BIENVENUE AU
PAVILLON DES SINGES
par Kurt Vonnegut
Nous venons de rencontrer les amères délices de la chasteté, modèle de comportement légué par la tradition et incorporé au sujet par un véritable dressage. On sait assez que notre civilisation moderne a fini par le rejeter, au moins officiellement. Mais si demain quelque civilisation future avait besoin de le réinventer ? Peut-être alors les comportements amoureux tomberaient-ils dans l’oubli ; peut-être faudrait-il, pour les faire revivre, soumettre le sujet à un autre dressage. Une idée plutôt dérangeante, dans l’unique texte de ce recueil qui présente l’idée – proh pudor ! – que la copulation n’est pas sans rapports avec la fécondation.
DONC, Pete Crocker, shérif du comté de Barnstable, c’est-à-dire du cap Cod tout entier, entra un après-midi de mai dans le Salon Fédéral de Suicide Éthique de Hyannis. Il annonça aux deux Hôtesses – grandes de six pieds – qu’on lui avait signalé la venue probable dans les parages d’un apilulomane notoire appelé Billy le Poète, ajoutant qu’elles n’avaient pas lieu de s’inquiéter.
Un apilulomane était une personne qui refusait de prendre ses pilules de contraception éthique trois fois par jour, encourant ainsi une amende de dix mille dollars et une peine de dix ans de prison.
À cette époque, la population de la Terre s’élevait à dix-sept milliards d’êtres humains, ce qui représentait une trop grande quantité de mammifères aussi gros pour une planète aussi petite. Les gens étaient virtuellement tassés les uns contre les autres comme des drupéoles.
Les drupéoles sont les petites protubérances pulpeuses qui composent la partie externe d’une framboise.
Le Gouvernement Mondial attaquait donc la surpopulation sur deux fronts. D’une part au moyen de la promotion du suicide éthique, qui consistait à se rendre au Salon de Suicide le plus proche pour demander à une Hôtesse l’administration d’une mort indolore tandis qu’on était étendu dans un fauteuil de relaxation – d’autre part au moyen de l’ingestion obligatoire de la pilule de contraception éthique.
Le shérif expliqua aux Hôtesses, deux jeunes femmes jolies, inflexibles, et supérieurement intelligentes, qu’on établissait des barrages routiers et qu’on fouillait le quartier maison par maison pour capturer Billy le Poète. La principale difficulté était que la police ignorait à quoi il ressemblait. Les quelques personnes qui l’avaient vu et qui avaient connu sa véritable identité étaient des femmes – et elles ne parvenaient pas à s’accorder sur sa taille, la teinte de ses cheveux, sa voix, son poids, ni la couleur de sa peau.
« Inutile de vous rappeler, les filles, poursuivit le shérif, qu’un apilulomane est très sensible au-dessous de la taille. Si Billy le Poète arrivait par hasard à se glisser jusqu’ici et à faire des siennes, un bon coup de pied bien placé lui fera son affaire. »
C’était une allusion au fait que la pilule de contraception éthique, la seule forme légale de contrôle des naissances, rendait les gens insensibles de la taille jusqu’aux pieds.
La plupart des hommes avaient l’impression que le bas de leur corps était pareil à du fer froid ou à du bois de balsa. Quant aux femmes, elles avaient l’impression que le leur était fait de coton humide ou de ginger-ale éventée. La pilule était si efficace qu’on aurait pu bander les yeux d’un homme une fois qu’il l’avait prise, lui demander de réciter le discours de Gettysburg, et lui donner un coup de pied dans les couilles pendant sa déclamation sans qu’il en saute une seule syllabe.
La pilule était « éthique » car elle n’altérait pas les facultés reproductrices, ce qui aurait été immoral et contre nature. La pilule ôtait simplement tout plaisir à l’acte sexuel.
Ainsi la science et la morale allaient-elles de concert.
Les deux Hôtesses du salon de Hyannis s’appelaient Nancy McLuhan et Mary Kraft. Nancy avait des cheveux d’un blond ardent, tandis que la chevelure de Mary était brune et luisante. Leur uniforme était constitué de rouge à lèvres blanc, d’un maquillage prononcé autour des yeux, d’un collant violet porté à même la peau, et de bottes de cuir noir. Leur entreprise, modeste, ne comportait que six cabines de suicide. Dans une semaine particulièrement chargée, juste avant Noël par exemple, il leur arrivait d’endormir soixante personnes. La tâche s’accomplissait à l’aide d’une seringue hypodermique.
« Ce que je voulais surtout vous dire, les filles, dit le shérif Crocker, c’est que nous avons les choses en main. Vous pouvez vaquer sans crainte à vos occupations.
— N’avez-vous pas oublié une partie du message ? lui demanda Nancy.
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
— Ne vous ai-je pas entendu dire qu’il venait probablement tout droit par ici ? »
Le shérif haussa gauchement les épaules en signe d’innocence. « Nous n’en avons pas la certitude.
— Je croyais justement que c’était tout ce qu’on savait avec certitude de Billy le Poète : que sa spécialité était de déflorer les Hôtesses des Salons de Suicide Éthique. » Nancy était vierge. Toutes les Hôtesses étaient vierges. Elles étaient également psychologues et infirmières diplômées. Il fallait en outre qu’elles soient dotées d’un corps rose et charnu, et qu’elles mesurent au moins six pieds de haut.
L’Amérique avait changé sous de nombreux aspects, mais elle n’avait toujours pas adopté le système métrique.
Nancy McLuhan était furieuse que le shérif essayât de leur dissimuler la vérité à propos de Billy le Poète – comme s’il avait craint que cette vérité les fît paniquer. Elle lui en fit la remarque.
