AMOUR ET COMPAGNIE
par Robert Sheckley
Avec la nouvelle d’Eklund, nous avons élargi la problématique du besoin et de la jouissance. La mécanosexualité a fait irruption dans nos rêves. Elle va y rester pour quelque temps. L’homme peut être manipulé, mais il doit toujours être complice, dans la mesure où – contrairement à l’androïde – il a des droits reconnus par la société : tel est le thème traité par Sheckley dans cette colossale nouvelle, connue en France sous le nom de Pèlerinage à la Terre, et à qui nous rendons ici le titre voulu par l’auteur. Tout le problème est de savoir ce que peuvent bien valoir les droits civils et le respect humain dans la société du spectacle, où cette histoire est située comme la précédente.
ALFRED SIMON était né sur Kazanga, une petite planète agricole de la région d’Arcturus et c’est là qu’il avait passé sa paisible jeunesse, menant son tracteur à travers les fertiles champs de blé et écoutant, pendant les longues soirées tranquilles, des disques de chansons d’amour venus de la Terre.
La vie n’était pas désagréable sur Kazanga. Les filles étaient mignonnes, sympathiques et consentantes : de bonnes compagnes pour une balade dans les collines ou une baignade dans les ruisseaux ; et, aussi, de solides épouses. Mais elles n’étaient pas romantiques pour deux sous. On pouvait s’amuser sur Kazanga, franchement et joyeusement. Mais cela n’allait jamais plus loin que le simple amusement.
Simon sentait bien que, dans sa douce existence, il manquait quelque chose. Un jour, il sut ce que c’était.
Un marchand avait atterri sur Kazanga, à bord d’une vieille guimbarde à moitié démantibulée, bourrée de livres. C’était un grand type dégingandé, grisonnant et légèrement détraqué. Bien entendu, une fête fut donnée en son honneur, car, dans les mondes extérieurs, où les occasions de se distraire n’abondaient pas trop, la moindre nouveauté était accueillie avec joie.
Le marchand s’empressa aussitôt de leur faire part des derniers potins qui couraient dans la Galaxie : la guerre des prix entre Détroit II et III ; la pêche sur Alana ; les toilettes de la femme du président de Moracia ; la façon bizarre dont parlaient les gens de Doran IV… Finalement, quelqu’un demanda : Parlez-nous de la Terre !
« Ah ! soupira le marchand en levant les sourcils. Vous voulez que je vous parle de la planète mère ? Eh bien, les amis, rien ne vaut la bonne vieille Terre, pas une seule planète de la Galaxie. Sur la Terre, les amis, tout est possible. Rien n’est interdit.
— Rien ? demanda Simon.
— Ils ont une loi contre l’interdiction, expliqua le marchand avec un sourire. Et personne jusqu’à présent n’a eu l’idée d’enfreindre cette foi ! La Terre, les amis, c’est autre chose. Vous autres, vous vous spécialisez dans l’agriculture ? La Terre, elle, s’est spécialisée dans toutes ces inutilités que sont la folie, la beauté, la pureté, l’horreur et le reste… Et les gens n’hésitent pas à faire des années-lumière pour venir goûter ces produits…
— Et l’amour ? demanda une femme.
— L’amour, ma fille ? fit le vendeur d’un ton paternel. Mais la Terre est le seul endroit de la Galaxie qui sache encore ce que c’est ! Détroit II et III ont bien essayé de l’acclimater, mais ils ont trouvé cela trop coûteux ; Alana a décidé que cela causait trop de désordre ; quant aux mondes comme Moracia, ou Doran IV, ils n’ont jamais trouvé le temps de l’importer. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, la Terre est spécialisée dans tout ce qui n’est pas pratique et elle en tire profit.
— Profit ? demanda un gros fermier.
— Naturellement ! La Terre est vieille, ses mines sont épuisées et ses champs sont stériles. Ses colonies maintenant sont indépendantes et peuplées de types sérieux comme vous autres, préoccupés de faire valoir leurs biens. Aussi, qu’est-ce que la Terre pouvait bien monnayer d’autre que, justement, ces futilités qui rendent la vie digne d’être vécue ?
— Avez-vous connu l’amour, sur la Terre ? questionna Simon.
