SOUS DES BANNIÈRES
TRIOMPHALES
par James Blish
L’amour dont rêvent Sturgeon, Zebrowski et Pamela Sargent est une fusion ; le héros de Silverberg demande une fusion sans l’obtenir. Tout cela ne nous fait pas sortir du modèle romantique. Mais il faut bien aborder le cas des gens pour qui l’union sexuelle n’est pas le couronnement de l’existence. La séparation des sexes implique le pouvoir de dire non. Ceux qui en usent ne sont pas moins vulnérables ; ils le sont autrement. La malédiction suprême, pour eux, ce serait d’obtenir une fusion sans l’avoir désirée. Nous voilà très loin des idéaux en vigueur – mais pas si loin, peut-être, de ce que beaucoup d’entre nous vivent quotidiennement. Le choix de la mort, finalement, serait-ce le refus de la passion ?
1
SE sentant aussi nue qu’un soldat de peppermint dans son enveloppe de cellophane, le docteur Ulla Hillstrom regarda une cape volante virevolter vers l’horizon obscur, non sans une certaine ironie. Presque transparente dans la froide et distante lumière d’arc électrique que donnait le soleil sur Titan, la créature voltigeante paraissait plus chaude que ce qui l’entourait, bien que la simple raison lui assurât qu’elle n’avait pas plus que les moins 194 degrés du méthane ténu où elle évoluait. Malgré l’efficacité aussi inquiétante qu’éprouvée de la bulle virale qu’elle portait, Ulla avait du mal à se fier à sa vigilance, bien qu’elle fût probablement tout aussi – ou tout aussi peu – vivante que cette cape volante.
La machine – Ulla préférait y penser en ces termes – représentait indéniablement un grand progrès par rapport aux anciennes combinaisons spatiales pressurisées. Fabriquée (ou plutôt cultivée) sur la base d’une unique molécule géante de protéine, l’immatérielle pellicule de matière quasi vivante produisait les gaz nécessaires, maintenait la pression correcte, filtrait les radiations de presque tout le spectre électromagnétique, et, surtout, n’était jamais encombrante. Elle ne pouvait en outre être percée ou coupée ni, en fait, subir d’autres dommages qu’une destruction totale ; macroscopiquement, elle consistait en une unité primaire unique, possédant toute l’intégrité physique d’un cristal de sel ou d’acier.
Sans doute n’était-elle pas réellement capable de pensée, au grand soulagement d’Ulla ; parfois, elle en donnait presque l’impression, ce qui était déjà trop. Aux yeux d’Ulla, son principal inconvénient était que, la plupart du temps, elle ne semblait même pas exister.
Apparemment, toutefois, elle fonctionnait ; autrement, Ulla aurait été aussi solide qu’un bonbon à la menthe, écroulée à jamais contre les arêtes coupantes et immaculées des pierres qui recouvraient, couche après couche, cette lune cruelle. Dehors – à quelques dangereux centimètres seulement de la chaleur précairement protégée de sa peau –, le bref tourbillon dont la cape volante s’était servie pour s’élever se calma, cédant la place à un silence figé où elle put entendre le crissement moqueur de la neige, telle une parodie de mouvement. Bien que ce fût impensable, il faisait de plus en plus froid. Titan s’inclinait sur l’orbite de Saturne, près de l’écliptique, et le soleil apparemment fixe descendait imperceptiblement, ce que les neiges sentaient dans leurs cristaux, mais que Lila, accoutumée aux caprices des cieux mouvants de la Terre, ne pouvait percevoir. Dans deux journées terrestres, il allait disparaître pour une semaine – pour une éternité.
À cette pensée, Ulla se tourna vers la direction d’où elle était venue le matin même. La cloche virale suivit son mouvement en souplesse, et les étoiles se firent plus brillantes, maintenant qu’Ulla avait le soleil dans le dos. Elle ne pouvait évidemment pas voir le camp de base. Elle s’était trop éloignée pour cela ; de toute façon, en dehors de quelques palpeurs minuscules, il était entièrement souterrain.