« Combien de temps pensez-vous qu’une fille tiendrait le coup dans le S. S. E., dit-elle en faisant allusion au Service de Suicide Éthique, si elle s’effrayait aussi facilement ? »
Le shérif recula d’un pas et rentra le menton. « Pas très longtemps, je suppose.
— Tout à fait vrai », dit Nancy, qui se rapprocha de lui et lui mit sous le nez le tranchant de sa main, prête à porter une prise de karaté. Toutes les Hôtesses étaient expertes en judo et en karaté. « Si vous avez envie de savoir à quel point nous sommes sans défense, approchez-vous de moi en faisant semblant d’être Billy le Poète. »
Le shérif secoua la tête avec un sourire forcé. « Je préfère m’abstenir.
— Voilà bien la chose la plus sensée que vous ayez dite aujourd’hui, dit Nancy en lui tournant le dos tandis que Mary riait. Nous n’avons pas peur – nous sommes furieuses. Même pas furieuses, il n’en vaut pas la peine. Il nous ennuie. Quelle barbe, qu’il vienne de si loin et cause tout ce tapage juste pour… » Elle laissa sa phrase en suspens. « C’est trop absurde.
— Je ne suis pas tant furieuse contre lui que contre les femmes qui se sont laissé faire sans se défendre, dit Mary. Qui se sont laissé faire et n’ont même pas pu dire à la police à quoi il ressemblait. Et des Hôtesses de Suicide, en plus !
— Il y en a qui ont dû négliger leur karaté », dit Nancy.
Billy le Poète n’était pas le seul à être attiré par les Hôtesses des Salons de Suicide Éthique – tous les apilulomanes l’étaient. Obnubilés par la démence sexuelle que provoquait leur refus de prendre la pilule, ils voyaient dans les lèvres blanches, les grands yeux, les collants et les bottes des Hôtesses autant de symboles qui épelaient : sexe, sexe, sexe.
À la vérité, la sexualité était bien la dernière chose qui occupât l’esprit des Hôtesses.
« Si Billy suit son mode d’opération habituel, dit le shérif, il va étudier vos habitudes et le voisinage. Puis il choisira l’une d’entre vous et lui enverra un poème obscène par la poste.
— Charmant, dit Nancy.
— Il lui arrive, aussi d’utiliser le téléphone.
— Comme c’est courageux », dit Nancy. Par-dessus l’épaule du shérif, elle vit arriver le facteur.
Une lumière bleue s’alluma au-dessus de la porte d’une cabine dont Nancy avait la charge. C’était la seule cabine qui fût occupée à ce moment-là, et la lumière bleue indiquait que la personne qui s’y trouvait réclamait ses services.
Le shérif demanda à Nancy si l’occupant de la cabine ne serait pas par hasard Billy le Poète. « Si c’est lui, répondit-elle, je pourrais lui briser le cou entre le pouce et l’index.
— Un Grand Papa Finassier », dit Mary, qui avait vu le patient. Un Grand Papa Finassier, c’était n’importe quel vieillard, sénile et rusé, qui ergotait, badinait et évoquait ses souvenirs pendant des heures avant de laisser une Hôtesse l’endormir.
« Il y a deux heures qu’il essaie de se décider pour son dernier repas », grommela Mary.
Puis le facteur entra. Il leur remit une seule lettre, barbouillée au crayon à l’adresse de Nancy. Celle-ci, sachant déjà qu’il s’agissait de quelque cochonnerie envoyée par Billy, arbora en la prenant une attitude majestueuse de colère et de dégoût.
Elle ne se trompait pas. Le poème qui se trouvait à l’intérieur n’était pas une œuvre originale ; c’était une chanson de l’ancien temps qui avait pris une signification nouvelle depuis que l’engourdissement dû à la contraception éthique était devenu un phénomène universel. Il était également gribouillé au crayon :
Nous marchions à travers le parc,
Pinçant les fesses des statues dans le noir.
Si le cheval de Sherman peut se laisser faire,
Toi aussi.
Lorsque Nancy entra dans la cabine de suicide pour voir ce qu’il voulait, le Grand Papa Finassier était étendu dans le fauteuil de relaxation vert menthe où des centaines de personnes étaient mortes paisiblement au cours des ans. Il examinait le menu de Howard Johnson, le traiteur voisin, tout en tambourinant au rythme de la musique de fond que distillait un haut-parleur encastré dans le mur jaune citron. La pièce, peinte couleur de parpaing, n’avait qu’une seule fenêtre munie de barreaux et d’un store vénitien.
À côté de chaque Salon de Suicide Éthique se trouvait une succursale Howard Johnson, et vice versa. La succursale Howard Johnson avait un toit orange, et le Salon de Suicide un toit violet, mais tous deux appartenaient à l’État. Presque tout appartenait à l’État.
Presque tout, par ailleurs, était automatisé. Nancy, Mary et le shérif avaient de la chance d’avoir du travail. La plupart des gens n’en avaient pas, et le citoyen moyen se languissait chez lui devant sa télévision, patronnée par l’État. Toutes les quinze minutes, son poste l’incitait à voter intelligemment, à consommer intelligemment, à suivre les offices de la confession de son choix, à aimer ses semblables, à obéir aux lois – ou à appeler le Salon de Suicide Éthique le plus proche pour y découvrir les talents d’amitié et de compréhension des Hôtesses.
