L’irrésistible ascension d’un caporal autrichien

Le 30 janvier 1933, une foule silencieuse se rassemble dans les rues avoisinant la chancellerie à Berlin. Elle attend la fin des âpres discussions qui opposent, autour du maréchal Hindenburg, le président du Reich, les dirigeants nationalistes von Papen et Hugenberg au chef du parti nazi, Adolf Hitler. L’enjeu : la formation d’un gouvernement de coalition dirigé par ce dernier, qui n’entend pas que ses attributions soient rognées par ses partenaires.

À une fenêtre de l’immeuble voisin du Kaiserhof, où siègent les dirigeants nazis, Ernst Röhm, chef de la SA (Sturmabteilung, la milice armée des nationaux-socialistes), guette anxieusement la sortie du Führer. Un peu après midi, les applaudissements éclatent : Hitler sort de la chancellerie, dévale les marches du perron, s’engouffre dans sa voiture. Il est chancelier du Reich allemand. L’acte décisif d’une prise de pouvoir vient de se jouer.

Que de chemin parcouru depuis ce jour de septembre 1919 où le caporal autrichien, ulcéré par la défaite du Reich, devenu indicateur du département politique de l’armée, adhère au groupuscule qu’est encore le « Parti ouvrier allemand » (DAP) ! Il le prend rapidement en main, le dote d’un journal, le Völkischer Beobachter, lui fournit un drapeau, un programme en 25 points articulé sur le racisme, rassemble autour de lui un petit noyau de fidèles mais ne parvient pas à en faire une véritable force politique.

On en aura la preuve en novembre 1923 lorsque, profitant des troubles qui agitent l’Allemagne, il tente un putsch à Munich avec l’intention de marcher sur Berlin pour chasser le gouvernement « rouge » (dont les socialistes font partie) et établir une dictature nationale. Pourtant, bien qu’il se soit abrité derrière le prestigieux général Ludendorff, tête pensante de l’état-major allemand durant la guerre et auquel il a confié le commandement des troupes, Hitler échoue. L’armée et la police bavaroises requises par Kahr, commissaire général de l’État de Bavière, brisent par la force le « putsch de la Brasserie » (où Hitler avait dans un premier temps contraint les dirigeants bavarois à accepter le « gouvernement » qu’il proposait). Hitler et Ludendorff sont arrêtés et le chef du parti national-socialiste est condamné à cinq ans de prison à la forteresse de Landsberg – il est libéré au bout de neuf mois, qu’il a mis à profit pour écrire son Mein Kampf.

De cette première expérience avortée, Hitler tire un incontestable prestige, se présentant en patriote intègre, victime de la pusillanimité des autorités bavaroises. Il peut se targuer d’avoir accru son audience et d’être devenu un personnage de la scène politique bavaroise. Lors des élections de mai 1924, le bloc « populaire » (Völkisch) des partis « racistes » auxquels le parti nazi s’est adjoint rassemble 2 millions de voix et remporte 32 sièges (bien que Hitler, alors emprisonné et inéligible puisque autrichien, ait manifesté les plus vives réserves sur cette participation au jeu électoral).

Pourtant, comparant l’échec du putsch de la Brasserie au succès remporté en Italie, en octobre 1922, par Mussolini – son modèle à l’époque –, Hitler en tire la conclusion que la prise de pouvoir doit s’opérer non par la force, mais par l’investissement des pouvoirs établis.

C’est à la préparation de cette stratégie qu’il se consacre dès sa sortie de prison en décembre 1924. Mais la stabilisation de la situation politique allemande à partir de l’été 1924, le rétablissement de l’équilibre monétaire et économique, la normalisation des rapports de l’Allemagne avec les autres nations du monde, enfin la prospérité retrouvée représentent pour des formations extrémistes comme le parti nazi un véritable « creux de la vague » : aux élections de décembre 1924, les nazis et leurs alliés recueillent moins de 3 % des voix ; à celles de mai 1928, ils tombent à 2,6 %.

Du même coup, cette marginalisation débarrasse Hitler de la concurrence des leaders parlementaires qui lui faisaient de l’ombre, à commencer par le dirigeant nazi de Berlin, Gregor Strasser. Il peut dès lors forger, loin de toute préoccupation immédiate de pouvoir, l’instrument de sa future victoire en réorganisant le Parti national-socialiste des travailleurs allemands, le NSDAP, nom qu’il a substitué en août 1920 à celui de Parti ouvrier allemand.

