La mise en scène d’une idéologie

L’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, le 30 janvier 1933, est célébrée par les nazis comme l’aurore d’une ère nouvelle et révolutionnaire. L’appareil de propagande transforme le pays au point de tromper nombre de contemporains sur la nature véritable du régime et sur ses soutiens sociaux. Presse, radio et cinéma sont mobilisés pour convaincre le monde que le peuple allemand enthousiaste emboîte le pas au guide qu’il s’est donné. Des cérémonies grandioses tendent à prouver que, dans une époque déchirée par les luttes économiques et sociales, l’Allemagne hitlérienne a fondé la société unanimiste dont beaucoup d’Européens rêvent alors. Après avoir été l’instrument essentiel de la prise du pouvoir, cette propagande et la terreur qui l’accompagne deviennent le principal mode de gouvernement des nazis.

En 1919, Hitler se découvre des dons de tribun en même temps qu’une vocation politique. Il est alors militaire et chargé d’insuffler à ses camarades une foi nationaliste propre à les détourner de la révolution socialiste. Lui-même se forge une doctrine en matière de propagande, doctrine étayée par de nombreuses lectures, dont Psychologie des foules de Gustave Le Bon, paru en 1895. L’idée centrale de Hitler est simple : lorsqu’on s’adresse aux masses, point n’est besoin d’argumenter, il suffit de séduire et de frapper. Les discours passionnés, le refus de toute discussion, la répétition de quelques thèmes assenés à satiété constituent l’essentiel de son arsenal propagandiste, comme le recours aux effets théâtraux, aux affiches criantes, à un expressionnisme outrancier, aux gestes symboliques dont le premier est l’emploi public de la force. Ainsi, quand les SA brutalisent leurs adversaires politiques, ce n’est pas sous l’effet de passions déchaînées, mais en application des directives permanentes qui leur sont données.

Après son adhésion au minuscule Parti ouvrier allemand d’Anton Drexler, en septembre 1919, Hitler prend très vite un ascendant considérable sur les fondateurs du mouvement grâce à son talent oratoire. C’est pourtant contre ses vues que le parti adopte, en février 1920, un programme qui demeurera celui des nazis jusqu’à la fin. Hitler se soucie peu d’être lié par un programme, mais il sait introduire dans celui du NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) des promesses opportunes : l’abolition des grands magasins au profit des petits commerçants, une profession de foi en faveur de la propriété privée et même une allusion au « christianisme positif ». Il a déjà choisi la cible de sa propagande : les classes moyennes, laminées par la crise économique que traverse alors l’Allemagne. Il s’oppose ainsi aux éléments ouvriéristes qui dominent à l’origine le parti, même si tous les adhérents s’accordent sur un nationalisme intransigeant.

Le putsch manqué du 9 novembre 1923, à Munich, fait de Hitler un homme politique de dimension nationale. Héros de la guerre de 1914-1918 et ancien chef d’état-major de Hindenburg, Ludendorff cautionne le coup de force à ses côtés. Mais, inculpé principal au procès de février 1924, Hitler se fait connaître comme un véritable leader de l’extrémisme de droite en Allemagne. Peu lui importe donc que le parti soit momentanément dissous, il ne travaille que pour lui-même.

Le condamné met à profit les neuf mois passés dans la prison de Landsberg pour rédiger Mein Kampf et camper ainsi son personnage politique. Cette autobiographie, émaillée de considérations éthiques, sociales et politiques, décrit en effet un homme de convictions, pétri d’indignations et de haines. Hitler assimile son destin à celui du peuple allemand : il a subi comme lui les épreuves du chômage et de la guerre, et sa vocation d’« artiste » s’est heurtée au conformisme social d’une bourgeoisie dominée par les Juifs. En d’autres termes, le complot de l’étranger et des Juifs, qu’ils soient socialistes ou capitalistes, est à l’origine des malheurs de sa patrie. Sa conduite héroïque au cours de la guerre, qui lui a valu des décorations sans qu’il dépasse le grade de caporal, fait de lui un Allemand à part entière et lui assure la sympathie des anciens combattants, même s’il est né en Autriche. Tiré à des millions d’exemplaires et généreusement distribué, Mein Kampf fondera le culte de la personnalité de Hitler après son arrivée au pouvoir.