— Si je l’ai connu ! répondit le marchand, avec une pointe d’amertume dans la voix. J’ai connu l’amour et, à présent, je voyage… Ces livres, les amis… »
Pour un prix exorbitant, Simon acheta un vieux livre de poésie qui le fit rêver d’amour au clair de lune, d’aurore naissante sur les lèvres desséchées des amants, de corps enlacés sur une plage sombre, éperdus d’amour et bercés par le lancinant clapotis des vagues.
Mais tout cela n’était possible que sur la Terre ! Parce que, comme l’avait dit le marchand, les enfants de la Terre, éparpillés dans les mondes lointains, étaient trop endurcis au travail, dans leur lutte pour la vie sur des sols souvent hostiles. Le blé et l’avoine poussaient sur Kazanga et les usines se multipliaient sur Détroit II et III. Les pêcheries d’Alana étaient le sujet de conversation de toute la Ceinture Méridionale, et il y avait des animaux dangereux sur Moracia et, sur Doran V, un désert à conquérir. Tout cela était très bien. Mais ces nouveaux mondes étaient austères, méthodiquement organisés, stériles dans leur perfection. Quelque chose avait été perdu, dans ces mornes confins de l’espace. Et ce quelque chose, seule la Terre savait encore ce que c’était.
C’était pour cela que Simon travaillait, épargnait et rêvait. Et, lorsqu’il eut atteint sa vingt-neuvième année, il vendit sa ferme, empaqueta quelques chemises dans un sac de voyage, revêtit son meilleur costume et une paire de solides chaussures de marche, et prit place à bord du long courrier Kazanga-Métropole.
Enfin il arriva sur la Terre, la Terre où tous les rêves doivent se réaliser, car une loi interdit qu’il en soit autrement.
Simon s’acquitta rapidement des formalités de douane, quitta le Spacioport de New York et se retrouva bousculé clans un métro qui le déposa à Times Square. Il émergea à la surface, ébloui par la lumière du jour, solidement cramponné à son sac de voyage, car on l’avait prévenu que la ville était infestée de pickpockets.
Le souffle coupé d’émerveillement, il regarda autour de lui.
La première chose qui le frappa fut le nombre incroyable de cinémas, à deux, à trois, à quatre dimensions, pour satisfaire aux goûts de chacun.
À sa droite, une enseigne éclatante annonçait : L’AMOUR SUR VÉNUS ! UN DOCUMENTAIRE SUR LES PRATIQUES SEXUELLES DES HABITANTS DE L’ENFER VERT ! SCANDALEUX ! RÉVÉLATEUR !
Il eut envie d’entrer. Mais, de l’autre côté de la rue, on donnait un film de guerre. Le panonceau proclamait : LES BRISEURS DE SOLEIL ! UN FILM CONSACRÉ AUX RISQUE-TOUT DES FLOTTES DE L’ESPACE ! Un peu plus loin encore : TARZAN CONTRE LES GOULES DE SATURNE !
Il se rappela, de ses lectures, que Tarzan était un ancien héros folklorique de la Terre.
Tout cela était merveilleux. Mais il y en avait trop ! Il vit de petites boutiques en terrasse où l’on pouvait déguster des produits venus de tous les coins de la Galaxie, et, particulièrement, des spécialités terriennes comme les pizzas, les hot-dogs et les spaghetti. Il y avait d’autres boutiques où l’on vendait des surplus de la Flotte Spatiale Terrienne, d’autres encore où l’on ne servait que des boissons.
Simon ne savait pas trop bien par quoi commencer. Soudain, il entendit derrière lui un bruit saccadé de coups de feu. Il fit volte-face.
C’était tout simplement une baraque de tir, longue et étroite, peinte de couleurs vives. Le propriétaire, un gros homme basané, perché sur un haut tabouret, souriait à Simon.
« Tentez votre chance ! »
Simon s’approcha et vit qu’au lieu des cibles habituelles, quatre jeunes femmes, fort légèrement vêtues, étaient assises sur des chaises criblées de traces de balles. Chacune avait une cible peinte sur le front et une autre au-dessus de chaque sein.
« On tire avec des vraies balles ? demanda Simon, ébahi.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Il y a une loi sur la Terre qui interdit de tromper le client sur la marchandise. Des vraies balles et des vraies pépées ! Allez, avancez un peu ! Vous pouvez en descendre une !
— Vas-y, beau blond ! cria l’une des filles. J’te parie qu’tu m’loupes.
— Regarde-le un peu. Il louperait une fusée à dix mètres !