Marqué par l’âge, chauve, tremblant, les mains tavelées, le Grand Papa Finassier était une sorte d’objet rare. Grâce aux injections contre le vieillissement qu’ils subissaient deux fois par an, la plupart des gens semblaient avoir vingt-deux ans. Le fait que le vieillard parût vieux indiquait que sa tendre jeunesse s’était envolée avant qu’on eût découvert le vaccin anti-vieillissement.
« Nous sommes-nous enfin décidé pour ce dernier dîner ? » lui demanda Nancy. Elle prit conscience de la mauvaise humeur qui transparaissait dans sa voix, trahissant l’exaspération que lui causait Billy le Poète et l’ennui que lui inspirait le vieil homme. Elle en eut honte, car c’était une faute professionnelle. « La côtelette de veau panée est très bonne. »
Le vieillard redressa la tête. Avec la finesse vigilante de la seconde enfance, il l’avait surprise en flagrant délit de faute professionnelle, de manque de gentillesse, et il allait l’en punir. « Vous ne semblez pas très amicale. Je croyais que vous étiez censée faire preuve de gentillesse. Je croyais que cet endroit était censé être agréable.
— Je vous demande pardon, dit-elle. Si je vous ai paru peu amicale, ça n’a rien à voir avec vous.
— Je pensais que je vous ennuyais peut-être.
— Non, non, dit-elle avec courage, pas du tout. Vous connaissez certainement une histoire très intéressante. » Entre autres choses, le Grand Papa Finassier prétendait avoir connu J. Edgar Nation, le pharmacien de Grand Rapids qui était le père du contrôle éthique des naissances.
« Alors, prenez un air intéressé », lui dit-il. Il pouvait se permettre ce genre d’impudence. En fait, il pouvait s’en aller quand il le voudrait, tant qu’il n’aurait pas demandé la piqûre – et il fallait qu’il la demande. C’était la loi.
Tout l’art de Nancy – et celui de toute Hôtesse – consistait à faire en sorte que les volontaires ne repartent pas, à les cajoler, les amadouer et les flatter patiemment à chaque étape du processus.
Nancy dut donc s’asseoir dans la cabine et faire semblant de s’émerveiller de la nouveauté de l’histoire que racontait le vieillard, une histoire que tout le monde connaissait à propos des circonstances qui avaient amené J. Edgar Nation à expérimenter sa pilule de contraception éthique.
« Il ne soupçonnait absolument pas que sa pilule serait un jour utilisée pour les humains, disait le Grand Papa Finassier. Son rêve était de faire respecter la morale dans le pavillon des singes du zoo de Grand Rapids. Le saviez-vous ? demanda-t-il d’un ton sévère.
— Non, non, pas du tout. C’est très intéressant.
— Lui et ses onze enfants revenaient de la messe un jour de Pâques. Il faisait si beau, et l’office avait été si pur et si merveilleux, qu’ils décidèrent de passer par le zoo. Ils marchaient sur des nuages.
— Mmm. » La scène qu’il décrivait était empruntée à une pièce qu’on passait à la télévision tous les ans à Pâques.
Le Grand Papa Finassier se donna un rôle dans la scène, prétendant avoir bavardé avec les Nation juste avant qu’ils n’arrivent au pavillon des singes. « Bonjour, monsieur Nation, lui ai-je dit. Quelle belle matinée. – Et bonjour à vous, monsieur Howard, m’a-t-il dit. Il n’y a rien de tel qu’une matinée de Pâques pour qu’un homme se sente renaître, purifié et en harmonie avec les intentions de Dieu.
— Mmm. » Nancy entendit la sonnerie du téléphone, agaçante bien qu’elle fût étouffée par la porte matelassée.
« Nous sommes donc allés ensemble au pavillon des singes, et que croyez-vous que nous y ayons vu ?
— Je n’en ai aucune idée. » Quelqu’un avait décroché le téléphone.
« Nous avons vu un singe jouer avec ses organes génitaux !
— Non !
— Si ! Et J. Edgar Nation en fut si bouleversé qu’il est rentré directement chez lui pour se mettre à la recherche d’une formule qui ferait des singes au printemps une vision décente pour une famille chrétienne. »
On frappa à la porte.
« Oui ? dit Nancy.
— Nancy, dit Mary, on te demande au téléphone. »
Quand Nancy sortit de la cabine, elle découvrit le shérif en train de s’étrangler de petits couinements de plaisir professionnel. Des agents munis d’une table d’écoute se dissimulaient dans la succursale Howard Johnson. Il semblait que Billy le Poète fût en ligne ; son appel avait été localisé, et la police était déjà en route pour l’appréhender.
« Retenez-le, retenez-le », chuchota le shérif à l’intention de Nancy. Il lui tendit le téléphone comme si c’était un bloc d’or massif.
« Oui ? dit Nancy.
— Nancy McLunan ? » fit une voix d’homme. La voix était déguisée, comme si l’homme parlait à travers un mirliton. « Je vous appelle de la part d’un ami commun.
— Ah ?
— Il m’a demandé de vous transmettre un message.
— Je vois.
— C’est un poème.
— Très bien.
— Prête ?
— Prête. » Nancy perçut dans l’écouteur un bruit lointain de sirènes.
Son correspondant devait avoir entendu, lui aussi, mais récita le poème sans trace d’émotion. Le poème disait :
« Asperge-toi de lotion Jergen.
Voici venir l’homme de l’explosion
démographique. »
Ils l’appréhendèrent. Nancy entendit tout – les pas précipités, les coups, la chamaillerie, les cris.
La dépression qu’elle éprouva en raccrochant était d’origine glandulaire. Son corps vaillant s’était préparé à un combat qui n’aurait pas lieu.
