LE FAISEUR D’AMOUR
par Gordon Eklund
Ici les androïdes ont une intériorité (au point de poser un problème politique). Mais ils en ont été dotés par construction, et parce que leur statut de sujets les aide à remplir leur fonction. L’idéal de la mécanosexualité, c’est d’exciter non seulement le corps mais les âmes, de produire non seulement de la jouissance mais des fantasmes. Ce résultat peut être atteint accidentellement (témoin la nouvelle de Blish) ou volontairement, comme c’est le cas ici. On en arrive alors a une version très sophistiquée du paradoxe sur le comédien : qu’éprouve celui qui aide les autres à éprouver ? Réponse : la solitude, et rien de plus. Une solitude que curieusement le spectateur ne voit pas, ou qu’il ne veut pas voir, parce que ça lui gâcherait le plaisir. Nous vivons dans une société du spectacle, de la communication, des signes ; le spectateur saturé ignore le vide à la base de sa plénitude. C’est lui qui maintenant manque d’intériorité. Il est moins humain que la machine.
DEBOUT au centre du studio, silencieux et immobile comme une statue, Adrian regardait les autres. Son regard se déplaçait de temps en temps, chaque fois qu’il le fallait, mais le reste de son corps demeurait pétrifié. Les autres n’avaient pas remarqué qu’il les observait et cela l’amusa. Les techniciens – cinq petits hommes à l’air tourmenté, tous vêtus de la même manière banale et colorée – étaient affairés à disposer leur matériel sur le plateau central en prévision de la scène principale. Ce matériel comprenait des appareils volumineux, ressemblant de façon frappante à des caméras de télévision par leur forme et leur position. Ce n’étaient pourtant pas des caméras, mais des appareils d’enregistrement. Au bas de chaque enregistreur pendait librement une série de fils qui descendaient jusqu’au plancher. Plus tard, ces fils seraient attachés à un bandeau qui serait lui-même placé autour du crâne d’Adrian. Mais cette opération ne serait effectuée que lorsque la scène serait prête pour l’enregistrement, et seulement quand Boone et Cynthia auraient fini de discuter dans leur coin, à l’écart des autres.
Adrian soupira en les regardant depuis l’autre bout du studio. Il avait horreur des contretemps de cet ordre, lorsque la difficulté était entièrement due au manque de capacité d’une autre personne. Il ignorait, dans ce cas précis, s’il fallait rejeter le blâme sur Boone ou sur Cynthia, mais il choisit finalement la fille, car Boone était son patron, lui versait un bon salaire, et méritait le bénéfice du doute, alors que la fille n’était rien pour lui. Adrian ne voyait pas pourquoi il était énervé par ce contretemps. Ou par n’importe quel autre retard. Il aurait pu se dire que son temps était précieux, mais il savait qu’il n’en était rien. Le temps, considéré comme tel, ne signifiait rien pour Adrian. Il ne s’intéressait jamais au moment qui passe. Il n’aimait pas les retards, tout simplement.
Il s’assit en serrant les genoux entre ses mains et en les remontant vers son menton. Autour de lui, divers fils éparpillés sur le sol ressemblaient à des serpents endormis. Adrian évita d’en toucher un seul. L’électricité lui faisait peur.
Dans le coin, Cynthia pleurait encore. Tout en parlant à Boone, elle leva les mains – d’abord l’une, puis l’autre – et s’essuya rapidement les yeux. On lui avait demandé de pleurer au cours de la scène précédente, celle qui avait été enregistrée près de la piscine, à l’autre extrémité du studio. Et elle n’avait toujours pas récupéré complètement. Peut-être était-ce pour cela qu’Adrian était irrité. Le scénario lui avait demandé un maximum de colère, et il l’avait fournie, mais une fois la scène achevée et enregistrée, il s’était calmé aussitôt. Et s’il pouvait y arriver, elle devait aussi en être capable. Alors, quel était le problème ?
C’était le premier jour. Il était clair qu’elle appréhendait de travailler avec lui, et il pouvait lui pardonner cette attitude. Il était l’artiste le plus célèbre dans la profession, et elle tournait depuis moins d’un an – il avait lu sa biographie – pour un certain Buckley qui dirigeait un petit studio au sud de la ville. Techniquement, les enregistrements de Buckley étaient grossiers, et produits pour une clientèle spécialisée mais curieusement étendue. De nombreux acteurs avaient commencé leur carrière avec des gens comme Buckley ; quelques-uns restaient parfois avec eux pendant toute une année. Adrian, lui, n’avait jamais fait cela. Il avait commencé directement au sommet. Douze ans plus tôt, avec Boone. Et il s’y était toujours maintenu. Et il y resterait.
Cynthia avait maintenant cessé de pleurer. Boone et elle s’approchèrent d’Adrian, marchant parfois sur les fils dénudés qui jonchaient le sol. Il contrôla sa colère.
« Tout va bien, dit Boone. Elle est prête, maintenant.
— Il fallait que je me calme », ajouta Cynthia.