— Mais non ! Montre-leur un peu, mon joli ! »
Simon se gratta la tête, essayant de ne pas paraître trop surpris. Après tout, il était sur la Terre, où tout était permis à condition que cela puisse rapporter.
« Est-ce que vous avez des baraques où on peut descendre des hommes ? demanda-t-il.
— Bien sûr, fit le propriétaire du tir. Mais, dites donc un peu, vous n’auriez pas des goûts pervers, par hasard ?
— Absolument pas !
— Vous êtes étranger, hein ?
— Oui. Comment l’avez-vous deviné ?
— Votre costume ! Je vois ça tout de suite au costume. » Le gros homme ferma les yeux et se mit à brailler : « Approchez, approchez ! Venez tuer une femme ! Débarrassez-vous des désirs refoulés ! Appuyez sur la gâchette et vous serez soulagé ! Mieux qu’un massage ! Mieux qu’une bonne cuite ! Approchez, approchez ! Venez tuer une femme ! »
Simon demanda à l’une des filles :
« Est-ce que vous êtes vraiment mortes quand on vous tue ?
— Ne soyez pas stupide !
— Mais le choc… »
La fille haussa les épaules :
« Ça pourrait être pire ! »
Simon eut envie de lui demander ce qu’elle aurait pu faire de pire que cela, mais le patron de la baraque se pencha par-dessus le comptoir et lui glissa d’un ton confidentiel :
« Écoute, mon pote. Vise un peu ce que j’ai là ! »
Simon se pencha par-dessus le comptoir et vit une mitraillette.
« Pour un prix dérisoire, continua l’autre, je te laisse te servir de cette pétoire. Tu peux bousiller la baraque et foutre les murs en l’air si tu veux. Ce truc-là tire des pruneaux de 45 ; ça pète le feu, crois-moi, mon pote. Avec une pétoire pareille, on se sent quelque chose dans le ventre quand on tire !
— Ça ne m’intéresse pas, répondit froidement Simon.
— J’ai des grenades aussi, insista l’autre. Tu pourrais…
— Non, merci !
— Si tu y mets le prix, tu peux me descendre moi, si c’est ça que tu veux. Mais j’aurais pas cru ça. Alors, qu’est-ce que t’en dis ?
— Non ! Jamais ! C’est horrible ! »
La patron le contempla d’un air railleur.
« Ah ! je vois. Monsieur n’est pas d’humeur ! Comme tu veux ! Je suis ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quand tu voudras, mon pote !
— Jamais ! cria Simon, et il s’enfuit.
— À tout à l’heure, beau blond ! » lui lança une des filles.
Simon s’arrêta à un stand de rafraîchissements et commanda un Coca-Cola. Ses mains tremblaient. Avec effort, il réussit à se calmer et il se mit à siroter son verre de Coca. Il ne devait pas juger les Terriens d’après ses propres conceptions, pensa-t-il. Si, sur Terre, on prenait du plaisir à tuer les gens et si les victimes n’y voyaient pas d’inconvénients, il n’y avait pas de raison d’y trouver à redire.
Et pourtant ?
Simon était en train de réfléchir à la question, quand il entendit une voix derrière lui :
« Alors, bonhomme ! »
Il se retourna et aperçut un petit homme rabougri, au visage de fouine, flottant dans un imperméable trop grand pour lui.
« Pas d’ici ? Hein ?
— Non. Comment l’avez-vous deviné ?
— Les chaussures ! Je vois ça tout de suite aux chaussures. Qu’est-ce que tu dis de notre petite planète ?
— Je me sens un peu… perdu, avança prudemment Simon. Je ne m’attendais pas… quoi…
— Évidemment ! répliqua le petit homme. Tu es un idéaliste. Ça se voit tout de suite à ta figure. Tu es venu sur Terre avec une idée derrière la tête. Est-ce que je me trompe ? »
Simon fit signe que oui. Le petit homme continua :
« Je vois ce qu’il te faut, l’ami. Tu voudrais une bonne petite guerre, histoire de défendre une cause solide. Tu es tombé à la bonne adresse. Nous avons actuellement six guerres en permanence et il est très facile d’obtenir une position importante dans n’importe laquelle.