Au NSDAP, Hitler donne d’abord une idéologie plus conforme à ses vues personnelles que le programme en 25 points de 1920, œuvre collective dont les rubriques anticapitalistes traduisaient plus les idées de l’ingénieur Gottfried Feder que les siennes propres. Ouvrage confus, touffu, mal composé, truffé de digressions, fatras mal digéré, où se mêlent les idées de Darwin, de Gobineau et de Houston Stewart Chamberlain, Mein Kampf est en fait un programme de gouvernement – ce qu’aucun lecteur ne pouvait soupçonner lors de la parution du livre –, construit autour de la théorie raciste sur laquelle Hitler fonde sa conception du monde, sa Weltanschauung.

Parallèlement, Hitler se consacre à la réorganisation du parti nazi, réduit à 27 000 cotisants à sa sortie de prison. Réorganisation opérée selon un principe qu’il exposera en 1936 : « Nous avons compris qu’il ne suffit pas de renverser le vieil État, mais qu’il faut auparavant avoir mis sur pied un nouvel État que l’on aura pour ainsi dire sous la main. »

C’est tout à la fois en un parti-État et en un parti-société que Hitler transforme le parti nazi, affirmant ainsi, bien avant la prise du pouvoir, sa vision totalitaire. Sur le plan politique, l’organisation territoriale du NSDAP (divisé en régions – Gaue –, elles-mêmes subdivisées en districts – Kreise) calque celle des circonscriptions électorales du Reich, cependant qu’au sommet deux organismes, le PO I (Organisation politique no 1, dirigée par Gregor Strasser) et le PO II (Organisation politique no 2), ont respectivement pour fonctions de saper le pouvoir en place et de constituer un véritable « shadow cabinet » (gouvernement de l’ombre) avec des sections spécialisées correspondant à des ministères.

Sur le plan social, le parti nazi multiplie les organismes destinés à encadrer tous les groupes de la population : jeunes (Jeunesses hitlériennes créées en 1926 pour les jeunes de quinze à dix-huit ans, Ligue des écoliers nazis, etc.), femmes (Ligue des jeunes filles allemandes, Ligue des femmes allemandes), groupes socioprofessionnels (Ligue des étudiants, groupements d’avocats, de juristes, de médecins, de professeurs, de fonctionnaires, de journalistes, d’intellectuels, d’artistes, etc.).

En 1929, Hitler a réussi le redressement de son parti et en a fait l’instrument efficace qu’il souhaitait. Mais, à cette date, le NSDAP est encore un cadre vide : il ne dépasse pas 178 000 adhérents. La double crise, économique et politique, que connaît l’Allemagne à partir de cette date met fin à la traversée du désert du NSDAP qui dure depuis 1924. Elle va remplir les cadres du parti à vocation totalitaire forgé par Adolf Hitler depuis sa sortie de prison. La longue attente du pouvoir tire à sa fin.

La crise allemande est une crise de l’État avant d’être une crise économique importée d’Amérique. Mais c’est la conjonction des deux phénomènes qui alimente le nazisme naissant, favorisant le développement d’une violence de rue dont les SA sont les acteurs dominants. L’origine de la crise de l’État réside dans la poussée à gauche des élections de mai 1928, qui conduit à la chancellerie le socialiste Hermann Müller. En dépit de sa modération – son gouvernement de « grande coalition » rassemble des centristes –, sa présence au pouvoir est insupportable à l’entourage ultraconservateur du président Hindenburg : son fils Oskar, les généraux Gröner et Schleicher. La droite allemande trouve une arme contre lui dans la signature du plan Young, en août 1929, qui rééchelonne le paiement des réparations dues par l’Allemagne de Weimar aux Alliés après la guerre de 1914-1918. Diminuées de 17 %, ces réparations seront payées en 59 annuités et l’Allemagne sera débarrassée de tout contrôle et de toute hypothèque – les zones occupées de Rhénanie devant être évacuées au plus tard en juin 1930.

C’est là un beau succès pour le gouvernement et le ministre des Affaires étrangères Stresemann, ce qui n’empêche pas nazis et nationalistes, hostiles au principe même des réparations, de déclencher contre le plan Young une très violente campagne durant l’été 1929 et d’exiger une consultation de la population par référendum pour rejeter le traité. À cette fin, Hugenberg, chef du Parti national allemand, lié aux milieux d’affaires, finance une série de meetings dont Hitler est l’orateur principal. Le projet de référendum échouera, mais Hitler acquiert à cette occasion une audience nationale.

Dans cette atmosphère de tension, Hindenburg ouvre la crise de l’État en mars 1930. Sous un prétexte mineur, il contraint à la démission le chancelier Müller et appelle au pouvoir Heinrich Brüning, chef de la fraction parlementaire du Centre catholique (Zentrum), un conservateur qui forme un ministère très orienté à droite. Mais ce gouvernement qui ne dispose d’aucune majorité au Reichstag (Assemblée) est mis en minorité dès juillet 1930.

