GROUPE

par Robert Silverberg

 

L’amour est donc voué à la méthode des essais et des erreurs. Le principe, on l’a vu, s’applique à la formation des couples. Il continue à s’appliquer aux couples constitués, qui fonctionnent comme des systèmes évolutifs et parfois involutifs. Une société future pourra multiplier les précautions pour éviter les inconvénients du tête-à-tête ; elle ne comblera pas l’angoisse de celui qui se heurte aux réticences (ou de celui qui les produit). Silverberg traite ici une forme de « libération » sexuelle qui fut naguère en vogue ; et il conclut avec Marcuse que la désublimation aussi peut être répressive. On a évité Charybde, et voici qu’on tombe en Scylla.

 

MURRAY se sentait agité. Il passa la matinée à faire du traîneau à voile sur la plage d’Acapulco, puis, quand l’heure du déjeuner approcha, il fit un saut à Nairobi pour manger un curry de mouton aux Trois Cloches. Il n’était pas encore midi à Nairobi, mais à présent n’importe quel restaurant digne d’un détour restait ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À la fin de l’après-midi, il passa prendre un pastis à Marseille et, vers le crépuscule psychique, il rentra chez lui en Californie. Son horloge interne était réglée sur l’heure du Pacifique, et par conséquent la réalité correspondait à son humeur : la nuit tombait, San Francisco scintillait comme une montagne de joyaux au-delà de la baie. Ce soir, il ferait Groupe. Il obtint Kay sur l’écran et lui dit :

« Tu viens ce soir chez moi, oui ?

— Pour quoi faire ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Groupe. »

Elle était allongée dans la rosée d’un berceau de verdure, sous de jeunes séquoias, à cinq cents kilomètres au nord. Des torrents de cheveux d’un blanc laiteux cascadaient sur son mince corps nu et doré. Une pierre précieuse aux multiples carats brillait frauduleusement entre ses petits seins parfaits. En la contemplant, il sentit ses poings se crisper douloureusement, ses ongles déchirant ses paumes. Il l’aimait au-delà de toute mesure. L’intensité de son amour le suffoquait et l’embarrassait.

« Tu veux qu’on fasse Groupe ensemble ce soir ? Toi et moi ? demanda-t-elle, avec peu d’enthousiasme.

— Pourquoi pas ? La proximité est plus amusante que la séparation.

— Personne n’est jamais séparé dans Groupe. À quoi rime la simple proximité physique toi-et-moi ? C’est sans objet. C’est dépassé.

— Tu me manques.

— Tu es avec moi en ce moment, fit-elle observer.

— Je veux te toucher. Je veux te respirer. Je veux te goûter.

Appuie sur le bouton tactile, alors. Sur olfactif. Sur n’importe quel input que tu crois désirer.

— J’ai déjà ouvert toutes les chaînes sensorielles, répliqua Murray. Je suis inondé d’inputs délicieux. Ce n’est quand même pas la même chose. Ça ne suffit pas, Kay. »

Elle se leva et marcha lentement vers l’océan. Il la suivit des yeux, en travers de l’écran. Il entendit le grondement du ressac.

« Je veux t’avoir à côté de moi lorsque Groupe commencera ce soir, lui dit-il. Écoute, si tu n’as pas envie de venir, j’irai chez toi.

— Tu m’assommes avec ton insistance. »

Il accusa le coup.

« Je n’y puis rien. J’aime être près de toi.

— Tu as beaucoup d’attitudes démodées, Murray, déclara-t-elle froidement. Est-ce que tu t’en rends compte ?

— Je me rends compte que mes mobiles émotionnels sont très puissants. C’est tout. Est-ce un tel péché ? »

Attention, Murray. Une suite d’erreurs tactiques, là. Toute cette conversation était une lourde faute, fort probablement. Il courait de grands risques avec elle en la pressant trop, en révélant trop de son romantisme fou, si tôt. De son obsession, de son impossible soif de possession. De son amour, oui, son amour. Elle avait parfaitement raison, bien sûr. Il était fondamentalement démodé. Vautré dans son atavisme émotionnel. Dans le toi-et-moi. Moi, je, mon, mien. Cette répugnance à la partager pleinement dans Groupe. Comme s’il avait un droit particulier. Au fond, il était purement XIXe siècle. Il venait seulement de le découvrir, et en avait été surpris. Mis à part ses déplorables fantasmes archaïques, il n’y avait aucune raison pour qu’ils soient tous deux côte à côte dans la même pièce durant Groupe, à moins que ce ne soient eux qui baisent, et l’horaire de copulation indiquait Nate et Serena au programme de la soirée. Laisse tomber, Murray. Mais il en était incapable. Il dit, dans le silence glacé :

« Très bien, mais laisse-moi au moins établir une connexion interne intersexe pour toi et moi. Pour que je puisse ressentir ce que tu éprouves quand Nate et Serena s’y mettront.

— Pourquoi ce besoin frénétique de t’insinuer à l’intérieur de ma tête ? demanda-t-elle.

— Je t’aime.

— Mais naturellement. Nous aimons tous Nous. Malgré tout, quand tu cherches à établir avec moi un rapport un-sur-un, comme ça, tu insultes Groupe.

