, j’ai bafouillé : Il y manque un je ne sais quoi… Paul G triomphait : Foutaises, aucune composante ne manque, nous pouvons toucher, sinon remuer, tout ce que nous présente la TVT : les corpuscules tactiles de nos serres ne mentent pas.
Certes, et il n’y avait rien à répartir. Paul G m’a achevé : Et d’abord, tu aimes la musique cubaine ? Non, j’ai dû en convenir, je n’aime pas la musique cubaine. Mais alors, a conclu Paul G, tu radotes, tu es malade.
Il doit avoir raison, le comportement des hommes est si incohérent qu’on ne peut guère chercher les preuves de leur existence sans sombrer dans l’irréalisme ; j’ai tort de m’obstiner, pareil en cela aux hommes eux-mêmes quand ils se dépensent à la recherche d’un dieu, de ce dieu qu’ils imaginent, ou plusieurs, au-dessus d’eux voire en eux, inquisiteur. Que mon lecteur demeure indulgent, qu’il sache que je suis vulnérable à la magie de la TVT, qu’il comprenne que le commerce des hommes – ces êtres, quelle terrible invention ! – laisse quelquefois des traces dans un esprit stable. Il faudra que je trouve un moyen d’arrêter la TVT de temps en temps, avant qu’elle m’entraîne aux pires extrémités de la superstition.
Je pense au stupide dialogue de tout à l’heure (Paul G a dû me croire bien atteint. Je ne serais pas étonné s’il me dépêchait le robot-réparateur)… Toujours à chercher l’infime nuance qui séparerait la vie de sa représentation ! à bercer au tréfonds de mon cerveau je ne sais quelle nostalgie du contact direct avec les autres, et quels autres ! des êtres grotesques agitant continuellement leurs moignons de bras, courant à des travaux ni faits ni à faire, baignant dans le même air et la même erreur et, comme si leur infortune n’était pas suffisante, affligés d’une histoire.
Nous les Stables, nous sommes sans histoire.
Jour 3
Restriction : nous étions sans histoire. Ce que j’ai ébauché n’a rien d’un récit chronologique, mais quand je me serai fait le mémorialiste fidèle de toutes mes journées (journées !), qui sait si je ne serai pas entraîné plus loin ? Découper la durée, n’est-ce pas déjà la modifier ?
Agir, même ?
Jour 4
Cette parenthèse fermée, j’en reviens à mon tableau, d’où je tâcherai d’éliminer le moindre flou métaphysique, on verra bien après.
Je ne mentionne les serres que pour mémoire, puisque À la réflexion, non, rien n’est à négliger, ajoutons donc un paragraphe relatif aux serres :
Le bras se termine, à l’extrémité du cinquième segment, par une quintuple corolle de doigts ou serres. (Jacques N tire argument de cette répétition du chiffre 5 pour assurer que nous sommes d’origine artificielle. C’est aller un peu vite en besogne.) Ces doigts sont garnis de papilles tactiles, détail que j’ai déjà noté plus haut.
Jour 5
Dans le fond, l’entreprise serait absurde, et sans intérêt cette série de constatations opiniâtres, si à tout moment je pouvais la recommencer dans les mêmes termes. Mais il suffit que j’indique une date ici ou là pour que le monde ne puisse pas se répéter. J’ai maintenant des aujourd’hui, des hier. J’y songe : des demains aussi, c’est-à-dire des supputations, des projets, du suspens, des confirmations, des surprises, des désillusions. Je n’ai pas fini.
Jour 8
Une question qui était restée jusqu’à présent diffuse dans mon esprit vient de se préciser : Où s’arrête le moi ? Se limite-t-il à ce noyau de vie qui occupe le cœur de l’habitacle ? L’impression qui prévaut en moi est plutôt la suivante : le pourtour fait partie de ma personne ; je suis tout ensemble la Kaaba et la pierre qu’elle protège en son centre. Chaque extension, si lointaine soit-elle, s’intégré à cette unité qui est moi. Je vais en faire le tour – attention : par la pensée, bien sûr.
