La prison
ALBERT FERLIN
« L’enfer, c’est les autres… »
Sartre.
IL y a quelques heures encore, j’avais l’espoir de devenir ou de redevenir un homme libre. Mais c’est fini. La Porte va s’ouvrir comme l’a décidé le Grand Conseil. C’est une décision grave qu’il a prise là, et je suis certain que mon cas a dû bouleverser bien des consciences.
Il faut dire que depuis vingt siècles au moins, jamais la société n’avait eu à prononcer l’emprisonnement d’un criminel car depuis vingt siècles il n’y avait pas eu de crimes.
Depuis vingt siècles… Aussi loin que les archives peuvent permettre de remonter, jamais un cas semblable. Toute la Galaxie était en ébullition au moment du procès. Tous les computeurs avaient été mis à contribution et la décision du Grand Conseil particulièrement pénible à prendre.
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En haut de la Tour Majeure, les écrans ont changé de couleur. Tandis que je roule encore sur les artères de la ville, en direction du sud, sur les voies automatiques, mon écran de bord reflète le sommet de la Tour : la couleur est celle du verdict de condamnation.
Je roule toujours vers le sud. Les autres véhicules qui me doublent ou me croisent sur une lancée magnétique reçoivent la même information à leur tableau de bord. Tout le monde à présent le sait. Au hasard d’un regard, je saisis au passage les visages consternés. Chacun est troublé comme s’il s’agissait de sa propre condamnation.
Je roule toujours vers le sud car je sais maintenant que c’est par la porte du Sud, celle qui ouvre sur les terres lointaines, les plus dures à la détention, que se fera l’exécution de la sentence.
Ma voiture a changé de couleur. Elle porte celle des condamnés. Sur son passage les gens baissent les yeux de honte ou détournent leur visage. Peut-être ont-ils peur aussi. J’éprouve une sorte de satisfaction devant leur comportement, mais je ne puis même pas penser : « En quoi cela les concerne-t-il ? » Car je connais trop bien la vie… La vie de notre génération !
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Je n’ai pas eu à me défendre. À quoi bon, ils ne m’auraient pas compris. Je n’ai rien eu à dire ni à faire. Les machines ne m’auraient pas compris. Peu importe le fait d’avoir une composition du sang différente, des gènes différents, cela ne constitue pas une excuse légale.
De toute façon, je ne me faisais aucune illusion sur l’issue du Procès, le Souverain Conseil étant seul qualifié pour l’instruire et décider. Je n’ai même pas eu à comparaître… C’est bien fini le temps préhistorique où le prévenu affrontait des juges populaires, où l’affaire était instruite par des magistrats. De nos jours, les Machines sont juges et le Grand Conseil, souverain.
Le procès a duré dix ans et toutes les chances ont été mises de mon côté.
De mon côté ? Laissez-moi rire ! Comment allez-vous faire pour juger le doigt majeur de votre main gauche ? En cas de condamnation, l’issue est irrémédiable : vous devez couper le doigt majeur de votre main gauche. Alors, dites-moi, n’allez-vous pas lui donner toutes ses chances, qu’il en veuille ou n’en veuille pas ?
C’est un peu ce qui s’est passé pour moi. C’est aussi la raison pour laquelle le procès a été si long, les procédures si minutieuses, les examens si attentifs, avec preuves et contre-preuves. Je crois bien que si j’avais fait le moindre effort, j’eusse pu obtenir un verdict d’acquittement.
Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Je vous l’ai dit : je n’ai pas le même sang, je possède des gènes différents, mon esprit est complètement séparé de cette société rigide dans laquelle nous vivons en symbiose obligatoire.
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Voilà pourquoi la honte est sur les visages et peut-être la terreur aussi. Qui sait si je ne suis pas le premier d’une longue lignée dont l’amputation appauvrira en fin de compte le monstre organique que nous sommes, nous, civilisation d’aujourd’hui ? Je dis nous… Bien. C’était encore vrai il y a une heure à peine. Mais maintenant, dans ce nous, il y manque mon moi.
Ce n’est tout de même pas sans une certaine appréhension que je roule vers la Porte. Encore quelques minutes et tout sera fini. Adieu Cité !
Je jette malgré moi un coup d’œil à l’entour, je regarde malgré moi l’enchevêtrement des routes magnétiques, les Ponts, les Machines merveilleuses, les immenses bâtiments aux surfaces colorées et lumineuses de jour comme de nuit… Tout cela qui constitue la plus magistrale symphonie vivante et mouvante de formes et de couleurs à la gloire de l’homme et de ses ambitions.
Parfois, dans le ciel (je devrais dire dans l’espace), d’un bleu pâle uniforme qui domine la Ville et en cerne la Coupole, les condensations imprévues des astronefs dessinent une appogiature surprenante à cette musique dont la basse résonne à mes yeux dans son harmonie soutenue et pourtant changeante.
