LXIII

Madame la duchesse du Maine avait, on le sait, beaucoup d’esprit. Elle était, comme tous les gens puissants et riches, fort égoïste ; elle voulait qu’on l’amusât et je l’amusais. Ce fut un bonheur pour moi en ce moment. Elle entendit raconter ce qui se passait, mes déboires, et elle dit à madame de Staal de me venir chercher de sa part.

– Une fois à Sceaux, ajouta-t-elle, elle n’aura plus besoin, de ces femmes, qui ne la valent point et qui la tourmentent. Je sais ce que c’est que l’ennui, je le connais, j’en ai une peur effroyable et je comprends celle qu’elle en a.

Je ne me fis pas prier, on le comprend. Je me hâtai de déménager très vite. Avant de partir pour Sceaux, je voulus prendre un gîte à Paris, un gîte selon ma fortune et mes habitudes. On m’avait indiqué, rue de Beaune, une jolie petite maison, bien close, bien garnie, non pas de meubles mais 746

de belles boiseries, mais de glaces et de tout ce qui constitue le luxe de l’intérieur. Il y avait un joli jardin, ce qui me plaisait ; je n’étais pas aveugle alors, j’aimais à voir les oiseaux sur les branches, les fleurs dans les parterres ; j’aimais les gazons avec les pâquerettes, ce qui me rappelait mon enfance, le village et le château de Chamrond, où j’avais passé mes meilleurs jours.

Une fois mes meubles installés chez moi, je voulus répondre à l’invitation reçue. Madame de Staal revint, elle revint plusieurs fois, et, de la part de Son Altesse, m’assura que j’avais à Sceaux, non pas un asile passager, mais un domicile ; que la princesse me priait de m’y regarder comme chez moi et d’y venir le plus tôt possible pour y rester le plus longtemps que je pourrais.

Sceaux n’était plus aussi brillant qu’autrefois, ce n’était plus cet éclat dont j’avais vu les derniers rayons. Depuis la conspiration de Cellamare, depuis son emprisonnement, madame la duchesse du Maine ne recevait plus aussi nombreuse compagnie ; la leçon avait été bonne, 747

elle ne conspirait point.

Je n’ai rien dit de cette grande échauffourée, parce que cela se trouve dans tous les livres. Il n’est pas un gratte-papier qui n’en ait rendu compte à la postérité la plus reculée. Je n’ai rien dit non plus de mes regrets à la mort de M. le régent, et cela me vient à la mémoire. J’en eus cependant de véritables, que je ne laissai pas voir, pour ne pas être rangée au nombre de ses

pleureuses...

Il avait été fort bon pour moi, je n’avais pas de reproches à lui faire, pas même de ces reproches que les femmes peuvent adresser à tous les hommes, celui de l’ingratitude.

Il fut toujours disposé à m’obliger de toutes les manières, il me garda relativement le secret.

Notre commerce ne se répandit guère ; on en parla sans en être sûr ; quant à moi, je ne l’avouai jamais. Il fut de si peu de durée, qu’il ne compta pour ainsi dire pas dans la vie amoureuse de ce prince, où se défilèrent tant de chapitres.

Une fois mes arrangements terminés, je partis pour Sceaux avec le président, qui commençait à 748

s’occuper de moi d’une manière sérieuse, et qui était des commensaux assidus de madame du Maine. Ce château de Sceaux était délicieux, je l’ai déjà raconté. Le parc, les jardins, les eaux, tout était ravissant ; en y arrivant, je sentis que j’y serais heureuse et que j’y oublierais mes chagrins.

On ne vivait là que par l’esprit, et l’esprit est mon Dieu. Je préfère, et surtout je préférais alors l’esprit à toutes choses.

La cour de la princesse se composait de gens d’esprit par excellence, une douzaine de personnes qui n’en bougeaient, en outre des gens de sa maison

: madame de Charost, depuis

madame de Luynes ; madame la marquise de Lambert, M. le cardinal de Polignac, M. le premier président de Mêmes, madame de Staal, M. de Saint-Aulaire, madame Dreuillet et plusieurs autres. J’oubliais le président Hénault et Formont, qui y vint plus tard, à ma suite.

