Pourquoi les démocraties n’ont-elles rien compris ?

Mettant fin à une semaine de tension extrême (les Français, le 24 septembre 1938, rappellent 753 000 réservistes et la Royal Navy, peu après, est mise en état d’alerte), les accords de Munich sont signés le 30 septembre à une heure du matin. Hitler, on le sait, obtenait, à quelques variantes près, ce qu’il avait exigé : il annexerait en dix jours les territoires tchèques dont la population était de langue allemande à plus de 50 % (soit plus du tiers de la Bohême-Moravie), sans avoir à garantir les nouvelles frontières du pays ainsi dépecé.

La classe politique et l’opinion des démocraties libérales qui avaient laissé mettre en pièces la Tchécoslovaquie avaient estimé que le maintien de la paix était préférable à tout. Moins d’un an plus tard, quand Français, Anglais et Allemands rechaussaient leurs bottes, le Reich était en bien meilleure posture. Aurait-il donc été préférable d’arrêter Hitler en septembre 1938, au prix de la guerre ? La réponse, aujourd’hui, va de soi, tant les retombées de Munich ont été désastreuses pour les démocraties libérales, notamment en confortant le pouvoir charismatique du Führer. Mais pouvait-on le faire ? La réponse est incommode car l’historien raisonne rarement avec des « si ».

Il est sans doute plus facile de se demander d’abord si Hitler était prêt à affronter un conflit qui risquait de devenir européen. C’est vraisemblable. Il n’excluait pas de mettre à mal l’Europe de Versailles sans coup férir ; mais il acceptait parfaitement les risques de la guerre qui forgerait un homme nouveau. En tout cas, si l’on en croit le protocole Hossbach, du nom de son officier d’ordonnance qui rédigea le compte rendu de la réunion tenue le 5 novembre 1937 entre Hitler et les hauts responsables de la Wehrmacht, il proclamait vouloir compenser les insuffisances de l’économie de l’Allemagne nazie grâce à l’occupation, par la force armée si nécessaire, d’un espace vital indispensable, où se trouvaient la Tchécoslovaquie, l’Autriche, voire la Pologne et l’Ukraine.

Sans doute une bonne partie des généraux allaient-ils regimber, soulignant les difficultés que la jeune Wehrmacht aurait à affronter : le réarmement intensif n’avait commencé que depuis les premières semaines de janvier 1938, la Kriegsmarine était en pleine réorganisation, la Luftwaffe ne possédait pas de bombardiers stratégiques à long rayon d’action, le « Mur de l’Ouest » (la ligne Siegfried) n’offrirait qu’une résistance médiocre, etc. Mais Hitler balaya ces objections, tança – et de quelle manière ! – les opposants, les traita de défaitistes et d’incapables. Il était décidé à faire sauter le verrou tchèque qui commandait la Mitteleuropa, à « écraser par la force des armes » un pays symbolisant à lui seul le traité de Versailles abhorré.

II est par ailleurs difficile de dire combien de temps aurait pu tenir l’armée tchèque, pour le cas où la conférence de Munich aurait échoué. Comme nous connaissons la suite des événements et ce qu’allait être la cavalcade triomphante de la Wehrmacht en Pologne en 1939 puis durant la campagne de France en 1940, on serait tenté d’affirmer que les forces du Reich n’en auraient fait qu’une bouchée. On peut pourtant en douter. Il convient en effet de faire remarquer que la stratégie du Blitzkrieg (« guerre éclair ») n’avait jamais été programmée, que 80 % des forces allemandes n’étaient pas motorisées à l’époque, enfin que Hitler et ses généraux hésitaient sur la mise en œuvre du « Plan vert » d’invasion de la Tchécoslovaquie.