Il n’y avait rien à entendre sinon le crissement de la neige de méthane, rien à voir sinon une pointe obtuse de lumière brumeuse, ressemblant à s’y méprendre à une aurore boréale terrestre ou à la couronne solaire, se frayant un chemin parmi les étoiles indifférentes. Les anneaux de Saturne se levaient, tremblotant légèrement dans l’atmosphère bleu foncé, pareils aux bannières d’une armée spectrale. Même la face stupide de la planète géante gazeuse, traversée des raies pâles de tempêtes dénuées de sens, n’allait pas tarder à lui apparaître, si elle ne se dépêchait pas. Elle fit volte-face et commença à décharger le traîneau.
Le contact et le tintement du matériel d’échantillonnage la rasséréna un peu dans cette solitude ultime. Elle était efficace – grâce à des années d’entraînement, et à la répression d’un grand nombre de réflexes. Il était trop tard pour trembler, surtout à cette distance du soleil qui réchauffait les rues de son Stockholm, ses idiots de copains, ses amants sans intérêt. Toutes ces vaines aventures étaient terminées maintenant, comme une maladie qui s’achève. L’étreinte fantomatique de la bulle virale était peut-être (peut-être seulement) moins satisfaisante mais plus digne de confiance ; bien plus digne de confiance, elle pouvait y compter.
Alors qu’elle se baissait pour enfoncer la pointe d’un thermocouple dans le sol glacé comme un gâteau de mariage, une seconde cape volante (à moins que ce ne fût la même ?) la frappa à la nuque et la précipita dans le cauchemar.
2
L’obscurité soudaine fut accompagnée d’un choc émotif profond et ambigu – malgré, ou peut-être à cause de son caractère singulièrement familier. Instantanément privée de ses forces, Ulla s’affaissa sur elle-même dans une spirale qui entraîna son esprit vers le néant.
La longue chute se ralentit juste avant la perte totale de conscience, la laissant sur l’appui précaire d’un rêve, d’un contrefort mental basé sur un passé vieux de quatre ans – une longue distance, si l’on se souvient quand dans un continuum à quatre dimensions, chaque seconde de temps équivaut à 299 331 kilomètres et des poussières. Souvenir bien insignifiant pour l’avoir retenue dans sa chute, et encore moins approprié à la soutenir : non de sa maison, de ses rares triomphes ou de son mariage raté, mais d’une sordide petite rencontre avec un journaliste à la conférence génétique de Madrid, alors qu’elle était déjà professeur-adjoint, déléguée du Gouvernement suédois, divorcée à vingt-cinq ans, et de toute façon une femme qui aurait dû éviter ce piège.
Dû ? Et pour trouver quoi de mieux ? Même en ces jours, la vie des scientifiques était, presque par définition, celle d’éternels exilés dans les campus universitaires. Il y avait tant de choses à apprendre – ou du moins à ne pas ignorer – que les hommes et femmes désireux de vivre une vie tant soit peu ardente et ordinaire ne restaient pas longtemps, quand par chance il avait été possible de les recruter. La seule perspective de cette vocation les faisait frémir ou renifler de dédain. Se préparer à une carrière scientifique, c’était désormais se vouer à une adolescence indéfiniment retardée, dont l’on ne s’éveillait que pour trouver son moi adulte prisonnier d’un corps inconnu. Cela l’avait laissée sans fierté, sans amour pour elle-même, sans défense d’aucune sorte, avec par contre une curieuse léthargie de vierge, une forte dépendance à l’égard d’un cadre familier et d’habitudes sans importance intrinsèque, ainsi qu’avec une vulnérabilité marquée à tout assaut tant soit peu insistant, que ce fût dans une lecture ou une rencontre, ou sous une autre forme – la laissant tout aussi léthargique qu’auparavant, une fois passé le spasme de snobisme, de politique ou de sentimentalité : recrue trop facile pour avoir jamais été introduite là où se passent les choses importantes ou même pour avoir été envisagée pour un tel rôle.
Il était surprenant, plus que surprenant, que dans la terreur sourde qui l’habitait, elle pût trouver le moindre repos sur un point d’appui aussi chancelant. L’incident madrilène avait été sans conséquence et de courte durée. Bien entendu, comme elle se l’était souvent dit elle-même, elle n’était pas une femme facile, et cet épisode n’avait été, ajoutait-elle avec défi, que sa seule ou, au pire, sa seconde expérience des joies de la spontanéité à laquelle toute femme a droit dans son histoire. Et ce n’avait pas été réellement une telle joie, ni une telle spontanéité ; elle ne se rappelait même plus le visage du garçon, elle se souvenait surtout de sa hâte presque méprisante.