Aussi Brüning demande-t-il au président de dissoudre le Reichstag, espérant qu’une nouvelle consultation électorale lui donnera la majorité conservatrice qu’il appelle de ses vœux. Ce faisant, il joue les apprentis sorciers en provoquant un scrutin au moment où la crise gagne l’Allemagne. Le contexte économique favorise, en septembre 1930, la poussée des partis extrêmes, hostiles à la république, nazis (6,5 millions de voix et 107 sièges) et communistes (4,5 millions de voix et 77 sièges). Dans l’impossibilité de trouver une majorité, Brüning est contraint de gouverner en s’appuyant sur les pouvoirs exceptionnels que l’article 48 de la Constitution confère au président du Reich, Hindenburg. De parlementaire, le gouvernement devient présidentiel.

Sur cette crise de régime se greffe une crise économique et sociale. Née du retrait des capitaux américains après le krach de 1929, qui provoque la faillite du système bancaire allemand, elle atteint le pays de plein fouet à partir de décembre 1930, provoquant la chute d’une production puissamment rationalisée et de nombreuses faillites d’entreprises.

En décembre 1931, le nombre des chômeurs à 100 % atteint 6 millions, auxquels il faut ajouter 8 millions de chômeurs partiels qui touchent des salaires réduits de moitié. Pour lutter contre la crise, Brüning pratique une politique de sévère déflation qui fait régner l’austérité, réduit l’allocation chômage et diminue les prestations sociales. La misère que connaît alors le pays favorise la radicalisation politique.

Contre la politique de Brüning, nationalistes et nazis constituent, en octobre 1931, le « Front de Harzburg », où se retrouvent les nationalistes de la ligue du « Casque d’acier » (Stahlhelm), les SA (milices de Hitler), les gros agrariens, les dirigeants des associations d’anciens combattants avec à leur tête une brochette d’amiraux et de généraux, des hommes d’affaires (dont Schacht, président de la Reichsbank, Banque centrale allemande, de 1923 à 1930, qui a sauvé le mark de l’hyperinflation, et le patron de la firme sidérurgique Thyssen), deux des fils de Guillaume II, etc.

Cette coalition d’extrême droite joue malgré elle le jeu de Hitler dont la puissance électorale et parlementaire fait désormais un personnage de premier plan sur la scène politique nationale. Celui-ci s’oppose à la prorogation des pouvoirs du président Hindenburg (qui aurait exigé les deux tiers des voix au Reichstag, ce qui supposait l’accord des nazis) et, en mars 1932, se présente contre lui à la présidence du Reich. S’il échoue au second tour, le 10 avril 1932, il a néanmoins regroupé sur son nom 13,4 millions de voix, doublant les suffrages obtenus en 1930. Écrasant la droite traditionnelle, le nazisme se pose alors en candidat à l’héritage de la république de Weimar.

Désormais, l’hypothèque nazie, renforcée encore par les élections aux Landtage (diètes des États fédérés) d’avril 1932, où les nazis arrivent partout en tête sauf en Bavière, devient le problème clé des derniers gouvernements républicains. L’un après l’autre, les chanceliers vont s’y briser. D’abord Brüning, qui tente, en avril 1932, de dissoudre les milices nazies, SA et SS (Schutzstaffel, « échelon de protection »). Pris entre la levée de boucliers des nazis et celle de l’armée qui voit dans la SA un groupe militaire camouflé, Brüning doit reculer. Abandonné par les milieux d’affaires, affaibli, il est contraint de se retirer en mai 1932 sous la pression du fils du président, Oskar von Hindenburg, le jour où il prétend établir un contrôle sur les subventions versées aux agrariens de l’Est.

Hindenburg en est alors réduit à gouverner avec des membres de son entourage, à défaut des dirigeants des grands partis qu’il a successivement écartés. Les deux derniers chanceliers de la république de Weimar seront Franz von Papen et le général von Schleicher. Aristocrates liés aux agrariens et aux milieux industriels, ayant des amitiés dans l’armée, ce sont des hommes de trop peu de poids pour disposer d’une véritable autorité. De plus, ils sont paralysés par leurs ambitions rivales.

Papen tente d’abord de désarmer le Front de Harzburg en donnant des gages aux conservateurs et en tentant d’apprivoiser les nazis : il dissout le Reichstag, lève l’interdiction des SA, annonce une réduction des prestations sociales et un plan d’aide à la grande industrie, dépose, avec le concours de l’armée, le gouvernement socialiste du Land de Prusse et obtient à Lausanne l’annulation des réparations. Mais les élections au Reichstag du 31 juillet 1932 sont un désastre pour lui. Les partis qui s’opposent à sa politique (socialistes, Centre catholique, communistes) se maintiennent ou progressent, alors que la droite traditionnelle, sur laquelle il comptait, s’effondre et que les nazis enregistrent une nouvelle poussée (13 779 000 voix, soit 37,3 % des suffrages exprimés, et 230 sièges).