Reste que les Tchèques étaient vulnérables : ils avaient à défendre une frontière de 4 000 kilomètres dont, depuis l’Anschluss, 2 000 avec le seul Reich (la France pour sa part n’avait à monter la garde que sur ses 2 000 kilomètres de frontières terrestres dont 400 avec l’Allemagne). Le pays était entouré par quatre nations hostiles (dont la Pologne menée par le colonel Beck qui détestait le président de la République tchèque Benès et entendait monnayer un différend territorial polono-tchèque) sur cinq de ses voisins (seule la Roumanie entretenait des relations cordiales avec Prague). Si la valeur de l’armée tchèque n’était pas à sous-estimer, avec près d’un million d’hommes mobilisables, 200 000 d’entre eux étaient de langue et de culture allemandes. Ajoutons que, si les Tchèques possédaient des chars de très grande qualité, la Wehrmacht pouvait, elle, en mettre en ligne près de cinq fois plus (2 100 contre 418) ; le déséquilibre se faisait également sentir pour les avions de combat (1 230 contre 600).

Bref, on peut supposer que les Tchèques auraient probablement vendu chèrement leur peau. Il est néanmoins très vraisemblable qu’à eux seuls ils n’auraient pas pu tenir tête aux Allemands plus de trois à quatre mois. Il fallait donc qu’ils bénéficient de soutiens à la fois militaires et diplomatiques. Avant d’analyser les responsabilités franco-anglaises dans la capitulation de Munich, disons quelques mots de l’URSS, qui avait déclaré en 1935 qu’elle défendrait l’intégrité de la Tchécoslovaquie, mais à condition qu’ait joué au préalable le traité d’aide et d’assistance franco-tchécoslovaque. L’Union soviétique, d’ailleurs, ne resta pas totalement inerte : elle exerça notamment des pressions diplomatiques sur la Pologne. Mais elle mettait de plus en plus en doute la fiabilité des démocraties libérales, alors qu’elle-même n’avait aucune frontière commune avec la Tchécoslovaquie. Or si la Roumanie était prête à tolérer le survol de son espace aérien par des avions de guerre soviétiques, la Pologne, elle, refusait le passage à travers son territoire du moindre élément de l’Armée rouge.

C’est dire que c’étaient bien les Français et les Anglais qui détenaient les cartes maîtresses. Pourtant, leur relative impréparation militaire donnait à réfléchir. Notons en premier lieu que Paris et a fortiori Londres n’avaient, depuis 1936, aucunement éprouvé le besoin de provoquer des rencontres d’officiers d’état-major à un haut niveau : c’est en avril 1938 qu’on reprit langue, sans grande conviction, du côté des Britanniques. Si les Anglais avaient veillé à moderniser leur flotte et dans une moindre mesure leur aviation, ils ne pouvaient guère offrir que l’envoi sur le continent de deux divisions. En cas d’affrontement avec le Reich, il faudrait donc gagner du temps. Les Français, eux, passaient pour posséder la meilleure armée du monde ; mais depuis 1937 elle s’était laissé distancer dans l’aviation (le plan V qui allait accélérer la production fut tout juste lancé en avril 1938).

Surtout, le réarmement allemand et la remilitarisation de la Rhénanie faisaient ressortir la contradiction qui existait alors entre la diplomatie et la stratégie françaises : comment porter secours à des nations censées offrir des alliances de revers, alors que de plus en plus, sous l’influence des « grands chefs » Pétain puis Weygand, la défense du « front continu et inviolable » demeurait l’alpha et l’oméga de notre défense ? Si certaines phases d’une guerre de mouvement n’étaient pas a priori exclues, elles étaient censées rester cantonnées aux plaines flamandes (alors que la Belgique avait depuis 1936 dénoncé toute entente préalable en cas de tension), et bannies en Rhénanie (même si la ligne Siegfried était bien plus vulnérable que ne l’affirmaient les généraux français). Le point important est que l’ancien combattant Daladier était convaincu de l’impossibilité de porter, dans un premier temps, secours aux Tchèques.

