Chaque mois de septembre, de 1933 à l’éclatement de la guerre, le cœur de l’Allemagne battait à Nuremberg. Là, aux portes de la ville médiévale, le nazisme triomphant fêtait ses victoires et s’exaltait pour de nouvelles batailles. Au centre de ces spectaculaires cérémonies, un homme, qui célébrait la grand-messe de la nouvelle Allemagne devant des partisans accourus du pays entier. À le voir à la tribune, dominant en uniforme les colonnes impeccablement ordonnées et prêtes à s’ébranler sur un signe de lui, qui aurait pu douter que l’Allemagne avait retrouvé force et confiance en se donnant un chef absolu ? Un chef qu’elle était prête à suivre au bout du monde ?
Hitler était devenu le maître du pays et la plupart des Allemands le suivraient au bout de la défaite. Quoi d’étonnant alors que Nuremberg soit devenu la manifestation symbole du régime nazi ? Pour le grand public, mais aussi pour la plupart des historiens, Hitler a été ce dictateur absolu que l’on voit à l’écran, maître d’une organisation dévouée et disciplinée.
À l’époque déjà, il est vrai, certains en jugeaient différemment et se refusaient à reconnaître dans ces spectacles autre chose que le produit d’une propagande captieuse. Au premier rang de ces sceptiques se trouvaient les marxistes, dont l’idéologie mettait fondamentalement en cause le rôle des « grands hommes » dans l’histoire. Hitler était à leurs yeux une marionnette dont les gros capitalistes tiraient les ficelles ; et son régime, une machine à engranger les profits par tous les moyens, y compris par la mise en esclavage de l’Europe entière.
L’historiographie soviétique a perpétué jusqu’au bout cette thèse. Puisque tout s’explique par le motif économique, il faut donc que les Juifs aient été exterminés pour être dépouillés de leurs biens, sans excepter leurs dents en or.
Incomparablement plus féconde, tout en trouvant elle aussi son fondement dans le marxisme, fut l’approche d’un exilé allemand, Franz Neumann, dont l’ouvrage Béhémoth, écrit au début de la Seconde Guerre mondiale, présentait un régime en double fond. En façade, le déploiement rutilant d’un pouvoir monolithique soumis à un chef absolu ; en coulisse, l’exercice brutal et anarchique de la loi de la jungle entre quatre puissances : la bureaucratie étatique, l’armée, l’industrie, le parti nazi.
Chacune de ces forces encadrait et contrôlait la population grâce aux pouvoirs considérables qu’elle détenait. Chacune dans son domaine émettait des règlements, les faisait appliquer, disposait d’un appareil judiciaire plus ou moins développé pour frapper les contrevenants. En lieu et place de l’État traditionnel, il existait ainsi quatre États semi-autonomes, aux prises les uns avec les autres dans une impitoyable lutte pour le pouvoir.
Au milieu de tout cela, que pouvait bien peser Hitler, même s’il jouissait d’une légitimité charismatique reconnue par tous ? Pour Neumann, son pouvoir résidait avant tout dans la sanction qu’il donnait aux compromis passés entre les forces qui s’empoignaient hors du cercle des projecteurs.
Après avoir connu une longue éclipse, ce point de vue inspire, depuis une trentaine d’années, un certain nombre d’historiens (citons avant tout Martin Broszat et Hans Mommsen), dont les travaux ont provoqué, pendant les années 1970 en particulier, un débat animé, sinon passionné. C’est alors qu’a été appliquée l’étiquette sous laquelle sont connus, depuis, les deux courants historiographiques.
D’une part, les intentionnalistes, pour qui l’histoire du IIIe Reich est en substance celle de la montée en puissance d’un chef absolu possédant un programme précis qu’il entreprend de réaliser méthodiquement ; programme au premier plan duquel figurent la conquête de l’espace vital et l’« éloignement » des Juifs. De l’autre, les fonctionnalistes, qui refusent de ramener l’histoire du IIIe Reich à l’application par un homme d’un programme établi à l’avance, et qui soulignent la nature éclatée, sinon chaotique, d’un système de pouvoir difficilement maîtrisable, même pour Hitler.