À deux mètres derrière ma tête bat le nutricier. Je peux, non point le voir, mais du moins m’en faire une idée approximative en dépliant mes bras jusque-là. Par un double tube ombilical embranché sous mon aisselle gauche, il fournit à certaines parties du corps qui en ont besoin un fluide physiologique chargé d’éléments nutritifs et vivifiants. Le mot circuit conviendrait davantage, car le fluide fait retour au nutricier pour s’y régénérer. Sur la même paroi se déploie le générateur d’impondérable grâce auquel je reste suspendu à distance du sol. Je ne pense pas qu’il fasse partie de moi, car il faudrait alors que je considère comme miennes les ondes intangibles qu’il émet, ce rien qui me supporte. À gauche, j’aperçois en tournant la tête un cadran oblong auquel aboutissent les multiples fils qui sortent de ma nuque comme de ma poitrine. Chacun des six index et des quatre courbes qui oscillent sous la vitre recèle une parcelle de ma vie et me renseigne sur ma santé : le premier m’avertit que mon cerveau a besoin de repos, le second… Dix en tout ! J’en ferai la liste un autre jour, après-après-demain par exemple.
Passons donc au petit cadran qui surmonte le précédent et le résume. Toutes les données relatives à ma santé s’y fondent en un seul signe : un trait vertical de couleur rouge vif. J’appelle cela la ligne de vie. Son éclat semble-t-il s’atténuer, vient-elle à rosir, je sais alors au premier coup d’œil que mon organisme faiblit en quelque point. On dit (on, c’est Jacques K) que lorsque la ligne de vie arrive au dernier degré de l’anémie, une sirène se déclenche. Les trompettes de la mort n’ont pas d’autre son pour nous, les Stables.
Jour 9, tard
J’étais bien inspiré en parlant de ma ligne de vie ! (Hier.) Dire que je la considérais comme un signal infaillible ! Tout à l’heure un malaise m’a pris, une sorte de vertige. J’ai eu le temps de parcourir du regard toute la rangée des jauges : comme il était à prévoir, la courbe cardio avait accusé le coup. Atterré, je la voyais s’enfler de proche en proche, en d’inquiétantes vagues qui se couraient après ; mais ma ligne de vie, n’est-ce-pas stupéfiant, n’avait nullement pâli. Je voudrais bien tirer cela au clair avant de faire appel au robot. En attendant, et puisque le malaise s’est dissipé de lui-même, je vais continuer mon tour d’horizon.
Au moment où j’écris, trois hommes se démènent devant moi au sein d’une cage immatérielle. La TVT, c’est elle on l’a deviné, se manifeste à chacun de nous dans une enceinte ovoïde constituée de flux magnétiques qui s’entrecroisent. Toutes les créatures fantasques y évoluent sans entraves, avec l’entière apparence de la vie. Mais restons-en là, puisque la TVT ne fait pas partie intégrante de mon être. (S’agit-il d’une machinerie automatique ?… Trop d’énigmes pour un seul jour… Faut-il, sous prétexte de vivre plus intensément, se bourreler de questions ?)
Jour 10
Non, ce n’est pas en s’interrogeant sans cesse qu’on peut trouver l’équilibre. Bien plus sage serait de laisser le pas à la réalité, sans y introduire une seule once… d’intangible. Aussi bien je vais continuer la description. À droite, il y a le vidéo, qui me permet de communiquer avec mes semblables. Comme il est commandé par la pensée (quand je veux appeler quelqu’un, j’évoque son visage, tout en lançant un appel mental qui déclenche le vidéo par le canal des connexions extra-crâniennes), en un certain sens autrui fait partie de moi. Seule la TVT, je le répète, représente l’extérieur, puisque je ne peux m’opposer à son déroulement. Elle est le dehors, le monde.