— Pas de connexion interne, alors ?

— Non.

— Tu m’aimes ? »

Un soupir.

« J’aime Nous, Murray. »

C’était probablement ce qu’il pourrait lui soutirer de meilleur, ce soir. Très bien. Très bien. Il s’en contenterait, s’il le fallait. Une miette ici, une miette là. Elle sourit, lui envoya du bout des doigts un baiser aimable, coupa le contact. Il contempla sombrement l’écran éteint. Très bien. Temps de se préparer pour Groupe. Il se tourna vers l’écran grandeur nature sur le mur de l’Est, et tourna les contrôles de visuel pour une mise au point préliminaire. En ce moment, Central Groupe diffusait sa mire, des plans fixes de tous les couples de la soirée. Nate et Serena étaient au centre, cernés d’un halo lumineux les signalant comme les acteurs de cette nuit. Tout autour, Murray voyait des images de lui-même, de Kay, Jojo, Nikki, Dirk, Conrad, Finn, Lanelle et Maria. Bruce, Klaus, Mindy et Lois étaient absents. Trop occupés, peut-être. Ou trop fatigués. Ou peut-être étaient-ils à ce moment la proie de vibrations négatives anti-Groupe. On n’était pas obligé de faire Groupe tous les soirs, si l’on ne s’y sentait pas attiré. La moyenne de Murray était d’environ quatre nuits par semaine. Seuls les vrais étalons, comme Dirk et Nate, étaient présents sept soirs sur sept. Et aussi Jojo, Lanelle, Nikki… Les Très Chaudes Dames, comme il aimait à les appeler.

Il monta le volume audio.

« Ici Murray, annonça-t-il. Je commence à synchroniser. »

Central Groupe lui donna le la pour le calibrage, une note pure et soutenue. Il tourna son récepteur pour-se régler sur elle.

« Vous êtes à 432, dit Central Groupe. Montez un peu votre registre. Là. Voilà. Ne bougez plus. 440, parfait. »

Les notes se confondirent tout à fait. Il était synchrone pour le son. Un petit réglage subtil des visuels, à présent. La mire disparut et l’écran ne montra plus que Nate, tout nu, grand, arrogant, à la mâchoire agressive, couvert des cuisses à la gorge d’une épaisse toison noire frisée. Il sourit, s’inclina, se pavana. Murray fit des réglages minutieux, jusqu’à ce qu’il soit pratiquement impossible de distinguer la projection holographique tri-dimensionnelle de Nate du véritable Nate, à des centaines de kilomètres de là dans sa chambre de San Diego. Murray était pointilleux, quand il effectuait ses réglages. Le moindre écart perceptible dans l’approximation de la réalité émoussait le plaisir que Groupe lui causait. Pendant quelques instants, il regarda Nate aller et venir d’un pas élastique, pour épuiser un surplus d’énergie et se mettre dans une forme parfaite : un élément de distorsion mineur s’insinua dans les marges de l’image, et, intervenant dans le débordement manuel, Murray transmit ses propres corrections au Central jusqu’à ce que tout soit parfait.

Ensuite ce fut l’amplification principale des ondes cervicales, programmant l’information dans la sphère émotionnelle : alimentation endocrine, réglage nerveux, aperception épithéliale, réception érogène. Avec diligence, Murray les brancha à tour de rôle. Au début, il ne capta qu’une vague confusion informe de cérébration générale mais bientôt, comme les dessins complexes se précisent sur un tapis d’Orient, les caractéristiques spécifiques de l’output mental de Nate commencèrent à se clarifier : nervosité, avidité, excitation, vivacité, intensité. La formidable puissance virile de Nate se diffusa.

À ce stade de la soirée, Murray avait encore une conception distincte de lui-même en tant qu’entité indépendante de Nate, mais cela passerait assez vite.

« Prêt, annonça Murray. J’attends la transmission de Groupe. »

Il dut attendre pendant quinze minutes intolérables. Il était toujours le plus rapide à synchroniser. Et puis il devait prendre patience en transpirant, désespérément cramponné à ses équilibres et à ses réglages en attendant les autres. Tout autour du circuit, ils continuaient de tripoter leurs appareils, de les régler avec divers degrés de compétence. Il songea à Kay opérant en ce moment des réglages fébriles, pour se mettre sur la longueur de Serena comme lui-même l’avait fait pour Nate.

« Transmission de Groupe », annonça enfin le Central.

Murray ferma les derniers circuits. En une folle ruée se déversèrent dans sa conscience les consciences mêlées de Van, Dirk, Conrad et Finn, branchées sur lui via Nate, et moins intensément parce que plus indirectement, celles de Kay, Maria, Lanelle, Jojo et Nikki, transmises jusqu’à lui au moyen de leur lien avec Serena. Tous les douze étaient maintenant synchrones. Ils avaient une fois de plus atteint Groupe. Maintenant les réjouissances pouvaient commencer.

