Mein Kampf d’Adolf Hitler, paru en 1925 et 1926 en Allemagne, ne connaît à ses débuts qu’un succès relatif : moins de 35 000 exemplaires vendus en 1929. Mais la montée des nazis et l’accession de Hitler à la Chancellerie en janvier 1933 donnent le signal d’une carrière fulgurante. Au total, Mein Kampf a été vendu à près de dix millions d’exemplaires.
En octobre 1933, paraissent les premières éditions étrangères. À Londres, Hurst et Blackett publient une version abrégée : My Struggle. La même semaine, elle est reprise aux États-Unis par Houghton Mifflin C° sous le titre My Battle. L’histoire de cette version ainsi que son retentissement en Angleterre et aux États-Unis ont été analysés dans Hitler’s « Mein Kampf » in Britain and America, par James et Patience Barnes20. Axé sur les traductions anglaises, il pose néanmoins des questions pertinentes, valables sans aucun doute pour l’ensemble des pays, dont la France, qui ont eu à combattre l’Allemagne nazie.
Pourquoi avoir attendu 1933 ? En effet, dès 1925, Eher Verlag, l’éditeur munichois, contacte des éditeurs à Londres et à New York pour vendre les droits de traduction. Sans succès. Le livre est trop long – près de huit cents pages et deux volumes pour les premières éditions – et d’une lecture « indigeste » et « sinistre ». La Crise arrivant, personne ne tient à courir le risque d’un échec commercial. Hitler, avant 1930, n’est guère pris au sérieux à l’étranger.
Tout change évidemment en 1933. Mais alors, deuxième question : pourquoi publier une version abrégée et non l’intégralité de l’œuvre, lui ôtant ainsi son caractère de document brut ?
À cela, J. et P. Barnes avancent d’abord une raison commerciale. L’éditeur anglais veut faire vite. E.T.S. Dugdale, le traducteur, qui couve le projet depuis quelque temps, lui apporte une version traduite de trois cents pages environ. Il accepte, trop heureux de pouvoir sortir le livre alors que Hitler fait « encore » la une de l’actualité. Personne ne peut affirmer si cela va durer… Autre raison, politique celle-là : Hitler a mis un veto à toute parution intégrale à l’étranger. Le chef de bande, en effet, a fait place à un chef d’État. On expurge les nouvelles versions, et l’édition anglaise n’échappe pas à la règle. Elle est soumise à l’approbation des nazis par l’intermédiaire du correspondant à Londres du Völkischer Beobachter. C’est à cette condition que les droits de traduction sont cédés.
Troisième question : quelle est alors la valeur réelle de la traduction de Dugdale ? Dès sa parution, le livre est suspect. L’édition anglaise ne mentionne pas le traducteur et ne donne aucune indication sur les coupures. On pense à une opération de propagande. Le Times a publié en juillet 1933 des extraits de Mein Kampf. On fait des comparaisons et on accuse cette version d’être tronquée : « elle donne une fausse image du livre et de l’incroyable grossièreté intellectuelle de son auteur », écrit, par exemple, Leonard Stein, à l’éditeur.
Analysant cette version, J. et P. Barnes arrivent à la conclusion que le Führer y semble moins fanatique et plus fin politique. Les lacunes sont d’importance. Dans la version originale, Hitler spécifie que la conquête de l’« espace vital » se fera aux dépens de l’Europe centrale et de l’URSS. Une idée centrale « oubliée » par Dugdale.
Tel quel, le livre se vend d’autant mieux que se précise la « montée des périls », comme on le voit sur ce tableau :
My Struggle (G.-B.) |
My Battle (E.-U.) |
|
1934 |
4 700 |
5 500 |
1935 |
3 000 |
600 |
1936 |
3 600 |
800 |
1937 |
24 200 |
2 600 |
1938 |
53 700 |
3 500 |
1939 |
10 000 |
À la veille de la guerre, 100 000 exemplaires ont été vendus en Angleterre. Aux États-Unis on atteint les mêmes chiffres peu après.
Il faut attendre 1939 pour voir la publication à Londres du texte intégral, chez le même éditeur mais traduit cette fois par un certain James Murphy. Bien que ce dernier ait travaillé en Allemagne – dans les services de Goebbels ! –, les nazis protestent. L’éditeur allemand déclare cette version « illégale ». Mais ils laissent faire, et la guerre va couper court à un éventuel procès. En août, 32 000 exemplaires sont déjà écoulés et, au total, J. Barnes estime qu’elle a atteint les 200 000 exemplaires. Aux États-Unis, deux versions concurrentes totalisent, elles, 300 000 ventes.