Le shérif se précipita hors du Salon de Suicide, si pressé de voir le criminel qu’il avait contribué à capturer qu’une liasse de papiers s’échappa de la poche de son imperméable.
Mary les ramassa tout en appelant le shérif. Celui-ci s’arrêta un instant, lui dit que les papiers n’avaient plus d’importance, et lui demanda si elle voulait l’accompagner. Il y eut un moment de confusion entre les deux filles, Nancy essayant de persuader Mary d’y aller en lui assurant qu’elle-même n’éprouvait aucune curiosité à l’égard de Billy. Mary s’éloigna donc, après avoir remis inconsciemment la liasse de papiers à Nancy.
C’était un paquet de photocopies des poèmes qu’avait adressés Billy à des Hôtesses en d’autres lieux. Nancy lut celui qui se trouvait sur le dessus de la pile. Il faisait allusion à un effet secondaire des pilules de contraception éthique : non seulement celles-ci engourdissaient les gens, mais elles coloraient également leur urine en bleu. Le poème s’intitulait Ce qu’a dit le pilulomane à l’Hôtesse de Suicide :
Je n’ai pas semé, je n’ai pas filé,
Et grâce à la pilule je n’ai pas péché.
J’aimais les foules, la puanteur, le bruit,
Et quand je pissais, je pissais turquoise.
Je mangeais sous un toit orange,
Articulé au progrès comme un gond de porte.
Sous un toit violet, je suis venu aujourd’hui
Pisser une fois pour toutes ma vie d’azur.
Hôtesse virginale, racoleuse de la mort,
La vie est belle, mais tu es plus belle encore.
Pleure mon vit, fille violette –
Il n’a jamais déversé que de l’eau bleu ciel.
« Vous n’aviez jamais entendu raconter comment J. Edgar Nation avait été amené à inventer le contrôle éthique des naissances ? demanda le Grand Papa Finassier d’une voix fêlée.
— Jamais, mentit Nancy.
— Je croyais que tout le monde le savait.
— Je viens de l’apprendre.
— Quand il en a eu fini avec le zoo, vous n’auriez pas pu distinguer le pavillon des singes de la Cour Suprême du Michigan. À la même époque, on soulevait un grave problème aux Nations Unies. Ceux qui se vouaient à la science disaient que les gens devaient cesser de se reproduire à un tel rythme, et ceux qui se vouaient à la morale disaient que la société s’effondrerait si les gens se livraient à la sexualité uniquement pour le plaisir. »
Le Grand Papa Finassier quitta son fauteuil de relaxation et s’approcha de la fenêtre, où il écarta deux lattes du store vénitien. Il n’y avait pas grand-chose à voir de ce côté-là : l’horizon se limitait à l’envers d’une maquette de thermomètre haute de six mètres qui faisait face à la rue. Le thermomètre, gradué en milliards d’habitants de zéro à vingt, indiquait l’effectif de la population terrestre au moyen d’une fausse colonne de liquide constituée d’une bande de plastique rouge transparent. Tout près du bas de la colonne, une flèche noire indiquait la population idéale déterminée par les scientifiques.
Le Grand Papa Finassier contemplait le soleil couchant à travers le plastique rouge et le store vénitien, de sorte que son visage était strié de bandes alternées d’ombre et de lumière pourpre.
« Dites-moi, demanda-t-il, quand je mourrai, de combien ce thermomètre descendra-t-il ? Dix centimètres ?
— Non.
— Un centimètre ?
— Pas tout à fait.
— Vous connaissez la réponse, n’est-ce pas ? » dit-il en se tournant vers elle. Toute sénilité avait disparu de sa voix et de ses yeux. « Un centimètre, là-dessus, représente trente-trois millions trois cent trente-trois mille trois cent trente-trois habitants. Vous le saviez, n’est-ce pas ?
— C’est… c’est peut-être vrai, dit Nancy, mais, à mon avis, il ne faut pas le considérer sous cet angle-là. »
Il ne lui demanda pas sous quel angle, à son avis, il fallait considérer la chose. Il se contenta de suivre ses propres pensées. « Je vais vous dire une autre vérité : je suis Billy le Poète, et vous êtes une très jolie femme. »
D’une main, il sortit de sa ceinture un revolver à canon court. De l’autre, il se dépouilla de son crâne chauve et de son front ridé, qui étaient un postiche en caoutchouc. Il paraissait vingt-deux ans.
« Une fois que tout sera terminé, la police voudra savoir exactement à quoi je ressemble, dit-il avec un sourire malicieux. Au cas où vous ne seriez pas douée pour décrire les gens, comme c’est apparemment le cas de la plupart des femmes, voici :
Un mètre soixante,
L’œil bleu qui chante,
Cheveux bruns aux épaules pendants –
Lutin viril
Si volatil
Que les dames le disent ardent.
Billy avait vingt centimètres et à peu près vingt kilos de moins que Nancy. Elle lui dit qu’il n’avait aucune chance, mais elle se trompait. Il la fit sortir par la fenêtre, dont il avait descellé les barreaux la nuit précédente, puis l’obligea à se glisser dans une bouche d’accès cachée de la rue par le thermomètre géant.
Il la fit descendre dans les égouts de Hyannis. Il s’était muni d’une torche électrique et d’une carte, et il savait où il allait. Nancy dut le précéder sur l’étroite passerelle de service. Son ombre qui dansait devant eux semblait les guider, et elle essaya de se repérer par rapport au monde réel d’en-haut. Quand ils passèrent sous la succursale Howard Johnson, elle devina où elle se trouvait, grâce aux bruits. Les machines qui préparaient et servaient les repas étaient silencieuses, mais pour que les gens qui mangeaient là ne se sentent pas trop seuls, les constructeurs avaient doté la cuisine d’une ambiance sonore. C’est ce qu’entendit Nancy : un enregistrement sur bande du cliquetis des couverts et du rire des Noirs et des Porto-Ricains.