Elle était tout près de lui, ses cuisses nues juste devant les yeux d’Adrian. Il crut voir derrière elle un technicien se retourner pour la regarder. Cela l’énerva plus que tout le reste. Qui était cet homme, et pour qui se prenait-il ? Adrian décida d’en parler à Boone. C’était sûrement un nouveau.
« Je suis sûre que je m’y habituerai, disait-elle. J’y arriverai. Mais c’est le premier jour et je suis un peu…
— Elle y met trop de sentiments, déclara Boone, les poings serrés au fond des poches de son épais pardessus. Mais elle est bien, Adrian. Tu sais qu’elle est bien, pas vrai ?
— Je ne sais pas encore.
— Je sens, en travaillant pour vous – avec vous – je sens que je dois faire de mon mieux.
— Oui, je sais », répondit Adrian.
Il tourna les yeux vers Boone, mais celui-ci s’éloignait déjà. Adrian avait voulu lui demander du regard : Tu ne lui as pas dit ? Tu ne lui as pas dit que je n’aimais pas bavasser ? Boone ne lui avait peut-être pas dit, à moins qu’elle ait décidé de ne pas tenir compte de cet avis.
« Je suis désolée, dit Cynthia.
— Asseyez-vous donc. »
Il lui désigna le sol d’un geste. Mais son esprit suivait Boone, observait Boone, pensait à Boone.
« Merci. »
Elle s’assit à côté de lui, la hanche délicatement appuyée contre la sienne. Adrian s’écarta doucement d’elle. Toucher, ça le connaissait, mais il avait remarqué qu’elle s’était assise sur un fil. Et il savait que l’électricité traversait facilement la chair.
Boone donnait des ordres aux techniciens qui installaient les enregistreurs autour du grand lit central. Cynthia tourna la tête pour les regarder et les observer comme si elle n’avait jamais vu faire cela auparavant. En la voyant, Adrian eut presque envie de lui dire la vérité. Mais il savait que ce n’était pas le moment. On avait besoin d’elle pour l’instant. S’il avait osé, il lui aurait déclaré qu’elle n’était pas faite pour ce travail. À cause de sa carrure. Elle n’avait encore que dix-huit ou dix-neuf ans, et n’était pas grosse, mais sa silhouette était forte, ses os puissants, et ses hanches étaient larges et saillantes. Les formes pleines n’étaient plus populaires. La mode était aux filles plus jeunes et plus petites. Cynthia était presque assez jeune et avait un joli visage un peu pâle que même Adrian trouvait sympathique, et lorsqu’elle souriait – ou faisait la moue –, elle avait une façon de relever sa lèvre supérieure qui laissait apparaître la roseur tendre de ses gencives.
« Cela ne vous est encore jamais arrivé ? »
Elle voulait parler de ses larmes.
« Jamais, répondit-il.
— Pas même au début ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Pour moi, cela n’a toujours été qu’un travail.
— Mais je suis devenue vous-même, et je sais… »
Adrian détourna brusquement la tête, comme si quelque chose de très important venait d’attirer son attention. Mais il n’y avait rien. Il lui donnait seulement le temps d’abandonner sa pensée sans l’exprimer. Il savait pertinemment ce qu’elle avait voulu dire : qu’elle était devenue lui-même et qu’elle connaissait parfaitement ses sentiments. Elle avait partiellement raison. Elle était devenue lui-même. Chaque femme, de tout âge, était devenue Adrian à un moment ou à un autre. La plupart des hommes également. Un milliard d’exemplaires de ses enregistrements étaient en circulation dans le monde entier. En comptant que cinq personnes profitaient de chaque enregistrement, cela donnait un chiffre à peine inférieur à celui de la population mondiale. Et Mars. Il y avait aussi des gens qui vivaient là-haut. Mais pas trop. Moins de vingt mille. Et même moins que cela maintenant. Plus de mille personnes étaient mortes sur Mars la semaine précédente.
Mais elle ne connaissait pas ses sentiments. Personne ne les connaissait, bien que chacun pensât savoir ce qu’il ressentait. Une fois, un journaliste avait dit d’Adrian qu’il était l’homme répandant ses émotions comme un hémophile répand son sang. C’était ce qu’ils pensaient tous. Ce qu’ils savaient tous.
« Je vais me marier la semaine prochaine. Je le connais depuis trois ans. Boone m’a dit de vous demander si cela ne vous dérangeait pas.
— Absolument pas.
— Je veux dire, à cause du travail. Je sais que vous ne vous êtes jamais marié.
— Personne n’a jamais voulu m’épouser.
— Oh ! non – elle gloussa derrière son poing fermé – ce n’est pas vrai.
— Non ? Réfléchissez-y un instant, dit-il en se tournant pour la dévisager, presque souriant. Voudriez-vous m’épouser ?
— Je… » Elle répondit d’une voix hésitante, se demandant s’il fallait dire la vérité. « Eh bien, pour être franche… non. Mais je…
— N’ajoutez rien, dit-il en levant une main. Ne dites pas que vous êtes différente, parce que ce n’est pas vrai. Et ne prétendez pas que vous me connaissez, parce que c’est également faux. Et vous n’arriverez pas à me connaître, même après avoir travaillé avec moi. Cela ne voudra rien dire.