Maintenant, Nate s’approchant de Serena. Les instants magiques des jeux préliminaires. Ce pétillement de première excitation, cet envol érotique majestueux, soulevant tout le monde vers le zénith comme un adagio de Beethoven, comme une dose massive d’acide. Nate. Serena. San Diego. Leur chambre galerie des glaces scintillante. Partout des images reflétées. Un millier de seins frémissants. Cinq cents pines dressées. Mains, yeux, langues, cuisses. Le lit circulaire ondulant, tressautant, Murray, allongé, enfermé dans son labyrinthe de matériel d’amplification sophistiqué, recevant des inputs aux tempes, à la gorge, à la poitrine et dans les reins, –sentant son palais s’assécher, son bas-ventre brûler. Il s’humecta les lèvres. Ses hanches entamèrent, de leur propre chef, un lent mouvement de poussée rythmique. La main de Nate passa sur les globes tendus de la poitrine de Serena. Saisit les mamelons rigides entre des doigts velus, les pinça, les caressa du pouce. Murray sentit les fermes nodosités de chair gonflée dans ses propres mains vides. La fusion d’identités commençait. Il devenait Nate, Nate affluait en lui, et il était les autres aussi, Van, Jojo, Finn, Nikki, tous, les feedbacks oscillant en tourbillons inter-personnels tout au long du circuit. Kay. Il faisait partie de Kay, elle de lui, tous deux de Nate et de Serena. Inextricablement emmêlés. Ce que Nate éprouvait, Murray l’éprouvait. Ce que Serena éprouvait, Kay l’éprouvait. Quand la bouche de Nate plongea sur celle de Serena, la langue de Murray jaillit. Et il sentit le bout humide de celle de Serena. Chair contre chair, peau contre peau. Serena palpitait. Pourquoi pas ? Six hommes lui roulant des patins à la fois. Elle était d’ailleurs toujours prompte à s’éveiller. Elle en redemandait. Non que Nate soit pressé ; baiser, c’était sa spécialité, il en faisait toujours une super-production. Et il était bien obligé, avec dix amis intimes comme passagers de son voyage. Donne-nous un spectacle, Nate. Et Nate se faisait un plaisir d’obéir. Maintenant il la humait. Ses joues piquantes entre les cuisses satinées. Ah ! cette langue active ! Ah ! les soupirs et les plaintes ! Et puis elle lui rendait la pareille, le prenait à pleine bouche. Murray soupira de délice. Ses petites succions gourmandes, ses joyeux coups de langue : une fellatrice hors pair, cette femme. Il trembla. Il s’y plongeait pleinement, maintenant, il partageait chacune des impulsions de Nate. Il devenait Nate. Oui. Le corps avide de Serena s’ouvrait à lui. Sa verge frémissante hésitant au-dessus d’elle. La vieille magie de Groupe s’imposait. Nate jouait tous ses tours, ne reculait devant rien. Quand ? Maintenant. Maintenant. Le coup de reins. L’instant rapide de la pénétration glissante. Ah ! Ah ! Ah ! Serena possédée simultanément par Nate, Murray, Van, Dirk, Conrad, Finn. Finn, Conrad, Dirk, Van, Murray et Nate possédant simultanément Serena. Et, palpitant par procuration en cadence avec Serena, Kay, Maria, Lanelle, Jojo, Nikki. Kay. Kay. Kay. Grâce à la sorcellerie du circuit fermé, Nate prenait Kay alors qu’il avait Serena, Nate avait Kay, Maria, Lanelle, Jojo, Nikki toutes à la fois, elles étaient prises par lui, une macédoine d’identités, une olla potrida de copulations, et tandis que tous les douze accédaient à une extase partagée et multipliée, Murray fit une sottise. Il songea à Kay.

Il pensa à Kay. Kay, seule dans son berceau de séquoias, Kay aux hanches houleuses, aux cheveux dansants, aux seins luisants et moites de sueur, Kay frissonnant et soupirant dans l’étreinte simulée de Nate. Murray essaya de la rejoindre au travers du circuit de Groupe, essaya de trouver et d’isoler le fil discret du moi qui était Kay, essaya d’éliminer les dix identités étrangères et de transformer cet accouplement en une rencontre entre elle et lui. C’était carrément violer l’esprit de Groupe ; c’était aussi une tentative impossible puisqu’elle lui avait refusé son autorisation d’établir un lien interne spécial entre eux deux, ce soir, et à ce moment elle ne lui était accessible qu’en tant que facette de la Serena rehaussée et déployée. Au mieux, il pourrait tendre vers Kay au moyen de Serena et effleurer le bord de son âme, mais le contact était brumeux et incertain. Comprenant immédiatement ce qu’il essayait de faire, elle le repoussa avec mauvaise humeur, tout en se submergeant plus encore dans la conscience de Serena. Rejeté, vacillant, il glissa dans la confusion, transmettant des contre-courants déplaisants dans tout le Groupe. Nate laissa fuser une averse d’irritation malgré ses efforts héroïques au calme, et galopa vers l’orgasme bien avant l’heure, entraînant tout le monde avec lui en haletant. Tandis que la frénésie orgasmique se donnait libre cours, Murray tenta de rentrer dans le circuit, mais il était déboussolé, désaffilié, et il se vida machinalement sans le moindre frémissement de plaisir. Et puis tout fut terminé. Il resta un moment inerte, ruisselant, se sentant souillé, dérouté, insatisfait. Au bout d’un moment, il débrancha ses appareils et alla prendre une douche froide.

