WHISTLER

par Ron Goulart

 

Le texte de Jorgenson marque un tournant dans ce recueil. Nous en avons fini, au moins en apparence, avec l’éloge de la passion ; désormais il ne s’agit plus que de reconnaître le corps pour ce qu’il est, et de satisfaire ses besoins quand ils se manifestent. Déjà Stendhal, dans Lucien Leuwen, pointait le problème en termes fort directs : « Qu’est-ce qu’un amant ? C’est un instrument auquel on se frotte pour avoir du plaisir. » Mais il y a instrument et instrument. Une prothèse est un objet partiel ; on peut avoir envie d’un être humain complet – et néanmoins artificiel. Toutes les littératures des deux hémisphères ont chanté l’hétérosexualité et au besoin l’homosexualité ; reste la mécanosexualité, qui est le domaine à peu près exclusif de la S.-F.

 

SON agent apparut sur l’écran du visiphone et lui demanda : « Auriez-vous quelques bonnes idées de papiers peints ? »

Mel Felson était à sa table de dessin, le corps très incliné sur la gauche. De taille moyenne, brun de cheveux, âgé de vingt-neuf ans, il portait un vêtement vert « toutes occasions ». Il jeta un coup d’œil en coin à l’appareil, du haut de son tabouret.

« Quoi donc ? » fit-il, puis il se remit à observer sa maison sous dôme, de style colonial, à un demi-arpent de distance de son atelier également sous le dôme.

« Vous arrivez à dessiner dans une pareille position ? » s’enquit Bubber Krigstein. Comme toujours, il était lui-même assis parmi un entassement de coussins remplis d’eau dans son bureau de Manhattan, aux murs nus.

« Non », répondit Felson. Une fumée purifiée » s’élevait de la cheminée en pseudo-métal au sommet de sa maison et se perdait en spirale dans la clarté de l’après-midi d’été. « Excusez-moi un instant, Bubber. » Il mit le visi en position d’attente et pressa le bouton du téléphone du salon.

« Allô ! » répondit Whistler de sa voix la plus grave. L’écran ovale du phone resta sombre. Quelque part dans le salon invisible, une femme d’âge moyen riait. « Résidence Felson.

— Qu’est-ce que vous fabriquez avec la cheminée, imbécile ? demanda Felson à l’invisible Whistler. Nous sommes à la mi-mai.

— La nostalgie ne connaît pas de saisons, mon garçon, répliqua Whistler. Et l’amour non plus, ajouterai-je.

— Qu’est-ce que vous brûlez là-bas ?

— Nous grillons de la guimauve, répondit Whistler, de sa voix basse et vibrante. Parfois, dans le tohu-bohu de la vie quotidienne, Mel, nous oublions les petits et simples…

— D’accord, d’accord. » Il coupa le contact avec Whistler et remit en circuit son agent à la frêle carcasse.

Comme à l’ordinaire, Bubber se tassait sous son vaste bureau de métal, épaulé de coussins d’eau. Il essayait des casques en plastique dur. « Votre fortune est faite, déclara-t-il quand il se rendit compte que Felson faisait de nouveau attention à lui.

— Bubber, on est en 1991, rappela Felson à l’agent. Il y a près d’un demi-siècle que nous bénéficions d’une paix relative. Il n’y aura plus de grandes guerres !

— Il subsiste cette menace d’une attaque-surprise, dit Bubber. L’aspect inattendu de la chose. » Il choisit un casque protecteur vert citron. « Écoutez, votre problème financier est résolu.

— Quel problème financier ? La pension alimentaire de Rosa, les paiements des impôts sur les hypothèques et la propriété, le versement annuel au parti politique de mon choix, les…

— Tout cela, coupa Bubber. Mel, un artiste de votre talent devrait gagner plus de trente-deux mille malheureux dollars par an.

— Si je n’avais pas pour agent un pauvre mec qui se planque tout le temps sous son bureau dans l’attente de l’Apocalypse, ce serait possible. » Felson détourna les yeux. La fumée sans danger continuait de monter. « C’est bon. Qu’est-ce que vous me proposez ? Un bon boulot d’illustrateur ?

— Mieux que ça, Mel. » Le petit Bubber sourit. « Qu’est-ce que vous savez dans le domaine du papier mural humoristique ?

— Rien. » Felson quitta soudain sa table pour se précipiter contre la baie panoramique de l’atelier. La porte donnant sur la rampe du patio s’était soudain ouverte. Une femme potelée, seulement vêtue d’un ensemble mono de sous-vêtements toutes saisons gambadait en descendant la pente, tout en répandant des fleurs artificielles. « Un instant, Bubber. » Felson allait presser le bouton du salon, mais il se contint. Il revint plus lentement à la fenêtre. « Bubber, reprit-il dans le micro, est-ce que le chèque de la Société Gow des Plaques Minéralogiques Patriotiques est arrivé ?

— D’un jour à l’autre, ont-ils promis. Le seul type autorisé à signer les chèques a dû se téléporter en Équateur pour fixer des plaques patriotiques sur une armée de blindés. Pourquoi ?

— Mme Gow est en train de danser à poil sur ma pelouse et je me sentirais plus à l’aise s’il était trop tard pour que Gow me retire son fric. » Il donna un coup sur le bouton du salon. « Idiot, fit-il quand le visage hilare d’un Wistler torse nu apparut sur l’écran. Vous ne m’aviez pas informé que vous faisiez griller de la guimauve avec la femme d’un de mes clients.

— Mon garçon, un gentilhomme ne raconte pas tous les détails de ses liaisons. » Whistler était grand et beau, avec une moustache et un bronzage élégant.