Maintenant qu’elle en rêvait, toutefois, elle vit avec un regard terne et froid que, toute sa vie, dans bien des domaines, elle avait été souvent séduite par l’inconséquence. Même en ce moment où elle attendait la mort, il n’y avait rien d’autre dont elle pût se souvenir. Certains actes ont des conséquences, lui dit une pensée, mais pas les nôtres ; nous avons œuvré, mais jamais ressenti. Nous ne sommes pas plus seuls sur Titan, toi et moi, que nous ne l’avons jamais été. Basta, per carita ! rideau sur Ulla.
Elle se réveillait dans les mêmes ténèbres qu’auparavant, sentit la cloche virale se blottir contre sa peau aveugle, et reconnut le choc émotif qui l’avait fait ainsi régresser : choc de la reconnaissance, mais de la reconnaissance de quelque chose qu’elle n’avait jamais ressenti elle-même. Seule dans un champ de neige de méthane sur Titan, elle avait involontairement épié…
Non. Ce n’était pas possible. En reniflant, elle repoussa la douillette bulle loin de ses seins dans l’obscurité et tenta de se lever. Un éclair de lumière frappa son front, comme si la bulle s’était un instant éclaircie avant de redevenir opaque. Elle était en vie mais tout le reste était totalement problématique. Que lui était-il arrivé ? Elle n’en avait pas la moindre idée.
Donc, se dit-elle, commençons par l’ignorance. Personne ne commence jamais autrement… et pourtant, il fut un temps où j’ignorais même cela.
En conséquence :
3
Bien que la régulation de la bulle virale fût en principe automatique, Ulla disposait d’une boîte de commandes fixée à sa gauche (en fait, un émetteur à ondes ultra-courtes), lui permettant de la moduler face à des environnements très particuliers dépassant les capacités d’ajustement autonome de la bulle. C’était la première fois qu’elle s’en servait.
La bulle opacifiée s’éclaircit par endroits, sans toutefois retrouver vraiment sa transparence. Sa surface était zébrée de moirures et de hachures ressemblant à des arêtes de hareng, qui changeaient constamment d’orientation, tandis que le paysage de neige stérile, dehors, passait par toutes les couleurs du spectre. Ulla s’aperçut qu’en manœuvrant constamment les commandes (au hasard, car le résultat semblait sans rapport avec le calibrage indiqué en braille), elle pouvait obtenir une vue à peu près claire de l’extérieur pendant quelques secondes d’affilée.
Elle finit par comprendre ce qui s’était passé. Une cape volante l’entourait entièrement de ses replis. C’était en soi un fait sans précédent : les capes volantes n’avaient encore jamais attaqué des humains, et ne semblaient en aucune façon se soucier de la présence de ceux-ci à l’occasion de leurs brèves sorties. Par ailleurs, c’était également la première fois que quelqu’un s’aventurait aussi loin dans une bulle virale.
Il lui vint soudain à l’esprit que, en tenant compte du peu que l’on savait sur ces capes volantes, celles-ci ne différaient pas tellement des bulles virales. On aurait presque pu dire que l’une était la variété sauvage et l’autre la variété domestiquée d’une même espèce.
Pour alarmante qu’elle fût, cette idée n’était peut-être qu’une image, poétique peut-être, mais aussi pauvre en vérité que la plus grande partie de ce qu’on appelle poésie. Elle fit la grimace en pensant que, si elle s’en sortait, son histoire deviendrait pour les hommes de la base « l’affaire de la cape et de la bulle. »
L’étendue de neige devenait de plus en plus brillante : Saturne se levait. Un moment, les bancs de neige apparurent sous leur couleur normale, beige pâle, avant de virer au vert – un vert prune criard, intolérable. Ulla se hâta de manipuler le potentiomètre, et fut récompensée de ses efforts par quelques secondes d’éclairage normal. Elle eut à peine le temps d’y jeter un coup d’œil, toutefois, avant que son champ de vision ne fût envahi par un déferlement magenta, comme si elle voyait tout à travers un filtre pour photo couleur.
Impuissante, elle serra les dents et décida de ne pas s’en préoccuper. Il était bien plus important de découvrir ce que la cape volante avait fait à sa bulle, si elle voulait avoir une chance de se débarrasser de l’intruse.