Jour 12
Tout à l’heure, je me suis aperçu que la flèche du thermomètre était tombée à la moitié de sa course, oscillant autour du point critique 6 – oui, je sais, cette indication n’en est pas une, puisque je n’ai pas donné une description complète de chacun des organes de contrôle. Il faudra que je le fasse, mais… où s’arrêter dans le détail ? Tout élément de la réalité étant divisible à l’infini, quelle manie de vouloir épuiser cette réalité ! Les hommes n’agissent pas autrement, qui cherchent à traquer l’insécable. Auraient-ils déteint sur moi ?
ou bien est-ce que je serais un rien humain ?
J’allais oublier de reprendre le paragraphe concernant le thermomètre. Comme je l’ai noté, l’index a rétrogradé jusqu’au point… Bon, enfin… il a flanché. Du même coup, ma ligne de vie s’en trouve un peu délavée.
Donc je suis malade.
Je parle au présent car, pour l’instant, le correcteur médical (à décrire ! à décrire ! Jamais je n’en sortirai !) n’a pas rétabli la situation.
Le troublant est que cet événement ne m’affecte pas outre mesure. Est-ce donc que je ne me soucierais plus des avertissements des appareils ?
Jour 13
Tout s’explique : une des ventouses du thermomètre était décollée. Demain j’appellerai le robot. Mais que tout cela me semble de peu d’importance ! Je ne me reconnais plus.
Jour 15
Rappel : convoquer le robot.
Jour 16
Jour 17
J’ai beau m’efforcer de ne pas méditer, de m’en tenir aux faits, ceux-ci me provoquent ! Hier un autre élément a cédé, sur ma jambe gauche. Il s’agit d’un régénérateur musculaire. Quelle singulière sensation de vacuité à cet endroit, tout à coup ! J’ai eu l’impression que ma jambe allait bouger.
Réflexion faite, le robot peut attendre.
Jour 19
En tout cas, ma santé ne se ressent nullement de ces dérèglements. Après les palpeurs de la jambe gauche, c’est au tour du testeur cénesthésique de manquer à sa tâche.
Étaient-elles bien utiles, ces diverses extensions de mon être ? Par instants, il me vient l’idée que mon organisme mue, qu’il perd une écorce superflue et qu’il s’allégera encore à l’avenir. À l’avenir ! Comme le mot sonne bizarre ! Malgré ce que me soufflent mes hallucinations, comment pourrais-je croire un instant qu’un avenir se prépare pour moi, ici ?
Après
Si, il y a un avenir pour ceux qui provoquent le changement au lieu de l’attendre. (Il paraît qu’on peut agir de deux façons : en bien ou en mal, tout le problème étant de distinguer l’un de l’autre. Du moins est-ce là un perpétuel sujet de querelles pour les hommes ; quant à moi, je ne pense pas que ce problème me concerne.) Aussi, je peux bien l’avouer, j’ai un peu aidé les amplificateurs d’audition à se détraquer en les secouant. Je n’entends plus bien la TVT… Mais que m’importent les jacasseries des hommes ? Et puis, comment exprimer cette sensation ? à mesure que je m’amoindris il semble que je me concentre et que je gagne en réalité.
Jacques N, Paul M, Marie V, et autres, imaginent aussi un avenir ; mais c’est pour eux l’occasion d’un jeu gratuit dont la pratique affole l’esprit.
Qui sommes-nous ? demande Paul G. Sans chercher le moins du monde à titiller la réalité pour qu’elle le lui dise, il suggère cette idée : nous nous trouvons dans une fusée de grandes dimensions pointée vers un ciel inconnu. Avec le harnachement de jauges et de dynamomètres que l’on a greffé sur nous, nous sommes voués à l’espace, incapables de vivre dans un autre milieu, dans un air qui ne serait pas confiné. Pour nous soustraire à l’angoisse de l’espace, on aurait effacé en nous tout souvenir de l’existence antérieure et du temps mesuré (…mais alors, il y aurait une paille dans mon conditionnement ?). Par réaction, Pierre C soutient que nous sommes bloqués dans une casemate que de supposés ancêtres ont construite pour échapper au pourrissement de la planète (…mais quelle planète, et dans quel système de quelle galaxie ?) par une guerre biologique.
Ou par une guerre atomique, avance Pierre A.