Je regarde encore, autour de moi, ces taches colorées qui s’étagent sur 2.000 mètres d’épaisseur sans brume, sans vibrations parasites et je saisis toute leur signification. Derrière les écrans translucides de 500 millions de cellules colorées, règne l’organisation la plus parfaite de l’Univers régissant la population totale du globe, concentrée ici dans la Cité sous Dôme. Partout, les déclenchements électriques animent la vie intérieure de ces cellules et de leurs habitants. Partout, les monstrueuses machines du Cerveau Central, construit et rivé à vingt lieues sous terre, commandent les gestes de deux milliards d’êtres humains agglutinés sous le Dôme, leur réveil comme leur nourriture, leur plaisir comme leur travail, leurs joies comme leurs peines… Mais, ont-ils seulement des joies et des peines dans un monde entièrement automatique et aseptisé ?
Partout, une infinité d’encliquetages électroniques, de robots, de tenseurs tissent entre ces êtres leurs fils invisibles de relations qui nouent et dénouent les contacts, les déplacements, les pensées, les émotions collectives ou privées. Partout, à chaque instant et grâce aux merveilleuses inventions du génie humain, deux milliards de vivants peuvent non seulement se sentir solidaires du Grand Conseil et faire partie de l’esprit même de ses membres, mais encore éprouver cette solidarité entre eux.
Voilà ce que joue dans ma tête la symphonie des couleurs que la vitesse déroule en contre-chant tandis que je roule vers la porte du Sud.
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C’est aussi ce que l’esprit du Grand Conseil vient de dissoudre en moi : ma conscience collective. Peut-être, loin, très haut, une cellule orangée vient-elle de s’éteindre, l’émail bleuté d’une fenêtre de perdre sa couleur, le robot de s’assoupir… Peut-être, très loin, très bas, très profond, un flip-flop vient-il de se déconnecter, un tiroir électronique de s’éjecter de son logement qui devait porter le numéro 14-0-28-682-08-94-101, insigne de mon nom, de mon âge, de mon grade, de mes relations et de ma vie et qui figure aussi tatoué sur ma poitrine.
Je comprends combien a pu être pénible pour le Grand Conseil cette mutilation et combien elle sera douloureuse pour tous ceux qui m’étaient connectés. Mais, pourquoi dans cette difficile épreuve, suis-je le seul à ne pas souffrir ? Pourtant, en face de la gigantesque et parfaite organisation de la vie dont je m’éloigne à vitesse vertigineuse à bord de mon véhicule vers l’exil, la détention dans les Terres Lointaines, j’apparais dans mon individualité, c’est-à-dire ma solitude.
Élément détaché de cet invraisemblable jeu de construction humaine où chacun de nous repose sur l’autre, s’aidant, se compensant ou s’annulant selon le rythme du Cerveau Central, je me trouve inutile et dérisoire. Je me trouve seul, roulant vers la solitude. Adieu la Liberté !
Mais je ne comprends pas encore que cela puisse être la plus terrible sanction du Tribunal, celle qui emplit de peur et de honte tous mes semblables, et de douleur mes plus proches.
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J’approche de la Porte. Déjà, au loin, devant moi, j’entrevois ses battants gigantesques. Je distingue parfaitement qu’à mon approche ils s’ouvrent lentement, mathématiquement, en fonction de ma vitesse pure. Quand je serai à sa hauteur, la Porte sera grande ouverte et mon véhicule passera comme une fusée de l’espace concret, coloré et méticuleux de la Ville à celui incertain de l’au-delà de la Ville.
Les symphonies de couleurs animées convergent vertigineusement vers la porte sombre… J’approche… J’approche… Un sifflement aigu…
Je suis passé.
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Le silence. L’unité d’une nature, autre. Loin, très loin derrière moi, flamboie le globe incandescent de la Ville. Je l’ai regardé tout de même une fois encore. On dirait… On dirait d’une perle géante posée dans la verdure…
Car ici, c’est la verdure. Devant moi, à l’horizon baigné de brumes nouvelles : des montagnes, des collines, des choses mouvantes comme des nuages… À portée de ma main : des arbres odoriférants secoués de brise légère, ô combien différents de ceux de nos cellules, de nos hydroponiques, de nos musées de Flore toujours chargés d’odeurs d’antiseptiques, de bactéricides, de solvants, de nourrissants. À portée de ma main : des arbres aux troncs rugueux, aux branches velues, aux feuilles dures ; des buissons aux épines acérées qui tentent vainement d’entamer ma combinaison de plastex.
Je sors de mon véhicule et l’abandonne comme un cadavre ou une chrysalide. Je plonge avec volupté dans cette mer végétale dont les vagues et les remous me submergent délicieusement… De l’herbe !
L’exil… La prison… Prisonnier…
Ils ont dit que je serais prisonnier dans les terres lointaines…
Alors que la vie commence… Mon sang, mes gènes, la Liberté !