La Vénusienne
FERNAND FRANÇOIS
PEUT-ÊTRE le laitier l’eût-il trouvée sans vie sur le seuil au petit jour, si ma chienne n’était allé gémir plaintivement à la porte. Elle n’avait fait aucun bruit. Elle n’avait pas pensé à sonner ou à frapper, ne connaissant pas l’usage de la sonnette ni le simple geste de la main heurtant le bois sonore pour demander asile. Pourquoi avait-elle élu ma demeure plutôt qu’une autre ? Sans doute parce qu’elle était la seule qui fût éclairée. Il était tard ; la nuit était noire et déserte. Elle ne se soutenait plus, transie de froid sous l’avancée du toit qui la protégeait mal du vent et de la pluie. Ses pieds étaient nus sur la pierre : deux pieds très longs et très minces – harmonieusement longs et minces, – sans plus de quatre doigts. La main qu’elle éleva craintivement quand je m’avançai n’en avait pas davantage. Je sus qu’elle était d’un autre monde. Son vaisseau s’était perdu sur des écueils au large de la Terre, « derelicts » arrachés à quelque mourante étoile. Ses compagnons avaient péri. Un frêle esquif l’avait conduite à nos rivages. Il s’était brisé en touchant au port. Elle avait erré longtemps dans la campagne avant de s’abattre à ma porte, épuisée de fatigue et de faim.
Je la chargeai dans mes bras et la portai dans mon atelier, intrigué par le moutonnement singulier qui soulevait sa poitrine : ainsi de courtes vagues la parcourant à chacun de mes pas sous l’étoffe que la pluie avait plaquée contre son corps. Je l’allongeai devant le feu qui brûlait dans l’âtre. Des paroles montèrent à ses lèvres. Me remerciait-elle ? Je lui apportai de l’eau. Elle but. Une collation. Elle la prit. Sa maladresse montrait son ignorance de nos nourritures. La vie reparut. Un feu colora sa joue, semblable à celui qui rougeoyait sur la brique du foyer. Elle me sourit. Je n’osais lui faire quitter ses vêtements détrempés, mais elle se glissa hors de sa tunique. Je sus la source des ondes qui se jouaient à sa surface, comme une mer, et sentis se rompre en moi les sévères canons de la beauté féminine. Elle acheva de se dévêtir et demeura étendue, chauffant son corps nu à la flamme. Elle ferma les yeux. Je pris de l’argile et me mis fiévreusement à pétrir ses formes.
Comment la décrire avec les mots du langage ? Toutes ses parties s’orchestraient en un indicible concert s’ordonnant autour du thème sublime que proposait la splendide constellation de ses mamelles : huit globes identiques et parfaits s’étageant en un double rang, tels les boutons d’une livrée de parade, sur la chair magnifique de sa poitrine.
J’achevai une première ébauche. Elle dormait. Je la portai sur un lit. L’aube me surprit rêvant encore sur elle…
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Elle est restée. Elle ne pouvait rentrer dans sa patrie lointaine. « Elle. » Je ne lui donnai pas d’autre nom, hors celui que je forgeai pour lui composer un état civil ; il est de ces contingences. Je renvoyai mes risibles modèles. Qu’avais-je à faire d’autres formes que les siennes ? Je la multipliai dans le marbre et dans la pierre ; je la sculptai dans le bois le plus précieux ; la ciselai dans la matière la plus pure. Je glorifiai la proliférante splendeur qui éclatait sur sa poitrine. Je l’exaltai dans tous les gestes des femmes de la Terre. Une Ève nouvelle naquit à l’Art ! J’exposai partout son image. J’acquis le renom d’un artiste étrange. On juge mes œuvres démentes et admirables. Je suis célèbre.
Je la produis dans la société. On nous reçoit. Je lui ai enseigné notre langue. La musique de ses lèvres la fait tenir pour une étrangère. Nul ne s’étonne à sa vue. Certains s’apitoient sur les quatre doigts de sa main, pensant à une infirmité de naissance. Nous laissons s’accréditer cette fable. Personne ne soupçonne les huit soleils qui magnifient sa poitrine et qu’on voit aux œuvres qu’elle m’inspire, les rapportant au génial dérèglement de l’art. Elle porte pour recouvrir leur mystère l’ample vêtement des épouses dans l’attente d’être mère. On la complimente. Mais voici que bientôt son voile dissimulera plus qu’une illusoire grossesse : elle vient de me confier l’heureux secret qui l’habite et ne paraît pas encore. Je m’inquiète. Non que le gynécologue découvre les huit merveilles qui révéleraient au monde son insolite origine : les filles de sa race se rient de l’enfantement et n’ont nul besoin d’une aide mercenaire pour leur délivrance. C’est que, voyez-vous, une féconde nature chez les femmes de sa planète a bien fait les choses : à chacune de leurs couches, il leur naît un enfant par mamelle…