De fait, la période de l’immédiat après-guerre, avec la crise de 1920 puis l’inflation galopante de 1923, offre un terrain de choix à la propagande hitlérienne. À partir de 1924, en revanche, le rétablissement de l’ordre économique et politique se révèle désastreux pour le futur Führer. Reconstitué sous sa direction en 1925, le parti se développe cependant dans toute l’Allemagne et les SA recrutent suffisamment pour combattre les milices socialistes et communistes. Mais jusqu’en 1929, il ne recueille que de 1 à 6,5 % des voix lors des élections dans les Länder et encore moins lors des élections nationales. Le NSDAP est trop peu représenté pour pouvoir accéder fréquemment à la radio, les réunions publiques n’attirent que de maigres auditoires de convaincus et le journal du parti, le Völkischer Beobachter, compte peu de lecteurs.

La violence de la propagande nazie pallie le manque d’effectifs. Elle abonde en attaques personnelles et calomnieuses contre les hommes de Weimar, constamment accusés de trahir l’Allemagne au profit de l’étranger ou des Juifs. Le chancelier Gustav Stresemann, signataire avec le Français Aristide Briand des accords de Locarno en 1925, passe ainsi pour un « vendu » parce qu’il a une femme juive. Des fables scandaleuses sont inventées de toutes pièces pour discréditer les dirigeants accusés de n’être pas vraiment Allemands.

Tout change à partir de la grande crise qui surgit brutalement dès la fin de 1929. Hitler fait preuve de flair politique en axant sa propagande sur les trois groupes sociaux qui souffrent le plus du désastre économique : les chômeurs, les paysans et les classes moyennes. Il est aidé en cela par deux nouveaux adeptes : le journaliste Joseph Goebbels et l’écrivain Walter Darré, défenseur de la paysannerie. Chargé en 1930 de préparer les élections en milieu rural, Darré s’exécute avec une sincérité dont la plupart des nazis sont dépourvus. Il a enfin trouvé un parti qui accepte de défendre ses idées agrariennes, bien différentes, cependant, de ce qu’avait été jusqu’alors l’idéologie nazie. Ainsi, c’est sur les thèmes de la défense de la propriété agricole, de l’aide de l’État à la production et du soutien des prix que le NSDAP obtient 18,2 % des voix en septembre. Le voilà devenu un grand parti, susceptible de participer au gouvernement. La radio est désormais ouverte à Goebbels.

De 1930 à 1932, les nazis tentent de gagner la confiance de tous les milieux de la société allemande. Les frères Strasser, animateurs de la tendance socialisante du parti, s’adressent au monde ouvrier tandis que Hitler et Göring fréquentent les hommes d’affaires, soucieux d’acquérir une nouvelle respectabilité. Mais les principaux agents de la propagande sont les SA conduits par Röhm, un ancien officier, héros de la guerre et chef des corps francs de Bavière en 1919-1920.

Face à une agitation ouvrière croissante, ces troupes de choc se substituent à la police pour rétablir l’ordre, aux prix de bagarres sanglantes. Bien plus que les affiches et les discours violemment anticommunistes et antisocialistes, ce sont la répression et la provocation qui imposent le NSDAP comme le parti de l’ordre et le rempart du Reich contre le communisme. Les propos socialisants de certains nazis ont peu de poids dans les milieux ouvriers. En revanche, les conservateurs, obnubilés par le danger bolchevique, n’hésitent pas à offrir leur argent et leurs suffrages au parti qui devient le premier du pays en juillet 1932, avec 37 % des voix.

La conquête du pouvoir par Hitler résulte ainsi largement de l’usage cynique qu’il sut faire d’une propagande fondée sur le mépris : mépris de ses camarades politiques dont il abandonne le programme à son gré et dont il trahit les préoccupations ouvriéristes ; mépris de ses concitoyens auxquels il promet toute chose et son contraire, changeant de style selon les lieux, les moments et les publics. Les seules constantes des discours hitlériens sont l’antisémitisme et la xénophobie.