Kay le rappela une demi-heure plus tard.

« Espèce de cinglé ! cria-t-elle. Qu’est-ce que tu essayais de faire ? »

 

Il promit de ne pas recommencer. Elle pardonna. Il bouda pendant deux jours, se tenant à l’écart de Groupe. Il manqua le partage avec Conrad et Jojo, Klaus et Lois. Le troisième jour, Kay et lui figuraient au programme de Groupe. Il ne voulait pas la partager avec les autres. Il n’y était pas contraint, naturellement. Personne n’était forcé d’agir en Groupe. Il pouvait se décommander et continuer de bouder, et Dirk ou Van ou un autre le remplacerait ce soir. Mais Kay ne manquerait pas nécessairement son tour. Sûrement pas. Il n’aimait guère l’alternative. S’il baisait Kay comme prévu, il l’offrirait à tous les autres. S’il s’écartait, elle ferait ça avec un autre. Dans ce cas, autant être celui qui couche avec elle. Devant ce choix déplaisant, il décida de s’en tenir au programme original.

Il surgit chez elle huit heures à l’avance. Il la trouva étendue sur un tapis d’aiguilles de pin dans un bosquet marbré de soleil, jouant avec une pile de cubes de musique. Mozart tintait dans l’air embaumé.

« Partons demain, quelque part ensemble, dit-il. Toi et moi.

— Tu en es encore à toi-et-moi ?

— Excuse-moi.

— Où veux-tu aller ? »

Il haussa les épaules.

« Hawaii ? L’Afghanistan, la Pologne, la Zambie ? Peu importe. Rien que pour être avec toi.

— Et Groupe ?

— Ils peuvent se passer de nous un moment. »

Elle roula sur elle-même, réduisit paresseusement Mozart au silence et entama un cube de Bach.

« J’irai », dit-elle.

Les Variations Goldberg transcrites pour glockenspiel.

« Mais seulement si nous emportons notre équipement de Groupe.

— Ça a tellement d’importance pour toi ?

— Pas pour toi ?

— J’adore Groupe, dit-il, mais ce n’est pas tout dans la vie. Je peux vivre sans, un moment. Je n’en ai pas besoin, Kay. C’est de toi que j’ai besoin.

— C’est obscène, Murray.

— Non. Pas du tout.

— C’est assommant, en tout cas.

— Je regrette que tu le penses.

— Tu veux lâcher Groupe ? »

Je veux que nous lâchions Groupe tous les deux, pensa-t-il, et je veux que tu vives avec moi. Je ne peux plus supporter de te partager, Kay. Mais il n’était pas prêt à se hausser à ce niveau de confrontation.

« Je veux rester dans Groupe si c’est possible, dit-il, mais je voudrais aussi étendre et développer un peu de un-sur-un avec toi.

— Tu as déjà rendu cela excessivement clair.

— Je t’aime.

— Tu me l’as déjà dit aussi.

— Qu’est-ce que tu veux, Kay ? »

Elle rit, roula sur le dos, leva les genoux jusqu’à ce qu’ils touchent ses seins, écarta les cuisses, s’ouvrit à un rayon de soleil.

« Je veux m’amuser », répondit-elle.

 

Il commença à installer son matériel une heure avant le coucher du soleil. Parce qu’il était en représentation, les calibrages devaient être beaucoup plus délicats qu’un soir ordinaire. Il devait non seulement transmettre une gamme entière de rapports de contrôle au Central pour aider les autres dans leur mise au point, mais obtenir aussi un parfait équilibre d’input et d’output avec Kay. Il s’appliqua à ses tâches complexes d’un air morose, pas du tout excité à la pensée que bientôt Kay et lui feraient l’amour. Cela calmait ses ardeurs de savoir que Nate, Dirk, Van, Finn, Bruce et Klaus la posséderaient aussi. Pourquoi la leur accordait-il avec tant de regret ? Il n’en savait rien. Une telle exclusivité, venant ainsi sans raison, le choquait et le dégoûtait. Cependant, ce sentiment le dominait complètement. J’ai peut-être besoin de me faire soigner, pensa-t-il.

L’heure de Groupe, maintenant. Douces senteurs ionisées planant dans la chambre d’Eros. Kay était chaude, réceptive, passionnée. Ses yeux brillèrent quand elle tendit les mains vers lui. Ils avaient fait l’amour cinq cents fois et elle ne présentait aucun signe de lassitude. Il savait qu’il la faisait bander. Il espérait qu’il l’excitait plus que tout autre. Il la caressa savamment de mille façons, et elle ronronna et roucoula et se tortilla. Ses mamelons se dressaient ; pas de simulation possible, là. Pourtant, quelque chose n’allait pas. Pas chez elle, chez lui. Il était lointain, distant. Il semblait observer les événements de l’extérieur, comme si ce soir il n’était qu’un spectateur de Groupe, mal branché, encore moins engagé dans l’action que Klaus, Bruce, Finn, Van, Dirk. Pour la première fois, sentir qu’il avait un public l’affectait. Sa technique, qui dépendait plus de la finesse et de la grâce que de la passion et de la force, devint un piège, l’enfermant dans une suite d’arabesques et de pirouettes dépourvues de passion. Il était distrait, comme il ne l’avait jamais été, par les minuscules plaques télémétriques collées le long du cou et à l’intérieur des cuisses de Kay. Il se surprit à adresser des messages silencieux aux autres hommes. Alors, Nate, qu’est-ce que tu dis de ça ? Tâte cette fesse, Dirk. Dresse le vieux zob, Bruce. Han. Han. Ah. Oh.