« Écoutez, espèce de mécanique sans cervelle, foutez-moi dans le pétrin une seule fois encore, et je m’en lave les mains : vous irez moisir dans le sous-sol de Nardikian, l’avertit Felson. De toute façon, comment avez-vous fait la connaissance de Mme Gow ?

— Elle est venue pour vous voir un jour où vous étiez en visite chez votre fiancée à Westport, dit Whistler en lissant sa moustache auburn. Pour parler franc, je crois qu’elle espérait bien vous trouver seul. Elle a prétendu qu’elle venait livrer des plaques minéralogiques. Des gros trucs, pas vrai ? Une histoire de généraux célèbres qui ont l’air de vous saluer quand vous passez sur la route ou dans les airs. Je les ai mises je ne sais plus trop où, pour vous, mon garçon. Une idée originale, mais comme je vous l’ai déjà dit…

— Pourquoi danse-t-elle sur ma pelouse ? » La grassouillette Mme Gow avait quitté la rampe et enfonçait jusqu’aux chevilles dans le gazon de plaskolite.

« Elle se sent libérée de toute inhibition, expliqua Whistler. Ne vous êtes-vous jamais senti dans le même état quand vous et votre fiancée…

— Pas en plein après-midi, en plein jour, et dehors sur une pelouse, non, déclara Felson. Collez-lui une couverture sur le dos et rentrez-la de force. Gow habite ici même, à Brimstone, Connecticut, vous savez. Supposons qu’il survole le voisinage dans son airmobile, baisse les yeux et voie sa grosse imbécile de bonne femme en train de se trémousser sans inhibitions sur ma pelouse. Fini le boulot des plaques patriotiques pour moi !

— Un artiste doué comme vous, mon garçon, ne devrait pas…

— Faites-la rentrer immédiatement », ordonna Felson. Il revint à son agent, tournant le dos à la fenêtre.

« Pourquoi danse-t-elle sur votre gazon ? demanda Bubber. Vous la connaissez ?

— Nous avons des amis communs. Qu’est-ce que cette histoire de papiers peints drolatiques ? »

Le mince agent fouilla dans son casque protecteur pour y prendre un mémo. « Pouvez-vous vous téléporter à Youngstown, Ohio, cet après-midi pour rencontrer le vice-président de la ReSyk Paper Company ?

— Non.

— Bien sûr que si. Ils paient mille dollars le rouleau.

— Curieuse façon de payer ?

— Par rouleau de papier humoristique. Il faut… attendez que je voie où j’ai noté ça… il faut douze dessins et légendes humoristiques par rouleau, m’a dit le nommé Norge Heaslip, à Youngstown. Il a l’emploi de six rouleaux de vous. Bon. Disons qu’il vous faut une semaine par rouleau. Cela fait six sacs en six semaines, moins mes vingt pour cent.

— Je ne sais rien du papier mural.

— Vous en avez vu sur les murs, non ?

— Eh bien, oui.

— Eh bien, ce Heaslip a remarqué certains de ces draps humoristiques dessinés par vous et votre boulot lui plaît. Allez le voir.

— Attendez. Norge Heaslip habite tout juste à New Canaan. Ne puis-je lui parler chez lui ?

— Il me dit qu’il sort de son bureau pour se téléporter dans les faubourgs et se détendre. Il préfère discuter affaires dans l’Ohio, expliqua Bubber. Vous pourriez emporter quelques-uns de vos draps de lit.

— Ils sont tout chiffonnés.

— N’en avez-vous pas une paire et deux taies d’oreillers bien pliés dans vos cartons ?

— J’en avais, mais vous n’avez pas idée de ce qu’un androïde peut trouver drôle.

— Hein ?

— Peu importe. Donnez-moi l’adresse de Heaslip dans l’Ohio ainsi que le numéro de la plus proche station de téléportation. J’ai rendez-vous avec Jalna ce soir, vous savez.

— Heaslip est homme d’action. Cela ne devrait pas vous prendre plus d’une à deux heures. »

Felson s’éloigna du phone. Il s’était retourné vers la fenêtre. Mme Gow n’était plus en vue. Mais un homme au visage ridé regardait par-dessus la haute haie décorative à gauche de la maison de Felson.

Quand il se rendit compte que Felson l’observait, il se baissa vivement et disparut.

« J’ai collé l’adresse de Heaslip dans un autre de ces chapeaux de protection, dit Bubber. Un peu de patience. »

Les sourcils froncés, Felson retourna à sa table de dessin. Il prit un crayon électrique. S’il pouvait se faire 6 000 dollars de plus avec cette affaire de papier mural – même si ce n’était pas son boulot préféré – il se rapprocherait du moment où ses dettes seraient éteintes et où il pourrait se remarier. Tout cela prenait un sens si Jalna se trouvait quelque part au bout. Son agent lui donna l’adresse, qu’il nota en marge d’une ébauche de dessin pour un gâteau de mariage non personnalisé. « Très bien, Bubber. Je rassemble mes échantillons, je saute dans ma machine et je file à la station de Brimstone. Je vous tiendrai au courant.

— J’ai l’impression que c’est un barreau de l’échelle pour vous, Mel, dit Bubber, caché sous son bureau. Rappelez-vous, ce n’est pas en faisant seulement ce qu’on aime qu’on peut atteindre les sommets.

— D’accord, je vais essayer votre manière. » Felson débrancha les connexions de son atelier, prit un carton d’échantillons et sortit pour aller dans le garage à étage de l’auto biplace et de l’airmobile. Sa propre machine s’élevait justement dans le bleu chaud de l’après-midi.