— Je m’excuse, mais…
— Juste en ce moment, poursuivit le petit homme, les masses laborieuses opprimées du Pérou sont engagées dans une lutte désespérée contre la monarchie décadente et corrompue. Il suffirait peut-être d’un seul homme pour faire pencher la balance de leur côté. Pourquoi pas toi, l’ami ? Tu pourrais suffire, toi, pour assurer la victoire des socialistes ! »
Observant l’expression de Simon, le petit homme se reprit vivement :
« Mais il y a aussi beaucoup à dire en faveur de l’aristocratie éclairée. Le vieux roi du Pérou, un sage, un philosophe dans la meilleure tradition platonique, aurait grandement besoin de ton aide. Son petit corps d’humanistes, de savants, de gardes suisses, de chevaliers du royaume et de serfs royaux, est gravement menacé par la conspiration socialiste, d’inspiration étrangère. Un seul homme, peut-être, et…
— Cela ne m’intéresse pas.
— Les Anarchistes, en Chine…
— Non plus.
— Tu préférerais peut-être les Communistes au Pays de Galles ? Ou les Capitalistes au Japon ? Ou bien encore, divers groupes minoritaires comme les Féministes, les Prohibitionnistes… Nous pourrions sûrement arranger ça…
— Je ne veux pas de guerre ! insista Simon.
— Comme je te comprends, acquiesça vivement le petit homme. La guerre est un terrible fléau. Dans ce cas, tu es venu sur la Terre pour y trouver l’amour.
— Comment avez-vous deviné ? »
Le petit homme eut un sourire modeste :
« L’amour et la guerre sont les deux grandes spécialités de la Terre. De tout temps, elles n’ont pas cessé d’être, une mine d’or pour nous.
— Est-ce que l’amour est difficile à trouver ? demanda Simon.
— Deux pâtés de maisons plus haut, dit aussitôt le petit homme. Tu ne peux pas le rater. Tu n’as qu’à dire que c’est Joe qui t’envoie.
— Mais ce n’est pas possible ! Quand même, il ne suffit pas…
— Que sais-tu de l’amour ?
— Rien.
— Nous autres, nous sommes des experts en la matière.
— Mais j’ai lu dans le livre… La passion au clair de lune…
–… les corps enlacés sur une plage sombre, éperdus d’amour et bercés par le lancinant clapotis des vagues, enchaîna l’autre.
— Vous l’avez lu aussi ?
— C’est la brochure publicitaire… Bon, il faut que je me sauve. Deux pâtés de maisons plus haut. Tu ne peux pas te tromper. »
Et, avec un signe de tête amical, Joe disparut dans la foule.
Simon finit son Coca-Cola et se mit en marche dans la direction indiquée, le sourcil froncé de réflexion, mais décidé à ne pas juger avant d’avoir vu de quoi il retournait.
Lorsqu’il fut à la hauteur de la 44e rue, il aperçut une immense enseigne au néon violemment éclairée : AMOUR ET CIE.
En lettres plus petites : OUVERT 24 HEURES PAR JOUR !
Et, encore plus bas : Premier étage.
Simon fit la grimace. Un terrible soupçon venait de lui traverser l’esprit. Ce qui ne l’empêcha pas de monter et d’entrer dans une antichambre meublée, avec goût où on lui indiqua un long couloir aux portes numérotées.
Il fut invité à pénétrer dans un bureau où il fut reçu par un homme grisonnant, d’allure élégante, qui se leva de derrière un imposant bureau pour venir lui serrer la main.
« Alors ! Comment ça va sur Kazanga ?
— Comment avez-vous deviné que j’étais de Kazanga ?
— Votre chemise ! Je vois cela tout de suite à la chemise. Je me présente : Mr. Tate. Je suis là pour vous servir au mieux de mes possibilités. Monsieur…
— Simon. Alfred Simon.
— Asseyez-vous, je vous en prie, monsieur Simon. Cigarette ? Apéritif ? Vous ne regretterez pas de vous être adressé à nous, cher monsieur. Nous sommes la plus vieille maison spécialisée dans l’amour et de loin la plus importante ; beaucoup plus importante que notre plus proche concurrent Passion Illimited. D’autre part, nos tarifs sont tout ce qu’il y a de plus raisonnable et les produits que nous vous offrons de toute première qualité. Puis-je vous demander comment vous avez entendu parler de nous ? Vous avez peut-être lu notre pleine page de publicité dans le Times ? Ou bien…
— C’est Joe qui m’envoie.