Il ne semblait y avoir aucune séparation perceptible entre la bulle et la créature de Titan. Elles s’étaient apparemment fondues dans une union grotesque, où chacune des deux entités avait perdu son individualité. La surface totale de la pellicule qui l’entourait ne semblait pas plus grande qu’auparavant, mais elle collait moins à ses formes, et était moins bien adaptée à ses besoins. Pas tellement moins, en fait : elle était toujours en vie, n’est-ce pas, alors que toute méconnaissance brutale des exigences de son organisme lui aurait été instantanément fatale. Mais combien de temps cela allait-il durer ainsi ? Peut-être cette chose indomptée qui l’étreignait n’était-elle dangereuse, pour le moment, que si Ulla cédait à la panique ; peut-être, aussi, le changement serait-il progressif, jusqu’à devenir un équivalent saturnien de la tunique de Nessus.
Cela pouvait même se produire très rapidement, avant qu’elle n’eût le temps de trouver un moyen de sortir de cette situation. L’idée de demander aux hommes de la base une aide, probablement inutile d’ailleurs, ne lui souriait guère, elle s’y résolut toutefois : on n’est jamais trop prudent.
Mais la trouble paroi unicellulaire de la bulle se refusait à laisser passer les ondes radio. Rien dans les écouteurs, même pas le chuintement des étoiles. Rien, sinon un petit craquement occasionnel dû à la perte d’énergie entropique dans les circuits eux-mêmes.
Elle était isolée. Nun denn, allein !
À l’instant même où elle pensait cela, la cape-bulle bougea autour d’elle, et une soudaine pression en bas de l’abdomen la fit culbuter en avant et avancer de quatre ou cinq pas sur la neige cristalline. La cape-bulle s’immobilisa de nouveau, tout en restant agitée de mouvements internes.
Ce n’était pas réellement surprenant : la cape devait être capable de mouvements de flexion volontaires afin de profiter des courants ascendants de l’atmosphère, tandis que la bulle pouvait varier dans des proportions considérables ses dimensions et sa tension superficielle afin de résister aux changements de pression atmosphérique, bien qu’il ne s’agit là que de mouvement réflexes automatiques. Non, il n’était pas étonnant que l’assemblage des deux pût bouger. Ce qui était plus inquiétant, c’était qu’elle en eût le désir.
Un vague mouvement, au loin, attira son regard : une cape solitaire, s’élevant à la verticale. Un moment, Ulla se demanda quelle source de chaleur pouvait être à l’origine d’un courant ascendant aussi localisé, puis elle se rendit brutalement compte qu’elle tremblait de haine réprimée. Elle ferma les yeux et serra les dents, s’enfonça les ongles dans les paumes dans un effort surhumain pour se maîtriser.
Des lignes noires déchiquetées traversèrent sa vision, comme sur l’écran d’une télé mal réglée, et ramenèrent toute son attention aux limites aussi étroites que personnelles de son dilemme présent. La vague d’émotion persista néanmoins, et l’idée l’effleura qu’elle lui était, du moins en partie, imposée de l’extérieur ; c’était une passion glaciale qu’elle avait interprétée comme de la fureur, car sa nature réelle, quelle qu’elle fut, était sans doute étrangère à son âme prisonnière. Bien que ce fût sa propre vie qui fût en jeu, et nulle autre, elle se sentait coupable, comme si elle avait commis une indiscrétion, et elle était aussi furieuse contre elle-même que contre ce qu’elle avait épié, tout en brûlant aussi innocemment que la lampe interdite dans la chambre d’Eros et de Psyché.
Encore une métaphore – mais était-elle tellement exagérée ? Ulla était une mortelle, assistant contre son gré à l’accouplement de deux essences inhumaines – monstrueusement loin de sa patrie – amants invisibles entraînés sur les ailes du vent – unis dans un palais d’une blancheur virginale où flottaient les bannières triomphales d’un haut dieu, père d’autres dieux, tandis que Vénus, avec non moins d’à-propos, était loin, bien loin, du genre d’amours qui se célébraient ici.
Que ces coïncidences étaient stupides ! Si elle continuait ainsi, elle allait finir par se croire avilie au pied de quelque croix.
L’impression d’une inquiétante tempête faisant rage hors d’elle, mais si près d’elle en même temps, persistait pourtant, pour incompréhensible qu’elle fût. Pire, elle semblait avoir une signification, une importance, qui lui échappait, et dans le contexte desquelles sa propre situation ne jouait qu’un rôle mineur.
