À point
ROLAND TOPOR

LA fusée s’immobilisa devant le hangar. Les volets se relevèrent pour libérer le toboggan. Quelques secondes plus tard, les cent cinquante mille cercueils s’entassaient pêle-mêle sur l’aire de déchargement. Les deux transporteurs quittèrent la cabine et vinrent rejoindre Yan qui avait assisté à l’opération. C’était son premier arrivage ; Hal, pour qui c’était monnaie courante, était resté dans le fort en tête-à-tête avec une bouteille.

Le premier transporteur s’approcha de Yan et lui serra la main.

— « Alors, c’est vous le nouveau ? Ce n’est pas trop dur ? »

Yan lui répondit en souriant :

— « Vous êtes mes premiers clients. Question travail, je n’ai pas à me plaindre. »

Il serra également la main du deuxième transporteur.

« Vous avez une guerre ? » demanda-t-il en désignant le hangar du pouce.

— « Non, épidémie. »

Les trois hommes s’acheminèrent vers le fort. À mesure qu’ils s’en approchaient, les accents déchirants d’une marche funèbre se faisaient plus distincts. Le plus âgé des transporteurs hocha la tête.

— « Si Hal continue comme ça, il va devenir complètement cinglé. »

Ils pénétrèrent dans la salle des cartes. La musique à pleine puissance leur vrilla les tympans. Au centre de la pièce, Hal, une bouteille vide à la main, pleurait à chaudes larmes.

— « Il est complètement saoul, » expliqua bien inutilement Yan, « et c’est comme ça depuis que je suis là… »

Ce qu’il ne dit pas, c’est que la conduite de son compagnon commençait à lui devenir si insupportable qu’il lui fallait toute sa volonté pour ne pas céder à la tentation de boire, de boire pour l’oublier. L’ivrogne passait le plus clair de son temps à écouter des marches funèbres, à boire et à pleurer. De quoi détruire le moral du plus optimiste.

D’un pas décidé, le jeune homme alla à l’appareil totalson, et d’un geste rageur coupa le contact.

— « Il y a un arrivage, Hal, » hurla-t-il dans l’oreille du pochard.

Hal promena autour de lui un regard hébété, où brilla cependant une étincelle d’intelligence quand il se posa sur le plus vieux des transporteurs.

— « Hello, Bertie, combien cette fois ? »

— « Hello, Hal, cent cinquante mille. Il y a la place ? »

C’était la question rituelle.

— « On va voir ça. »

Hal se mit péniblement en marche vers la carte du continent quatre. Elle était constellée de petites épingles de signalisation de toutes les couleurs.

Il pointa son index sur un espace vierge.

— « Ici, ça vous convient ? »

Les transporteurs n’avaient pas l’air enthousiaste.

— « La promiscuité avec les Arcturiens ne nous paraît pas du meilleur goût. Sans compter que nous ne raffolons pas non plus des Gambiens qui sont à deux pas… »

Hal grommela quelque chose où il était vaguement question de « racistes » et de « préjugés ridicules ».

Ils se mirent finalement d’accord pour un emplacement neutre, sans voisin gênant. Une heure plus tard, les papiers signés, la fusée repartait, laissant face aux cadavres les deux gardiens de cimetière, du plus grand cimetière existant au monde : une planète.

 

C’est pour son sol bien meuble et sa situation favorisée dans la galaxie que Greta avait été choisie par la commission de 7589 comme « lieu où devraient dorénavant être inhumés tous les habitants de la galaxie, sans distinction de race, de religion ou d’origine ». Cette décision avait pour cause la dangereuse accumulation des cadavres sur les planètes du système. Cadavres dont la décomposition menaçait jusqu’à la vie des habitants. Petit à petit les morts en étaient arrivés à paver littéralement le sol, sans égard pour les cultures. Bien sûr on avait essayé de favoriser au maximum les incinérations, mais outre les nombreuses religions basées sur le culte des ancêtres qui avaient lutté ouvertement contre cette solution, le rythme des morts devenait tel que l’atmosphère des planètes était continuellement empuantie, au grand détriment du tourisme local. Greta fut donc rebaptisée Gin-Ga (patrie de ceux qui ne sont plus), la commission décida de subvenir à l’entretien de deux gardiens, et les guerres, les épidémies, les suicides et les morts naturelles se chargèrent de fournir le lot d’émigrants nécessaires à la mise en valeur d’une si belle entreprise.

 

L’acheminement des corps dura une semaine. Yan et Hal avaient à leur disposition, outre le matériel de transport nécessaire, une équipe de robots parfaitement efficaces et travailleurs.