Après cela, elle fut perdue. Billy ne lui disait rien d’autre que « À droite », « À gauche » et « Pas de bêtises, Junon, ou je vous fais sauter cette foutue grosse tête. »
Une fois seulement, ils eurent un semblant de conversation. Ce fut Billy qui la commença, et qui y mit fin. « Qu’est-ce qu’une fille avec des hanches comme les vôtres peut bien foutre à vendre de la mort ? » lui demanda-t-il, la suivant toujours.
Elle osa s’arrêter. « Je peux vous répondre », lui dit-elle. Elle était certaine de pouvoir lui fournir une réponse qui le ratatinerait aussi efficacement que du napalm.
Mais il lui donna une bourrade, la menaçant une fois encore de lui faire sauter la tête.
« Vous ne voulez même pas écouter ma réponse, lui dit-elle d’un ton sarcastique. Vous avez peur de l’entendre.
— Je n’écoute jamais une femme tant que l’effet de la pilule n’a pas disparu », ricana Billy. Tel était donc son plan : la garder prisonnière pendant au moins huit heures. C’était le temps qu’il fallait pour que l’effet de la pilule se dissipe.
« C’est un principe idiot.
— Une femme n’est pas une femme tant que l’effet de la pilule n’a pas disparu.
— Vous vous entendez assurément à traiter une femme comme un objet plutôt que comme une personne.
— Remerciez-en la pilule », dit Billy.
Il y avait cent trente kilomètres d’égouts sous l’agglomération de Hyannis, dont la population comptait quatre cent mille drupéoles – quatre cent mille âmes. Nancy perdait toute notion du temps. Quand Billy annonça qu’ils avaient enfin atteint leur destination, elle aurait juré qu’une année s’était écoulée.
Voulant vérifier cette angoissante impression, elle se pinça la cuisse pour voir ce que disait son horloge corporelle. Sa cuisse était toujours insensible.
Billy lui ordonna de gravir les échelons métalliques scellés dans la maçonnerie humide. Un cercle de lumière pâle les surplombait – la lune filtrée par les polygones en plastique d’un énorme dôme géodésique. Nancy n’avait pas besoin de poser la question traditionnelle de la victime : « Où suis-je ? ». Il n’y avait qu’un dôme comme celui-là dans tout le cap Cod – celui qui abritait l’ancien quartier des Kennedy dans le port de Hyannis.
C’était un musée qui montrait ce qu’avait été la vie en des temps plus exubérants. Le musée était fermé – il n’ouvrait que pendant l’été.
L’orifice par lequel émergèrent Nancy, puis Billy, se situait au milieu d’une étendue de ciment vert qui figurait l’ancien emplacement de la pelouse des Kennedy. Sur le ciment vert, devant les antiques maisons de bois, s’élevaient des statues représentant les quatorze Kennedy qui avaient été présidents des États-Unis ou du Monde. Ils jouaient à une variante du football.
Incidemment, la Présidente du Monde au moment de l’enlèvement de Nancy était une ex-Hôtesse de Suicide appelée « Ma » Kennedy. Sa statue ne viendrait jamais se joindre à cette partie de football, car bien que son nom fût Kennedy, elle n’était pas authentique. Les gens se plaignaient de son manque de style et la trouvaient vulgaire. Sur le mur de son bureau, il y avait un panneau qui disait : IL N’EST PAS INDISPENSABLE D’ÊTRE FOU POUR TRAVAILLER ICI, MAIS C’EST ASSURÉMENT UN AVANTAGE, un autre : PENSEZ ! et un troisième enfin : UN DE CES JOURS, IL VA FALLOIR S’ORGANISER, PAR ICI.
Son bureau se trouvait dans le Taj Mahal.
Jusqu’à son arrivée dans le Musée Kennedy, Nancy McLuhan avait eu la certitude qu’elle aurait tôt ou tard l’occasion de briser tous les os du petit corps de Billy, et peut-être même de l’abattre avec son propre revolver. Cela ne lui aurait pas déplu ; elle le trouvait plus répugnant qu’une tique gorgée de sang.
Ce ne fut pas la compassion qui la fit changer d’idée – elle s’aperçut que Billy avait toute une bande. Huit personnes les attendaient autour du trou, hommes et femmes en quantités égales, le visage dissimulé sous des bas. Ce furent les femmes qui saisirent fermement Nancy en lui recommandant de rester calme. Elles étaient au moins aussi grandes qu’elle, et la tenaient de façon à pouvoir infliger de terribles souffrances si cela s’avérait nécessaire.
Nancy ferma les yeux, mais la conclusion n’en était pas moins évidente : ces femmes perverties étaient des consœurs du Service de Suicide Éthique. Elle en fut si bouleversée qu’elle demanda d’une voix forte et amère : « Comment pouvez-vous violer ainsi votre serment ? »
La souffrance qu’on lui infligea aussitôt fut si vive qu’elle se plia en deux et éclata en sanglots.
Quand elle se redressa, il lui restait beaucoup d’autres choses à dire, mais elle demeura silencieuse. Elle se demanda intérieurement ce qui avait bien pu inciter des Hôtesses de Suicide à renier tout concept de décence humaine. L’apilulomanie à elle seule ne pouvait en être la cause ; elles devaient absorber une drogue quelconque.