Kay ne semblait rien remarquer d’insolite. Elle jouit trois fois durant le premier quart d’heure. Il doutait de parvenir jamais à jouir. Il continua de s’évertuer, dedans-dehors, dedans-dehors, comme un piston sans âme. Une sorte de revanche sur Groupe, comprit-il. Vous voulez partager Kay avec moi, les gars, d’accord, mais c’est tout ce que vous allez y trouver. Ça. Oh. Oh. Oh. Enfin, il ressentit le picotement orgasmique familier, réduit au dixième de son intensité normale. Quand il jouit, il le remarqua à peine.

Après, Kay demanda :

« Et ce voyage ? Est-ce que nous partons toujours demain ?

— Remettons ça à plus tard », répondit-il.

 

Il fit un saut seul à Istanbul et passa une journée dans le souk couvert à acheter des babioles bon marché mais exotiques pour chaque femme de Groupe. À la tombée de la nuit, il sauta au Détroit de Mac Murdo où le joyeux été antarctique était en plein essor, et passa six heures sur les pistes de ski polaires, revenant avec une peau hâlée par le vent et des muscles endoloris. Plus tard, au chalet, il fit la connaissance d’une Portugaise maigre aux cheveux auburn et coucha avec elle. Elle était très bien, à sa façon sans cœur, experte et mécanique. Sans doute pensait-elle la même chose de lui. Elle lui demanda si cela l’intéressait de se joindre à son Groupe, qui opérait au Portugal et à Ibiza.

« J’ai déjà une affiliation », dit-il.

Il sauta à Addis-Abeba après le petit déjeuner, prit une chambre au Hilton, dormit un jour et demi et se rendit à Sainte-Croix pour une nuit de bob nautique entre les récifs. Quand il ressauta en Californie le lendemain, il appela immédiatement Kay pour connaître les nouvelles.

« Nous avons discuté d’un nouvel arrangement des accouplements de Groupe, dit-elle. La semaine prochaine, qu’est-ce que tu dirais de toi et Lanelle, moi et Dirk ?

— Est-ce que ça veut dire que tu me lâches ?

— Mais non, pas du tout, idiot. Mais je pense sincèrement que nous avons besoin de variété.

— Groupe a été organisé pour nous fournir toute la variété que nous pouvons désirer.

— Tu sais ce que je veux dire. D’ailleurs, il te vient une fixation malsaine sur moi en tant qu’objet sexuel isolé.

— Pourquoi me repousses-tu ?

— Je ne te repousse pas. Je cherche à t’aider, Murray.

— Je t’aime.

— Aime-moi d’une manière plus saine, alors. »

 

Ce soir-là, c’était au tour de Maria et de Van. La nuit suivante, Nikki et Finn. Ensuite, Bruce et Mindy. Il se brancha pour chacun, tentant d’éroder sa peine dans des frénésies de luxure nocturne. Le troisième soir, il se sentit très fatigué et tout aussi chagrin. Il se donna congé la nuit suivante. Et puis le programme proposa la première réunion Murray-Lanelle.

Il sauta à Hawaii et installa son matériel dans le vaste lanaï de Lanelle au bord de la plage de Molokai. Il avait déjà couché avec elle, naturellement. Toutes les personnes de Groupe avaient fait l’amour ensemble, durant les mois préliminaires d’épreuves de compatibilité. Mais ensuite, ils s’étaient tous organisés par couples plus ou moins réguliers, et il ne l’avait plus approchée. L’année précédente, la seule femme de Groupe avec qui il avait couché était Kay. Par choix

« Tu m’as toujours plu », lui dit Lanelle.

Elle était grande, avec des seins lourds, de larges épaules, des yeux bruns chaleureux, des cheveux blonds et une peau couleur de miel.

« Tu es un petit peu fou, mais ça ne me gêne pas. Et j’adore baiser avec les Scorpions.

— Je suis Capricorne.

— Eux aussi. J’adore baiser avec tous les signes. Sauf les Vierges. Je ne peux pas souffrir les Vierges. Tu te souviens, nous devions avoir un Vierge dans Groupe, au début. Je l’ai blackboulé. »

Ils nagèrent et firent un peu de surf pendant une heure ou deux, avant de se mettre au calibrage. L’eau était tiède mais une brise fraîche soufflait de l’est, arrivant de Californie comme une rafale de mauvaises nouvelles. Lanelle le taquina et le caressa dans l’eau, pour rire, et puis plus sérieusement. Elle avait toujours été agressive, hardie, orgueilleuse. Ses appétits étaient prodigieux. Ses yeux luisaient de désir.

« Viens donc », dit-elle finalement en le tirant par la main.