La recherche historique montre d’autres exemples de ces mouvements de balancier, et il est certain qu’aujourd’hui les historiens font plus volontiers référence aux contradictions du régime nazi et aux limites du pouvoir de Hitler qu’à la scénographie impeccable de Nuremberg, devenue l’emblème trompeur d’une réalité diamétralement opposée. Singulier régime, dans tous les cas, que ce IIIe Reich, puisque les analyses les plus contraires peuvent en être données : l’apparente toute-puissance d’un Führer-guide masquerait-elle la réalité d’un pouvoir qui, comme un attelage fou, échappait à toutes guides ?
Les intentionnalistes semblent pourtant avoir beau jeu. Quel autre dirigeant posséda jamais autant de pouvoirs que Hitler, quel dirigeant se vit-il reconnaître un aussi grand pouvoir ? Certes, cela n’advint pas en quelques jours et bien du chemin fut parcouru depuis le moment où Hitler parvint à la tête d’un gouvernement dans lequel il se trouvait en minorité.
S’appuyant sur les pleins pouvoirs octroyés par le Reichstag, mettant habilement à profit la pression de son parti et la pusillanimité de ses alliés conservateurs, il prend rapidement l’ascendant sur eux et fait tomber une à une les places fortes qui, dans la société, s’opposaient à l’expansion de son pouvoir. Mise au pas de toutes les associations et organisations de la vie politique et sociale, instauration du parti unique, centralisation du Reich par l’élimination des pouvoirs des Länder, tout cela s’est produit à une cadence difficilement imaginable en janvier 1933.
Le tournant décisif est atteint dès 1934, après la mort de Hindenburg, lorsque Hitler joint à la fonction de chancelier celle de président du Reich, devenant à ce titre le chef suprême des forces armées. Peu de temps avant, une SA frondeuse a été brutalement décapitée, de sorte que, dans le parti comme dans l’État, rien ne menace plus, même lointainement, son hégémonie. Au surplus, les succès qu’il remporte commencent à le garantir contre de nouvelles turbulences.
À l’intérieur, redémarrage de l’économie grâce à un réarmement massif qui fait fondre le chômage comme neige au soleil. À l’extérieur, politique des faits accomplis qui libère l’Allemagne des entraves du traité de Versailles : voilà qui assoit le régime et consacre la popularité de son chef.
Dans le gouvernement, après la démission de Hugenberg et de Papen en 1933-1934, ce sont, en 1937-1938, les derniers représentants des forces conservatrices qui sont éliminés : le ministre de l’Économie Schacht, le « magicien » qui a su financer la relance économique mais qui renâcle devant les conséquences d’un réarmement massif ; le ministre des Affaires étrangères Neurath et celui de la Défense Blomberg, réticents envers une politique expansionniste désormais à l’ordre du jour. Ribbentrop remplacera le premier, tandis que Hitler reprendra lui-même la charge du second. En décembre 1941, il y ajoutera, après la démission de Brauchitsch, celle de commandant en chef de l’armée de terre.
Pouvoir exécutif, pouvoir législatif, pouvoir judiciaire, il les assume tous et les confond dans sa personne, annulant un développement constitutionnel séculaire. Et ce n’est pas pour revenir à une monarchie absolue dont l’absolutisme paraît bien pâle en comparaison.
Car, chef de l’État, Hitler est également chef d’un parti unique qui a entrepris de jeter sur la population les filets de ses organisations et de lui inculquer le nouvel évangile national. Ce n’est pas non plus pour renouer avec la tradition de la tyrannie à l’antique ou imiter un quelconque despotisme oriental. Car Hitler prétend aussi être le « Führer », le guide de la nation allemande. En août 1934, il a adopté la désignation officielle de « Führer et chancelier du Reich », marquant ainsi que la fonction étatique, constitutionnellement fixée, doit s’effacer au profit d’une nouvelle source de légitimité, aussitôt théorisée par de complaisants juristes.
Le Führer est l’incarnation de la volonté objective de son peuple, lui seul a capacité à décider de son destin ; en conséquence de quoi son autorité est « libre et indépendante, exclusive et illimitée », et sa volonté la source de tout droit27.