Nancy se remémora toutes les terribles drogues dont on lui avait parlé à l’école, certaine que ces femmes devaient s’adonner à la pire de toutes.
Cette drogue était si puissante, lui avait répété ses professeurs, qu’il suffisait d’un seul verre pour qu’une personne engourdie de la taille aux pieds pût se mettre à copuler à plusieurs reprises avec enthousiasme. C’était certainement la réponse : les femmes, et les hommes aussi sans doute, avaient bu du gin.
Ils poussèrent Nancy dans la maison du centre, aussi obscure que tout le reste, et elle entendit deux hommes annoncer à Billy les dernières nouvelles. Elle crut entrevoir dans ces nouvelles une lueur d’espoir. Des secours étaient peut-être en route.
Le membre de la bande qui l’avait appelée au téléphone pour lui transmettre le message obscène avait laissé croire aux policiers qu’ils tenaient Billy le Poète, ce qui était un handicap pour Nancy. D’après les deux hommes, la police ignorait encore la disparition de Nancy et un télégramme avait été envoyé à Mary Kraft, par lequel Nancy lui annonçait qu’elle avait été appelée à New York pour une affaire de famille urgente.
C’est ce qui lui donna sa lueur d’espoir : Mary n’accorderait pas foi au télégramme. Elle savait que Nancy n’avait pas de famille à New York, qu’elle n’avait aucun parent parmi les soixante-trois millions d’habitants de la grande ville.
Les compagnons de Billy avaient mis hors circuit le système d’alarme du musée, et ils avaient sectionné une grande partie des chaînes et des cordons destinés à empêcher les visiteurs de toucher aux objets de valeur. Nancy n’eut pas à se demander qui l’avait fait, ni comment : l’un des hommes était armé d’une énorme cisaille.
Ils la conduisirent dans une chambre de bonne à l’étage. L’homme à la cisaille coupa le cordon qui isolait le lit étroit, puis ils la couchèrent et deux hommes la tinrent tandis qu’une femme lui injectait un soporifique.
Billy le Poète avait disparu.
Alors que Nancy commençait à perdre conscience, la femme qui lui avait fait la piqûre lui demanda quel âge elle avait.
Nancy avait décidé de ne pas répondre, mais elle s’aperçut que la drogue qu’on lui avait administrée la laissait sans volonté. « Soixante-trois ans, murmura-t-elle.
— Quelle impression cela fait-il d’être vierge à soixante-trois ans ? »
Nancy s’entendit répondre à travers un brouillard ouaté. Elle fût surprise de sa réponse, voulut crier qu’elle n’avait pas pu dire une telle chose. « L’impression d’être inutile », avait-elle répondu.
Un moment plus. tard, elle demanda à la femme, d’une voix étouffée, « Qu’y avait-il dans cette seringue ?
— Ce qu’il y avait dans la seringue, mon chou ? Mais, mon chou, c’est ce qu’on appelle le sérum de vérité. »
La lune s’était couchée quand Nancy s’éveilla, mais il faisait encore nuit. Les stores étaient fermés et la pièce était éclairée d’une bougie. C’était la première fois que Nancy voyait une bougie allumée.
Elle avait été réveillée par un rêve plein de moustiques et d’abeilles. Les moustiques et les abeilles n’existaient plus, pas plus que les oiseaux, mais Nancy avait rêvé que des millions d’insectes grouillaient sur son corps depuis la taille jusqu’aux pieds. Ils ne la piquaient pas, mais sa peau fourmillait. Nancy était devenue une apilulomane.
Elle se rendormit. Quand elle s’éveilla de nouveau, elle était entraînée par trois femmes coiffées de bas transparents vers une salle de bain pleine de vapeur. Quelqu’un venait d’y prendre un bain ; Nancy distingua sur le sol les empreintes de pieds humides, et l’air empestait le parfum à l’aiguille de pin.
Tandis qu’on la baignait et qu’on la parfumait, puis qu’on l’habillait d’une chemise de nuit blanche, sa volonté et son intelligence lui revinrent peu à peu. Alors que les femmes se reculaient pour l’admirer, elle leur dit calmement : « Je suis peut-être devenue une apilulomane, mais cela ne veut pas dire que je doive penser ou agir comme telle. »
Personne ne la contredit.
Nancy fut conduite au rez-de-chaussée, puis hors de la maison. Elle s’attendait à ce qu’on fa fît descendre une fois encore par quelque bouche d’égout. Elle se dit que ce serait un cadre parfait pour se faire violer par Billy – au fond d’un égout.
Mais ils lui firent traverser l’étendue de ciment vert qui avait remplacé la pelouse, puis l’étendue de ciment jaune qui avait remplacé la plage, et enfin l’étendue de ciment bleu qui avait remplacé l’eau du port. Il y avait là vingt-six yachts ayant appartenu aux différents Kennedy, noyés dans le ciment bleu jusqu’à leur ligne de flottaison. Ce fut vers le plus ancien de ces yachts, le Marlin, autrefois propriété de Joseph P. Kennedy, qu’ils conduisirent Nancy.
L’aube pointait. À cause des hauts immeubles résidentiels qui entouraient le Musée Kennedy, le soleil ne pénétrerait pas dans le microcosme du dôme géodésique avant une bonne heure.
Nancy fut escortée jusqu’à l’écoutille de la cabine avant du Marlin. Les femmes lui indiquèrent par gestes qu’elle devait descendre seule les cinq marches.