— Ah ! oui. Joe est un de nos agents les plus précieux, fit Mr. Tate en hochant la tête. Eh bien, cher monsieur, je ne vois pas pourquoi nous attendrions plus longtemps. Vous avez fait un long chemin pour connaître l’amour, à présent vous allez être satisfait. »
Il avisa un bouton sur son bureau, mais Simon l’arrêta.
« Je ne voudrais surtout pas vous paraître impoli ou quoi que ce soit, mais…
— Oui ? fit Mr. Tate avec un sourire encourageant.
— Je ne comprends pas très bien, laissa échapper Simon, rougissant et transpirant abondamment. Je crois que j’ai dû me tromper. Je n’ai pas fait tout ce voyage pour… enfin, je veux dire… vous ne pouvez tout de même pas vendre de l’amour ? Pas de l’amour ! Je veux dire, ce n’est pas vraiment de l’amour ?
— Mais justement si ! dit Mr. Tate avec une surprise non jouée. C’est précisément là toute la question ! N’importe qui peut acheter du sexe ! C’est même la chose la moins chère dans tout l’univers, après la vie humaine. Mais l’amour, lui, est rare, l’amour est une chose spéciale qui ne se trouve nulle part ailleurs que sur la Terre ! Est-ce que vous avez lu notre brochure, monsieur Simon ?
— Les corps enlacés sur une plage sombre ?
— Exactement. C’est moi-même qui l’ai rédigée. Cela vous donne un petit aperçu de ce dont il s’agit. Ce sentiment, monsieur Simon, vous ne pouvez pas l’éprouver avec n’importe qui. Vous ne pouvez l’éprouver que si la personne vous aime.
— Mais ce n’est quand même pas du véritable amour, insista Simon, toujours dubitatif.
— Mais précisément si, cher monsieur ! Si nous vendions de l’amour simulé, nous devrions le préciser. Les lois concernant la publicité sont très strictes sur notre planète. N’importe quoi peut être vendu à condition que le label soit authentique. C’est une question de principes, monsieur Simon ! »
Tate reprit son souffle et poursuivit :
« Ne vous méprenez pas, cher monsieur. Notre produit n’est en aucune façon un substitut, c’est le véritable amour tel que l’ont chanté les poètes de tous les temps. Grâce aux prodiges de la science moderne, nous sommes en mesure de vous faire connaître ce sentiment, à votre convenance, sous une présentation agréable, entièrement à votre disposition et pour un prix absolument dérisoire.
— Je m’étais imaginé quelque chose de… plus spontané.
— La spontanéité a son charme, convint Tate. Nos laboratoires font actuellement des recherches dans ce domaine. Croyez-moi, rien n’est impossible à la science, aussi longtemps qu’un débouché peut se présenter…
— Je n’aime pas ça du tout, coupa Simon. Je crois que je ferais mieux d’aller au cinéma.
— Attendez ! fit Tate. Vous pensez que nous essayons de vous tromper. Vous vous dites que nous allons vous présenter une fille qui fera semblant d’être amoureuse de vous, mais qui en réalité ne le sera pas. Est-ce que je me trompe ?
— Non, c’est bien cela…
— Eh bien, sachez qu’il n’en est absolument pas ainsi ! D’une part, cela serait beaucoup trop coûteux. D’autre part, cela exigerait un effort et une tension considérables chez la fille, dangereux pour son équilibre psychologique…
— Mais alors, comment vous y prenez-vous ?
— Nous utilisons notre connaissance de la science et de l’esprit humain. »
Pour Simon, tout cela n’était rien d’autre que du baratin. Il se dirigea vers la porte.
« Dites-moi une chose, insista Tate. Vous m’avez l’air d’être un garçon intelligent. Ne pensez-vous pas que vous sauriez distinguer le véritable amour d’une contrefaçon ?
— J’en suis certain.
— Voilà donc votre garantie ! Ou bien vous êtes satisfait, ou vous ne nous payez pas un centime.
— Je vais réfléchir, dit Simon.
— Pourquoi attendre ? Les meilleurs psychologues affirment que le véritable amour fortifie, redonne la santé, rétablit l’équilibre hormonal, embellit le teint. L’amour que nous vous fournissons a toutes les qualités voulues : affection absolue, affection quasi mystique pour vos défauts comme pour vos qualités, désir irrésistible de vous plaire et, en supplément, ce que seul Amour et Cie peut vous procurer : cette incontrôlable étincelle qu’est le coup de foudre. »
Mr. Tate appuya sur un bouton. Simon fit une moue indécise.