— Je… » commença-t-elle en essayant de sourire, lui montrant gentiment ses dents supérieures, puis sa gencive, les dents claires et luisantes protégées par les replis de chair tendre et rose. « Vous savez, je ne vous ai encore jamais entendu prononcer autant de mots d’un seul jet. Si ça continue, vous allez bientôt me sourire. »
Boone était en train d’engueuler un technicien, celui-là même qui s’était retourné pour regarder Cynthia. Le ventre de Boone tremblait comme de la gelée et il agitait tels des sabres ses deux petits bras épais.
« Il fait froid, ici.
— Oui.
— Je frissonne.
— Il fait toujours froid, ici. Vous voyez comment Boone est habillé ? Comme il est gras ? Il faut qu’il fasse froid. Il compte sur nous pour produire notre propre chaleur.
— Vous avez raison », répondit-elle.
Boone s’était approché du principal transformateur mural, orné de cadrans éclairés en vert et de boutons qui lançaient des lueurs rouges, comme des étoiles colorées sur un arbre de Noël électrique, et la machine elle-même bourdonnait doucement.
« Très bien, déclara Boone, et ces mots tranquilles résonnèrent dans le grand studio comme un soudain roulement-de tambour. Allons-y. »
Cynthia, debout, se dirigea aussitôt vers le plateau tandis qu’Adrian la suivait d’un pas plus digne. Comme le technicien, il examina le dos de la jeune fille et observa la manière dont ses hanches oscillaient, se demandant si ce mouvement était habituel ou si elle le faisait volontairement à son intention. Adrian lui sourit.
Le lit était prêt. Un technicien s’approcha et noua un bandeau autour de la tête d’Adrian. Deux fils reliaient le bandeau à l’un des enregistreurs. Puis le technicien effectua la même opération sur Cynthia. Boone resta près du mur pour lire les cadrans. Il cria quelque chose aux techniciens qui lui répondirent sur le même ton. Cynthia se pencha et s’assit d’un air affecté sur le bord du lit. Il faisait sept mètres de large et onze de long. Le matelas épais et ferme reposait à même le sol.
Adrian s’assit auprès d’elle.
« Autre chose ? demanda-t-elle.
— Quoi que je vous demande, faites-le.
— Et le scénario ? |
— Ne vous en faites pas pour ça, répondit-il en se tapotant le front juste au-dessus du bandeau. Je l’ai bien en tête.
— À vous entendre, tout est facile.
— C’est facile. Pour vous. »
Adrian dirigeait toujours ses propres scènes après avoir jeté chaque matin un coup d’œil sur le scénario. Depuis peu, à la demande du public, ses rôles étaient généralement agressifs, ce qui simplifiait considérablement les choses. Il parlait rarement aux autres actrices des éventuelles conséquences d’une scène particulière ; il préférait leur faire la surprise. C’était une bonne méthode, qui marchait presque toujours. Quand une scène se terminait mal, ce n’était jamais la faute d’Adrian. : C’était toujours la faute de l’une des actrices, et si elles échouaient trop souvent – ce qui arrivait à certaines –, on ne les reprenait pas. Adrian y veillait. Il n’aimait pas devoir répéter une scène. C’était encore pire qu’un contretemps.
Cette scène-là se déroula très bien. Mieux qu’ils ne s’y étaient attendus, car la jeune fille, Cynthia, se montra excellente. Elle fut véritablement merveilleuse. Adrian lui-même en fut stupéfait.
Quand la scène fut terminée, Adrian retira vivement son bandeau et traversa la pièce. Cynthia resta sur le lit à sangloter fortement. Adrian la regarda. Il n’y avait pas assez de sang, mais il s’en moquait. Si les véritables sensations de douleur avaient été enregistrées, cela suffirait largement. Que Boone s’occupe des quantités nécessaires d’hémoglobine. Adrian savait que le public ne demandait pas une preuve physique, mais l’expérience sensuelle d’une douleur véritablement ressentie.
Boone vint vers lui au moment où il s’essuyait et se préparait à. s’habiller. L’air souriant, il demanda à Adrian ce qu’il en avait pensé.
« Tu sais bien ce qui s’est passé ? demanda Adrian.
— Tu parles si je le sais, répondit Boone, le visage rayonnant. Hé, tout le monde le sait dans la maison.
— Alors, pourquoi me le demander ?
— Et le sang ? Tu crois qu’il y en avait assez ?
— Tu sais ce que j’en pense. »
Adrian boucla son pantalon. Il fit rapidement glisser ses doigts le long de sa chemise, sentant le tissu se refermer.
« Ouais, dit Boone.
— C’est la meilleure depuis longtemps, déclara Adrian. Elle devrait faire son chemin. Tu as de la chance de l’avoir trouvée.
— C’est Gina qui l’a découverte. Elle dit qu’elle veut se marier.
— Ça ne me dérange pas.
— Ouais, elle changera d’avis.
— C’est une possibilité.
— Bien sûr. »
Boone tourna vivement la tête et balaya la pièce du regard. Puis, ne voyant rien de spécial, seulement la fille et les techniciens groupés près du lit, il murmura :
« Ça va, Adrian ?
— Je ne me suis jamais senti aussi bien.