Elle se pétrifia un instant, et les femmes en tirent autant. Dans la scène qui se déroulait sur le pont figuraient également deux statues véritables : debout à la barre se dressait la statue de Frank Wirtanen, autrefois capitaine du Marlin, à côté duquel se tenait son fils, Carly, qui était également son second. Ils ne prêtaient aucune attention à la pauvre Nancy. Leur regard, à travers le pare-brise, était fixé sur l’étendue de ciment bleu.
Nancy, pieds nus et vêtue de sa fine chemise de nuit blanche, descendit bravement dans la cabine qu’inondaient la lueur des bougies et le parfum d’aiguille de pin. L’écoutille de l’escalier fut refermée et verrouillée derrière elle.
Ses émotions et l’ameublement antique de la cabine étaient si complexes que Nancy ne parvint pas tout d’abord à distinguer Billy le Poète de son environnement, de tout l’acajou et de tout le verre enchâssé de plomb qui l’entourait. Puis elle le vit à l’autre bout de la cabine, adossé à la porte du cockpit avant. Il portait un pyjama de soie violet à col officier, passepoilé de rouge et décoré sur la poitrine d’un dragon d’or qui crachait le feu.
Contraste frappant, il portait également des lunettes et tenait un livre à la main.
Nancy s’immobilisa sur l’avant-dernière marche. Elle agrippa fermement la rampe de l’escalier et montra les dents, calculant qu’il faudrait dix hommes. de la taille de Billy pour la déloger.
Une grande table les séparait. Nancy s’attendait à ce que la cabine fût occupée principalement par un lit, sans doute en forme de cygne, mais le Marlin était un bateau de jour et la cabine n’avait rien d’un sérail. Son atmosphère était à peu près aussi voluptueuse que celle d’une salle à manger de la petite bourgeoisie d’Akron, dans l’Ohio, aux environs de 1910.
Il y avait une bougie sur la table, ainsi qu’un seau à glace avec deux verres et une bouteille de Champagne. Le Champagne était aussi illégal que l’héroïne.
Billy ôta ses lunettes. « Soyez la bienvenue, dit-il avec un sourire timide et embarrassé.
— Je ne viendrai pas plus loin. »
Il n’émit aucune objection. « Vous êtes très belle là où vous êtes.
— Et que suis-je censée répondre – que vous êtes incroyablement séduisant ? Que j’éprouve un désir insurmontable de me jeter dans vos bras virils ?
— Si vous vouliez me rendre heureux, ce serait assurément un bon moyen de le faire, dit-il d’une voix humble.
— Et mon bonheur, qu’en faites-vous ? »
La question parut le surprendre. « Nancy – c’est précisément ce dont il s’agit.
— Et si mon idée de bonheur ne coïncide pas avec la vôtre ?
— Quelle est mon idée du bonheur, à votre avis ?
— Je ne vais pas me jeter dans vos bras, je ne vais pas boire ce poison, et je ne bougerai pas d’ici à moins que quelqu’un m’y oblige, dit Nancy. Alors, je pense que votre idée du bonheur va se réduire à me faire tenir par quatre-vingts personnes sur cette table pendant que vous me poserez vaillamment un pistolet armé contre la tempe pour pouvoir faire ce que vous voudrez. Ça ne pourra pas se passer autrement, alors appelez vos amis et finissez-en ! »
Ce qu’il fit.
Il ne lui fit aucun mal. Il la déflora avec une compétence glaciale qu’elle trouva effroyable. Quand tout fut terminé, il n’en parut pas plus fier ni plus arrogant. Il semblait plutôt terriblement déprimé, et il lui dit : « Croyez-moi, s’il y avait eu un autre moyen… »
Elle lui répondit par un visage de marbre – et des larmes silencieuses d’humiliation.
Les aides de Billy rabattirent une couchette pliante, à peine plus large qu’une étagère à livres et retenue à la paroi par des chaînes. On y coucha Nancy, puis on la laissa seule de nouveau avec Billy le Poète. Grande comme elle était, pareille à une contrebasse posée en équilibre sur cette étroite étagère, elle se sentait petite et pitoyable. On l’avait enveloppée d’une couverture rugueuse des surplus militaires, dont elle tira un coin pour se cacher le visage.
En écoutant les bruits, Nancy devinait ce que faisait Billy – ce qui était peu de chose. Il était assis à la table, et de temps à autre il soupirait, reniflait, tournait les pages d’un livre. Il alluma un cigare, dont la puanteur se glissa sous la couverture de Nancy. Quand il eut aspiré la fumée, il se mit à tousser sans pouvoir s’arrêter.
Après que la toux se fut calmée, Nancy dit d’un ton dégoûté, à travers la couverture : « Vous êtes si fort, si supérieur, si vigoureux. Ce doit être merveilleux, d’être aussi viril. »
Billy se contenta de soupirer.
« Je ne suis pas un apilulomane très typique, dit-il. J’ai exécré ce que je faisais – j’en ai exécré chaque instant. »
Il renifla, tourna une page.
« Je suppose que toutes les autres femmes en ont raffolé – qu’elles n’en avaient jamais assez.
— Pas du tout. »
Elle se découvrit le visage. « Que voulez-vous dire, pas du tout ?
— Elles ont toutes été comme vous. »
À ces mots, Nancy s’assit et le regarda fixement. « Les femmes qui vous ont aidé ce soir…
— Qu’est-ce qu’elles ont ?
— Vous leur avait fait ce que vous m’avez fait. »
Il ne leva pas les yeux de son livre. « Exactement.
— Alors pourquoi ne vous ont-elles pas tué, au lieu de vous aider ?