Ils coururent à la maison et il commença à régler ses appareils. Il était encore tôt. Il songea à Kay et son cœur se serra. Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-il. Il aligna les appareils de Groupe avec des mains nerveuses, commettant beaucoup d’erreurs. Lanelle se tenait derrière lui et frottait ses seins contre son dos nu. Il dut lui demander de cesser. Enfin tout fut prêt et elle le jeta avec elle sur le sol spongieux, en le recouvrant de son corps. Lanelle aimait toujours être dans la position dominante. Sa langue explora la bouche de Murray et ses mains lui pétrirent les hanches et elle se pressa contre lui. Elle avait beau avoir un corps chaud et lisse et vif, il n’éprouvait pas le moindre commencement d’excitation. Rien. Elle le prit dans sa bouche mais le cas était désespéré. Il resta inerte, flasque, mort, incapable de fonctionner. Et tous les autres qui s’étaient branchés et qui attendaient.

« Qu’est-ce que c’est ? chuchota-t-elle. Qu’est-ce que je dois faire, chéri ? »

Il ferma les yeux et imagina Kay s’accouplant avec Dirk, par pur masochisme, et cela l’excita un peu, le redressa à demi, et il glissa en elle comme une anguille curieuse. Elle trotta et galopa vers l’extase au-dessus de lui. C’est dégoûtant, pensa-t-il. Je me démolis. Kay. Kay. Kay.

 

Et puis Kay eut sa nuit avec Dirk. Tout d’abord, Murray se dit qu’il n’y participerait pas, tout simplement. Il n’y avait pas de raison, après tout, de se soumettre à quelque chose comme ça s’il devait en souffrir. Dans le passé, cela n’avait jamais été douloureux pour lui de voir Kay avec un autre homme, appartenant ou non à Groupe, mais depuis ses crises de jalousie, tout avait changé. En principe, les couples de Groupe étaient interchangeables, l’un d’eux servant d’intermédiaire aux autres chaque soir, mais ces temps-ci, la théorie et la pratique coïncidaient de moins en moins dans l’esprit de Murray. Personne ne serait surpris ni troublé s’il n’avait pas envie de participer ce soir. Cependant, toute la journée il fut obsédé, il se laissa aller à des fantasmes, il imagina Kay et Dirk, les moindres gestes, les sons, tous deux se faisant face, souriant, s’embrassant, tombant sur le lit, s’étreignant, les mains de Dirk glissant sur le mince corps de Kay, sa bouche sur sa bouche, sa poitrine écrasant ses seins menus, Dirk la pénétrant, la sautant, plongeant, poussant, jouissant, Kay qui jouissait, et puis tous deux se levant pour aller se rafraîchir dans l’océan et revenant dans la chambre, se faisant face en souriant, recommençant. Vers la fin de l’après-midi la scène s’était si souvent jouée qu’il ne vit aucun risque à en connaître la réalité : au moins il aurait Kay, ne fût-ce que par procuration, en faisant Groupe ce soir. Et cela l’aiderait peut-être, pensait-il, à se délivrer de son obsession. Mais ce fut pire que ce qu’il avait imaginé. La vue de Dirk, tout en muscles et hanches minces, le terrifia ; Dirk était prêt à l’amour bien avant les bagatelles préliminaires, et Murray en vint à craindre confusément que lui, et non Kay, soit la cible de cette longue flamberge rigide. Et puis Dirk commença à caresser Kay. À chaque mouvement insidieux de cette main, il semblait qu’un segment vital des rapports de Murray avec Kay était oblitéré. Il était contraint de regarder Kay par les yeux de Dirk, la figure rougie, les narines palpitantes, les lèvres molles et humides et cela le tuait. Lorsque Dirk plongea profondément en elle, Murray se roula en boule, dans la position fœtale, une main crispée sur son aine, l’autre contre ses lèvres, le pouce dans la bouche. Il ne pouvait le supporter. De penser que tous possédaient Kay en même temps. Pas seulement Dirk. Nate, Van, Conrad, Finn, Bruce, Klaus, tous les hommes de Groupe, tous branchés ce soir pour cette nouveauté, l’accouplement Kay-Dirk. Et Kay se donnait à eux tous avec joie, de son plein gré, avec enthousiasme. Il devait fuir, maintenant, instantanément ; même si en coupant à ce moment la communication de Groupe il déséquilibrait les réglages de tous et provoquait des contre-courants chaotiques risquant de donner aux autres la nausée ou pire encore. Il s’en moquait. Il devait se sauver. Il hurla et débrancha son appareil.

 

Il attendit deux jours et alla la voir. Elle faisait ses exercices, flottant comme un nuage dans un arrangement étincelant d’anneaux de métal et de boucles de corde suspendus à des hauteurs variant constamment, au plafond de son solarium. Il se planta au-dessous d’elle, en se tordant le cou.

« Je veux que nous nous retirions tous les deux de Groupe, Kay.

— C’était prévisible.

— Ça me tue. Je t’aime tant que je ne peux pas supporter de te partager.

— Alors m’aimer, ça veut dire me posséder ?

— Laissons tomber un moment. Explorons les ramifications du un-sur-un. Un mois, deux mois, six mois, Kay. Simplement jusqu’à ce que je me débarrasse de cette folie. Ensuite nous réintégrerons.

— Tu avoues donc que c’est une folie.

— Je ne l’ai jamais nié ! »

Il commençait à avoir le torticolis.