« J’emmène la belle Mme Gow faire une petite balade, mon gars », annonça Whistler dans le micro du cockpit.

Mme Gow riait de nouveau et ne portait encore que ses dessous toutes saisons.

Felson suivit des yeux l’appareil couleur d’œuf qui prit de l’altitude puis vira en direction de Westport. Il embarqua dans son auto et mit en marche le moteur électrique. « Il va falloir que Nardikian examine de nouveau cet idiot de mécanisme », songea-t-il.

Vingt-cinq minutes après, il était dans l’Ohio.

 

Il y avait cinq semaines que Felson hébergeait Whistler. Comme le lui avait expliqué son ami Nardikian, ils gagneraient dans les 10 000 dollars par an avec Whistler dès que Nardikian aurait tout mis au point.

Un soir pluvieux d’avril, la nuit tombée, Nardikian était arrivé avec Whistler dans un plyosac opaque. « Je le garderais bien à la maison, mais Magda pense qu’il ne serait pas très sain de le laisser en contact avec les enfants, avait dit Nardikian, dont les lentilles de contact dégoulinaient d’eau. Il avait trente-quatre ans, était trop gras, plus brun que Felson, le poil plus emmêlé.

« Garder qui ?

— Permets que je l’apporte. »

Felson s’écarta quand Nardikian entra avec son paquet d’un mètre quatre-vingts de haut dans la maison sous dôme. « Qu’y a-t-il là-dedans ?

— Es-tu seul ? Jalna n’est pas venue après mon appel ?

— Non, elle participe à une marche contre l’Organisme de Télépauvreté de Stamford. » Felson observa que le contenu du sac portait des chaussures suisses fort élégantes. « Tu as un type là-dedans ?

— Assieds-toi sur le divan, Whistler, ordonna Nardikian.

Le long sac traversa le salon pour se poser sur le sofa à colonne pneumatique.

« Ton ami est-il un personnage célèbre qui ne tient pas à être vu ? »

Tout en se débarrassant de son poncho qu’il accrocha au bras robotique du placard mural, Nardikian poursuivit : « Tu vis seul la plupart du temps.

— Depuis que Rosa a obtenu le divorce accéléré à Guanajuato pour aller vivre en Hollande avec ce représentant en bas à varices, oui, reconnut Felson. Mais Jalna vient de temps en temps. Tu sais bien que nous sommes fiancés.

— Félicitations, fit Nardikian, qui pensait à autre chose. Pour commencer, je n’ai pas exactement volé ce machin. Tu n’as donc pas à t’inquiéter du côté légal. Actuellement, j’ai une option non écrite. D’accord, c’est avec le veilleur de nuit que j’ai l’option, mais je pense qu’elle sera valable. De toute façon, ils vont faire faillite. Et une fois les détails mis au point, c’est 20 000 dollars par an pour nous, à partager moitié-moitié. »

Felson adressa un signal au robot-bar. Quand celui-ci roula jusqu’à lui, il composa sur le cadran la commande : une « soyale » pour Nardikian et un « tirebouchon » à la vitamine C pour lui-même. « Qui donc trimbales-tu dans cet idiot de sac ? »

En entrant dans la pièce pour prendre son verre de bière, Nardikian déclara : « Ce que tu as sous les yeux, c’est une machine à baiser de première classe. »

Felson jeta encore un coup d’œil aux chaussures de luxe. « Tu as barboté un androïde ?

— J’ai pris une option dessus, rectifia son ami.

— Où cela ?

— Whistler provient de la Fondation de Recherches Sexuelles des Médecins Célèbres, à Westport, répondit Nardikian. Son appellation complète est Whistler-260/0R-fb87.

— La F.R.S.M.C. ?

— Oui, Section Orgasme.

— J’ai entendu dire qu’ils allaient fermer boutique faute de subventions gouvernementales.

— Exact, fit Nardikian, souriant. Il y a déjà trois mois que la Section Orgasme a cessé tout travail. Le pauvre Whistler amassait la poussière dans le magasin de la clinique. Écoute. Le neveu de leur gardien de nuit travaille avec moi chez Technokraft. Il m’a raconté que les Médecins Célèbres étaient dans une mauvaise passe et avaient plus de deux douzaines d’androïdes de recherche sexuelle qui restaient totalement inutilisés.

— Pourquoi as-tu choisi celui-ci ?

— Ah ! » Nardikian traversa le tapis thermique jusqu’à l’androïde enlinceulé et tirailla sur le sac. « Lève ton cul une seconde, Whistler. » Il le débarrassa entièrement du plyosac. « J’ai pris le plus beau.

— Bonsoir, dit Whistler d’une voix agréable. Très heureux de faire votre connaissance, mon garçon. » Il offrait l’apparence d’un homme approchant de la quarantaine et très élégant. Malgré son voyage en sac, ses cheveux auburn mêlés de gris étaient parfaitement coiffés.

« Il a ce qu’ils appellent dans le catalogue le profil classique. » Nardikian toucha un disque d’argent derrière l’oreille gauche de l’androïde. « Tourne, que Mel te voie de côté.

— Avec plaisir, mon garçon.

— Bien, constata Felson. Aussi bien de profil que de face. Que comptes-tu en faire ?