Ou par l’imminence d’une guerre, rectifie Jacques N.
Pour Jeanne F, nous faisons les frais d’une expérience de survie, mais il lui serait malaisé d’expliquer ce qu’elle entend par là.
Avec ce goût du paradoxe dont il aime faire montre, Jacques V est plus catégorique : c’est bien une expérience. Notre monde est un camp de concentration dans le temps, un laboratoire installé pour plusieurs siècles, où l’on façonne une race que l’on pourra affecter plus tard à des tâches spécialisées.
Lesquelles ? Mystère et spéculations !
Jour 23
Mon dernier entretien par vidéo avec Paul M m’a révélé à quel point je m’éloigne des autres Stables. D’entrée, Paul M m’a reproché de me faire rare :
— État normal ?… Non, je ne pense pas : tu ne cherches plus à converser avec personne. Tu dois couver quelque chose, toi ?
Je lui ai affirmé qu’il n’en était rien et puis, craignant d’être soupçonné de mensonge, j’ai ajouté :
— Il y a ceci de changé que j’ai entrepris d’écrire.
— Sur quoi ?
— Sur mon existence.
— Sur notre existence ?
— Non, la mienne propre.
— En quoi se distingue-t-elle de la… du… devenir commun ?
— Euh, par exemple : je ne t’entends plus bien.
— Voilà, tu es donc malade…
— Non, l’explication est plus simple : mes amplificateurs d’audition sont coupés.
— Comment ?
Étonnement serait un mot bien faible pour caractériser cette exclamation ; derrière les ondes tremblées qu’elle avait fait naître sur l’écran, comme un caillou à la surface d’une mare, les yeux de Paul M s’écarquillaient.
J’ai poursuivi : — Ce ne serait rien, si mes jambes ne se crispaient par moments.
— Tiens ?
— Oui, les régénérateurs sont tous débranchés ; comme le cardio, d’ailleurs.
Je ne saurais donner une idée exacte de ce qui s’est passé : les traits de Paul M se sont contractés, dégoût, terreur ou quoi ? ses narines ont palpité comme si j’avais soudain exhalé une odeur de cadavre (le vidéo est Total, l’ai-je indiqué ?), et crac ! il a coupé la communication.
Jour 1 de la nouvelle série
L’accident qui vient de se produire montre à quel point la chronologie subjective dont je me contentais jusqu’à présent est hasardeuse. C’est le temps vrai, indépendant de ma personne, qu’il faudrait mesurer. Hélas ! rien ici ne peut faire office de sablier.
Peu après la conversation avec Paul M, j’avais délaissé la machine à écrire pour rêvasser un brin, quand brusquement j’ai senti mon dos se creuser, comme si les ondes sustentatrices se faisaient répulsives. Or voici qu’au lieu de me projeter vers le plafond, toutes amarres larguées ou rompues, mon hamac immatériel s’est aussitôt refermé sur moi, pour me maintenir dans la position fondamentale.
Tout cela n’était-il qu’hallucinations ? Je n’ai pas eu le loisir de m’interroger… Déjà ma pensée ne tournait plus rond. Quand le cœur m’a failli, ou l’estomac, c’est tout comme, et qu’un fluide sombre, pesant, est venu irriguer mes yeux, j’ai eu l’affolante impression que le nutricier se mettait à puiser du mercure. Ensuite, on s’en doute, le néant des évanouissements.
Ce malaise, bien malin qui pourrait dire combien de temps il m’a pris ; aucun des mécanismes qui m’entourent n’en a enregistré la durée. Au « réveil » (dans le bourdon de la migraine), il m’a semblé que je franchissais un sas, vers une nouvelle existence. Un spectacle rare m’attendait : ma jambe gauche, nue, neuve, pendait hors du plan d’ondes porteuses, telle que ce dernier l’avait laissée après le sursaut. De surcroît, tout le corps avait chaviré de guingois, comme par l’effet d’une poigne géante qui n’eût pas craint d’arracher ce dont il était couvert. Ventouses privées de support, plaques sens dessus-dessous, fils échevelés, vingt fois court-circuités – quelle étrange sensation que celle de flotter au milieu de ses propres débris !