Cela pourrait n’être que broderies de juristes, mais il se trouve qu’aux pouvoirs formels dont nous avons parlé s’en ajoute un autre, informel et formidable, celui de l’opinion. La popularité de Hitler est un fait avéré, une popularité qui va croissant avec les succès du régime et que les revers de la guerre n’entameront que lentement et partiellement ; une popularité qui confine parfois à l’adoration religieuse et à la confiance mystique, et qui lui est réservée à lui seul : le gouvernement et surtout le parti concentrent sur eux un mécontentement quasi général. Il importe peu que cette popularité s’alimente des motifs les plus divers, des attentes les plus opposées, qu’elle n’ait pas grand-chose à voir avec les ambitions et les dispositions de celui qui en est le bénéficiaire28. Hitler se trouve doté en proportion d’une liberté d’action dont il tirera parti.
Que dire alors de ces puissances mises en relief par Franz Neumann ? En vérité, loin de constituer des centres de pouvoir autonomes, elles se révélèrent de dociles instruments de la politique hitlérienne. Le parti n’a jamais représenté une force indépendante de la volonté de son chef. Même le dirigeant de la SA, Röhm, se garda bien de mettre en cause l’autorité de Hitler ; il prétendait au contraire, en réclamant une seconde vague révolutionnaire, être le fidèle interprète de ses desseins. La bureaucratie étatique, pour sa part, accomplit son travail avec un zèle qui ne fléchit pas, et l’on ne voit pas qu’elle ait jamais fait obstacle à la réalisation des grandes entreprises du régime, Solution finale comprise.
Quant à la grande industrie, si elle trouva effectivement son compte dans le réarmement, puis dans l’exploitation de l’Europe occupée, elle le paya d’une perte d’influence croissante sur la politique du régime ; invitée à prendre sa part du butin, elle n’avait plus voix au chapitre.
L’armée, enfin, qui prêta serment à Hitler en août 1934, passa de plus en plus sous son contrôle direct. Quelques officiers supérieurs entrèrent en dissidence et nouèrent des complots, dont l’un éclata au grand jour en juillet 1944. Mais, dans l’ensemble, Hitler n’eut guère de peine à imposer son autorité. La décision de lancer l’offensive contre la France après la campagne de Pologne fut prise en dépit des réticences des chefs militaires. Et dans le climat d’euphorie créé par les victoires de l’an 40, la Wehrmacht allait se laisser entraîner à cautionner, et même à épauler, la politique criminelle du régime à l’égard des populations d’Europe orientale, en particulier des Juifs.
Il serait absurde pour autant, et les intentionnalistes ne le font aucunement, de prétendre que le pouvoir de Hitler était sans limites. Toutes ces forces gardèrent une influence et une importance substantielles, et il est clair que, aux yeux de Hitler lui-même, le risque demeura en permanence, sinon d’un retournement, du moins d’un décrochage de certains secteurs du régime ou de certaines couches de la population. Le Führer était hanté par la dislocation qui s’était produite entre le front et l’arrière en 1917-1918 et il eut constamment le souci d’atténuer les charges que la guerre faisait peser sur la population allemande, notamment en les reportant sur les peuples occupés.
De même, il évita d’engager l’épreuve de force avec les Églises qui, en dépit de leur soumission, conservaient un poids considérable. Lorsque le parti, qui brûlait de détruire des rivales détestées, lança en 1941 une nouvelle campagne de persécution, Hitler la fit stopper pour ne pas perturber l’effort de guerre. En été de la même année, il se trouva confronté à l’opposition grandissante manifestée par certains prélats envers l’extermination des malades mentaux, ce qui l’amena à mettre fin à l’entreprise (l’attitude des Églises sur ce point rend d’autant plus frappant leur silence lors de la déportation des Juifs quelques mois plus tard).
Jusqu’au bout, en somme, Hitler dut évaluer ses possibilités d’action et ménager des forces sur lesquelles son emprise demeurait partielle, sinon superficielle. Il n’en reste pas moins que, selon le jugement des intentionnalistes, il était en mesure de diriger son régime avec une liberté d’action sans précédent. Et c’est bien ce qui justifie que l’on parle de ce régime comme d’une monocratie, comme du pouvoir d’un seul.
Sans doute, répondent les fonctionnalistes, Hitler détenait-il des pouvoirs étendus, plus étendus peut-être que ceux possédés par tout homme d’État dans le passé. Mais cela ne suffit pas à faire de lui un dictateur gouvernant de façon omnipotente. Les fonctionnalistes retrouvent ici le sillon ouvert par Neumann, mais ils le reprennent en lui donnant une direction légèrement différente. Ainsi pour Martin Broszat, leur chef de file, ce qui limite le pouvoir de Hitler, ce n’est pas en premier lieu l’influence de certaines forces socio-politiques. Hitler est moins le prisonnier de l’industrie ou de l’armée que celui du mode de fonctionnement de son régime. Car si son pouvoir a grandi de façon impressionnante, cela s’est fait au prix d’une incroyable désorganisation et décomposition de l’ordre étatique.