— Que comptons-nous en faire, plutôt. Je vais tout partager avec toi, fifty-fifty. » Il secoua la tête en soupirant. « Un type comme toi, avec un pareil talent, avec ton dessin, ne devrait pas en être réduit à se débrouiller avec trente mille par an. Je veux te voir ramasser au minimum cinquante mille, Mel. Alors tu pourras te dédouaner et épouser Jalna. Elle est tout juste ce qu’il te faut et je ne crois pas qu’elle se débine jamais en Hollande avec un marchand de chaussettes qui…

— Et comment nous servirons-nous d’un robot de recherche sexuelle pour nous faire dans les vingt mille de plus par an ?

— Dis-lui ce que tu faisais à la clinique, ordonna Nardikian à l’androïde.

— La cour aux dames.

— Il est programmé pour se conduire avec courtoisie dans les réunions sociales, précisa Nardikian. En réalité, il a été spécialement construit pour la Section Orgasme. Il est garanti amener à la jouissance complète dans quatre-vingt-sept pour cent des cas.

— Quatre-vingt-dix pour cent, selon le dernier bulletin de l’ordinateur d’orgasme », rectifia Whistler.

Nardikian observa l’androïde, entre ses paupières mi-closes, durant quelques secondes. « Quatre-vingt-dix pour cent, acquiesça-t-il. Et pas seulement ça, il est doué de toutes les manières et caractéristiques qui plaisent aux femmes. Elles le voient, elles écoutent sa voix, sautent au page, et hop !

— Dans au moins quatre-vingt-onze pour cent des occasions, précisa Whistler. Il y a également une caméra technicolor dans mon membre viril.

— C’est du superflu, dit Nardikian. Bien que peut-être certaines dames puissent aimer ce genre d’images.

— En outre, reprit Whistler, quand je caresse un sujet, je peux lire immédiatement son électrocardiogramme, si je le désire.

— Je me charge du reste des explications, dit Nardikian.

— Mais bien sûr ! Veuillez me pardonner d’avoir outrepassé mes attributions, mon garçon. »

Nardikian se tourna vers Felson : « Le petit truc en argent derrière son oreille est une trouvaille à moi. C’est un système parasite qui nous confère sur lui un contrôle plus poussé. Je te montrerai comment ça marche avant de partir.

— Je peux jouer de la musique en stéréophonie par les oreilles, fit Whistler avec un sourire.

— Attends, Nardikian ! Tu vas laisser ce type ici ? »

Son ami lui déclara : « Je ne peux pas le garder à la maison, Mel. Un androïde construit pour baiser les nanas, photographier de l’intérieur leurs parties génitales tout en jouant de la musique d’ambiance par les oreilles… ce ne serait pas un bon exemple pour les enfants. »

Felson, tout en manipulant le cadran pour un deuxième « tire-bouchon » à la vitamine C, remarqua : « Cela ne me dit toujours pas comment nous en tirerons du fric.

— On le loue.

— Le louer ? À qui ?

— À des dames. À des femmes esseulées. Regarde autour de toi. Examine la structure sociale de Brimstone, Wilton, Westport, et cetera. Tu es entouré de nénettes solitaires dont les maris sont tout le temps en train de se téléporter aux quatre coins du monde, et même parfois sur la lune, pour leurs affaires. Tiens ! Je parie que tous les soirs, quarante pour cent des femmes de Brimstone et des environs sont toutes seules.

— Cinquante-deux pour cent, en réalité, avança Whistler.

— D’accord, cinquante-deux pour cent, fit Nardikian. Tu sais, Mel, je me suis laissé dire que deux des plus importantes fabriques d’androïdes ont dans l’idée de produire des compagnons mécaniques pour les femmes. Notre chance, c’est d’être les premiers.

— Ah ! oui ? répliqua Felson. Moi, artiste publicitaire, à qui l’on reconnaît partout un potentiel important, je gagne ma vie à dessiner des généraux célèbres pour les plaques de voitures et des lapins humoristiques pour les couches-culottes en papier et des gags pour les draps de lit et les taies d’oreiller assorties… et voilà que tu veux faire de moi un maquereau !

— Crois-tu que j’oserais encore regarder mes fils en face si je ne considérais pas cette entreprise comme autre chose qu’une simple histoire de proxénétisme ? protesta Nardikian. Personne n’a envie d’être le fils d’un maque. Mais un père qui se fait dix mille de mieux par an, c’est tout à fait différent.

— Et comment va-t-on le louer ? En s’installant à un coin de rue ?

— Je n’ai pas encore étudié tous les détails, avoua Nardikian. Et je désire procéder à quelques essais avec lui, peut-être lui apporter quelques modifications.

— Je suis parfait dès à présent, signala Whistler, souriant.

— Es-tu certain que ton système parasite a bien le contrôle de ce mec ?

— Évidemment, affirma Nardikian. Il ne faut pas trop le dominer, sinon il perdra sa spontanéité et son charme. Les filles qui s’embêtent n’ont pas envie de coucher avec un mannequin triste.

— Je doute même qu’elles aient envie de coucher avec une mécanique, émit Felson en vidant son verre.

— Au contraire, mon garçon.

— Si nous commercialisons bien l’affaire, cela marchera, insista Nardikian. J’avoue que j’ai dû me procurer Whistler quelques semaines plus tôt que je ne l’avais envisagé, et tout ça à cause des congés improvisés du veilleur de nuit, mais je te garantis que tout sera organisé pour la fin du mois. » Il posa la main sur l’épaule de Felson. « Je l’ai dressé à la docilité. Il n’a besoin ni de nourriture, ni de lubrifiant ni de rien. Il restera tranquille dans une de tes chambres disponibles tant que nous ne serons pas prêts à encaisser la monnaie.