Soudain la porte s’ouvrit et une jeune fille entra dans la pièce : Simon en eut le souffle coupé.
Elle était grande et mince, ses cheveux étaient châtains avec un léger reflet roux. De son visage, Simon n’aurait su rien dire, sinon qu’il lui fit venir les larmes aux yeux. Et si vous vous étiez avisé de lui demander ce qu’il pensait de sa plastique, il vous aurait tué sur-le-champ.
« Mademoiselle Penny Bright, je vous présente Alfred Simon. »
Elle ouvrit la bouche, pas un mot n’en sortit. Simon, lui aussi, était frappé de mutisme. Il la regarda et il sut. Plus rien d’autre n’importait. Du plus profond de son cœur, il savait qu’il était aimé.
Ils partirent sur-le-champ, la main dans la main, et un avion les déposa devant une petite villa aux murs blancs, entourée de pins, et donnant sur la mer. Enfin seuls, ils parlèrent, ils rirent et ils s’aimèrent. Plus tard, il vit sa bien-aimée drapée dans les rayons d’or du soleil couchant, telle une déesse du feu. Dans la lumière bleutée du crépuscule, elle le regarda de ses grands yeux sombres et son corps fut à nouveau mystère. Puis la lune se leva, énigmatique et claire, changeant les corps en ombres, et elle pleura et lui frappa la poitrine de ses petits poings ; et Simon lui aussi pleura, sans bien savoir pourquoi. Enfin ce fut l’aube, pâle et timide, éclairant leurs lèvres sèches et leurs corps enlacés, tandis que le lancinant clapotis des vagues les assourdissait, les enflammait, les rendait fous d’amour.
Vers midi, ils furent de retour dans les bureaux d’Amour et Cie. Penny lui serra tendrement la main pendant plusieurs minutes, puis elle disparut par une porte dérobée.
« Alors, fit Mr. Tate. Cet amour, c’était du vrai ?
— Oh ! oui.
— Vous êtes donc entièrement satisfait ?
— Entièrement ! C’était de l’amour et du vrai ! Mais je ne comprends pas pourquoi elle a insisté pour revenir ici ?
— Instructions post-hypnotiques, expliqua Tate.
— Quoi ?
— Qu’est-ce que vous avez cru ? Tout le monde veut de l’amour, mais il n’y en a pas beaucoup qui veulent payer. Voici votre facture, monsieur. »
Simon, furieux, s’empressa de payer.
« Ce n’était pas la peine ! Vous savez très bien que j’aurais payé, pour nous avoir présentés l’un à l’autre. Où est-elle maintenant ? Qu’avez-vous fait d’elle ?
— Je vous en prie, fit Tate d’un ton protecteur. Essayez de vous calmer.
— Je ne veux pas me calmer ! cria Simon. Je veux Penny !
— Cela est absolument impossible, déclara Mr. Tate d’un ton coupant. Il n’est vraiment pas nécessaire de vous donner en spectacle !
— J’ai compris ! Vous voulez m’extorquer encore de l’argent ! rugit Simon. Voilà ! Prenez ! Combien faut-il payer pour la délivrer de vos griffes ? »
Simon extirpa son portefeuille de sa poche et le lança violemment sur le bureau.
Mr. Tate repoussa le portefeuille d’un index dédaigneux.
« Reprenez votre argent. Amour et Cie est une maison ancienne et respectable. Si vous élevez de nouveau la voix, je me verrai dans l’obligation de vous faire jeter dehors. »
Simon se calma à grand-peine, rempocha son portefeuille, et se rassit. Il aspira une grande bouffée d’air et dit très doucement :
« Excusez-moi.
— Voilà qui est mieux ! Je ne peux pas supporter les gens qui crient. Mais si vous vous montrez raisonnable, je saurai être raisonnable moi aussi. Et maintenant dites-moi ce qui ne va pas ?
— Ce qui ne va pas ! » La voix de Simon s’élevait de nouveau. Il se maîtrisa et dit : « Mais elle m’aime !
— Certainement.
— Alors, pourquoi voulez-vous nous séparer ?
— Quel rapport cela a-t-il ? demanda Mr. Tate. L’amour est un délicieux interlude, une détente excellente pour l’intellect, pour l’ego, pour l’équilibre hormonal et pour le teint. Mais personne ne songerait à continuer d’aimer !
— Moi si, affirma Simon. Notre amour était une chose unique, spéciale.