Le désir me tenaille de savoir d’où me vient ce coup, mais je suis encore réduit aux conjectures.
Paul G affirmerait que la fusée a brusquement ralenti sa course, assenant à ses passagers le coup de poing de la décélération. Pourquoi pas ? De son côté, Jacques V soutiendrait sans doute que l’expérience à laquelle nous sommes soumis selon lui vient de passer par une nouvelle phase : ceux-là qui nous retournent sur le gril auraient, par exemple, provoqué un début de non-pesanteur, pour en observer les effets sur leurs cobayes.
Plus tard
S’il en était ainsi, au lieu de m’être destinés, les instruments de mesure serviraient à renseigner les observateurs, grâce à quelque caméra invisible braquée sur le panneau des cadrans. Percer leurs desseins, les démasquer, les épier à mon tour… Un rêve ! Il faudrait d’abord sortir. Un rêve impossible ! Sortir ! L’univers m’écraserait de sa masse. Allons, résignons-nous à notre taupinière.
Jour 2 de la nouvelle série
Où avais-je la tête ? (C’est le cas de le dire.) Dès l’instant que j’avais repris mes sens, j’aurais dû me remettre en relation avec quelqu’un, par le vidéo. C’est aujourd’hui seulement que j’ai pensé à le faire. Le résultat a été déplorable. Certes, j’ai pu voir apparaître le visage de Jeanne F, puis celui de Marie L, celui de Jean D également, mais il y manquait la parole : leurs lèvres avaient beau former des phrases, pas le moindre son pour moi ! Il devait en aller de même dans l’autre sens, car je les voyais tendre l’oreille.
Au quatrième essai, je n’ai pu m’empêcher de rire au nez de Jacques D, qui agitait ses serres devant l’écran avec une stupidité parfaite. Je lui ai crié « Fin de race ! » Il a compris ces mots au mouvement de ma bouche. J’ai répété Fin de race fin de race fin de race ! avec un acharnement muet qui l’a terrifié. Mais lorsque j’ai vu, au bord de l’écran, sa courbe de tension qui montait, montait, à des hauteurs insurpassables, je l’ai laissé tranquille.
Les connexions extra-crâniennes qui commandaient le vidéo sont déréglées. Si je les débranchais ?
Plus tard
Je les ai enlevées, avec soin.
Qui pourrait m’expliquer ce prurit du dépouillement, cette incoercible mutilation de soi-même ?
La nuque libre, il m’est facile de tourner la tête en tous sens et comme j’ai adopté la position assise depuis… depuis ce matin, la pièce m’apparaît sous les angles les plus variés. Les flèches bloquées au zéro ou à la position Danger, les courbes fixées dans leurs plus fantasques sautes, les voyants lumineux congestionnés, donnent à l’enfilade des cadrans l’aspect d’une ville humaine en proie à ses fièvres. Comme si de rien n’était, la ligne de vie, à laquelle plus rien ne me rattache, se maintient au rouge fixe du tout-va-bien et du rien-à-signaler.
Jour 4
Cela doit être écrit, tôt ou tard, inutile de tergiverser. Je m’arme de courage et j’y vais… voilà : je suis humain ou à tout le moins, humanoïde. Hier, cela m’a frappé d’évidence, quand je me suis levé. Quelle entreprise ! Et quel vertige à la fin, lorsque mon corps dressé oscillait sur sa base… C’est là, me suis-je dit tout à coup, la posture coutumière des hommes. Eh bien, vrai, ce n’est pas si désagréable. Mais, accepter de se sentir humain, si peu que ce soit, voilà une autre affaire !
Pour moi, la multiplicité des organes des sens, de détection, d’enregistrement, de contrôle, dont le progrès dotait l’homme, a fini par l’affoler. Un beau jour, pour se soustraire à la pression du réel devenue insoutenable, il a préféré se claustrer.