L’arrivée de Hitler à la Chancellerie, le 30 janvier 1933, ne modifie pas sa conception de la propagande mais augmente les moyens dont il disposait jusqu’alors et lui donne de nouveaux objectifs : munir le Führer d’un pouvoir absolu et étouffer toute opposition. La terreur joue à ces fins un rôle décisif. Il s’agit de détruire les organisations sociales qui échappent au contrôle du parti et de l’État, d’amener les individus à adhérer au nouveau régime en les persuadant qu’il n’est pas d’autre voie pour vivre dans la société allemande.

Véritable inspirateur de la propagande, Hitler en est aussi le centre lors de ses apparitions publiques, de ses discours et de ses interventions radiodiffusées. La presse et les actualités cinématographiques entretiennent un culte de la personnalité auquel il prête ses talents d’acteur, soigneusement cultivés par un travail d’étude des poses qu’il prendra face au public ou à la caméra.

L’architecte Albert Speer est le metteur en scène attitré des grands spectacles aux cours desquels le Führer galvanise son peuple. Il construit des stades gigantesques et orchestre les jeux de la foule, de sons et de lumières ; il utilise les projecteurs de l’armée pour créer des voûtes de rayons lumineux à mille mètres au-dessus de la tribune d’où son chef harangue des masses en uniforme.

Les spectateurs étrangers hostiles au régime sont eux-mêmes impressionnés par la magnificence de ces cérémonies. Elles soulignent la communion du peuple et de son Führer qui contraste avec les divisions de l’époque weimarienne. La principale manifestation, la Diète nationale du parti, est célébrée à Nuremberg. Les autres commémorent les grands moments de l’histoire du NSDAP et rendent hommage aux morts, héros de la guerre ou du nazisme qui se sont sacrifiés pour la régénération de l’Allemagne. Tard dans la soirée, le discours de Hitler déchaîne l’enthousiasme. Ces liturgies colossales laissent à chacun le sentiment que toute réflexion critique l’isolerait d’une communion nationale manifestée avec une ampleur et une solennité jamais atteintes, vécue dans une tension unanime et répercutée par la radio et par une presse illustrée d’excellente qualité technique.

Les discours de Hitler visent à provoquer une tension paroxystique. Ils ne définissent aucune politique, ne présentent aucun grand dessein, mais se contentent d’exprimer des indignations pour provoquer les réactions de la foule, interpelée par des alternatives simplistes. « Voulez-vous la paix ? », rugit Hitler : « Oui ! » hurle à pleins poumons le public. Jamais les propos hitlériens n’exposent rationnellement une situation, ne proposent un projet de société. Ils en appellent toujours aux passions qui fondent l’adhésion unanime.

La diffusion de l’idéologie nazie est confiée à Joseph Goebbels, nommé en mars 1933 ministre de l’Information et de la Propagande. Cet énorme ministère englobe en fait tout ce qui concerne la culture. Après des études de littérature allemande poussées jusqu’au doctorat, Goebbels écrivit plusieurs romans dont aucun éditeur ne voulut. À la recherche d’un gagne-pain, il exerça ensuite des activités variées et acquit une certaine expérience du journalisme. Sa rencontre avec Hitler, en avril 1926, est une véritable conversion. Il lui restera fidèle jusqu’à son suicide dans le bunker de la Chancellerie en mai 1945, contrairement aux autres dirigeants nazis. Goebbels dispose d’un talent oratoire remarquable quand il parle à la radio, alors que, dans les réunions publiques, il est défavorisé par sa petite taille et son pied bot. Mais il excelle dans tous les genres : ton grave, appel au sentiment, véhémente dénonciation des adversaires du régime, violentes attaques des « complots » capitalistes, communistes et juifs. Amateur très éclairé de cinéma et metteur en scène de grands spectacles politiques, il met toute son ardeur au service de Hitler.