— Je ne sais pas trop si j’ai envie d’encaisser de la monnaie au moyen d’un idiot d’androïde avec un appareil photo dans le zizi. »

Nardikian lui répondit tout en lui tapotant l’épaule : « Même si tu décides de te retirer de l’affaire, Mel, même si tu préfères laisser tomber ces dix mille dollars ou plus par an… rends-moi le service de garder l’objet chez toi. Magda refusera tout net que je le conserve à la maison. Un petit service ?

— C’est bon. On va essayer à ta manière, acquiesça Felson.

— Je sais que mon séjour ici se passera à notre satisfaction mutuelle, dit Whistler en se levant pour aller au robot-bar où il se commanda un pseudoMartini. Je suis programmé à boire dans les milieux sociaux intéressants. À votre santé.

— Oui, à notre santé. » Felson alla derrière le hublot du salon pour regarder tomber la pluie de printemps.

 

Felson rentra de Youngstown, Ohio, avec un contrat pour six rouleaux de papier mural humoristique et une option pour une douzaine d’autres. Le crépuscule tombait quand il rentra au premier niveau de son garage. Son airmobile était de nouveau au niveau supérieur.

Whistler était également de retour. Le bel androïde était allongé sur la carpette en imitation peau d’ours devant la cheminée de métal blanc, vêtu d’une combinaison de repos en quasi-soie. « Votre carton me paraît bien bourré, mon garçon.

— Bourré d’échantillons de papiers peints, Écoutez, Whistler…

— Jalna sera en retard d’une demi-heure.

— Elle a appelé ?

— C’est évident, mon garçon. Une fille époustouflante, permettez-moi de le répéter, bien qu’un peu mince à mon goût. Elle a téléphoné il y a quelques instants pour dire qu’elle serait retenue au rassemblement pour la Reconstruction du Brésil plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu. Quelque chose à voir avec l’orateur invité qui devait attendre que les effets du gaz calmant de la police…

— C’est bon. Très bien. » Felson jeta son carton sur le sofa et un rouleau de papier s’en déroula. Il était couvert de dessins de personnages avec des nez comme des saucisses. « Vous ne vous servirez plus jamais de l’airmobile.

— C’est venu instinctivement sur le moment, mon garçon. Je vous prie de nous excuser, Mme Gow et moi.

— Qu’est-il advenu de l’accord selon lequel vous deviez vous tenir tranquille dans ma chambre d’amis en attendant que Nardikian ait mis au point son système idiot pour devenir riche en vitesse ?

— On finit par s’énerver au bout d’un mois.

— D’un mois ? Deux jours après votre arrivée, vous vous défiliez pour fréquenter des bars peu connus, vous introduire dans les bals de clubs hippiques, puis vous alliez aux concerts de rock des Nostalgiques Années Soixante-Dix et vous ramassiez des bonnes femmes sur le retour que vous rameniez à la maison. J’ai dû me débrouiller pour que ma fiancée – la mienne ! – ne vienne plus ici parce que je ne savais jamais sur quel cinéma j’allais tomber. Énervé, vous ?

— Je suis programmé pour la lubricité, mon garçon. Si vous m’autorisez à le dire.

— Chaque fois que j’obtiens Nardikian au phone, il jure que le truc qu’il vous a installé suffit à vous contrôler. Mais avec moi, ça ne fonctionne pas. »

L’élégant androïde répondit : « Nardikian était tellement plongé dans ses propres travaux qu’il n’a sans doute pas mis le meilleur de lui-même dans ce système de contrôle parasite. Et maintenant, il a encore plus de boulot.

— Ouais, je n’avais nullement prévu – et lui non plus – qu’il devrait se téléporter à Tuzla en Yougoslavie pour la Technokraft une semaine après vous avoir collé ici. » Felson desserra son col. « En tout cas, je veux que vous restiez à la maison. Pour le moment, je vais prendre une douche.

— Mieux vaudrait attendre que Mme Sven-Elven ait fini, mon garçon.

— Mme Sven-Elven ?

— Elle est passée boire un verre après le ski, expliqua Whistler. Elle venait juste de se téléporter de quelque part dans les Alpes. Une chose en a amené une autre, comme cela se produit dans quatre-vingt-onze pour cent des cas.

— Seigneur Dieu ! s’écria Felson. Mais c’est la femme du docteur Cosmo Sven-Elven, directeur de la Fondation de Recherches Sexuelles des Médecins Célèbres de Westport ! Et voilà qu’elle vous tombe dessus en revenant des Alpes ?

— Oui, mon garçon. Voilà même ses skis appuyés contre…

— Le chef de la clinique d’imbéciles d’où vous êtes parti ! Et sa femme est dans ma cabine à douche ? Ne vous a-t-elle pas reconnu comme une mécanique en fuite ?

— Pas encore, mon garçon. La dame s’intéresse fort peu aux travaux du docteur. Elle me l’avait déjà expliqué la semaine dernière quand j’ai fait sa connaissance lors d’un bal de chasseurs à courre. Et à propos, je ne suis pas fugitif. On m’a emprunté.

— Peut-être devrait-on vous restituer à la F. R. S. M. C.

— Ce qui vous ôterait tout espoir de gagner le gros fric, lui rappela Whistler. De plus, je ne crois pas que je pourrais de nouveau supporter ce mode de vie. »

Felson avala plus d’air qu’il ne lui en fallait. « Je me passerai de douche. » Il pivota et quitta la maison.

 

Jalna McKeefer était une souple brune de vingt-sept ans, belle, passionnée. « Ouvre », suggéra-t-elle.