Par ailleurs, Hitler fait savoir qu’il refuse d’entrer dans tout gouvernement dont il ne serait pas le chancelier. La situation devient intenable. Le pays, soumis à la terreur des SA, est en état de guerre civile larvée. Au Reichstag (dont le nazi Göring a été élu président), le chancelier ne dispose que d’une quarantaine de députés. Pour sortir de l’impasse et faute d’avoir pu domestiquer le parti nazi, Papen tente une nouvelle dissolution avec l’espoir de provoquer le reflux de Hitler. Son calcul n’est pas totalement faux. En novembre 1932, les nazis perdent 2 millions de voix et une trentaine de sièges. Mais la droite classique progresse peu, alors que la poussée communiste épouvante les milieux d’affaires. N’ayant réussi ni à domestiquer les nazis ni à les briser, Papen propose à Hindenburg de modifier la Constitution pour créer un État fort. Devant le refus du président, il démissionne en novembre 1932.

Schleicher, qui succède à Papen, tente à son tour de briser le parti nazi en dissociant les politiques, comme Gregor Strasser, qu’il espère intégrer au jeu parlementaire et aux coalitions, des trublions. Mais la démission de Strasser du NSDAP n’entraîne pas la scission attendue. Enfin, les velléités sociales de Schleicher, qui veut se concilier socialistes et syndicalistes, lui valent l’hostilité des milieux d’affaires et des agrariens. Il lui faut en outre compter avec la vindicte de Papen, qui ne lui pardonne pas de l’avoir évincé. L’heure de Hitler a sonné.

Depuis son succès électoral de 1930, Hitler prépare méthodiquement sa venue au pouvoir. Il sait qu’il n’a rien à redouter d’une gauche profondément divisée, les socialistes détestant le communisme et le parti communiste, suivant l’analyse de la IIIe Internationale, considérant, dans la « tactique classe contre classe », que l’adversaire principal est la social-démocratie et non le fascisme, dernier soubresaut d’un capitalisme à l’agonie. Sa puissance parlementaire, les résultats électoraux, la violence entretenue dans la rue par la SA ne sont pour Hitler que des moyens de pression. Depuis 1923, il est convaincu que les trois clés du pouvoir sont l’armée (la Reichswehr), les milieux d’affaires et le président du Reich. C’est sur ces forces profondes qu’il fait porter son effort.

D’accord sur la nécessité de déchirer le diktat (traité imposé) de Versailles et de refaire de l’Allemagne une grande puissance militaire, les nazis et l’armée sont séparés par les méthodes et par l’origine sociale de leurs membres. Dirigée par des aristocrates formés aux traditions wilhelminiennes – de l’Allemagne de Guillaume Ier et Guillaume II à la fin du XIXe siècle –, l’armée se méfie des trublions et des démagogues nazis. D’autant que ces derniers ont tenté de la noyauter.

En 1930, Hitler va lever l’hypothèque : témoignant lors du procès intenté, à Ulm, à trois officiers accusés d’avoir voulu constituer des groupes nazis dans leurs unités, il désavoue formellement leur action et rend un solennel hommage à la Reichswehr. Dès lors, le rapprochement entre Hitler et les généraux s’accélère. Certains d’entre eux, tel le général von Blomberg, qui commande la région de Prusse orientale, lui promettent leur concours s’il devient chancelier.

Pour ce qui est des milieux d’affaires, Hitler a depuis longtemps désavoué les articles anticapitalistes des 25 points de son programme de 1920 ; il accepte la propriété privée et rend hommage aux grands capitaines d’industrie allemands. En pleine crise économique, il donne de nouveaux gages à ces hommes d’affaires, excluant du parti, en 1930, Otto Strasser, frère de Gregor, qui avait soutenu une grève de mineurs. Deux hommes permettent à Hitler de s’introduire dans les milieux d’affaires : le banquier Schroeder, qui prend en main le programme économique du parti et organise à Düsseldorf, en janvier 1932, une rencontre entre les dirigeants de la grande industrie et Hitler, lequel leur donne des assurances sur ses projets et leur promet de relancer l’économie par le réarmement s’il vient au pouvoir ; Schacht, qui prend en novembre 1932 l’initiative d’une adresse au président Hindenburg lui conseillant d’appeler Hitler à la chancellerie, adresse qu’il fait signer par tous les grands noms de l’industrie allemande.