Parmi les conservateurs qui avaient soutenu le mouvement nazi ou s’étaient ralliés à lui, beaucoup souhaitaient la restauration de l’État prussien autoritaire, un État débarrassé de l’influence brouillonne des partis et fonctionnant de façon rationnelle et unitaire. Hitler ne manqua pas d’encourager ces aspirations, mais, une fois en selle, il se comporta d’une manière qui devait produire des résultats diamétralement opposés. Un observateur au fait du fonctionnement du parti nazi aurait sans doute pu le prévoir. Car ce qui se produisit n’était que la transposition à l’État du style de direction qui avait d’abord été appliqué au parti.
Hitler n’avait jamais manifesté de goût pour l’organisation ni pour l’administration. De vieilles habitudes de bohème le détournaient de l’étude des dossiers et de la gestion des affaires du parti. Il n’intervenait que lorsqu’une question lui apparaissait urgente ou grave, laissant généralement décider les responsables qu’il avait désignés. Sa pratique était de faire de larges délégations de pouvoir en fonction des problèmes qui se présentaient et des hommes qu’il voulait promouvoir. La conséquence en était le chevauchement des nouvelles compétences avec celles qui avaient été antérieurement distribuées, ce qui provoquait d’incessants conflits et entretenait des rivalités permanentes entre des lieutenants avides d’obtenir de leur chef plus de confiance, et donc plus de pouvoir.
Ces tendances centrifuges s’opposaient naturellement à toute gestion rationnelle et centralisée du parti. Au siège de Munich, il n’existait pas de direction collégiale, et même la coordination du travail entre les Reichsleiter, les responsables des différents services nationaux (organisation, propagande, trésorerie, etc.), était chose ardue. De plus, entre ces derniers et les dirigeants régionaux – les Gauleiter –, les tiraillements étaient constants, faute d’une hiérarchie nettement fixée, les seconds ayant tout autant que les premiers le droit d’en appeler à Hitler en cas de conflit. Tout tournait donc autour d’un Führer à la fois omniprésent dans l’esprit de ses lieutenants et éloigné de la gestion quotidienne ; le lien personnel qui existait entre lui et chacun d’eux donnait seul une armature à l’ensemble. Les mêmes causes allaient produire les mêmes effets une fois le pouvoir conquis, et la victime en fut l’État dont l’unité administrative allait progressivement voler en éclats. Le gouvernement en tant qu’organe collégial perdit rapidement toute signification ; à partir de 1938, il ne fut même plus réuni. Les ministres devinrent de simples organes d’exécution de la volonté du Führer, mais comme celle-ci était souvent exprimée en termes très généraux et qu’il n’existait plus d’organisme de coordination, chacun tendit à mener une politique autonome en légiférant dans son domaine de compétence et en s’efforçant de défendre et de promouvoir ses intérêts contre tous les autres.
La chose était d’autant plus nécessaire que, parallèlement, surgissaient sur les marges de l’État de nouveaux organes administratifs. Comme par le passé, Hitler faisait accomplir les nouvelles missions qu’il estimait importantes en créant des organisations ad hoc dont les responsables n’avaient à répondre de leur activité que devant lui. Dès 1933, la nomination de Todt comme « inspecteur général chargé des routes allemandes » inaugurait cette pratique des pouvoirs étatiques spéciaux. D’autres suivirent, tels ceux accordés au chef du Service du travail et au chef de la Jeunesse du Reich ; mais le plus important fut celui de chargé du plan de quatre ans, attribué à Göring en 1936 pour organiser l’économie de guerre.
Les bénéficiaires de ces pouvoirs spéciaux allaient se doter de leurs propres appareils administratifs et chercher aussitôt à les agrandir. Les ministères existants avaient déjà fait les frais de l’apparition de ces concurrents, puisqu’il leur avait fallu concéder certaines des compétences qu’ils possédaient jusque-là. Mais l’appétit des nouveaux venus n’en fut que davantage aiguisé. Résultat : les rivalités et les conflits se multiplièrent de façon incroyable et la coordination de l’action étatique en fut rendue encore plus difficile.