Felson mit son engin en pilotage automatique circulaire au-dessus du sombre Détroit de Long Island. « Tu ne devrais pas toujours me faire des cadeaux, Jalna.

— Quand on aime quelqu’un, on lui offre des choses. » La jolie fille desserra son harnais pour se pencher et lui parler à l’oreille droite. « De plus, j’ai eu cela pratiquement pour rien en adhérant au Club de Gadgets Doubleday. »

Quand Felson eut ouvert la petite boîte que Jalna lui avait posée sur les genoux, il vit à l’intérieur une main en argent. « Un presse-papiers ?

— Non. Pousse donc le bouton sur le poignet. »

Felson obéit. La main d’argent rampa hors de son emballage de rubans plastiques, lui trotta sur la cuisse, vint se placer au bas de son ventre et lui empoigna la braguette. Felson rattrapa la main et pressa de nouveau le bouton. Il retourna le gadget pour lire les petits caractères gravés dans la paume. « Wakzoff, un produit de la Nouvelle Rio. » Felson tendit la main à bout de bras, la tenant par le pouce. « Tu veux dire que c’est un truc pour aider les gens à se masturber ?

— Cela m’a paru plutôt fascinant. »

De l’autre bras étendu, Felson maintint la boîte et y laissa retomber la main. « Jalna, je n’ai pas besoin de gadgets sexuels, pas avec… » Il s’interrompit.

« Pas avec quoi ? »

Il jeta la boîte sur le siège arrière du véhicule qui planait dans la nuit. « Jalna, tu connais ce type qui est… mon invité ?

— Whistler ? Bien sûr. Il est tout à fait attirant, dans le genre un peu formaliste. Bien qu’il n’ait pas ta force virile animale. » Elle lui posa un baiser sur la tempe.

Felson déclara : « C’est un androïde. »

La jolie brune s’écarta de lui, serrant sa poitrine entre ses bras. « Un androïde ?

— Oui, il a été construit pour… dans le but d’avoir… tu sais bien, avec les femmes…

— Mel, tu veux dire que tu possèdes un de ces androïdes fornicateurs comme ceux qu’ils utilisent à la Fondation de Recherches Sexuelles de Westport ? Mais c’est simplement fascinant !

— Pas « comme ceux ». Whistler est l’une des machines de la F. R. S. » Il regardait la mer obscure et les lumières des côtes du détroit. Felson lui expliqua toute l’histoire de Whistler et du plan d’enrichissement de Nardikian, ainsi que toutes les difficultés que lui causait l’androïde.

Jalna le prit dans ses bras. « C’est merveilleux de ta part, Mel. Courir des risques, manifester de l’esprit d’entreprise. Je te l’ai toujours dit, que tu as des possibilités formidables, fit-elle tout en l’embrassant sur la joue et l’oreille. Tu vas sortir de tes embarras financiers plus vite que tu ne crois. Je quitterai mon poste de professeur-adjoint de dessin animé au Collège du Connecticut et nous pourrons nous marier. Tu sais ce que je pense du mariage.

— Je pense comme toi, Jalna, je suis impatient. »

Elle le poussa du coude. « Je veux dire : ce que je pense de la position respective de l’homme et de la femme dans les liens du mariage. »

Felson jeta un coup d’œil au siège arrière. Il avait cru entendre les doigts d’argent tambouriner avec agacement contre les parois du carton. « Oui, tu crois à un retour aux aspects simples des mariages de la première partie du siècle. L’homme chef de maison, la femme lui étant soumise. Eh bien, je pense que je suis capable d’assumer la charge du foyer.

— Ne te l’ai-je pas toujours dit ? » Elle s’appuya à lui, lui caressant la poitrine et le ventre.

Felson ferma les yeux en souriant. Il se redressa soudain en criant : « Oh ! La main s’est échappée de la boîte !

— C’est moi, Mel.

— Ah ! oui. Je te demande pardon. » Il la regarda en hochant la tête. « Avec toutes ces idioties que je fais à présent, plaques d’autos patriotiques, taies d’oreiller et papiers peints humoristiques…

— J’ignorais que tu faisais des papiers muraux.

— C’est tout récent. Je t’en reparlerai plus tard. Oui, toutes ces imbécillités que je fabrique, cela n’a de sens qu’à cause de toi, Jalna.

— Bien sûr, Mel. » Elle l’embrassa.

 

Durant les deux semaines suivantes, Felson ne vit pas souvent Jalna. Le nombre des démonstrations pour la Reconstruction du Brésil et des marches contre la Télépauvreté paraissait grossir. Avec l’emploi du temps déjà très chargé de Jalna au Collège, cela ne leur laissait que peu de loisir. Felson le regrettait, mais il était assez occupé à ébaucher des idées de papier mural humoristique.

Gow ne lui donnait plus de plaques patriotiques à exécuter. Felson soupçonnait le fabricant de plaques d’avoir appris ce qui s’était passé entre Whistler et Mme Gow, mais son petit agent soutenait que la seule objection de Gow, c’était que le général Patton de Felson avait l’air trop aimable. Bubber Krigstein lui trouva cependant, pour compenser la perte du contrat Gow, un nouveau boulot de dessins amusants pour un spectacle de marionnettes classiques qui débitaient les bulletins d’information sur le Réseau National des Gosses.

Au milieu d’un mercredi de ciel bleu de la fin mai, un homme rondouillard en perruque poudrée téléphona à Felson : « Monsieur Felson, ici la Vieille et Authentique Taverne Yankee.

— Jamais entendu parler.