« Voudrais-tu avoir la gentillesse de descendre de ces anneaux pendant que nous causons ?

— Je t’entends parfaitement d’ici, Murray.’

— Veux-tu quitter Groupe et partir avec moi, pendant un certain temps ?

— Non.

— Veux-tu y réfléchir ?

— Non.

— Est-ce que tu te rends compte que tu es intoxiquée de Groupe ? demanda-t-il.

— Je ne trouve pas que ce soit une estimation exacte de la situation. Mais est-ce que tu te rends compte, toi, que tu es dangereusement fixé sur moi ?

— Je sais.

— Et qu’est-ce que tu te proposes de faire ?

— Ce que je fais en ce moment. En venant à toi, en te demandant d’accepter le un-sur-un avec moi.

— Assez !

— Un-sur-un a été assez bon pour la race humaine pendant des milliers d’années.

— C’était une prison. C’était un piège. Nous sommes enfin libérés du piège. Tu ne m’y feras pas rentrer. »

Il avait envie de la tirer, de la faire tomber de ses anneaux et de la secouer.

« Je t’aime, Kay.

— Tu as une drôle de façon de le montrer. En essayant de limiter mon champ d’expérience. En cherchant à me cloîtrer dans une cachette quelconque. Ça ne marchera pas.

— Définitivement non ?

— Définitivement non. »

Elle accéléra son allure, se jetant audacieusement de boucle en boucle. Sa silhouette nue luisante l’agaçait et le provoquait. Il haussa les épaules et les laissa retomber, puis s’en alla tête basse, voûté. C’était précisément la réaction qu’il avait attendue. Pas de surprise. Très bien. Très bien. Il passa du solarium dans la chambre, souleva son appareil de Groupe de la mallette. Lentement, méthodiquement, il le mit en pièces, replia le cadre jusqu’à le briser, arrachant par poignées des condensateurs et des fils, brisant les éléments fragiles, enfonçant le panneau de contrôle. L’instrument n’était déjà plus qu’une ruine quand Kay se précipita.

« Mais qu’est-ce que tu fais ? » glapit-elle.

Il écrasa sous son talon les ravissants cadrans de calibrage et d’un coup de pied projeta vers elle ce qui restait de l’appareil. Il faudrait sans doute des mois avant qu’un nouveau poste soit correctement réglé et synchronisé.

« Je n’avais pas le choix », lui dit-il tristement.

Ils devraient le punir. C’était inévitable. Mais comment ? Il les attendit chez lui et bientôt ils arrivèrent, tous, Nate, Van, Dirk, Conrad, Finn, Bruce, Klaus, Kay, Serena, Maria, Jojo, Lanelle, Nikki, Mindy, Lois, surgissant de nombreux recoins du monde, certains en tenue de soirée, d’autres nus ou presque, certains échevelés et ensommeillés, tous furieux, tendus, en proie à une colère froide. Il essaya de soutenir leurs regards.

« Tu dois être terriblement malade, Murray, dit Dirk. Nous te plaignons.

— Nous sommes là pour te faire de la thérapie. »

Murray leur rit au nez.

« De la thérapie. Tiens donc. Quel genre de thérapie ?

— Pour te débarrasser de ton exclusivisme, reprit Dirk. Pour brûler tous les déchets de ton esprit.

— Traitement de choc, ajouta Finn.

— Ne me touchez pas !

— Tenez-le bien », ordonna Dirk.

Rapidement, ils l’entourèrent. Bruce plaqua sur sa poitrine un bras semblable à une barre de fer. Conrad lui saisit les mains et ramena ses poignets en arrière, dans son dos. Finn et Dirk se collèrent contre ses flancs. Il était sans défense.

Kay commença à se déshabiller. Nue, elle s’allongea sur le lit de Murray, fléchit les genoux, écarta les cuisses. Klaus monta sur elle.

« Qu’est-ce que ça veut dire, bon dieu ? » cria Murray.

Efficacement mais sans passion, Kay excita Klaus, et efficacement mais sans passion il la pénétra. Murray se débattit vainement tandis que leurs deux corps s’agitaient ensemble. Klaus ne fit rien pour éveiller les sens de Kay. Il parvint à l’orgasme en quatre ou cinq minutes, grogna une fois, et se détacha d’elle, en sueur, la figure congestionnée. Van le remplaça entre les jambes de Kay.

« Non, dit Murray. Je vous en prie. Non. »

Inexorablement Van prit son tour, rapide, impersonnel. Nate suivit. Murray chercha à ne pas voir mais ses yeux ne voulaient pas rester fermés. Un bizarre sourire brilla sur les lèvres de Kay quand elle se donna à Nate. Nate se releva. Finn s’approcha du lit.

« Non ! » hurla Murray, et il décocha un coup de pied derrière lui qui expédia Conrad hurlant à l’autre bout de la pièce.

Les mains de Murray étaient libres. Il se tordit et s’arracha à Bruce. Dirk et Nate le retinrent quand il se rua vers Kay. Ils s’emparèrent de lui et le jetèrent au sol.

« La thérapie ne marche pas, dit Nate.