Et en France ? « L’ennemi mortel et implacable du peuple allemand est et demeure : la France », écrit Hitler dans Mein Kampf.
En février 1934, quelques jours après les émeutes, paraît une version intégrale de Mein Kampf aux Nouvelles Éditions Latines, traduite par Gaudefroy-Demombynes et Calmette. Dans une brève préface, l’éditeur souligne la nécessité vitale pour tout Français de connaître ce livre. Il ajoute que cette publication est illégale en regard de la propriété littéraire puisque Hitler n’a pas donné son accord. « Nous avons pensé qu’il était d’intérêt national de passer outre à ce refus. » Revendiquant l’entière responsabilité de cette publication, l’éditeur se justifie en reprenant à son compte une déclaration du Dr Frick, ministre de l’Intérieur du Reich : « Le droit, c’est ce qui sert le peuple allemand. L’injustice, ce qui lui porte dommage. » Mais la France reste encore un État de droit : suite à une plainte de l’éditeur allemand, un arrêt de la Cour de commerce de juin 1934 ordonne la mise au pilon des 5 000 exemplaires tirés. Elle condamne même l’éditeur français à un franc symbolique de dommages et intérêts.
Il semble qu’aucune autre version intégrale n’ait été publiée en France avant 1939. En revanche, le lecteur français a le choix entre une vingtaine d’éditions abrégées, toutes différentes, tant par la traduction que par les opinions politiques qu’elles reflètent21. Singulier paradoxe : alors que Mein Kampf est au cœur des polémiques sur l’Allemagne nazie, peu de personnes disposent du texte intégral.
Outre le problème juridique, il semble que l’explication de cette lacune réside dans l’interrogation à laquelle personne n’apporte de réponse satisfaisante : faut-il lire le chef fanatique qui parle de guerre dans Mein Kampf, ou le chef d’État qui parle de paix dans ses discours ? Même les communistes se posent la question : « Je suis prêt moi-même à parler avec Hitler […], s’il consent enfin à retirer Mein Kampf et les menaces insolentes qu’il fait peser sur notre peuple », déclare Maurice Thorez dans un discours de septembre 193622.
Même un témoin de premier plan, l’ambassadeur François-Poncet, reste mitigé dans ses appréciations. « Le Führer a évolué depuis l’époque où il écrivait Mein Kampf », dit-il de Berlin au Quai-d’Orsay23. Interrogé par Fernand de Brinon le 16 novembre 1933, le Chancelier allemand déclare : « Un homme politique se justifie non par des mots, mais par son comportement, par des actes. La meilleure façon pour moi de justifier Mein Kampf vis-à-vis de la France, c’est le fait que je m’engage de toutes mes forces en faveur d’une entente franco-allemande24. »
La plupart des hommes politiques occidentaux se trouvent ainsi confrontés à un problème complexe : quel crédit accorder à une œuvre écrite par un homme politique avant son accession au pouvoir ? La même difficulté se retrouve outre-Manche. Selon J. Barnes, le Foreign Office connaît Mein Kampf dans le détail. Deux secrétaires d’État – Simon en 1933 et Eden en 1936 – ont pris l’initiative d’en faire diffuser des résumés, traduits par leurs soins, dans leurs services. Le débat reste ouvert pour savoir si Chamberlain, le Premier ministre anglais, a « réellement » lu Mein Kampf… Il semble que oui. Mais cela ne l’empêche nullement de faire confiance à Hitler et de signer les accords de Munich en 1938.
L’intérêt de ces analyses sur la diffusion de Mein Kampf est évident. Reste une question : qu’aurait apporté à la diplomatie française ou anglaise à l’égard de l’Allemagne une « bonne » interprétation des écrits de Hitler – en admettant que cela soit possible à l’époque – alors que, sur le fond, la politique des deux pays tendait a priori plus vers un aveuglement volontaire que vers une vigilance exacerbée ?
Si, pour l’historien, la question reste en suspens, un homme y a répondu en 1940 : « En 1933, un Président du Conseil français aurait dû dire (et je l’aurais dit, si j’avais été à sa place) : “Cet homme qui est devenu Reichskanzler, c’est celui qui a écrit Mein Kampf où il dit telle et telle chose. Cet homme ne peut être toléré à nos frontières. Ou il disparaît, ou nous marchons contre l’Allemagne.” Cela eût été parfaitement logique, mais on y a renoncé. On nous a laissés faire, on nous a permis de traverser la zone de risques ; nous avons pu éviter les écueils, et quand nous étions arrivés au bout, que nous étions bien armés, mieux qu’eux, ils ont commencé la guerre25. »
Son nom : Joseph Goebbels.