— Nous n’avons ouvert que le mois dernier. Nous sommes sur la Route de Poste de Boston, près de Westport. » Il rajusta sa perruque de l’époque coloniale. « Si je vous appelle, monsieur Felson, c’est que je n’arrive pas à trouver M. Whistler dans l’annuaire. La compagnie du téléphone me dit que c’est votre nom qui figure à l’adresse qu’il donne toujours. »

Felson demanda « Whistler vous doit de l’argent ?

— Ce n’est sûrement qu’un oubli. Pour le prix des chambres, nous pouvons attendre un moment. Toutefois, pour les deux caisses de Vin d’Ananas Renforcé de Californie, j’ai dû payer de ma propre poche. Je n’aimerais guère le déranger quand il est ici avec une de ses bonnes amies, voilà pourquoi je préfère m’adresser discrètement à vous. »

Felson regarda par la fenêtre de l’atelier juste à temps pour voir son airmobile, avec Whistler aux commandes, décoller et s’éloigner. « Très bien. Je vais vous communiquer mon numéro d’ordinateur bancaire et vous pourrez toucher le montant de la note de M. Whistler. Combien ?

— Pour le vin, cela fait deux cent quarante dollars, dit le comptable de la Taverne Yankee. Y compris les frais de bouchon.

— Bon. Mon numéro bancaire est le 206-9MF602. Au revoir. »

Felson était sur le point d’appeler Nardikian qui se trouvait à Kano, au Nigeria, pour toute la semaine, quand le vibreur du phone se fit de nouveau entendre.

Cette fois, il vit un homme au visage plissé qu’il croyait vaguement reconnaître. L’homme sanglotait doucement. « J’ai fait une chose terrible. »

Cela ressemblait à un appel de dingue, sauf que Felson avait l’impression d’avoir déjà vu ce dingue-là. « Je vous demande pardon ?

— Qu’est-ce qui m’a pris de faire ça ? soupira le petit homme ridé. Peut-être la jalousie mêlée de rage aveugle. Nous ne devrions pas – du moins je le pensais encore récemment – éliminer l’amour profond et l’affection durable de plus de douze années de bonheur et d’harmonie familiale. Le phénomène de la crise passionnelle est l’un de ceux que nous n’avons certes pas suffisamment étudié. Comme j’avais prévu de le dire à mes collègues réunis ici à Yawata, Japon, nous avons seulement…

— Vous ne seriez pas par hasard le docteur Cosmo Sven-Elven ? »

Le petit homme interrompit ses sanglots pour hocher la tête et ébaucher un sourire. « Si, c’est bien moi Je suis ici à Yawata pour suivre un congrès sur la fellation transistorisée. Je suis l’orateur principal, sinon je me téléporterais immédiatement à Brimstone, au Connecticut. En fait, j’ai plaqué mes collègues en plein milieu d’un aphorisme pour me précipiter dehors et vous appeler. Qu’est-ce qui nous pousse à réagir à des impulsions pareilles ? C’est un sujet chargé de…

— Mais qu’aviez-vous à me dire ?

— J’éprouve des regrets de ce que j’ai fait de terriblement irrationnel.

— C’est vous le type qui regardiez par-dessus mes haies ! déclara Felson, se rendant compte de l’endroit où il avait déjà vu ce petit homme plein de plis.

— J’ai aussi regardé dans votre cheminée et mis des micros dans vos chambres à coucher, reprit le docteur en reniflant. En réalité, ce n’était pas vous que je surveillais, mais mon androïde égaré et ma…

— Vous pouvez reprendre Whistler, si c’est ça qui vous tourmente. Alors, cessez de pleurer.

— Non, ce n’est pas pour ça que je pleure, dit Sven-Elven. Pas plus qu’en raison de l’infidélité de ma femme, Mme Sven-Elven, ni de mon incapacité à l’affronter pour lui révéler qu’elle faisait l’amour avec une de mes propres inventions. Permettez que je vous dise clairement ce que j’ai fait. Peut-être un homme plus raisonnable n’aurait-il pas adopté le même moyen, mais j’étais loin de toute raison ce matin avant de me téléporter au Japon.

— Au juste, qu’avez-vous…

— J’ai placé une bombe à l’intérieur de Whistler.

— Une bombe ?

— Quand elle explosera, elle le démolira en même temps que Mme Sven-Elven.

— Une bombe ?

— N’était-ce pas une chose idiote à faire ? Un homme dans ma position, directeur de la Fondation de Recherches Sexuelles de Westport. Un homme dont le Who’s Who d’Extrême-Orient a…

— Revenons à la bombe, docteur.

— Je l’ai introduite dans votre maison ce matin à l’aube. Pendant votre sommeil, j’ai disposé une bombe petite mais puissante, de ma propre conception, dans les rouages intérieurs de Whistler.

— Et il est resté tranquille pendant ce temps-là ?,

— Après tout, je sais comment le manipuler. J ai donc placé ma petite bombe, puis j’ai effacé de son cerveau tout souvenir de ma visite.

— À quel moment la bombe doit-elle éclater ? »

Le petit médecin ridé poussa encore un sanglot. « C’est là que j’ai fait preuve d’une astuce diabolique. Vous n’imaginez pas comme la fureur aveugle peut inspirer l’homme. La bombe est liée aux mécanismes internes de Whistler de façon à exploser la prochaine fois qu’il aura des rapports sexuels. Selon diverses paroles et allusions de ma femme, hier soir, elle avait encore rendez-vous avec lui pour cet après-midi.

— Aïe ! fit Felson.