— Les fils. J’ai vu que tu avais de nouveau peur des fils. »
Adrian retint sa colère. Il était fier de la manière dont il contrôlait ses émotions – toutes ses émotions.
« J’ai toujours eu de la méfiance envers l’électricité, dit-il.
— Je repensais simplement à l’autre fois. Tu ne… tu ne crois pas que tu…
— Je ne crois rien du tout, Boone, répondit Adrian.
— Je n’en suis pas si sûr, mais… » Boone s’arrêta pour observer de nouveau la pièce. Cette fois, il cherchait de l’aide. « Je n’aurais pas dû le demander, mais Gina… elle m’a dit… elle m’a dit que tu n’allais pas très bien.
— Oh ? demanda Adrian. Elle a dit ça ?
— Oui, elle l’a dit. Mais… enfin, je suppose qu’elle s’est trompée. Et j’en suis soulagé. Elle le sera également. On se tracasse pour toi, Adrian. Tu devrais le savoir.
— Je le sais, Boone.
— Bien sûr. »
Souriant de nouveau, Boone s’éloigna en se dandinant pour rejoindre rapidement les techniciens. Toute l’équipe se mit à démonter l’installation du lit. Il n’était pas midi, mais la journée d’Adrian était terminée. Il ne jouait jamais plus de deux scènes par jour. C’était écrit dans son contrat. Deux scènes au maximum. Au début, il en avait joué jusqu’à quinze ou vingt dans une seule journée, mais travailler de cette manière entraînait de trop nombreux contretemps. Les choses allaient bien mieux maintenant.
Cynthia s’approcha en essuyant ses joues marquées de traces sombres.
« Vous rentrez ?
— Oui. »
Elle lui emprunta sa serviette pour s’essuyer les jambes.
« Moi aussi », dit-elle. Elle se frotta les cuisses et les fit briller comme si elles avaient été polies. « Nous habitons dans le même bâtiment.
— Je ne le savais pas.
— Vous voulez m’accompagnez ? Vous rentrez à pied ?
— Oui, à pied. »
Adrian sortit. Le dôme était rose aujourd’hui, ce qui signifiait que c’était jeudi. Le trottoir qui bordait le studio glissait lentement sous, le poids du trafic de midi. Adrian se réfugia dans l’ombre du bâtiment pour ne pas être remarqué. Cynthia sortit peu après lui. Elle portait un short en laine vert clair et une paire de bottes en suédé qui laissaient libres ses orteils. Sa chevelure longue tombait de manière à lui recouvrir les deux seins.
« Est-ce que… les gens… est-ce qu’ils ne vous embêtent jamais ?
— Non. »
Il la conduisit jusqu’au trottoir roulant sur lequel ils montèrent tous les deux. Il fut aussitôt reconnu. L’air lui-même semblait le remarquer, s’arrêtant un court instant avant de glisser avec le vent. Cela ne dérangeait pas Adrian. La même chose se produisait partout où il allait, chaque jour. Us le reconnaissaient, voilà tout. Ils croyaient le connaître. Us avaient baisé avec lui, été baisés par lui, et ils croyaient que cela leur permettait de le connaître. Mais ils l’importunaient rarement. C’était un homme qu’ils connaissaient sans vraiment le connaître. Et cela les gênait. Et les tenait à l’écart.
Une fille qui marchait à sa gauche lui adressa la parole.
« Adrian, je voudrais… »
Mais il accéléra le pas, suffisamment pour intercaler une grosse femme entre lui et la fille. Le trottoir descendait la colline en pente forte. Un millier de paires de genoux se tendit.
Cynthia était déconcertée. Adrian s’irrita de voir qu’elle ne pouvait pas s’adapter à tout cela et il regretta de lui avoir permis de l’accompagner. Il s’était laissé impressionné par le jeu de cette actrice, et c’était entièrement sa faute. Cela avait été une erreur.
« C’est un spectacle important pour vous aussi, n’est-ce pas ? Je suis tellement repliée sur moi-même… C’est ma première… Enfin, j’avais oublié à quel point c’est important pour vous.
— C’est si important ? demanda-t-il d’un ton détaché.
— C’est votre rentrée. » Elle s’appuya contre lui lorsque le trottoir tourna au coin et quelques mèches de cheveux légères et synthétiques flottèrent près de ses narines. « Pendant combien de temps vous êtes-vous retiré ? » Sa voix caressa l’oreille d’Adrian. « Un an, n’est-ce pas ? Presque un an ?
— C’est à peu près cela.
— Enfin, bref. Vous n’avez sans doute pas envie d’en parler. »
Il haussa les épaules, se tenant très droit. Le coin s’éloignait derrière eux ; droit devant s’étirait le chemin du retour. Cynthia resta silencieuse un instant, mais juste un instant.
« Cela ne vous ennuie jamais ? La façon qu’ils ont de vous regarder, de vous dévisager, ce qu’ils savent sur vous. Ce qu’ils croient savoir. Ne sont-ils vraiment rien pour vous ?
— J’y suis habitué.
— Oui, je le pense, mais vous…
— Vous devrez vous y habituer aussi.