— Parce qu’elles comprennent. » Puis il ajouta avec douceur : « Elles sont reconnaissantes. »
Nancy sortit de son lit et s’approcha de la table, dont elle agrippa le rebord en se penchant vers Billy. « Je ne suis pas reconnaissante, lui dit-elle d’une voix tendue.
— Vous le serez.
— Et qu’est-ce qui pourrait provoquer un tel miracle ?
— Le temps », dit Billy.
Il ferma son livre. Nancy était surprise par son magnétisme – c’était lui qui tenait de nouveau les rênes.
« Ce que vous avez enduré, Nancy, était la nuit de noces typique d’une jeune fille collet monté d’il y a cent ans, quand tout le monde était apilulomane. Le jeune marié n’avait pas besoin d’aides, parce que l’épousée n’avait en général aucune intention de le tuer. Cela mis à part, l’événement se déroulait à peu près dans le même esprit. Ce pyjama est celui que portait mon arrière-arrière-grand-père pour sa nuit de noces aux chutes du Niagara.
« D’après son journal intime, sa femme a pleuré toute cette nuit-là et a vomi deux fois. Mais avec le temps, elle est devenue une partenaire sexuelle enthousiaste. »
Ce fut au tour de Nancy de répondre par le silence. Elle avait compris le sens de l’anecdote, et elle était effrayée de l’aisance avec laquelle elle admettait qu’après des débuts aussi révoltants, l’enthousiasme sexuel pouvait aller croissant.
« Vous êtes une apilulomane tout à fait typique, dit Billy. Si vous osez y réfléchir un instant, vous vous rendrez compte que votre ressentiment vient de ce que je suis un mauvais amant et un gringalet ridicule. À partir de maintenant, vous n’allez plus pouvoir vous empêcher de rêver au compagnon idéal qui convient véritablement à une Junon telle que vous. Et vous le découvrirez, ce compagnon – grand, fort et doux. Le mouvement des apilulomanes progresse à grands pas.
— Mais… » dit Nancy. Elle s’interrompit, regardant par un hublot le soleil qui se levait.
« Mais quoi ?
— Si le monde est dans une situation aussi difficile aujourd’hui, c’est à cause de l’apilulomanie de l’ancien temps. Ne comprenez-vous pas ? insista-t-elle faiblement. Le monde ne peut plus se permettre de donner libre cours à sa sexualité.
— Bien sûr que si, dit Billy. La seule chose qu’il ne puisse plus se permettre, c’est la reproduction.
— Alors pourquoi ces lois ?
— Ce sont de mauvaises lois, dit Billy. Aussi loin que vous remontiez dans l’histoire, vous vous apercevrez qu’il y a toujours eu des gens avides de gouverner, de faire des lois, de les faire appliquer et de dire à tout un chacun comment Dieu Tout-Puissant veut que les choses se passent sur la Terre. Ces gens-là se sont toujours tout pardonné, à eux-mêmes et à leurs amis, tout en étant absolument dégoûtés et terrifiés par la sexualité naturelle des hommes et des femmes ordinaires.
« Pourquoi en est-il ainsi, je ne le sais pas. C’est une des nombreuses questions qu’il faudrait poser aux machines. Mais je sais une chose : ce dégoût et cette terreur connaissent aujourd’hui un triomphe total, et la plupart des hommes et des femmes ont le sentiment qu’eux-mêmes et leurs semblables sont des choses dégoûtantes. La seule beauté sexuelle que puisse contempler un être humain ordinaire, de nos jours, il la trouve dans la femme qui va le tuer. Le sexe, c’est la mort. Voilà une équation aussi brève qu’immonde : Sexe égale mort. C.Q.F.D.
« Alors vous voyez, Nancy, ajouta Billy, j’ai passé cette nuit, et beaucoup d’autres avant, à essayer de restituer au monde une certaine mesure de plaisir innocent, parce qu’il n’y a aucune raison pour que le monde soit aussi dépourvu de plaisir. »
Nancy s’assit doucement et inclina la tête.
« Je vais vous dire ce qu’a fait mon grand-père à l’aube qui suivit sa nuit de noces, dit Billy.
— Je ne crois pas que je veuille l’entendre.
— Ce n’est pas violent. C’était… l’intention était tendre.
— C’est peut-être pour cette raison que je ne veux pas l’entendre.
— Il a lu un poème à sa femme. » Billy prit le livre qui se trouvait sur la table et l’ouvrit. « Son journal intime indique de quel poème il s’agit. Nous ne sommes pas mari et femme, et nous ne nous reverrons peut-être pas avant des années, mais j’aimerais vous lire ce poème pour que vous sachiez que je vous ai aimée.
— Non – je vous en prie. Je ne pourrais pas le supporter.
— Très bien. Je vous laisse le livre ici ; la page est marquée, au cas où vous voudriez le lire plus tard. Voici le début du poème :
Comment t’aimé-je ? Laisse-moi compter.
Je t’aime au plus profond, au plus large et au plus haut
Que mon âme puisse atteindre quand elle cherche à perte de vue
Les confins de l’Existence et de la Grâce idéale.
Billy posa une petite fiole sur le livre. « Je vous laisse aussi ces pilules. Si vous en prenez une par mois, vous n’aurez jamais d’enfants. Et vous serez quand même une apilulomane. »
Puis il sortit. Ils sortirent tous, sauf Nancy.
Quand Nancy leva enfin les yeux vers le livre et la fiole, elle vit que cette dernière portait une étiquette. L’étiquette disait : BIENVENUE AU PAVILLON DES SINGES.
Traduit par JACQUES POLANIS.
Welcome to the Monkey House.