Corps humain enté de mille organes métalliques, plastiques, magnétiques, enserré au sein de circuits et d’instruments qui corrigeaient automatiquement toute avarie, enchâssé dans un organisme-robot dont il n’était plus qu’une fraction, agi plutôt qu’acteur, je vivais dans la stabilité.
Jour 7
Non, je ne veux pas être un humain ! Quelle folie de prétendre s’arracher à sa condition ! Comment oserais-je franchir la porte (je ne l’ai pas décrite, mais j’ai d’autres soucis en tête que de parfaire la description de l’habitacle), sans avoir la moindre idée de ce qui m’attend au-delà ? Vivrais-je longtemps sans les organes dont je me suis défait ? Si même je ne ressentais pas de dommages immédiats, aurais-je lieu de conclure que cette séparation peut être définitive ?
Devenir un homme, non, c’est trop difficile. Mieux vaut, pendant qu’il en est temps encore, reprendre la position relaxe, ajuster sur soi les divers appareils, appeler le robot afin qu’il y mette de l’ordre, et redevenir ainsi un Stable. Regarder de loin les hommes qui s’agitent dans la TVT, sans se préoccuper de leurs jeux ou de leurs souffrances.
Jour 8
Non, trop difficile. Un homme, moi ? Avec ces bras qui n’en finissent pas, avec ces pinces ? Homard, oui, plutôt !
Jour 11, très tard
La nouvelle crise m’a plaqué pendant trois jours sur le filet d’ondes sustentatrices, comme après un naufrage, dans une prostration qui ressemble à celle d’un malade – et si je l’ai été, aucun appareil n’a pu me le dire.
Le robot n’a pas été alerté. Je n’ai même pas eu la force de tourner la clavette d’appel, convaincu au demeurant que le robot aurait eu fort à faire pour restaurer la chambre dans son état primitif.
Tout à l’heure, quand mes forces sont revenues, j’ai compris qu’il était vain de regretter. M’agrippant aux aspérités des parois à l’aide de mes serres, vertical tant bien que mal, j’ai osé quelques pas. Lecteur, si tu es Stable toi aussi, tu devineras sans peine l’émotion qui m’a saisi quand, pour la première fois, j’ai vu le nutricier, dont le pouls rythme toute notre existence. Le toucher seul ne nous en donne qu’une idée approximative. Maintenant, j’ai sous les yeux le serpentement des tubes qui m’apportent les fluides nutritifs, les hormones, les substances régulatrices, que sais-je encore ?
Jour 12
Sortir ? Mais comment ? La porte ne s’ouvre pas de l’intérieur…
…mais de l’extérieur ! Il faut que quelqu’un l’ouvre pour moi, et ce ne peut être que le robot. Si j’arrivais à le circonvenir…
Jour 14
Le stratagème a réussi au-delà de mes espérances. Dès que le robot, répondant à mon appel, a franchi le seuil de la pièce, je l’ai accroché et tiré par la puissance conjuguée de mes deux bras. La surprise aidant, il a basculé sur l’amas de câbles dont je l’ai entortillé aussitôt. Enfin, quelques coups au jugé ont eu raison de sa résistance, avec une telle promptitude que je suis porté à croire que le constructeur des robots n’avait pas un instant envisagé l’éventualité d’une agression.
La porte est restée entr’ouverte sur une grisaille dont je n’arrive pas à déterminer la nature. Est-ce un couloir de métal, ou une atmosphère embrumée, ou simplement le vide ? Je ne peux me décider à sortir.
Sortir, est-ce utile ? Les bras et les serres, ces appendices si intimement greffés à ma chair que je ne peux discerner ce qui est artifice de ce qui appartient à la nature, sont doués d’une mobilité dont je pourrais faire mon profit afin d’explorer l’extérieur sans bouger d’ici.
Plus tard
(Est-ce le soir ? La teinte de l’éther extérieur n’a pas varié…)
Toujours dans l’expectative. Plus tout à fait stable, pas encore homme, hésitant à la limite qui sépare ces deux statuts. Demain peut-être…
Jour 15
Les événements se précipitent et tranchent à ma place.