Après le début de la guerre, de nouveaux centres de pouvoir entrèrent en lice, et pour la première fois l’unité territoriale de l’administration étatique allait être brisée. Les territoires annexés au Reich, telles la Pologne occidentale et l’Alsace-Lorraine, furent confiés par Hitler à des Gauleiter qui avaient pour mission de nazifier la population allemande et de germaniser le sol par l’expulsion des non-Allemands. Décidés à faire de leur morceau de Reich de véritables satrapies et anxieux de remplir leur mandat, ces Gauleiter refusèrent que les départements de leur administration reçoivent leurs ordres directement des ministères correspondants à Berlin ; eux seuls devaient décider de ce qui serait appliqué sur leur territoire.
Certains, comme le responsable du Warthegau (partie occidentale de la Pologne annexée), introduisirent même des mesures qui dérogeaient au droit appliqué dans le reste du pays. Ainsi un droit pénal particulier fut-il promulgué, qui prévoyait des peines plus lourdes pour les non-Allemands (Polonais et Juifs), et une législation spéciale mise en vigueur, qui réduisait les droits des Églises. La politique suivie dans les nouveaux territoires annonçait celle qui, après la victoire, devait être appliquée dans le Reich tout entier.
Fissurée, particularisée, l’administration se trouvait, de surcroît, en butte aux attaques du parti nazi qui, depuis la conquête du pouvoir, connaissait lui-même une forte croissance bureaucratique et s’employait à contrôler et à supplanter un État qu’il tenait pour un bastion du conservatisme. Formellement, ses compétences étaient assez limitées. Rudolf Hess, le suppléant de Hitler à la tête du parti, était devenu ministre sans portefeuille et avait le droit de participer à l’élaboration de la législation ainsi qu’à la nomination des hauts fonctionnaires.
Les rapports entre le parti et l’État ne se bornaient évidemment pas à cela. Par ses prétentions à organiser et à diriger la nation, le premier se sentait appelé à intervenir de façon incessante dans toutes les actions du second, le plaçant dans une attitude défensive inconfortable. Surtout, le parti s’employait à lui arracher des compétences dont il avait jusque-là le monopole, le cas le plus frappant étant la création des Waffen-SS qui représentaient, à côté de la Wehrmacht, le noyau de la future armée nazie.
Mais faut-il parler du parti nazi comme d’un bloc ? Il s’agissait bien plutôt, comme par le passé, de l’assemblage précaire de plusieurs organisations dont les tendances à l’autonomie reçurent une nouvelle impulsion après 1933. Hess se trouvait formellement à la tête d’un appareil aux dimensions imposantes : plus de 25 000 employés en 1935, dont 1 600 à la seule direction centrale à Munich29. Encore fallait-il transformer cette autorité nominale en pouvoir effectif. Or il trouvait en face de lui des hommes qui possédaient de solides bases de pouvoir et ne reconnaissaient que l’autorité de Hitler.
Hess eut ainsi fort à faire pour trouver ne fût-ce qu’un modus vivendi avec Robert Ley, responsable national de l’organisation du parti et chef du Front du travail qui embrassait la majorité de la population active (23 millions de personnes en 1938) à travers un gigantesque appareil (40 000 fonctionnaires)30.
Plus difficile encore était le maniement des dirigeants nazis qui avaient trouvé place dans le gouvernement et cumulaient les responsabilités, dans l’État et dans le parti. Ainsi Goebbels, à la fois responsable national de la propagande du parti, Gauleiter de Berlin et ministre de la Propagande ; ou Darré, responsable national du parti pour les questions agricoles et ministre de l’Agriculture. Ou encore Himmler, le chef de la SS devenu en 1936 chef de la police allemande et qui entendait s’émanciper à la fois de l’État et du parti pour devenir le dirigeant d’un appareil d’exception au service exclusif de Hitler.
Ces développements firent que le régime prit l’allure d’une jungle organisationnelle, d’un enchevêtrement institutionnel qui défie tout report en organigramme. De façon tout à fait caractéristique, aucune tentative d’ordonnancement ne fut jamais menée. De nouveaux organismes furent créés, des pouvoirs nouveaux distribués sans que les anciens fussent supprimés ou l’ensemble rationalisé. On retrouve ici le comportement que Hitler avait déjà manifesté à l’égard de son parti. Et, de fait, passé la période des débats où il s’astreignit à un travail régulier, il reprit ses habitudes de bohème, passant la nuit à deviser avec son entourage et résidant souvent hors de Berlin.