Cette propagande ne peut être vraiment efficace qu’à condition de priver les Allemands des sources d’information et des formes d’expression non contrôlées par les nazis. Pour atteindre ce but, il faut isoler le pays de l’extérieur et empêcher toute diffusion d’opinions hétérodoxes, y compris celles que contiennent d’anciennes publications nazies, voire hitlériennes, si elles contredisent les objectifs du moment. La politique économique du Reich, qui limite strictement les importations, permet d’éliminer les journaux, films et livres étrangers du marché. Seule la radio franchit les frontières. Mais pendant toute la durée du IIIe Reich, l’écoute des stations étrangères est interdite, présentée comme un acte d’inféodation à l’ennemi, aux Juifs, accusés d’inspirer un complot antiallemand et d’exercer une influence néfaste sur les médias. Dénoncer les auditeurs de radios étrangères, sur qui s’abattent de lourdes sanctions, est considéré comme un acte de civisme.

L’instauration d’une économie dirigée permet d’autre part de réduire au silence les oppositions intérieures. La distribution du papier, notamment, est contingentée ; la radio et la production cinématographique sont entièrement contrôlées par l’État. Dès 1933, les bibliothèques publiques sont épurées des ouvrages classés comme subversifs, soit en raison de leur contenu, soit parce que leurs auteurs sont Juifs ou réputés ennemis du Reich. Les autodafés où brûlent des milliers de livres manifestent l’acharnement des nazis. Par prudence, beaucoup d’Allemands cachent alors ou détruisent les œuvres suspectes qu’ils possèdent. Les professions concernées par l’édition sont placées sous le contrôle du gouvernement qui crée une Chambre des écrivains, une Chambre des journalistes et une Chambre des cinéastes. Refuser d’appartenir à l’une de ces corporations, dont la carte professionnelle peut être retirée à tout moment, revient à s’interdire de travailler.

Dans de telles conditions, la censure préalable devient inutile. Soucieux de maintenir une certaine diversité dans le style, de façon que chaque journal s’adresse à son public dans les termes qui lui conviennent, Goebbels déclare : « Que chacun joue de son instrument, pourvu qu’ils jouent la même musique. » Lui-même et ses collaborateurs se chargent de recevoir les journalistes à qui ils présentent la version officielle de l’actualité. Tout article hétérodoxe est puni en vertu d’une loi non écrite, donc parfaitement arbitraire. Il suffit qu’un journaliste soit accusé de trahir les intérêts de la patrie, du peuple allemand ou de la race aryenne pour être emprisonné, avec ou sans jugement. On comprend que la presse se montre docile dès 1933.

Dans les domaines littéraire et artistique, Goebbels tente d’étoffer le groupe des zélateurs du régime, cherchant en particulier à attirer certains peintres expressionnistes. Mais Hitler ne l’entend pas ainsi, soit en raison de ses goûts personnels, soit parce qu’il perçoit l’éventuel effet subversif et incontrôlable de l’art moderne, soit encore parce qu’il veut rassurer une population méfiante à l’égard des nouvelles formes d’expression artistique. Le nazisme défend des valeurs solides, une morale traditionnelle et un art qui n’offusque personne, tout en utilisant des techniques modernes. L’art national-socialiste vise à exalter la grandeur du régime par son gigantisme et sa glorification de l’héroïsme, non par la recherche ou la nouveauté.

La littérature, le théâtre, le cinéma et les beaux-arts revêtaient un éclat tout particulier sous la république de Weimar, où dominait un art inspiré par la contestation de la société bourgeoise. Comme les écrivains Thomas et Heinrich Mann, le poète Kurt Tucholsky, le cinéaste Fritz Lang, le peintre Ersnt Kirchner ou le fondateur du théâtre moderne, Bertolt Brecht, nombre d’artistes quittent l’Allemagne dès 1933. Ceux qui restent acceptent les concessions nécessaires : ils cessent de produire ou ne publient que des œuvres anodines, à l’instar du romancier Ernst Jünger ou des peintres Otto Dix et Emil Nolde, quand ils ne prêtent pas leur plume au régime, comme Hans Carossa. En 1936, une exposition des « arts dégénérés » est censée dévoiler l’horreur de l’expressionnisme, inspiré de l’art nègre – et souvent représenté par des artistes juifs –, mais elle n’obtient qu’un succès limité. Au reste, ce rejet de l’expressionnisme n’empêche pas les nazis de lui emprunter ses techniques, en particulier pour les affiches, évocations frappantes et simplifiées d’un message violent.