— Sautons le reste, grommela Dirk. Ce n’est pas la peine d’essayer de le guérir. Son cas est désespéré. Laissez-le se relever. »

Murray se mit prudemment debout. Dirk déclara :

« À l’unanimité des voix, Murray, nous t’expulsons de Groupe pour attitude anti-Groupe et en particulier pour ta destruction anti-Groupe des appareils de Kay. Tous tes privilèges de Groupe te sont retirés. »

Sur un signe de Dirk, Nate sortit l’appareil de Murray de sa mallette et le réduisit à un tas de fragments.

« Je te parle en ami, Murray, ajouta Dirk, et je te conseille de penser sérieusement à subir un total recyclage de personnalité. Tu es dans de sales draps, tu le sais ? Tu as besoin de beaucoup de soins. Tu es dans un état lamentable.

— C’est tout ce que vous aviez à me dire ? demanda Murray.

— C’est tout. Adieu, Murray. »

Ils s’en allèrent. Dirk, Finn, Nate, Bruce, Conrad,

Klaus, Van, Jojo, Nikki, Serena, Maria, Lanelle, Mindy, Lois. Kay fut la dernière à partir. Elle resta sur le seuil, serrant ses vêtements roulés en boule. Elle ne semblait pas avoir peur de lui du tout. Elle avait une expression curieuse, de… était-ce de la tendresse ? de la pitié ? Elle murmura :

« Je suis navrée qu’on ait dû en venir là, Murray. Je suis si triste pour toi. Je sais que ton geste n’était pas hostile. Tu as fait ça par amour. Tu avais complètement tort, mais tu as agi par amour. »

Elle revint vers lui et l’embrassa légèrement sur la joue, le bout du nez, les lèvres. Il ne bougea pas. Elle sourit. Elle lui caressa le bras.

« Je suis si navrée, souffla-t-elle. Au revoir, Murray. »

Et en franchissant le seuil elle se retourna pour lui dire :

« C’est tellement dommage. J’aurais pu t’aimer, tu sais ? J’aurais vraiment pu t’aimer. »

Il s’était dit qu’il attendrait leur départ avant de laisser couler ses larmes. Mais lorsque la porte se referma sur Kay, il découvrit que ses yeux restaient secs. Il n’avait pas de larmes. Il était absolument calme. Engourdi. En cendres.

 

Au bout d’un long moment, il se changea et sortit. Il fit un saut à Londres, découvrit qu’il y pleuvait, et sauta à Prague, où l’atmosphère lui parut suffocante, puis à Séoul où il dîna d’un barbecue de bœuf et de kimchi. Puis il sauta à New York. Devant une arcade de Lexington Avenue, il leva une fille complaisante aux longs cheveux noirs.

« Allons dans un hôtel », proposa-t-il, et elle sourit et hocha la tête.

Il s’inscrivit pour un séjour de six heures. Dans la chambre, elle se déshabilla sans attendre qu’il le lui demande. Elle avait un corps lisse et souple, le ventre plat, la peau claire, des seins hauts et pleins. Ils s’allongèrent et, en silence, il la prit sans préliminaires. Elle était avide et sensitive. Kay, pensait-il. Kay. Kay. Tu es Kay. Le spasme culminant le secoua avec une violence inattendue.

« Tu permets que je fume ? demanda-t-elle quelques minutes plus tard.

— Je t’aime, dit-il.

— Quoi ?

— Je t’aime.

— Tu es mignon.

— Viens vivre avec moi. Je t’en prie. Je t’en prie. Je parle sérieusement.

— Quoi ?

— Vis avec moi. Épouse-moi.

— Quoi !

— Je ne te demande qu’une chose. Pas de Groupe. C’est tout. À part ça, tu pourras faire ce que tu voudras. Je suis riche. Je te rendrai heureuse. Je t’aime.

— Tu ne connais même pas mon nom.

— Je t’aime.

— Papa, t’es pas bien dans la tête.

— Je t’en supplie. S’il te plaît.

— Un dingue. À moins que tu te fiches de moi ?

— Je parle très sérieusement, je t’assure. Vis avec moi. Sois ma femme.

— Un dingue, répéta-t-elle. Je me tire ! »

Elle bondit et chercha ses vêtements.

« Bon dieu, un fou !

— Non », assura-t-il, mais elle était déjà partie, sans même prendre le temps de se rhabiller, courant hors de la chambre, ses fesses roses brillant comme des phares tandis qu’elle s’enfuyait.

La porte claqua. Il secoua la tête. Il resta assis, tout raide, pendant une demi-heure, une heure, un temps incommensurable, pensant à Kay, pensant à Groupe, se demandant ce qu’ils faisaient ce soir, au tour de qui ce serait. Enfin il se leva et s’habilla et quitta l’hôtel. Une terrible agitation s’empara de lui. Il sauta à Karachi et y resta dix minutes. Il sauta à Vienne. À Hang-tchéou. Il n’y resta pas. À la recherche de quoi ? Il n’en savait rien. Cherchant Kay ? Kay n’existait pas. Cherchant. Cherchant simplement. Hop. Hop. Hop.

 

Traduit par FRANCE-MARIE WATKINS.

In the Groupe.

 

 

 

Paru dans Eros in Orbit, 1973.
© 1973, by John Elder.
© Éditions J’ai Lu, pour la traduction.