Pendant la guerre, il s’enterra dans des bunkers à l’Est, se consacrant à la direction de la guerre et se déchargeant sur Göring des affaires gouvernementales. Le rôle de son entourage devint décisif avec l’éloignement géographique, le contrôle de l’accès au Führer et la transmission de ses directives représentant désormais un pouvoir dont Bormann, le successeur de Hess après la « fugue » de ce dernier en Angleterre, saura tirer le meilleur parti31.
Au total, le régime que décrivent les historiens fonctionnalistes apparaît éclaté en de multiples appareils concurrents. Et cet éclatement s’accompagne logiquement d’un cloisonnement croissant. L’information elle-même est devenue un enjeu en même temps qu’un moyen de pouvoir. Comme nous l’apprend son journal, Goebbels ne prend connaissance de la Solution finale qu’en mars 1942, trois mois après la convocation de la conférence de Wannsee à laquelle il n’avait pas été invité à se faire représenter. Quant à Hitler, il coiffe le régime mais ne gouverne pas à proprement parler. Aussi, vu sous l’angle de son fonctionnement, le IIIe Reich mérite-t-il, selon les fonctionnalistes, d’être appelé une « polycratie », un conglomérat de pouvoirs rivaux.
Comment expliquer pareil développement ? Les intentionnalistes ne méconnaissent pas la jungle administrative du régime, mais ils y voient un phénomène somme toute secondaire, qui ne gênait en rien le pouvoir de décision suprême de Hitler, qui le favorisait au contraire. Selon eux, le Führer divisait pour régner et attisait sciemment les rivalités entre ses lieutenants.
Les fonctionnalistes, pour leur part, reconnaissent sans difficulté la place centrale de Hitler : tous les responsables nazis acceptaient comme légitime sa domination. Mais ils refusent d’en conclure qu’il ait pour autant exercé un pouvoir souverain en modelant le régime selon ses vœux et en fixant les objectifs à atteindre. Selon eux, son autorité était davantage symbolique que réelle. Le Führer sanctionnait plus qu’il ne fixait la politique du régime, et celle-ci n’était au fond qu’une succession de mesures improvisées et toujours plus radicales, engendrées par la dynamique anarchique du système.
C’est un point de vue qui a été vigoureusement contesté dans la gent historienne, et qui est en effet contestable puisqu’il repose sur deux thèses peu convaincantes.
1. La première veut que le développement polycratique du régime, loin d’être la conséquence d’une pratique machiavélique, ait été le résultat d’un style de direction qui condamnait en quelque sorte Hitler à l’inaction. Fondamentalement préoccupé par la sauvegarde de son prestige et le maintien de sa popularité, il devait se tenir à distance, ne pas prendre parti dans les conflits, laisser les choses se régler d’elles-mêmes. Du coup, il ne pouvait qu’assister, impuissant, au déchaînement des rivalités entre ses lieutenants et au débridement institutionnel qui en était la conséquence.
2. La deuxième thèse est que son idéologie était de nature visionnaire, sans aucun contact avec la réalité et, de ce fait, incapable de fournir un programme d’action ; elle s’épuisait en des slogans de nature générale, car c’était là le seul moyen de mobiliser le peuple allemand sans léser aucun intérêt concret. Mais, du fait qu’ils étaient émis par le Führer, ces slogans devenaient un enjeu pour des paladins avides d’obtenir ses faveurs et qui les transformaient en réalité au terme d’un processus de surenchère constante.
Hitler était-il aussi éloigné des affaires que le disent les fonctionnalistes ? Il est vrai qu’il manifestait peu d’intérêt pour certains domaines et que beaucoup de décisions prises sous le IIIe Reich furent le résultat souvent erratique d’âpres marchandages entre ministères et organisations du parti bien plus que l’expression de sa volonté. Mais, d’un autre côté, il est certain qu’il tenait en main la politique militaire bien avant de devenir pendant la guerre un commandant en chef omniprésent, et qu’il conduisait sans partage la politique extérieure, décidant de la paix et de la guerre.