Un certain nombre de littérateurs et d’artistes exaltent le régime et ses valeurs : travail, famille, héroïsme, sport. En fait, le IIIe Reich ne comptait pas beaucoup sur leurs contributions qui restent sans intérêt. En revanche, la propagande nazie insiste sur le goût de Hitler pour l’art et sur le caractère universel de son génie. Un recueil de dessins et d’aquarelles du Führer, œuvres médiocres et conventionnelles, est ainsi publié en 1936.

Cinéphiles passionnés, Goebbels et Hitler sont persuadés que le grand écran est l’instrument idéal pour endoctriner les masses. Le contrôle de la production est facile, étant donné son coût : déjà concentrée entre les mains de quatre compagnies, elle est réduite à une seule en 1942. La Chambre nationale du film impose une réglementation extrêmement stricte dans le domaine financier ainsi que dans ceux de la production et de l’emploi.

Projetées obligatoirement dans toutes les salles de cinéma, les actualités hebdomadaires revêtent une importance particulière. Ces documentaires constituent l’un des moyens de persuasion les plus efficaces. La puissance des images, souvent composées avec beaucoup de talent, l’emporte de loin sur celle de l’écrit et du discours. La production de films de fiction est également très soignée. Ils glorifient la nation allemande et son passé héroïque (Frédéric le Grand de Veit Harlan), l’obéissance aux chefs (Le Triomphe de la volonté de Leni Riefensthal), les vertus publiques et privées (Le Retour de Gustav Ucicky), la simplicité des mœurs et la diffamation des ennemis anglo-saxons, bolcheviques et juifs (L’Oncle Krüger de Hans Steinhoff, GPU de Karl Ritter ou Le Juif Süss de Veit Harlan).

Conçues comme des éléments essentiels du décor théâtral propre au IIIe Reich, la sculpture et l’architecture tiennent une place importante dans l’art de propagande nazi. Mais parmi les nombreux projets, peu sont réalisés. Au moins le gigantesque stade de Nuremberg témoigne-t-il du caractère grandiose de ces rêves de pierre. Architecte et ami personnel du Führer, Albert Speer prétend pouvoir exercer pleinement son talent créateur sous la direction de Hitler, sans toutefois mesurer vraiment son rôle dans l’établissement du totalitarisme, si l’on en croit ses Mémoires.

En dépit de son culte des valeurs traditionnelles de la famille, de la paysannerie et de l’héroïsme militaire, le nazisme entend accomplir une « révolution de la pensée ». À la culture du XIXe siècle, trop imprégnée de l’exemple français à son gré, il oppose une culture issue du peuple germanique, un art susceptible de parler à tous et non plus à une élite, un « langage du sentiment » où la propagande doit tenir sa place tout en demeurant « invisible ». Le cinéma est le vecteur privilégié de cette culture populaire dont le moralisme bon marché contraste singulièrement avec l’immoralisme intégral affiché par le parti. Car si le IIIe Reich proclame la grandeur et les vertus des familles, il leur arrache les enfants pour les embrigader dans les Jeunesses hitlériennes.

L’un des grands thèmes de la propagande nazie est l’avènement d’un homme nouveau, vivant selon une éthique libérée des apports du rationalisme et de l’intellectualisme, du libéralisme et du marxisme d’origine juive. Pur aryen, il est un homme simple, qui se satisfait d’actes de bravoure et de l’obéissance à ses chefs. Ce modèle humain présenté dans les mouvements de jeunesse fournit leurs héros aux films nazis et aux artistes. L’apologie du sport impose ce surhomme à la société alors que les succès internationaux des athlètes allemands semblent témoigner de la réussite du nazisme.