Enfin, Hitler va profiter d’une médiocre intrigue ourdie par Papen. Désireux de se venger de Schleicher, le chancelier évincé rencontre Hitler à Cologne le 4 janvier 1933 et lui propose de former un gouvernement commun dans lequel le chef nazi serait chancelier et lui-même vice-chancelier. Dans les jours qui suivent, il gagne à cette formule Hugenberg et les hommes du « Casque d’acier » (SA). Il peut alors se prévaloir auprès de Hindenburg d’avoir trouvé une solution qui permettrait à la fois de « domestiquer Hitler » et d’obtenir l’appui de la Reichswehr. C’est cette solution qui l’emporte le 30 janvier 1933 lorsque le ministère Hitler-Papen prête serment devant le président.

Hitler est arrivé à la chancellerie dans les formes constitutionnelles pratiquées depuis 1930, c’est-à-dire désigné par le président du Reich. Dix-huit mois plus tard, en août 1934, il a transformé en dictature cet exercice légal du pouvoir. Et pourtant, durant quelques semaines, le chef du parti nazi se fait rassurant. Ses amis sont minoritaires dans un gouvernement où les conservateurs traditionnels se taillent la part du lion : outre lui-même, les seuls nazis détenant des portefeuilles sont Göring, au ministère de l’Air, et le Dr Frick, au ministère de l’Intérieur (les pouvoirs de police étant néanmoins exercés par les ministres de l’Intérieur des Länder). Il est vrai qu’au ministère de l’Intérieur de Prusse, un État qui représente les trois cinquièmes du Reich, s’est installé Göring (mais Papen, méfiant, s’y est fait nommer commissaire d’État).

Par ailleurs, Hitler entretient complaisamment le mythe du « redressement national » de l’Allemagne traditionnelle qui occupe l’essentiel des discours de Hindenburg et Papen. Il multiplie les professions de foi chrétiennes ; le 21 mars, il assiste à une cérémonie dans l’église de la garnison de Potsdam, haut lieu du militarisme prussien, en compagnie de Hindenburg et des généraux en grand uniforme, des députés nazis en chemise brune, des membres du Parti national allemand et des élus du Centre catholique. En présence du Kronprinz (prince héritier) représentant le Kaiser (auquel a été réservé un fauteuil vide), le chancelier en jaquette s’incline devant le président après avoir prononcé un discours dans lequel il exalte l’union « entre les symboles de notre ancienne grandeur et de notre nouvelle puissance ».

Pendant qu’il berce ainsi de paroles et d’illusions des partenaires dont il a besoin, il mène l’action concrète qui doit lui donner les moyens de la dictature. À peine nommé, Hitler a demandé et obtenu de Hindenburg la dissolution du Reichstag. Utilisant l’argent que lui ont fourni en abondance les milieux d’affaires (Schacht a recueilli d’emblée 3 millions de marks auprès des industriels), le parti nazi organise une débauche de propagande, orchestrée par Goebbels qui s’assure une mainmise sur la radio d’État et multiplie les meetings de masse. Pour intimider l’adversaire, Göring se sert de la police prussienne à la tête de laquelle il a placé des officiers SA et SS dont les consignes sont de s’attaquer particulièrement aux marxistes. De plus, une police auxiliaire de 50 000 hommes, recrutée dans les milieux nazis, interdit de tenir en Prusse la moindre réunion non nazie.

Surtout, Hitler se sert habilement d’un événement opportun pour asseoir son autorité. Dans la nuit du 27 février, le Reichstag flambe et on arrête sur les lieux un jeune Hollandais à demi idiot, Van der Lubbe, qui se déclare communiste. Göring fait aussitôt incarcérer les dirigeants du parti communiste, 4 000 permanents et le Bulgare Dimitrov, secrétaire général du Komintern, présent en Allemagne. Leur procès, qui a lieu à Leipzig après les élections, leur permet de prouver sans peine leur innocence et de fortes présomptions laissent supposer que l’incendie est l’œuvre des nazis eux-mêmes.

Mais, sous le coup de l’émotion provoquée par l’événement, Hindenburg accepte de signer, le 28 février, le « décret sur la protection du peuple et de l’État » qui devient la première base légale de la dictature nazie. Les libertés individuelles sont suspendues ; le gouvernement du Reich peut exercer les pleins pouvoirs dans les Länder si nécessaire ; la haute trahison, le sabotage, l’empoisonnement sont punis de la peine de mort, de même que les atteintes à l’ordre public. Hitler a réussi à obtenir des pouvoirs de police exceptionnels tout en rendant crédible son discours sur le complot communiste qui menacerait le pays.