Dans la quinzaine qui suivit, il y eut deux arrivages de Gambiens (cent mille et cinq cent mille) qui donnèrent fort à faire aux deux hommes. Paradoxalement, Yan en arrivait à espérer les arrivages, car pendant le travail qui s’ensuivait Hal restait généralement sobre, et ne recommençait de boire qu’en période d’inactivité.

Aussi fut-il ravi de voir se poser, juste après l’acheminement du second convoi gambien, une escadrille de cinq fusées. Il sortit pour assister au déchargement, mais ce n’était cette fois-ci que des familles martiennes venues se recueillir sur les tombes de leurs disparus. Yan leur indiqua l’emplacement et mit les appareils réglementaires à leur disposition.

Il ne pensait plus les revoir, aussi fut-il tout surpris lorsque, quelques heures plus tard, une délégation des familles pénétra dans le fort.

Comme à son habitude, Hal était complètement ivre, et la marche funèbre de Schmitt-Hauser donnait à plein rendement. Yan ne jugea pas utile de couper l’audition.

« Ils croiront qu’il s’agit d’une délicate attention, » pensa-t-il.

Il préféra en effet ne pas irriter Hal qui, depuis quelque temps, devenait de plus en plus sombre et maussade.

En tout cas, la délégation ne parut même pas remarquer la musique et se dirigea, raide comme un piquet, vers Yan. Un officiel, le torse barré d’une écharpe verte, s’adressa à lui sans préambule.

— « Les tombes ont été profanées, » dit-il, la voix tremblante d’émotion.

Yan ne sut quoi répondre. L’autre se méprit sur son silence.

« Les tombes ont été profanées, » répéta-t-il, « je vous somme de vous expliquer, sinon… »

Yan se passa la main sur le front. Il était moite de sueur.

— « J’y vais, » dit-il, « je vais aller voir. »

Il sortit. Dehors, l’orage qui avait menacé toute la journée venait d’éclater. La pluie tombait continuellement en une seule longue rafale, comme si les océans des autres planètes, échappant à leur pesanteur, se déversaient sur Gin-Ga.

« Fichu temps pour un pèlerinage, » songea Yan.

Il s’engouffra dans un petit appareil de reconnaissance et fonça vers le continent huit, traditionnellement réservé aux Martiens.

Durant tout le trajet, le temps ne changea pas. À croire que toute la planète avait besoin d’être nettoyée et que ce jour-là était précisément celui du ménage.

Au lieudit « le Martien qui meurt », Yan descendit de son aéro.

Pendant dix longues heures, il parcourut des rangées de tombes surmontées du bizarre signe courbe. Pas une n’était intacte.

Quand il regagna le fort, les Martiens étaient partis. Hal cuvait son vin pendant que le totalson détraqué répétait sans cesse la même phrase musicale : tata…taata, tata…taa…

Yan secoua son compagnon. Il eut un mal fou à lui faire comprendre ce qui se passait. Mais finalement il y parvint.

Hal alla se passer de l’eau froide sur la figure. Quand il revint, son visage avait une expression étrange.

— « Je ne dois pas être drôle tous les jours, pas vrai, petit ? »

Yan marmotta quelque chose. Il ne comprenait pas où Hal voulait en venir. Celui-ci alluma une cigarette.

« Vois-tu, je dois te paraître complètement détraqué. Un vieux fou qui se saoule et qui pleure comme tous les ivrognes. Mais si tu savais pourquoi… »

Yan se rendit soudain compte qu’il ne savait rien de son compagnon de tous les jours. Il en éprouva une sorte de remords.

— « Tu ne m’as jamais rien dit… »

— « Je sais. Mais maintenant… Ma femme était enterrée ici. »

— « Était ? »

— « Oui, était, quelque part sur cette fichue planète. Elle est morte comme ça. » Il fit claquer son pouce contre son index. « Je l’aimais. Je n’ai pas pu supporter de la savoir enterrée à des millions de kilomètres, quelque part sur une terre étrangère. J’appris qu’un gardien était mort. J’ai posé ma candidature. Je n’ai pas eu de mal à me faire engager. Pendant quelque temps, j’ai été plus heureux de la savoir près de moi, et puis… ça ne m’a pas suffi non plus. J’avais besoin de la voir, je sais que ça peut te paraître monstrueux, mais une irrésistible envie de la déterrer pour la voir me prit. La voir. La voir. »

— « Alors ? »

— « Alors, un jour, j’y ai été. Oh ! je l’ai vue, mais ce n’était plus qu’un squelette. »

Yan ne comprenait pas.