Les Jeux olympiques qui se déroulent en 1936 à Berlin, dans un immense stade bâti pour la circonstance, marquent l’apogée du régime. L’organisation sans faille, le mélange de manifestations nazies et de compétitions sportives constituent autant d’apports à la propagande. Une cinéaste de talent, Leni Riefenstahl, en tire un grand film, Les Dieux du stade. C’est la première fois qu’une démonstration sportive permet une pareille exploitation politique.

Avant la guerre, Hitler se sert également de l’appel au sacrifice pour faire accepter à la population l’augmentation considérable des dépenses d’armement et la pénurie des biens de consommation. Pendant la guerre, l’effort militaire demande encore des sacrifices au peuple allemand pour assurer la victoire finale. Il ne s’agit donc pas seulement d’un renoncement légitime, dans l’espoir d’une société meilleure ou d’un Reich dominant l’Europe pour mille ans, mais d’un sacrifice qui trouve sa justification en lui-même, une vertu propre à la race aryenne. S’il rencontre peu d’écho auprès des anciennes générations, cet appel est entendu par les plus jeunes qui espèrent, jusqu’à l’effondrement complet du Reich, que Hitler trouvera un moyen de renverser la situation. Ils acceptent la mort avec la conviction qu’elle est la plus haute expression de leur vocation d’Allemands.

À côté des messages destinés à la collectivité des Allemands, une propagande active vise à persuader chacun en particulier que l’État se préoccupe de son sort. Le monde ouvrier, le plus rétif au IIIe Reich, a perdu toute possibilité de revendication, de participation à la gestion des entreprises et de contestation. Si son revenu moyen s’améliore, ses conditions de travail empirent. Pour convaincre les ouvriers que le nazisme veille à leur bien-être, un « battage » considérable est fait autour de l’organisation du « Secours d’hiver », qui distribue la soupe populaire aux chômeurs et est patronée par le parti, puis autour des grands travaux, comme la construction des premières autoroutes, qui contribuent à résorber le chômage. Les corporations rassemblant patronat et salariés sous le contrôle de l’État sont censées résoudre les antagonismes de classe. L’association « La force par la joie » met ainsi sur pied des croisières en mer du Nord où patrons et ouvriers se côtoient devant les caméras.

Mieux disposée à l’égard du régime, la paysannerie n’est pas mieux traitée, bien que constamment louée par la propagande nazie qui, l’opposant à la population urbaine, l’érige en archétype du germanisme et de ses vertus.

Quel est l’impact réel de la propagande nazie sur les Allemands ? Tout indique qu’une très large fraction de la population conserve un sens critique aigu et que, même si nul n’ose s’attaquer en public aux maîtres de l’heure, une grande partie de la société reste consciente du caractère mensonger de leurs propos. L’antidote le plus répandu, c’est la « bonne histoire » qui les tourne en ridicule : colportée de bouche à oreille, elle dit tout bas le refus de gober tout ce que racontent les journaux et la radio. Mais cela ne signifie pas que la propagande soit inefficace auprès d’une jeunesse fanatisée par la Hitlerjugend par exemple. L’isolement de l’Allemagne dans le monde et celui de l’individu dans la société nazie ne permettent pas de distinguer le vrai du faux, et le matraquage médiatique ne reste pas sans effet.

L’Allemagne tout entière ne manifeste un réel enthousiasme à aucun moment des douze ans de pouvoir de Hitler et, de ce point de vue, la propagande totalitaire échoue. Mais le but du régime n’est pas là. L’essentiel, pour lui, est que les Allemands obéissent et, à de rares exceptions près, ils le font jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au massacre parfaitement vain de centaines de milliers d’hommes, à un moment où la défaite est inéluctable. Sans la propagande, le Führer ne serait sans doute pas parvenu à un tel résultat qui atteste, par son absurdité, de l’efficacité des méthodes de Goebbels.