Les « appeasers » anglais, Neville Chamberlain en tête, ont instrumentalisé à des fins politiques la vulnérabilité relative des forces militaires des démocraties libérales. La politique d’« appeasement », de conciliation à l’égard de l’Allemagne, a été une politique constante du Foreign Office depuis le traité de Versailles : un Churchill, par exemple, ne l’a pas désapprouvée avant l’Anschluss. Elle s’est traduite notamment par l’accord naval germano-britannique du 18 juin 1935 et tout autant par l’acceptation de la remilitarisation de la Rhénanie ; à l’époque, il paraissait nécessaire de privilégier l’Empire par rapport au continent, en tout cas par rapport à l’Europe centrale qui ne présentait qu’un intérêt médiocre pour les Britanniques. Chamberlain allait durcir cette stratégie politico-diplomatique, en estimant que, si Hitler n’était qu’un parvenu, une Allemagne forte présentait du moins l’avantage d’offrir un barrage au déferlement des hordes bolcheviques.

La France de Daladier, le plus souvent à la remorque des événements, s’est laissé guider par sa « gouvernante anglaise » (la formule est de l’historien François Bédarida). Le premier réflexe de Paris était bien de vouloir défendre Prague ; mais son ralliement à la politique d’« appeasement » lui fera trahir son allié tchèque. Déchiré, Daladier finit par estimer qu’il fallait gagner le répit nécessaire pour renforcer l’armée française et lui permettre de faire face à la guerre. Il fit alors le jeu des « appeasers » français, que le ministre des Affaires étrangères Georges Bonnet, par conviction et encore plus peut-être par opportunisme, allait symboliser. Il soulignait qu’accepter le risque d’un nouveau conflit mondial serait un suicide géopolitique : il fallait faire la part du feu et se dégager au plus vite des alliances de revers.

Précisons que l’opinion penchait pour le refus de soutenir militairement la Tchécoslovaquie, voire pour son abandon à court terme. En France, les « bellicistes » (selon la dénomination perverse donnée par leurs adversaires) avaient à surmonter la peur quasi biologique d’un nouveau conflit européen, tant demeurait prégnant le souvenir de la Grande Guerre. Inutile de rappeler le soulagement viscéral d’avoir évité une nouvelle boucherie qui saisit ceux qui ne seraient pourtant que des Munichois d’un jour ou d’une semaine. Ajoutons qu’a pu peser la crainte de se retrouver dans le camp de communistes dont le ralliement à la politique de défense nationale en 1935 était trop récent pour ne pas être suspect.

On s’explique donc que, même s’ils étaient moins nombreux qu’on ne veut bien le dire, les pacifistes aient exercé une pression efficace. Reprenons brièvement leur typologie, puisqu’on distingue généralement parmi eux trois familles. En premier lieu, les pacifistes intégraux – ou presque – pour qui la Grande Guerre devait demeurer à jamais la « der des ders » ; on trouve parmi eux des intellectuels, tels Alain ou Giono, rejoints par un certain nombre de syndicalistes. En deuxième lieu, les pacifistes de conviction qui se réclamaient volontiers d’une analyse marxiste, des syndicalistes encore, et une fraction notable de la SFIO derrière Paul Faure – ceux-là se refusaient catégoriquement à entrer dans l’engrenage qui avait amené le déclenchement de la guerre de 1914.

Ces derniers étaient désormais rejoints par différentes sortes de « néo-pacifistes », demeurés quant à eux nationalistes et militaristes, mais animés par des considérations géostratégiques et idéologiques, dont l’antibolchevisme était le noyau dur ; ils estimaient que toute guerre menée en faveur des Tchèques contre l’Allemagne nazie serait idéologique, manipulée par Moscou voire par les Juifs, débouchant soit sur une défaite de la France soit sur la dévastation de l’Allemagne, ce qui signifierait l’écroulement des systèmes autoritaires, le principal rempart contre la bolchevisation de l’Europe. Déjà L’Action française, apôtre du nationalisme intégral, avait titré lors de la remilitarisation de la Rhénanie par l’« ennemi héréditaire » : « Surtout pas la guerre ! » Presque tous ces pacifistes d’occasion tombaient d’accord pour faire la part du feu en Europe centrale, tout en se repliant sur la ligne Maginot et sur l’Empire, tout en s’efforçant de prendre langue avec l’Italie mussolinienne ; ils se refusaient en tout cas à sortir du pré carré pour porter secours aux Tchèques. Ces vues étaient partagées non seulement par la droite ultra mais encore par les néo-radicaux et les gros bataillons des partis de la droite classique.