— « Mais… »

— « Oui, tu veux dire que ça te semble normal. Pourtant, il y a une chose que je ne t’ai pas dite ; je l’avais faite embaumer… »

Une expression d’incrédulité passa sur le visage de Yan.

— « Embaumer ? »

— « Oui, par le meilleur embaumeur qui existe du nord au sud. Tu ne comprends pas ? »

— « Non, je… oh ! »

— « Voilà, moi non plus. »

— « Mais pourquoi n’avoir rien dit ? Les autorités… »

— « Qu’est-ce que j’aurais pu leur dire aux autorités ? Que j’avais déterré ma femme ? C’est la pire des infractions. On m’aurait exécuté avant de m’entendre. Non, j’ai préféré boire, pour ne plus chercher à comprendre. »

— « Mais maintenant ? »

— « Ah ! maintenant c’est différent. »

Hal brancha le spacephone.

— « Passez-moi la Terre, » demanda-t-il.

Puis ses yeux se posèrent sur une bouteille à moitié pleine. D’un geste bref il l’envoya éclater sur le mur.

*
*     *

Naturellement, le lendemain, une fusée de la police larguait une équipe d’inspecteurs de la brigade spéciale.

Le seul résultat de l’enquête fut la reconnaissance des dégâts causés par les profanateurs. Peu de continents, voire de concessions, leur avaient échappé. Mais pour ce qui était de trouver les coupables : néant. La fusée de police repartit en laissant sur place, à tout hasard, un jeune inspecteur.

La vie reprit son cours. Les Gambiens firent de nouvelles livraisons. Cinq cent mille, puis un million de corps. L’épidémie faisait rage chez eux. L’inspecteur repartit à son tour.

Yan s’aperçut que Hal recommençait à écouter des marches funèbres, et un jour il le surprit en train de déboucher une bouteille. Lui aussi avait envie de boire. Il avait l’impression que la nuit était pleine d’étranges choses grouillantes et grignotantes. Il n’osait plus sortir le soir et accueillait la moindre visite avec soulagement.

 

Ce matin-là, c’étaient encore des Gambiens. Cinq cent mille. Yan avait conservé l’habitude de regarder la manœuvre de déchargement, aussi était-il présent, s’émerveillant de la précision avec laquelle les cercueils venaient s’entasser les uns sur les autres.

Comme pour le détromper, il y eut un incident. Deux cercueils dévalèrent ensemble le toboggan. Ils se heurtèrent en tombant et le couvercle d’un des cercueils sauta. Le cadavre roula sur le sol.

Les deux transporteurs se précipitèrent hors de leur cabine et réparèrent sur-le-champ.

Yan rentra à pas lents vers le fort. Par chance, Hal était encore à jeun.

— « Assieds-toi, » lui demanda Yan.

— « Qu’est-ce qui se passe ? Tu es blanc comme un os. »

Yan se força à allumer une cigarette. Il eut du mal tant ses mains tremblaient.

— « Dis-moi, depuis que tu es gardien de cimetière, tu dois t’y connaître en morts ? »

— « Qu’est-ce que tu me chantes ? Quand un mort est mort, je ne vois pas ce qu’il reste à savoir de plus. »

— « Précisément, quand un mort est mort, est-ce qu’il gémit quand il se cogne ? »

— « Hein ? »

Yan lui raconta ce qu’il venait de voir.

— « Je l’ai distinctement entendu gémir. Et les deux Gambiens avaient une telle frousse que j’aie remarqué quelque chose qu’ils ont immédiatement recloué le couvercle. Qu’est-ce qu’on fait ? »

— « On va voir, » répondit simplement Hal.

Mais son calme n’avait rien de rassurant.

Les deux hommes attendirent le départ de la fusée. Puis ils prirent un cercueil au hasard et l’emmenèrent dans le fort. Le Gambien faisait son possible pour ressembler à un cadavre mais un traitement énergique ne tarda pas à ranimer chez lui l’instinct de conservation. Il agitait ses tentacules dans tous les sens pour se protéger, de dégoûtants sanglots lui sortaient du fond de la gorge. Il parla toute la nuit.

Hal tenait sa vengeance. Il incinéra les cinq cent mille cercueils.

*
*     *

Toute la vérité ne fut révélée que bien plus tard.

Les Gambiens avaient la détestable habitude de manger leurs morts. N’en ayant donc pas à exporter, ils jugèrent logique de s’exporter eux-mêmes pour profiter de ceux des autres. Il faut dire que c’étaient de grands amateurs de viande faisandée…