— Vous croyez ? Je ne sais pas. Ce ne sera pas le pire. Le pire moment, c’est à l’intérieur, quand je travaille. On n’a personne – je veux dire, à l’extérieur – je sais qu’on n’a personne et ça ne peut pas… passer. Quand je suis là-dedans, je ne sais plus avec qui je suis, et quand j’en sors avec lui, c’est encore pire. Je dois réfléchir, me demander : Suis-je en train de jouer, ou est-ce réellement ce que je ressens ? Vous ne pouvez pas vous imaginer ça. Ce n’est plus qu’une seule chose, un seul mouvement, et si troublant. On peut comprendre, mais il…
— Parlez plus bas.
— Oh ! je m’excuse, je ne voulais pas… »
Un homme les suivait de très près. Adrian pouvait le sentir derrière lui, juste derrière son épaule. Il les écoutait.
Levant les yeux, il vit les titres des informations horaires qui glissaient autour du dôme.
CRISE AFRICAINE : MENACE DE GUERRE
2 045 TUÉS SUR MARS
FINALE : BROWN 46 SOLON 18
ÉLIMINATION DES ANDROIDES, PROPOSE LA COMMISS. SPÉCIALE
« C’est horrible. »
Cynthia venait également de lire les titres.
« Les androïdes ?
— Oui. Les éliminer. Ce n’est qu’une façon délicate de dire qu’il faut les tuer. Les androïdes sont aussi des gens. Ce qu’ils ont fait n’est pas étonnant. J’aurais fait la même chose.
— Mais vous n’êtes pas une androïde.
— Vous en avez déjà vu un ?
— Non.
— Moi, si. Mon oncle habitait Mars et il en emmenait un avec lui quand il venait nous rendre visite. Il occupait de hautes fonctions, et ils étaient bien obligés de le laisser faire. Il était très malade et l’androïde était le seul qui sache prendre bien soin de lui. Mon oncle est mort, maintenant. Mais j’ai parlé à l’androïde. Il s’appelait Karl. Il m’a dit…
— Ça vous a dit. Ce ne sont pas des gens, ce ne sont que des machines.
— Vous n’en savez rien. Ce sont des gens. Je vous dis que je lui avais parlé.
— Vous n’avez entendu que ce qu’il a bien voulu vous dire. C’est tout. Extérieurement, ils peuvent être gentils, aimables et humains. Ils pourraient tromper n’importe qui. Mais à l’intérieur, tout au fond, ce n’est que de l’électricité. Des machins, des fils et des lampes. Du vide. De la chaleur… mais de la chaleur froide. Il n’y a pas d’humanité en eux. »
Les informations s’étaient effacées, remplacées par un énorme portrait en pied d’Adrian. Soudain, le haut du portrait se pencha pour regarder la ville. Les lèvres s’ouvrirent en un sourire de plaisir. Des lettres rouges explosèrent brusquement sur sa poitrine.
UN DÉSIR SECRET
Puis :
ADRIAN
« Je n’aurais jamais cru… commença Cynthia.
— Ne regardez pas. Gardez les yeux baissés vers le trottoir. Ne leur donnez pas ce plaisir.
— Très bien », répondit-elle.
Ils arrivèrent. Adrian avait un appartement à l’étage le plus élevé du bâtiment, qui était une tour très droite, toute raide, la dernière mode du point de vue fonctionnel et architectural, avec des murs en verre teinté et un portier chamarré qui les salua d’un air respectueux.
« Bonsoir, monsieur. »
Ils entrèrent ensemble dans le hall. Une douzaine d’ascenseurs les attendaient, portes ouvertes. Cynthia s’avança vers l’un d’eux, mais Adrian prit une autre direction et s’éloigna d’elle d’un pas rapide.
« Adrian, attendez », dit-elle. Et elle lui cria : « J’habite au 1602.
— À demain », murmura-t-il.
Il s’engouffra dans l’ascenseur privé qui ne desservait que le dernier étage. Les portes se refermèrent aussitôt derrière lui. Il crut entendre une voix excitée lui dire : « Mais… oh ! attendez ! » mais il était seul ; l’ascenseur grimpait à vive allure vers le sommet. Qu’attendait-elle donc de lui ? Pourquoi personne ne lui avait-il expliqué ? Ils le savaient tous, de Boone jusqu’au dernier technicien. Il s’était dit qu’elle devait être au courant. Elle s’amusait avec lui ; elle devait en savoir bien plus qu’elle ne voulait le dire.
Son appartement était dépourvu de tout mobilier. Une moquette bleu pâle affrontait les murs intérieurs et le plafond aux couleurs vives. Les cloisons extérieures étaient en verre teinté, couleur émeraude, mais Adrian laissait toujours les rideaux soigneusement tirés. Il y avait treize pièces, mais il prenait garde de ne jamais pénétrer dans plus de trois d’entre elles. La cuisine, où il allait maintenant commander un verre d’eau de pluie ; le salon ; la salle de bain. Dans cette dernière, un grand miroir se tenait à l’affût juste derrière la porte, et Adrian y venait souvent se regarder. Ce miroir était la seule forme de distraction qu’il se permettait. Autrefois, il y avait eu des peintures murales, des sculptures mobiles, de la musique ornementée, et la tridi. Mais le miroir était tout ce dont il avait besoin. Le reste, c’était pour les autres.