Les esprits les plus lucides, même s’ils avaient cédé sur le moment au lâche soulagement de voir la paix sauvegardée, convinrent cependant très vite que les conséquences de Munich étaient telles qu’il aurait fallu risquer la guerre. Car les retombées de la reculade de Munich étaient d’autant plus désastreuses qu’elles survenaient après l’inertie manifestée par les deux démocraties libérales lors de la remilitarisation de la Rhénanie, puis lors de l’Anschluss. En quelques semaines, s’effondraient non seulement le prestige mais encore la crédibilité de la Grande-Bretagne et encore plus celle de la France. Comment pouvait-il en être autrement, dès lors que cette dernière avait abandonné un allié avec lequel elle avait signé un traité en bonne et due forme ?

Sans doute la thèse (formalisée après coup) du répit nécessaire, qui devait permettre, en contournant plutôt qu’en affrontant, de gagner du temps, de parfaire le réarmement et de préparer une guerre inévitable, n’est-elle pas pour autant dénuée de tout fondement. Car les démocraties allaient bien accélérer leur programme militaire, notamment les Anglais, en accroissant notablement la production de leur aviation de guerre, ce qui allait les sauver lors de la bataille d’Angleterre.

Mais le côté négatif l’emporte, et de beaucoup. D’autant que la Wehrmacht allait, elle aussi, peaufiner sa machine de guerre, profitant des enseignements tirés de l’examen des fortifications tchèques, qui étaient inspirées de la ligne Maginot et avaient dû être livrées intactes. Ajoutons qu’après le premier coup de Prague, l’armée allemande mettait la main sur des chars de très bonne qualité (un Panzer sur sept au moins était d’origine tchèque) que les Français allaient retrouver lancés contre eux en mai 1940.

Tous les ambassadeurs français en poste ont noté que le prestige français à l’étranger en avait pris un rude coup. L’influence politique autant qu’économique de Paris et subsidiairement de Londres s’effondrait en Europe centrale et orientale. À Budapest mais aussi à Sofia, à Bucarest, voire à Prague, on se mit à faire sa cour à Berlin, et en tout cas on évita de froisser le Reich. La Belgique, pour sa part, se fit très sourcilleuse sur sa neutralité, s’interdisant de fait toute concertation d’ordre militaire avec ses voisins, en cas d’invasion allemande.

Quant à l’URSS qui, il est vrai, avait décidé, dès l’automne 1937, d’adopter une position de neutralité dans les conflits qui pourraient opposer le Reich nazi aux démocraties libérales, la capitulation de Munich la confortait dans sa conviction que la Grande-Bretagne et la France n’étaient pas fiables ; Moscou prêta attention à la satisfaction manifestée par nombre de dirigeants britanniques à l’idée que l’URSS, l’une des absentes de Munich, en était de fait l’autre grande vaincue. Staline et son ministre des Affaires étrangères Molotov s’en souviendront dans les journées décisives d’août 1939.

Le Führer voyait son pouvoir notablement renforcé de cette reculade ; il gagnait sur tous les tableaux ; la fin heureuse du suspense guerrier était portée à son crédit, il apparaissait comme l’homme de la paix, tout en restant le personnage charismatique qui exaltait le nationalisme d’une majorité d’Allemands toujours révoltés par l’humiliation de 1919. Il s’imposait également aux responsables de l’armée qui avaient jusqu’alors gardé leur autonomie à l’égard du régime et s’estimaient en droit de trancher de manière ultime dans la décision de la paix et de la guerre : les hauts dignitaires de la Wehrmacht ont été muselés voire matés tout au long d’une crise qui a vu le triomphe des « intuitions » du Führer, désormais consacré comme le chef à part entière de l’armée.

Dernier point digne d’être noté : la déclaration de guerre, en septembre 1939, est dans le droit fil de la reculade de Munich. Pourquoi ? Parce que, dans l’été 1939, Hitler est convaincu que les deux démocraties libérales ne voudront pas mourir pour Dantzig alors qu’elles n’ont pas su défendre Prague en temps utile. Bref, le monde allait payer très cher le triomphe munichois du Führer.