— Toutes les amours le sont. Comme je vous l’ai déjà dit, elles sont toutes produites de la même façon.
— Quoi ?
— Vous avez sûrement entendu parler des mécanismes qui produisent l’amour ?
— Non, convint Simon. Je croyais que c’était… naturel… »
Mr. Tate secoua la tête.
« Nous avons renoncé à la sélection naturelle depuis plusieurs siècles, peu après la grande Révolution Technique. Le processus était beaucoup trop lent et, de plus, commercialement inexploitable. Pourquoi perdre tout ce temps, puisque nous pouvons produire à volonté n’importe quel sentiment ? Il suffit d’un simple conditionnement et d’une stimulation adéquate des centres cérébraux. Le résultat ? Penny, follement amoureuse de vous ! Pour rendre la réussite plus complète, nous avons calculé vos inclinations personnelles, lesquelles se sont révélées correspondre à son somatotype particulier. Nous ajoutons toujours la plage sombre, le clair de lune, l’aube blafarde…
— Alors on aurait pu lui faire aimer n’importe qui ? demanda lentement Simon.
— On aurait pu l’amener à aimer n’importe qui, corrigea Mr. Tate.
— Comment a-t-elle pu en arriver à exercer cet horrible métier ?
— Elle est venue à nous de son plein gré et elle a signé le contrat dans les formes réglementaires. C’est un travail qui paie très bien. Et à l’expiration, nous restituons à l’intéressée sa personnalité originale – absolument intacte ! Pourquoi dire que ce métier est horrible ? L’amour n’a rien de répréhensible.
— Ce n’était pas de l’amour ? protesta Simon.
— Je vous assure que si. L’article authentique ! Des laboratoires scientifiques dignes de foi se sont livrés à des tests tendant à comparer notre produit avec l’amour naturel. En tous points, notre amour s’est révélé supérieur en profondeur, en passion, en ferveur… »
Simon ferma les yeux, les rouvrit et dit :
« Écoutez-moi bien ! Je me fiche royalement de tous vos tests scientifiques. Je l’aime, elle m’aime, c’est la seule chose qui compte. Laissez-moi lui parler ! Je veux l’épouser ! »
De dégoût, Mr. Tate fronça les narines.
« Voyons, monsieur ! Vous ne voudriez tout de même pas épouser une fille comme elle ! Mais si c’est le mariage qui vous intéresse, nous nous occupons de cela également. Je pourrais vous arranger une union idyllique et spontanée, avec une vierge garantie par le gouvernement…
— Non ! J’aime Penny. Laissez-moi au moins lui parler !
— Cela est tout à fait impossible.
— Pourquoi ? »
Mr. Tate appuya sur un bouton placé sur son bureau.
« Que croyez-vous ? Nous avons tout effacé de son conditionnement précédent. À présent, Penny est amoureuse de quelqu’un d’autre. »
Simon avait compris maintenant. Il avait compris que Penny regardait déjà un autre homme avec la même passion qu’elle avait mise à le regarder lui, qu’elle éprouvait le même amour, total et sans fond, que des tests scientifiques dignes de foi avaient déclaré infiniment supérieur au bon vieil amour naturel, démodé et inexploitable, et que sur cette même plage sombre, mentionnée dans la brochure…
Il sauta à la gorge de Tate. Deux assistants, qui venaient d’entrer dans la pièce, s’emparèrent de lui et le conduisirent vers la porte.
« Souvenez-vous ! cria Tate. Tout ceci ne change rien à l’expérience que vous avez vécue ! »
De fort mauvais gré, Simon dut reconnaître que Tate avait quand même raison.
Enfin, il se retrouva seul dans la rue.
Tout d’abord, il n’eut qu’une idée : fuir la Terre au plus vite. La Terre et toutes ses futilités commercialisées, qui étaient plus que n’en pouvait supporter un individu normal. Il se mit à marcher à pas rapides, et sa Penny marchait à son côté, les yeux remplis d’amour pour lui. Et pour lui, et lui, et vous, et vous…
Comme de bien entendu, il arriva devant la baraque de tir.
« Tentez votre chance ! clamait le propriétaire.
— Passez-moi la mitraillette », dit calmement Simon.
Traduit par JEAN-MICHEL DERAMAT.
Love Incorporated.
Publié avec l’autorisation de
Intercontinental Literary Agency, Londres.
© Éditions Denoël, 1960, pour la traduction.