Dans ce contexte, il n’y a pas lieu de s’étonner que les élections du 5 mars 1933 se révèlent un succès pour les nazis. Ils y recueillent plus de 17 millions de voix (44 % des suffrages) et conquièrent 288 sièges sur 640. Avec les nationaux allemands (52 sièges), ils n’atteignent toutefois que la majorité simple et non la majorité qualifiée, celle des deux tiers, indispensable pour modifier la Constitution. Pour l’obtenir, Hitler doit gagner les députés du Centre catholique. Il est aidé dans cette tâche par le Saint-Siège, avec lequel les nazis négocient un concordat, finalement signé en juillet 1933, et qui invite le parti catholique à la souplesse. Moyennant la promesse (qui ne sera jamais tenue) d’une suspension du décret du 28 février, les députés du Centre mêlent leurs voix à celles des nazis et des nationaux allemands pour voter, le 23 mars 1933, l’acte d’habilitation qui donne à Hitler les pleins pouvoirs.

Le gouvernement peut dorénavant légiférer pendant quatre ans sans la collaboration du Reichstag. Les lois qu’il promulgue peuvent s’écarter de la Constitution et doivent être rédigées par Hitler lui-même. Seul Otto Wels, chef du groupe parlementaire socialiste, a eu le courage de protester, malgré les vociférations hostiles des députés nazis et les hurlements des SA dans les couloirs, contre un texte qui fait de Hitler un dictateur légal. Maître du pouvoir, celui-ci peut désormais conduire en Allemagne la « révolution nationale-socialiste ».

À cette révolution nationale-socialiste, les nazis donnent le nom de Gleichschaltung, que l’on peut traduire par « synchronisation » ou, mieux, « mise au pas ». En fait, il s’agit d’uniformiser le Reich selon le mot d’ordre « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (« Un peuple, un empire, un chef »).

L’application du Führerprinzip à l’État supposait la fin des structures fédérales. Hitler se débarrasse donc des gouvernements locaux de Bavière, de Bade, de Wurtemberg, de Saxe, où il place des commissaires d’État nazis. Le cas de la Prusse, où Papen occupe ce poste, est plus délicat. En avril 1933, Hitler décide de nommer un Reichstatthalter (gouverneur) dans chaque Land, avec pouvoir d’investir et de déposer les gouvernements locaux, de nommer et de congédier juges et fonctionnaires. Comprenant qu’il est dépossédé de tout pouvoir, Papen démissionne. La loi sur la reconstitution du Reich du 30 janvier 1934 supprime les diètes des Länder, transfère au Reich leurs pouvoirs souverains et soumet au gouvernement du Reich les gouvernements locaux. La suppression du Reichsrat (Sénat rassemblant les représentants des États), le 14 février 1934, fait de l’Allemagne un État unitaire centralisé.

De la même manière, la réalisation d’un État uniforme implique l’éradication des partis, syndicats, groupements, qui traduisent la diversité des Allemands. La suppression des partis est déjà fort avancée puisque, depuis février 1933, le parti communiste est interdit (ses biens et propriétés seront confisqués en mai). Profondément divisé, et en dépit de concessions que certains de ses dirigeants voudraient faire au nazisme, le parti social-démocrate est frappé de dissolution le 22 juin 1933. Quelques jours plus tard, le parti national allemand, dont les bureaux sont occupés par les nazis, se saborde, comme le feront démocrates et populistes à la fin juin et au début juillet. Le 4 juillet 1933, le Centre catholique, poussé à la conciliation par le Vatican, accepte sa disparition ; il est imité le lendemain par le Centre bavarois. À cette date, il n’y a plus de parti politique en Allemagne en dehors du NSDAP. Une loi du 14 juillet 1933 fait du parti nazi le seul parti autorisé et rend passible de sanction la reconstitution des partis dissous.

Le 2 mai 1933 les bureaux des syndicats, qui ont tenté, eux aussi, de jouer la politique de présence en poursuivant leur action dans l’État nazi, sont occupés par les SA et les SS, qui arrêtent les dirigeants. Tous les syndicats sont alors remplacés par un nouvel organisme corporatiste, le Front du travail. Un sort identique est réservé aux organisations paramilitaires rivales de celles du NSDAP. La « Bannière du Reich » socialiste et le « Front rouge des combattants » communiste sont dissous, cependant que le « Casque d’acier » est incorporé dans la SA le 1er février 1934, après l’arrestation d’un certain nombre de ses chefs.

Tous les obstacles étant écartés, la voie est libre pour permettre au parti nazi de prendre en main le peuple et l’État. Dès avril 1933 commence la mise en place du totalitarisme. La « loi sur la revalorisation de la fonction publique » du 7 avril 1933 permet de remplacer par des nazis tous les fonctionnaires suspects de tiédeur envers le nazisme. Goebbels, nommé le 11 mars 1933 ministre de la Propagande, met en œuvre la conception nazie de la culture. Dès mai 1933, les œuvres des auteurs socialistes, libéraux, pacifistes, israélites brûlent dans les autodafés. En septembre est fondée la Chambre culturelle du Reich dont les sept filiales contrôlent toutes les sphères de la vie de l’esprit et dont il faut faire partie pour exercer une profession culturelle. La presse, la radio, le cinéma sont étroitement contrôlés.