Et si toutes ces impressions, loin d’être hors de propos, avaient en effet une signification, non pas abstraite, mais concernant directement ce fragment de vie déplacée qu’était Ulla Hillstrom ? Si glacial que fût son environnement, il n’en était pas moins certain que, depuis que la cape l’avait capturée, elle avait été assaillie par un tourbillon de souvenirs, de notions, d’analogies, de mythes, de symboles et d’images au caractère manifestement érotique, accompagnés de sensations franchement physiques ; tout cela était d’autant plus importun que c’était à la fois inapproprié et déplacé. Peut-être fallait-il se faire à l’idée que la saison des amours puisse tomber au cœur de l’hiver le plus glacial, et qu’elle soit accompagnée de terreurs ou des tourments qu’on ressent au fond de l’enfer. Il était possible, en tout état de cause, que tout ceci pût l’aider à se distancier de quelque façon de cette violente étreinte.
Non, c’était trop ridicule pour mériter une attention sérieuse, surtout s’il existait une autre issue, ce qui semblait être le cas : la source de chaleur. Comme nombre des micro-organismes terrestres auxquels elle était apparentée, la bulle pouvait survivre à des températures bien supérieures au point d’ébullition, mais il était permis de croire que la cape volante, indigène à ce monde plus froid que toutes les glaces du pôle, réagirait défavorablement à une chaleur même modérée.
Restait à savoir si elle-même était capable de mouvements volontaires dans cette situation. Elle essaya de faire un pas. La sensation était curieuse, comme si elle se déplaçait dans du miel liquide, mais la maladresse qui en résultait ne l’empêcha pas de gagner le traîneau.
Les roues dentées mordirent la neige avec un crissement soyeux et sec, à peine audible. Ulla maintint la vitesse au minimum, car elle n’y voyait pas grand-chose.
La cape solitaire était toujours visible au loin, à peu près au même endroit que précédemment – pour autant qu’Ulla pût en juger dans ce paysage cristallisé. C’était de toute façon son seul point de repère pour trouver la source de chaleur, dont la nature demeurait mystérieuse.
Une curieuse vibration, ou plutôt une palpitation de son environnement attira son attention. C’était à la fois un murmure saccadé, un mouvement spasmodique, un frémissement de la lumière. Comme si la cape-bulle qui l’enveloppait était agitée d’un léger tremblement. Cette impression s’accentuait progressivement au fur et à mesure que le traîneau avançait. Elle était impuissante contre ce sentiment – peut-être aurait-elle pu se retirer en elle-même, voire revenir en arrière ? Mais pour cela aussi, il était trop tard. De plus en plus perceptible, le susurrement léger d’un vent régulier lui parvenait de l’extérieur.
En approchant de la source de chaleur, Ulla vit enfin en quoi celle-ci consistait : une flaque, une cuvette, un creux empli de liquide. Placide, d’un bleu intense, au fond d’une fissure en forme de cœur, entourée de neige vaporeuse. Cela ressemblait à tous égards à une source – le liquide, toutefois, ne pouvait absolument pas être de l’eau. Ulla ne pouvait en voir le fond. L’analogie avec une source était de toute évidence fausse : ici, l’existence d’un corps quelconque sous une forme liquide ne pouvait être due qu’à une forme de volcanisme. À en juger par le courant ascensionnel qu’elle engendrait, la chaleur dégagée devait être considérable. En dépit de la ténuité de l’atmosphère, le vent rugissait presque, maintenant qu’elle était tout près. La cape solitaire voltigeait à une trentaine de mètres au-dessus d’elle, comme la dernière feuille d’un long et cruel automne. Et la cape-bulle, tout contre Ulla, était agitée de façon comique par quelque chose qui ressemblait fort à de la colère contenue.
Et maintenant, que faire ? Devait-elle se précipiter témérairement vers la fissure, en espérant que la cape (ou plutôt la partie exogène et sauvage de l’entité unique que formait la cape-bulle) ne résisterait pas à la chaleur ? Dans l’ignorance où elle se trouvait de la nature réelle de ce magma liquide, cette solution paraissait pour le moins risquée. Sans compter que, pour que cela soit efficace, il aurait fallu immerger au moins la moitié de la surface totale de la bulle, ce qui, compte tenu de la dimension restreinte de la « source », ne paraissait guère praticable – à supposer même que la bulle virale ne compense pas la chaleur excessive, comme elle l’aurait automatiquement fait dans son état originel. Elle en fut presque soulagée, car la seule idée de risquer une nouvelle forme d’immolation dans ce liquide problématique lui donnait la chair de poule.