Cependant, il ne voulait même pas se regarder pour l’instant. Il s’assit simplement au centre du salon et la moquette pâle ondula doucement autour de lui, comme un lac tranquille et endormi. Il ferma les yeux et s’éteignit. Clic, Il lui avait fallu énormément de temps pour développer ce talent, mais cela lui était maintenant aussi facile que simplement tousser. Clic,
Lorsqu’il se réveilla, la pièce était dans l’ombre. Il frappa des mains la moquette, à petits coups – quatre, cinq, six – et le plafond s’éclaira d’une lumière rose. Près de la porte de la cuisine, le visiphone se mit à bourdonner gravement. Adrian se leva, s’étira, et alla répondre.
Gina Watson, qui travaillait pour Boone et occupait l’appartement 4215, le scruta de son visage froid, délicat et sans âge. Ses lèvres minces se retroussèrent pour lui montrer des dents bien nettes. Ses cheveux gris, dégarnis comme ceux d’un homme atteint de calvitie, retombaient telle une guirlande au-dessus de ses yeux minces. « Où étais-tu ? demanda-t-elle.
— Ici.
— Bon. C’était juste pour savoir.
— Qu’est-ce que tu veux, Gina ?
— La nouvelle. Je voudrais savoir comment elle se débrouille. Son nom m’a échappé, je le crains.
— Cynthia.
— Alors ?
— Elle s’en tire très bien.
— Tu veux que Wanda vienne, ce soir ? demanda Gina.
— Non.
— Je m’en doutais. Tu en veux une autre ?
— Non. »
Elle soupira ; le son de sa voix traversa aisément les quelques mètres qui séparaient Adrian du récepteur.
« Au moins, tu n’essaies pas de me cacher quelque chose. Tu as cessé ce petit jeu. Mais bien vite. Cela fait combien de temps ? Trois jours. Bon sang. Je l’avais prévenu. J’avais bien dit que ça ne marcherait pas. Qu’il essuierait un retour de flammes. Je suppose que tu as dû la reconnaître assez facilement.
— Reconnaître qui ?
— Et ensuite, elle a dû te parler de la révolte. Quelle histoire ! Son oncle ! Mais tu dois bien comprendre que je n’ai rien pu faire. Pour obtenir un modèle qui fonctionne bien, on doit leur laisser un peu de liberté d’esprit, mais ils finissent toujours par se retourner contre nous. Je suis sûre que tu recommences à croire que tu en es un. À cause de tout ce que tu ne sais pas. Si nous perdons encore un an pour ça, je te jure que je lui arrache la tête. Ne la laisse pas entrer. Elle est quelque part dans le bâtiment.
— De quoi parles-tu donc ?
— Et réfléchis bien à tout ça, Adrian. Jusqu’à ce que nous arrivions. C’est ma faute, nous n’aurions pas dû attendre aussi longtemps. Je parie que tu n’as pas arrêté de te faire du mouron depuis que tu es rentré.
— Pas du tout.
— Boone m’avait prévenu. J’aurais dû y penser. Si un lourdaud comme lui peut voir que quelque chose ne va pas… enfin ! Mais essaie de te souvenir de ton certificat de naissance. Et des photos de ta mère. Le rapport de l’opération. Ce qu’a dit le docteur. Il nous a fallu toute une année la dernière fois. Mais pas cette fois-ci. Tu es un être humain, mon cher Adrian. Comme moi.
— Tu vas venir ici ?
— Sans doute », répondit-elle en soupirant légèrement.
Elle paraissait plus contrariée que fâchée, plus ennuyée qu’effrayée.
« Plus tard, ajouta-t-elle. Plus tard. Chaque chose en son temps. Va te regarder dans la glace, Adrian. Occupe-toi. Je dois d’abord la retrouver. »
L’écran s’éteignit. Une petite tache blanche tenta brièvement de se maintenir au centre de l’écran, mais des vagues sombres s’étendirent rapidement pour l’effacer. Adrian se retourna avant même que cela fût terminé.
Cynthia se tenait près de la porte.
« J’ai entendu, dit-elle.
— Entendu quoi ? »
Adrian lui tourna le dos et s’éloigna d’elle d’un pas rapide en dissimulant sa surprise. Le vestibule s’ouvrit soudain devant lui. Ses pieds continuèrent d’avancer durant un instant, puis il s’arrêta en frissonnant.
« J’ai failli entrer là-dedans, murmura-t-il en désignant le vestibule.
— Oh ! allez-y », dit-elle.
Il se retourna pour la dévisager et secoua la tête.
« Sortez d’ici.
— Vous n’allez pas m’aider… me cacher ?
— Non, pas question.
— Je n’espérais pas que vous le feriez, mais… vous croyez vraiment en être un ? C’est pour cela que vous vous êtes éclipsé pendant un an ?
— Oui, c’est pour ça. » Il lui dit crânement la vérité. « Je pensais en être un. C’est incroyable, n’est-ce pas ? Et vous avez failli me le faire croire à nouveau. Vous êtes contente ?