Placé en février 1933 à la tête du ministère de la Science, de l’Enseignement et des Arts, Bernhard Rust, ancien instituteur révoqué en 1930 pour instabilité mentale, annonce son intention de « liquider l’école en tant qu’institution d’acrobatie intellectuelle ». Les enseignants doivent faire partie de la Ligue nationale-socialiste de l’enseignement et accomplir obligatoirement des stages dans des écoles spécialisées où ils reçoivent les rudiments de l’idéologie nazie. De la même manière, les ligues nazies constituées dans tous les corps de métier jouent le rôle de véritables chambres professionnelles.

Le système répressif a été mis au point en Prusse dès le début de 1933 par Göring, qui a fait noyauter par la SA la police d’État et qui crée la police secrète d’État, la Gestapo. Dès avril 1934, les pouvoirs de police passent entre les mains de Heinrich Himmler, chef de la SS depuis 1929, qui place sous ses ordres toutes les polices politiques des Länder. Pour rééduquer les opposants, s’ouvrent les premiers « camps de concentration », à Dachau et Oranienburg-Sachsenhausen.

Enfin, le totalitarisme hitlérien dévoile sa spécificité en montrant déjà quel sort dramatique il réserve aux 500 000 Juifs allemands dont l’exclusion de la nation commence. Aux actions isolées entreprises par la SA contre les personnes ou les biens juifs se substituent rapidement des mesures systématiques de persécution.

Le 1er avril 1933, le parti nazi décide le boycott généralisé des magasins juifs, auquel il faut rapidement renoncer devant l’émotion qu’il provoque à l’étranger et devant la difficulté de préciser ce qu’est un magasin juif. À partir du 7 avril 1933, des lois écartent les Juifs de la fonction publique, des professions libérales, des carrières universitaires, des métiers de la presse, du théâtre, de la radio, du cinéma. Cent cinquante mille Juifs quittent l’Allemagne, mais les autres restent attachés à leur patrie et refusent de l’abandonner.

Contre ces obstinés commencera une persécution méthodique dont la première étape sera, en 1935, les lois de Nuremberg qui réalisent la « séparation biologique » en interdisant mariages et relations extraconjugales entre Juifs et Aryens.

Le totalitarisme est consacré par la loi du 1er décembre 1933 qui déclare le NSDAP « dépositaire de la notion allemande de l’État » et institutionnalise son rôle d’instrument de la domination du nazisme sur l’État et la société allemande. Pour l’essentiel, à la fin 1933, la Gleichschaltung est effectuée. Toutefois, à cette date, Hitler n’est pas encore le maître absolu de l’Allemagne.

Détenteur du pouvoir politique, Adolf Hitler se heurte en effet, au cours de l’année 1933 et début 1934, à diverses oppositions internes. La première vient des rangs de ses propres amis, spécialement de la SA. De longue date, Röhm et les dirigeants de la milice nazie souhaitent que soient balayées les structures traditionnelles de la Reichswehr afin qu’ils puissent prendre la tête d’une armée allemande nazifiée. Une prétention qui inquiète les généraux.

Cette difficulté se double d’un problème social : authentique mouvement populaire, la SA s’est gonflée, depuis le 30 janvier 1933, d’une masse de chômeurs et de déclassés qui attendent que le pouvoir nazi leur assure une promotion sociale aux dépens des classes dirigeantes traditionnelles. C’est de leurs rangs que monte le mot d’ordre « seconde révolution », qu’ils mettent parfois en pratique en procédant eux-mêmes à des expropriations de fait. Or cette résurgence du nazisme populiste et contestataire gêne Hitler parce qu’elle risque de lui aliéner les forces dont il a besoin pour consolider son pouvoir, c’est-à-dire l’armée, les milieux d’affaires, l’aristocratie, le président Hindenburg.

Aussi, tout en ménageant Röhm et la SA, s’efforce-t-il de calmer les ardeurs des tenants de la « seconde révolution ».

En même temps, Hitler doit affronter les ambitions d’hommes politiques venus d’horizons divers. Si le « complot » dénoncé en juin 1934 par Göring et Himmler, qui aurait lié Röhm à Schleicher et à Gregor Strasser, semble bien n’avoir existé que dans l’imagination des délateurs, il n’en va pas de même de l’opposition conservatrice. Son porte-parole est Papen qui, dans un grand discours prononcé à Marburg en juin 1934, prend vigoureusement position contre l’évolution du régime, ses abus présents et, surtout, la menace d’une « seconde révolution ». Or les liens de Papen avec Hindenburg et l’armée rendent ces dénonciations redoutables : un désaveu du président ne manquerait pas d’entraîner derrière lui l’armée et risquerait de remettre en cause le pouvoir de Hitler.