J’allais faire glisser le panneau de la porte jusqu’à sa plus grande extension, lorsque, derrière moi, s’est produit un cliquetis. Le robot se réveillait !
Faire volte-face lorsque l’on a des bras de trois mètres de long et que l’on est mal assuré sur ses pieds, cela prend plus d’une seconde (au fait, que représente une seconde ?). Le robot s’était haussé sur ses genoux de métal, tout effaré encore. Dans cette posture, je n’ai eu aucune peine à l’étourdir une nouvelle fois. Mais l’irrémédiable s’était produit : en battant l’air avec ses ventouses pataudes, le robot avait sectionné le double tube du nutricier au ras de mon aisselle gauche. Une nausée sans nom m’a secoué lorsque le liquide physiologique a giclé par la coupure.
Je me suis assis sur la dépouille du robot, incapable de la moindre initiative, glissant déjà au néant.
Jour 16
Rien à faire, c’est l’avarie ultime. Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Comme je n’ose plus m’endormir, le décompte en journées et nuits a perdu son sens ; ou plutôt, c’est un jour unique et démesuré qui verra mon agonie.
Plus tard
Si je possède un circuit sanguin, à l’instar des hommes véritables, il y a beau temps qu’il a dû perdre son autonomie. Privé des substances essentielles, mon corps commence à défaillir ; c’est l’empoisonnement à brève échéance.
Cependant, il ne sera pas dit que je n’aurai pas employé à fond mes derniers instants et, puisque me voici libéré de la dernière entrave qui me retenait au monde stable, je vais enfin sortir et marcher jusqu’à la limite de mes forces.
Plus tard
Hélas, je ne peux plus compter sur mes jambes et, à moins de me traîner sur les coudes, je n’ai rien à espérer…
Toi qui me lis, es-tu à l’air libre, es-tu un homme ?
Si du moins, je pouvais
Par l’entrebâillement de la porte, les cinq segments de mon bras droit se sont déployés au dehors sans rencontrer de résistance, ils ont ensuite fourragé de droite et de gauche en toute liberté. Je recommencerai, si je peux.
Cette fois, mes doigts ont rapporté quelque chose ! Un bouquet de tiges végétales garnies de feuilles vertes dentelées et de délicates efflorescences blanches.
Je me rappelle en avoir vu à la TVT. Ce sont des orties. La TVT ne ment donc pas.
Mais alors, l’homme existe bien, ou a existé.
mes forces déclinent, il faut pourtant que je fasse part de la grande nouvelle aux autres Pourvu qu’ils ne
Un martyre. J’ai rajusté derrière ma nuque les fils du vidéo Mon cerveau se reprend à commander. Je me suis recouché sur le lit d’ondes. Comment leur dire Entre deux je tape ces derniers mots sur la machine Le lit d’ondes que je n’ai jamais quitté Jamais La preuve de l’homme par les orties Absurde
j’appelle j’appelle qui J’appelle Marie L par exemple La voici son regard me fixe Bon sang pas de son encore une fois Comment lui dire Montrer simplement les orties une fleur d’ortie Jadis elle affirmait Nous sommes dans une casemate Non c’était Pierre C qui disait Nous sommes dans une casemate Voilà mon bras droit se lève brandit la fleur pénible je m’en vais de partout mon bras montre la fleur Vu Les paupières de Marie L battent de surprise La preuve approchons-la de l’écran Marie L Une femme en somme Ah l’odeur de la fleur lui parvient Fronce les narines recule et semble suffoquer Quoi quoi mon bras tremble mes yeux se brouillent et le monde cliquette de partout bientôt, quelques minutes la fin pour moi Sa tête chavire ses yeux virent au gris sa tête glisse hors de l’écran je ne la vois plus le vidéo est vide non j’aperçois les cadrans de son habitacle les courbes brisées les aiguilles oh toute sa vie qui fuit affolée et sa ligne de vie mes tempes bourdonnent de plus en plus sa ligne de vie la ligne de vie de Marie L rose pâle transparente effacée marie l
tuée par le parfum d’une ortie