La violence est l’instrument par excellence de la politique étrangère nazie dans laquelle la propagande joue un rôle non négligeable, bien que secondaire. Ultranationaliste, le national-socialisme n’est pas un bon article d’exportation. En outre, il n’a jamais les moyens, même dans les pays occupés, de provoquer l’éclatement de la société traditionnelle, préalable indispensable au succès de sa propagande. Hors des pays occupés, les marges de manœuvre de celle-ci sont extrêmement limitées. De rares individus se laissent séduire par les thèmes nazis, et Hitler se trompe lorsqu’il espère que les minorités allemandes des États-Unis empêcheront leur pays d’adoption d’entrer en guerre contre leur patrie d’origine. Son ignorance du monde extérieur ne le prépare pas à y entretenir une action idéologique efficace.

Vaincus ou alliés, les pays occupés par les armées du Reich subissent une intense propagande destinée à faire accepter au peuple la politique de collaboration de ses dirigeants. Dès qu’ils contrôlent de nouveaux territoires, les nazis y introduisent leur censure et mettent la main sur la presse, la radio, la production et la distribution cinématographiques. Ils martèlent un leitmotiv : la cause défendue par l’Allemagne est celle de l’Europe, menacée par la ploutocratie internationale, les Juifs et le bolchevisme. L’exaltation du héros allemand corrobore l’évocation de conditions de paix plus favorables qui seraient accordées au pays s’il choisit la collaboration, notamment économique. Comme en Allemagne, cette propagande est associée à des mesures de terreur, particulièrement cruelles en Pologne et en Russie occupée. Les victoires nazies sont mises en exergue alors que la résistance locale est assimilée à un terrorisme, essentiellement mené par des communistes et des étrangers.

Cependant, malgré l’intégration de ces pays au territoire économique du Reich, malgré le soutien apporté aux mouvements fascistes locaux, la désintégration de la société traditionnelle ne peut être menée à son terme. Les cadres des partis et des syndicats dissous, les Églises, les mouvements de jeunesse exercent une contre-propagande. Au reste, les populations réalisent très vite la contradiction entre le discours et la réalité que révèlent la tyrannie, l’exploitation économique, le mépris des peuples et de leurs dirigeants, même fascistes. Jamais ces pays ne sont totalement isolés de l’information venue de Londres, de Suisse ou de Moscou, et nulle part, sauf peut-être en Finlande et en Roumanie, le sentiment national ne se mobilise pour la cause de l’Europe hitlérienne.

Ni l’inflexible volonté du Führer, ni la supériorité intrinsèque de la race germanique ne deviennent des articles de foi. Les gouvernements qui s’associent au Reich dans la guerre s’empressent de traiter avec l’adversaire dès que le territoire national est envahi. Aucun ne nourrit d’incroyables espoirs dans les armes nouvelles promises par la propagande nazie et aucun ne veut surtout que son pays sombre dans le cataclysme final, comme Hitler sait encore le faire accepter aux Allemands.

Ce ne sont pas les seules techniques modernes de la propagande, pourtant très bien mises au point par les nazis, qui expliquent son succès, mais l’adaptation assez remarquable de ses thèmes à ce qu’une large fraction de la population allemande souhaite entendre à un moment de son histoire. Certes, l’emprise du nazisme sur la société ne s’explique pas sans l’utilisation des moyens d’expression contemporains. Mais elle bénéficie aussi de circonstances favorables : le déracinement des ruraux, l’urbanisation rapide du pays, le développement des moyens de transports avaient donné naissance à une société de masse. Hitler réussit fort bien à adapter son action publicitaire aux possibilités que lui offrait cette société où l’homme, diminué par la révolution industrielle, avait soif de vérités sommaires et rassurantes.

À force de tout subordonner au paraître et à la manipulation des masses, le nazisme n’a rien créé de durable, ni en Allemagne, ni à l’extérieur. Il était vide de contenu. Il fut la victime de cette propagande qui l’a entraîné à la démesure, au crime et à la catastrophe parce qu’il n’existait que par elle.