Sans doute le plébiscite de novembre 1933 qui entérine le départ de l’Allemagne de la Société des Nations (SDN) a-t-il montré que les Allemands suivaient largement le Führer sur ce point (95 % des votants approuvent sa décision) et les élections au Reichstag, qui lui succèdent et se déroulent dans un climat de terreur, voient 92 % d’entre eux voter pour la liste unique présentée par les nazis.

Mais Hitler n’ignore pas que l’approbation populaire pèserait peu face à une rupture avec le président et la classe dirigeante. C’est cette analyse qui le conduit à passer à l’action. D’autant que l’urgence commande de précipiter les événements : Hindenburg (qui a quatre-vingt-sept ans) est gravement malade et Hitler veut lui succéder afin de devenir ipso facto le chef suprême des armées. Mais cette succession exige l’accord des dirigeants de la Reichswehr. Consultés en avril et mai 1934 par le Führer, ils lui donnent leur approbation à la condition qu’il garantisse le monopole militaire de l’armée par rapport aux milices du parti nazi et qu’il diminue les effectifs de la SA. Or c’est précisément le moment où Röhm accentue sa propagande en faveur de la « seconde révolution ». Une visite à Hindenburg le 21 juin achève de convaincre Hitler qu’il est urgent de trancher : Blomberg, présent, fait savoir au chancelier que les paroles de Papen à Marburg traduisent effectivement les vues du président.

Sa décision prise, Hitler agit avec une brutalité inouïe. Profitant d’une réunion des chefs SA à Wiessee où Röhm séjourne, il ordonne, le 30 juin 1934, leur arrestation. La plupart sont abattus par les SS le jour même sur place ou à Munich – et Röhm est du nombre –, pendant qu’à Berlin Göring et Himmler dirigent la répression. Au total, on compte 150 à 200 exécutions.

Pour faire bonne mesure, Hitler en profite pour frapper ou épouvanter tous les autres opposants : Schleicher, son adjoint Bredow, Gregor Strasser sont assassinés chez eux. L’opposition conservatrice est également touchée : le chef de l’Action catholique, Klausener, est abattu, ainsi que les deux plus proches collaborateurs de Papen, son secrétaire Bose et le journaliste Jung, rédacteur du discours de Marburg, pendant que Papen lui-même est gardé à vue dans sa maison.

Ce massacre du 30 juin, baptisé « Nuit des longs couteaux » (en raison du titre d’une chanson des SA, Nous aiguiserons nos longs couteaux), provoque dans toute l’Europe un sentiment d’horreur. Mais celui-ci n’est partagé ni par les conservateurs allemands ni par les dirigeants de l’armée. Ces derniers ne veulent retenir de l’événement que l’élimination de la SA, qui les satisfait et les soulage. Le 2 juillet, Hindenburg félicite Hitler et Göring de leur esprit de décision, et Blomberg, ministre de la Reichswehr, exprime son approbation dans un ordre du jour à l’armée.

Le 1er août, veille de la mort de Hindenburg, le cabinet décide que les fonctions de président et de chancelier du Reich seront désormais confondues. Et Hitler devient chef des forces armées. Ce coup d’État « constitutionnel » est ratifié par les membres conservateurs du cabinet, par l’armée et par les électeurs dont 90 % votent « oui » au plébiscite du 19 août 1934 par lequel Hitler fait approuver sa dictature.

En un an et demi, Hitler, qui pouvait encore passer, en janvier 1933, pour l’otage des conservateurs puisqu’ils ont permis son accession au pouvoir, a réussi à installer en Allemagne un régime absolu de dictature personnelle et un système totalitaire d’encadrement de la population d’une redoutable efficacité.

Le processus d’établissement du régime nazi mérite d’être remarqué. Il s’appuie en permanence sur des bases légales (pouvoir constitutionnel, plébiscites, accord du président). Hitler ne perd jamais de vue la nécessité de se concilier les groupes dirigeants et les institutions établies, mais la violence est toujours présente dans son action, qu’il s’agisse de pression morale, de contrainte physique ou de mise en condition par la propagande. Enfin, l’expérience de la période janvier 1933-août 1934 montre que violence et subversion ne sont pas seulement, pour les nazis, des instruments de conquête du pouvoir mais des moyens permanents de gouvernement.

À l’ombre sanglante de la « Nuit des longs couteaux » de cet été 1934, la dictature nazie règne en Allemagne, et l’Europe commence à apprendre à vivre sous la menace de ce régime de cauchemar qui s’est établi en son centre.