Quant à la politique antijuive, il la suivait avec une attention soutenue, sans omettre les détails. Même si ses interventions dans les premières années du régime eurent un caractère plutôt sporadique, elles n’en fixaient pas moins la direction générale dans laquelle devaient se mouvoir ceux qui avaient à traiter de cette question.
Que son idéologie ait été consistante et conséquente, comment en douter ? La définir comme une simple somme de refus et de rejets (l’antisémitisme. l’anticommunisme, l’antilibéralisme, etc.), c’est ignorer la doctrine raciste qui faisait sa cohérence et donnait de très concrètes directives pour passer à l’action.
Serait-ce un hasard ? Le rôle de Hitler dans la politique du régime est d’autant plus direct et évident que la question concernée est plus proche du noyau de ses convictions. C’est lui qui imposa à des alliés conservateurs réticents la loi du 14 juillet 1933 prévoyant la stérilisation des personnes atteintes de maladies héréditaires ; c’est lui qui prit l’initiative de faire rédiger les fameuses lois de Nuremberg interdisant les rapports sexuels entre Juifs et Allemands ; c’est lui qui ordonna l’extermination des malades mentaux, de l’intelligentsia polonaise et des cadres de l’État soviétique ; c’est lui, enfin, qui conçut et lança la Solution finale.
Même s’il subsiste des incertitudes sur les circonstances précises de cette derrière décision, on peut raisonnablement soutenir qu’il fut ici un acteur irremplaçable : s’il était mort au printemps 1941, aucun de ses lieutenants, Himmler compris, ne l’aurait vraisemblablement prise.
En réalité, non seulement l’idéologie constitue une clé essentielle pour comprendre la trajectoire du régime, mais elle peut également contribuer à rendre compte de son développement anarchique. En y voyant l’effet d’un calcul machiavélique, les intentionnalistes donnent une explication platement utilitariste à un phénomène qui avait partie liée avec deux dispositions idéologiques cruciales.
D’une part, Hitler était un social-darwiniste convaincu ; dans la lutte pour la vie, le plus fort l’emporte, et c’est ainsi seulement que les sociétés s’améliorent. Les innombrables conflits qui opposaient ses subordonnés ne pouvaient donc que lui apparaître comme une école de sélection nécessaire et bénéfique, et il les acceptait d’autant plus volontiers que les questions en jeu se trouvaient en dehors de ses grands centres d’intérêt.
D’autre part, la manière dont il concevait ses relations avec ses lieutenants était le revers logique de son attitude face à l’État. Sa méfiance envers l’administration, sa haine des juristes, qui sont abondamment documentées, découlaient d’une aversion profonde pour un type de rapports humains médiatisés par la loi, qui est par nature froide, impersonnelle et générale. Le lien personnel fondé sur la fidélité et la confiance, tel était son idéal, et l’on comprend que la fixation juridique des compétences, qui aurait seule permis de limiter les effets centrifuges du système, sortait de son cadre de pensée, lui était même antithétique.
Plus profondément, ce rejet des institutions, accusées d’immobiliser artificiellement le « mouvement de la vie », et la préférence accordée au rapport d’homme à homme sur la relation de type rationnel-juridique exprimaient un refus de la civilisation moderne, dont l’État est une manifestation évidente.
Hitler se montrait par là l’héritier fidèle d’une des tendances les plus anciennes du nationalisme allemand, qui voyait dans l’État une force froide et mécanique faisant obstacle à l’épanouissement d’un authentique sentiment de communauté nationale. S’il est aisé de montrer que sur bien des plans, notamment en politique extérieure, Hitler reprenait, en les exacerbant, des visées déjà présentes dans les cercles dirigeants de l’Allemagne impériale, son attitude envers l’État représentait, elle, une rupture intégrale avec la tradition prusso-allemande.
De tout cela, on se gardera de conclure que le nazisme se réduit à l’hitlérisme et la marche du régime à l’incarnation pure et simple d’une idéologie. Peu de choses auraient été possibles sans la contribution, aussi minime soit-elle, d’individus même aveuglés sur ce qu’ils faisaient et laissaient faire ; sans parler de l’encouragement donné dans les années 1930 par la politique de faiblesse de la France et de la Grande-Bretagne. Il n’en demeure pas moins que Hitler fut le responsable des grandes orientations et des grandes décisions qui donnèrent au IIIe Reich sa figure historique.