Il lui fallait pourtant prendre une décision, et vite : pendant combien de temps encore la bulle serait-elle capable de maintenir un environnement viable ? Les vibrations dont celle-ci était maintenant agitée risquaient de la faire craquer d’un moment à l’autre ; même si elle demeurait intacte, elle pouvait à tout instant couper Ulla, définitivement cette fois, du monde extérieur.
La cape solitaire se rapprocha soudain, comme par curiosité. Parallèlement, le tremblement de la bulle s’accrut. Ulla se demanda pourquoi.
Se pourrait-il… se pourrait-il que la « chose » qui étreignait sa bulle fût jalouse ?
4
Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir, pas même le temps de rejeter cette notion absurde – agir, il fallait agir ! Se dégageant du traîneau, elle s’approcha en titubant de la fissure, tout en cherchant frénétiquement un moyen de la boucher. Si seulement elle pouvait obturer cette source de chaleur, obliger la cape solitaire à se rapprocher encore davantage… Mais comment ?
Y jeter des pierres. Mais où en trouver ? Si, pourtant, il y en avait deux à proximité. Pas très grosses, mais au moins elle aurait la force de les soulever. Elle se baissa péniblement et fit basculer les fragments de roche dans le cratère.
Autour d’eux, le liquide se solidifia instantanément, sans un bruit. En l’espace de quelques secondes, la neige qui entourait la fissure recouvrit entièrement celle-ci, comme des lèvres se seraient refermées, ne laissant au centre qu’un renfoncement à peine visible, ombre légère sur le sol blanc et uni.
Avec un dernier gémissement, le vent mourut, et la cape solitaire déployant ses bords au maximum, plongea sur Ulla et vint l’envelopper d’un nouveau linceul. L’ombre s’obscurcit progressivement, effaçant d’abord Saturne, puis les bannières triomphales des anneaux…
La bulle virale eut un brusque-soubresaut et noircit entièrement, tout en projetant Ulla au sol comme une vulgaire poupée de chiffon-. Le vent hurla une dernière fois.
Terrifiée, Ulla se roula en boule. Autour d’elle, la bulle s’enfla démesurément.
Finalement, se libérant de sa prison spatio-temporelle au prix d’un effort démesuré bien qu’invisible, qui fit instantanément sauter le boîtier de commandes, la cape-bulle s’arracha à Ulla et s’éleva pour aller rejoindre son compagnon incomplet.
Dans l’unique seconde de conscience qui lui resta avant de se congeler à jamais dans le livide univers de Titan, Ulla ne trouva pas le temps de regretter ce qu’elle n’avait jamais ressenti, et mourut comme elle avait vécu, chef-d’œuvre artificiel et parfait de calculs prémédités et réussis. Elle ne vit pas les capes voltiger avec le vent, et n’imagina jamais qu’elle avait fait naître l’hétérosexualité sur Titan, déclenchant ainsi un processus d’évolution dont aucun être humain ne verrait jamais l’aboutissement, soixante millions d’années après.
Non, sa dernière pensée fut pour la bulle virale, et elle fut courte :
Sale coureuse, infidèle…
Presque sur l’horizon, les deux capes, les deux Titans, se livraient à un étrange et féroce combat. Des lambeaux des deux créatures retombaient de toutes parts telles des larmes déchiquetées. Ces créatures dans l’ensemble peu gracieuses avaient une façon encore plus maladroite de se faire la cour.
À côté d’Ulla, il ne restait plus la moindre trace de la source, à se demander si elle avait jamais existé. Au-dessus d’elle, les bannières des anneaux continuaient à flotter, impassibles, comme si elles n’avaient rien vu – ou peut-être comme si, au cours des six milliards d’années écoulées, avaient tout vu, un événement suivant l’autre dans l’oubli, jusqu’à ce que ne demeurent que les bannières triomphales de leur beauté reflétée en elle-même.
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
How Beautiful with Banners.
© The Estate of the Late James
Blish.
© Librairie Générale Française,
1985, pour la traduction.