— Non », répondit-elle.
Il s’avança vers elle, la prit par les épaules et se mit à la secouer. Comme une petite fille, elle le dévisagea de ses yeux clairs d’adolescente à travers ses cils artificiels et mécaniques. Il la lâcha.
« L’année dernière, quand j’ai découvert ce que faisait l’industrie – produire des choses comme vous – j’ai naturellement pensé que je devais aussi en être un. Vous comprenez, je n’ai jamais pu me rappeler mon passé. Ma vie débute le jour où j’ai commencé à travailler pour Boone, avant cela, c’est le vide. Mais ils m’ont expliqué. Un docteur m’a expliqué. À vingt ans, j’ai dû subir une opération. Ils ont réussi à sauver ma vie, mais pas ma mémoire. Ils m’ont montré des photos de moi avec ma mère. Toute sortes de choses. Maintenant, je sais que je ne suis pas l’un d’entre vous.
— Les médecins ont pu mentir. Les photos… truquées.
— N’insistez pas, murmura-t-il en hoquetant. Je pourrais vous tuer.
— Allez-y. Je vous en prie. Pour moi, quelle différence cela ferait-il ? Ne comprenez-vous pas que de toute façon ils me désactiveront dès qu’ils m’auront arrêtée ? Tous les autres sont morts, à cause de la révolte. C’est grâce à vous que j’ai pu rester en activité aussi longtemps. Mais maintenant, vous voyez, tout est fini. »
Il baissa les yeux. À ses pieds, la moquette s’agitait bizarrement, comme si chaque brin était un ver recherchant la chaleur de la terre.
« Taisez-vous, dit-il.
— Donc, vous ne m’aiderez pas.
— Non.
— Ils vous arrêteront aussi.
— Non, répondit-il, cherchant maintenant ses yeux. Vous avez presque réussi à m’avoir, une fois de plus, mais j’aurais dû m’en douter. En plus vous êtes trop grosse. Personne ne voudra de vous. Laissez-les vous désactiver. Vous avez presque failli m’y faire croire. »
Il pouvait voir la porte d’entrée de l’endroit où il se trouvait, et il s’aperçut qu’elle se dilatait. Un pied passa par l’ouverture et Gina Watson entra, suivie de Boone. Deux costauds pénétrèrent à leur tour dans l’appartement, portant uniquement un étui de revolver sous l’aisselle.
« Très bien, déclara Gina en s’avançant vivement vers Cynthia. Quel est son nom ?
— Cynthia, répondit Adrian.
— Alors, Cynthia. Vous allez devoir me suivre. N’essayez pas de nous créer d’ennuis ou nous devrons vous désactiver sur-le-champ.
— Vous le ferez de toute façon, dit Cynthia. Mais c’est d’accord. »
Son visage resta impassible. Elle évita de croiser le regard d’Adrian.
« Je vous suis », ajouta-t-elle.
Elle sortit avec les gardes.
« Je m’attendais à plus de difficultés de sa part, déclara Boone. Ces machines se fichent donc de mourir ?
— Elles ne meurent pas, le corrigea Gina. Est-ce qu’une lampe électrique meurt quand on l’éteint ?
— Tu as raison », dit Adrian.
Gina se tourna vers lui.
« Bon, dit-elle. Maintenant, est-ce que tout est clair pour toi ?
— Je suis humain et elle ne l’est pas. Je crois qu’il n’y a rien à ajouter. Mais… pourquoi ?
— Je pensais que cela irait mieux, répondit Boone. Que ce serait plus facile pour toi. Mais je me suis trompé. C’était la meilleure parmi celles disponibles. Mais elle a bien failli te faire avoir une rechute.
— Nous allons devoir recommencer tous les enregistrements, dit Adrian.
— Non. ». Boone secoua la tête et saisit les pans de son pardessus pour donner plus de poids à ses paroles. « Je ne pense pas. Nous allons diffuser tout ce que nous avons tourné. L’intrigue sera un peu faible, mais tout le monde se fiche de l’intrigue. Tu sais, elle était vraiment bien – comme tu l’as dit, la meilleure depuis des années.
— Il n’y a pas moyen…
— Un décret doit être diffusé d’une minute à l’autre, répondit Gina. Ils ont tué au moins trois mille personnes sur Mars. Il va falloir les désactiver tous.
— Peut-être trouvera-t-on ce qui cloche, déclara Boone.
— Peut-être, dit Gina, Adrian, veux-tu que Wanda vienne ?
— Oui, je crois que ce serait très bien », répondit-il.
Quand il fut seul, après leur départ, Adrian s’assit sur la moquette et croisa les mains sur ses genoux ; mais un instant plus tard, se souvenant qu’il avait demandé Wanda afin de se débarrasser d’eux, il se releva pour se dévêtir. Une fois nu, Adrian s’assit de nouveau et resta là jusqu’au moment où la porte s’ouvrit.
Il se redressa légèrement pour la regarder.