— Exactement ce que je pense ! J’avais à peine dépassé l’introduction de mon discours quand mon esprit a émergé des nuages et que j’ai pris conscience de l’atrocité de ce que j’avais fait. Certes, l’idée en soi est très astucieuse et…

— Puis-je désamorcer la bombe ?

— Question fort pertinente, monsieur Felson. Je vous appelle précisément dans l’espoir que vous le puissiez. Dessinez-vous assez bien pour copier un schéma simple que je vais vous montrer ?

— Oui. » Felson prit un crayon électrique et copia le dessin que le docteur Sven-Elven collait contre l’écran. Tout en effectuant le tracé, il notait ce que le médecin disait de la bombe et de la façon de la désamorcer.

« Allez tout de suite dans votre maison et faites-le, dit Sven-Elven quand Felson eut terminé. Je reste en ligne au cas où vous auriez encore à me consulter.

— Whistler est parti depuis vingt minutes. Je ne sais pas où il est allé.

— Ce qui complique un peu notre problème », conclut le docteur.

 

Felson sauta de son automobile alors que l’employé à perruque blanche avait encore la main sur la poignée de la porte. Mme Sven-Elven n’était pas chez elle quand il était passé. Le robot-portier lui avait dit qu’elle assistait à un rassemblement Pro-Télépauvreté. Felson ne s’était pas donné la peine de vérifier. Whistler ne l’aurait jamais retrouvée à un pareil meeting.

Felson fonça au long de la galerie extérieure des anciens présidents des États-Unis. L’androïde Abraham Lincoln lui donna un coup de son chapeau tuyau-de-poêle. Dans le bureau d’accueil, il ne trouva qu’un pupitre de signature automatisé. En finissant sa course contre le pupitre large et bas, Felson le frappa de ses jointures. « Avez-vous enregistré un M. Whistler ici ? » D’après ce que le comptable lui avait dit dans la matinée, cette taverne était devenue l’un des lieux de rendez-vous favoris de Whistler.

« Nous ne sommes pas autorisés à fournir des renseignements sur nos hôtes », répondit le bureau.

Felson frappa plus fort. « Avez-vous une personne humaine à qui je puisse parler ? C’est vraiment très important. »

Le bureau émit un curieux bruit raclant. « Whistler, M. et Mme, Cottage vingt-six, lâcha-t-il. Oh ! Je n’étais pas censé vous le dire, monsieur. Vous m’avez dérangé avec votre coup brutal. Veuillez ne pas tenir compte de… »

Felson pivota, sortant rapidement du bureau. Autour du bâtiment principal de l’auberge, dans le style pseudo-colonial, trois douzaines de cottages étaient dispersés, très Vieille Angleterre, entourés d’ormes et de bouleaux blancs de plantation récente. Felson se dirigea vers les petites maisons au trot.

Le cottage vingt-six était voisin du vingt-cinq. Felson, en reprenant haleine, jeta un coup d’œil circulaire. « C’est bien cela », se dit-il. Le cottage était isolé près d’un ruisseau artificiel. Tout en tirant de sa poche le diagramme de désamorçage, Felson contourna la piscine.

Il escalada le perron, heurtant le battant de l’épaule tout en agissant sur la clenche. La porte n’était pas fermée à clef. Elle s’ouvrit devant lui.

« Ne bougez plus ! » cria-t-il.

Whistler, nu jusqu’à la ceinture, se tenait debout, un genou déjà sur le bord d’un lit à l’autre bout de la pièce. Il avait la main gauche sur la couture du pantalon. « Mel, mon garçon, dit-il, je suis en mesure de tout vous expliquer.

— Vous et Mme Sven… » Les paupières de Felson clignotèrent. Ce n’était pas Mme Sven-Elven qu’il voyait assise sur le lit.

« J’espère que tu n’es pas venu ici dans l’intention d’abattre quelqu’un », lui dit la souple Jalna. Passant la main sous elle, elle tira un coin de drap rose et le passa sur ses épaules. « Parce que c’est toujours toi que je préfère, Mel. La vérité, c’est que je me suis sentie de plus en plus fascinée par Whistler. Après que tu m’as informée que c’était un androïde. Je juge parfaitement naturel de procéder à quelques expériences avant le mariage. »

Felson regarda sa fiancée, puis l’androïde, sans rien dire.

« J’ignore quel genre de scène vous aviez en tête, mon garçon, quand vous avez pénétré ici comme un jeune amoureux de la fin du siècle dernier. Mais permettez-moi de vous affirmer, tout comme la belle Jalna, que ceci n’a rien de sérieux. » Jalna intervint : « Je suis désolée de te voir réagir de cette façon, Mel. Nous devons tous apprendre à vivre avec les circonstances au fur et à mesure que nous avançons dans l’existence. Je crois que si maintenant tu t’en allais un peu plus silencieusement que tu n’es arrivé, tout s’arrangerait. »

Whistler sourit en hochant la tête. « Ce serait la chose la plus intelligente à faire, mon garçon. »

Au bout de quelques secondes, Felson déclara : « D’accord. Je veux bien essayer votre manière. » Il sortit du cottage, refermant doucement le battant derrière lui. Quand il se trouva de nouveau au bord de la mare décorative, il prit le dessin de la bombe, le plia, le déchira en quatre et laissa tomber les morceaux dans l’eau calme.

 

Traduit par BRUNO MARTIN.

Whistler.

 

 

 

© Joseph Elder, 1973, for Eros in Orbit. Reproduit avec l’autorisation de l’auteur, de E. J. Carnell Agency, Londres, et de l’Agence Hoffman, Paris.
© Librairie Générale Française, 1985, pour la traduction.