Wanda possédait sa propre clef. Elle descendit prudemment du vestibule, les doigts tendus comme si elle était aveugle, et marchant presque sur la pointe des pieds. C’était une fille jeune, de quinze ou seize ans, et elle portait une robe ample de couleur vive qui lui descendait à peine aux genoux. Ses cheveux bruns étaient noués en deux couettes derrière sa nuque. Elle sourit en apercevant Adrian et il lui fit un signe de tête. Il ne l’avait jamais entendue prononcer un seul mot. Elle se tourna pour ôter sa robe.
« Attends, dit-il. Pas encore. Viens ici. » Il lui fit signe de s’asseoir à côté de lui. Elle lui obéit, regardant droit devant elle. Wanda était sa petite amie depuis sa dernière convalescence – un mois auparavant, deux mois, quelque chose comme ça. En fait, c’était son renouveau d’intérêt pour les filles qui avait d’abord convaincu Gina et Boone qu’il était enfin guéri. Avant cela, il y avait eu d’autres filles. Gina les lui procurait facilement. Elles étaient toutes assez jeunes, et toujours silencieuses. Il n’avait jamais insisté pour cela, mais elles étaient ainsi, voilà tout. Quand il se lassait de l’une d’elles, elle disparaissait. Un jour, il avait appelé Gina et lui avait demandé de lui envoyer Gloria, mais une autre fille était venue. Plus tard, après qu’il l’eut renvoyée, en ayant assez d’elle pour l’instant, Gina l’avait appelé pour lui dire que la nouvelle se nommait Nancy. Jusqu’à présent, il n’était pas encore lassé de Wanda et trouvait sa compagnie fort agréable.
Ils étaient maintenant assis l’un contre l’autre. Adrian ne se donna pas la peine de se tourner pour la regarder. Il attendait que quelque chose se produise. Fermant les yeux, il s’aperçut que l’attente était plus aisée dans le noir.
Il le sentait, maintenant. Une faible douleur naissait quelque part dans son esprit. Et elle grandissait lentement, prudemment, avec hésitation. Il serra les poings en la sentant se développer. La sueur se mit soudain à lui picoter les sourcils. Ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes. La souffrance était grande, et elle devint plus forte encore. Insupportable. Il se mordit les lèvres pour ne pas crier.
Puis il ouvrit les yeux, mais ne pouvait plus rien voir.
La douleur avait disparu. Elle s’était élevée comme une vague énorme, pour l’engloutir, mais maintenant qu’elle était passée il ne restait plus que le moutonnement tranquille d’une mer calme.
Cynthia était donc éteinte. Désactivée. Morte. Et il était le dernier, maintenant. Il n’aurait plus jamais à endurer cette douleur. Du moins jusqu’au jour, et il viendrait certainement, où on déciderait de le désactiver à son tour.
Il demanda alors à Wanda de se déshabiller. Ce qu’elle fit.
Adrian se pencha vers elle et prit la tête de la fille entre ses mains. Ses gestes se firent tendres et caressants, doux et attendris. Il fut incapable de penser à autre chose. L’attirant vers lui, il posa la nuque de Wanda sur ses cuisses. Puis il se pencha jusqu’à elle et déposa un baiser sur ses lèvres. Un seul.
Elle releva la tête. Il regarda les lèvres de la jeune fille approcher de sa poitrine. D’abord, cela le chatouilla et il faillit pousser un petit gloussement car ses sens étaient à vif, mais il se contrôla et souleva fermement Wanda qui se balança bientôt entre ses bras. Ses lèvres et ses dents continuèrent de lui mordiller le sein, comme un nourrisson, et sa langue glissa doucement sur sa poitrine dépourvue de poils.
Ses yeux étaient tout près d’elle, maintenant. Ses bras remontèrent pour la bercer. Il fredonna un fragment de mélodie, d’une voix si basse que lui seul pouvait l’entendre, une vieille mélodie sans paroles, car les mots importaient peu à cet instant. Les lèvres sèches, la bouche froide, la gorge vide.
Il poussa un soupir.
Le visage de Wanda était tout chaud contre sa poitrine et il concentra ses sensations à cet endroit, puis il les laissa un instant se fixer plus bas en sentant la chevelure de la jeune fille caresser doucement la peau de son bas-ventre.
Les sensations remontèrent de nouveau. Au centre – au milieu – au cœur.
Adrian sentit sa propre humanité et apprécia cette saveur soudaine. Maintenant il la connaissait – la voyait, l’entendait, la ressentait vraiment. Il en était imprégné.
Il ne pouvait pas douter, et il n’y avait aucune raison.
Sa voix se tut. Elle se brisa simplement et il ne put s’empêcher de pleurer. Puis, goûtant ses propres larmes, il s’aperçut qu’elles n’étaient pas différentes de celles de Cynthia. Ou de Wanda. D’ailleurs, comment auraient-elles pu l’être ?
« Mon bébé, dit-il à la fille qui suçait sa poitrine. Mon enfant. Bébé. »
Il la berçait doucement.
« Wanda corrigea-t-elle.
— Oh ! oui, Wanda. »
Les yeux fermés tout en se balançant légèrement.
« Adrian », ajouta-t-il avec passion.
Traduit par HENRY-LUC PLANCHAT.
Lovemaker.
© Joseph Elder, 1973.
© Librairie Générale Française, 1985, pour la
traduction.