Madame la duchesse du Maine était l’âme de ce cercle.

Son mari avait peut être plus d’esprit qu’elle, 749

mais il n’en montrait pas tant. L’habitude d’être dominé par sa femme le forçait à tout renfermer.

Lorsqu’elle n’était pas là, il était bien plus aimable.

Je me rappelle un mot que je lui ai entendu dire et qui m’a beaucoup frappée.

– Une seule personne au monde m’a bien connu : c’est madame de Maintenon. Je n’ai jamais été réellement moi-même qu’avec elle.

Je crois que c’était la vérité.

Quant à madame la duchesse du Maine, elle conservait, malgré ses tribulations, la même gaieté, la même soif de plaisirs. Impossible d’avoir plus d’éloquence, plus de badinage, plus de véritable politesse ; mais elle faisait acheter ces grâces par une injustice, un orgueil et une tyrannie sans exemple. Il fallait absolument lui obéir, il ne fallait pas avoir d’autre affaire que de l’amuser.

À cette condition, elle approuvait et passait tout le reste.

Aussi, quand j’arrivai chez elle, après ma 750

rupture, toute contrite, elle me cria du plus loin qu’elle m’aperçut :

– On dit que vous êtes triste, madame ; cela n’est pas vrai, j’espère ?

– Si j’avais été triste, madame, j’oublierais cette tristesse près de Votre Altesse sérénissime.

– C’est bien sûr ?

– Oui, madame, et Votre Altesse me fait tort en me le demandant deux fois.

– Allons, président, vous qui l’avez amenée, vous l’avez, j’espère, guérie de ses regrets.

Regretter un ennuyeux, marquise ! Ah ! je ne vous le pardonnerais pas.

– Mon Dieu ! madame, repris-je, ce n’est peut-

être pas un ennuyeux que je regrette, c’est un ennuyé.

– Quant à ceci, madame, nous en sommes toutes là ; c’est la fin de tout.

On me fêta, on me reçut comme l’enfant prodigue. Larnage était là aussi. Nous ne nous étions pas vus depuis bien longtemps. Il m’aimait encore, et, moi, je l’aimais toutes les fois qu’un 751

entraînement dangereux ne me portait pas d’un autre côté. Ce garçon était mon bon génie. Si je l’avais épousé, j’aurais été la plus honnête et la plus heureuse femme de la terre. Cela ne put pas être apparemment, et ma route était tracée ailleurs.

On me donna un appartement selon mon goût près de madame de Staal, qui, depuis sa prison de la Bastille, ne remplissait aucune des fonctions de la domesticité. Cependant elle se plaignait fort de sa maîtresse, et le fait est qu’elle ne la traitait pas comme une personne qui avait tant souffert et qui s’était montrée si dévouée avait le droit de l’être.

Dès le même soir, j’assistai à une manière de comédie et l’on nous en annonça d’autres.

Voltaire, qui avait longtemps passé sa vie chez la maréchale de Villars, dont il était amoureux, venait quelquefois à Sceaux ; il y était justement ce jour-là et la duchesse lui commandait une pièce qu’il promettait, non seulement de faire, mais encore de jouer.

Je trouvai également M. le comte de Toulouse chez monsieur son frère. Aussitôt après la mort 752

de M. le régent, il avait déclaré son mariage avec la marquise de Gondrin, mademoiselle de Noailles, qu’il aimait depuis plusieurs années et qu’il avait épousée en secret. C’étaient de belles amours que celles-là. Madame de Gondrin avait mille qualités, celles du cœur surtout.

Quant à M. le comte de Toulouse, c’était l’honnête homme et le grand seigneur dans toute la force du mot. Il n’avait pas, comme son frère, ce qui s’appelle un esprit hors ligne ; mais il avait une droiture, une loyauté, une chevalerie aussi invulnérables que celles des anciens preux. Il tenait du roi ce qu’il avait de bon ; il avait pris peu de chose de sa mère, excepté son charmant sourire des Mortemart.

Il habitait ordinairement Rambouillet, où le roi allait sans cesse ; aussi le voyait-on fort peu à Sceaux : c’était un extraordinaire. Il priait sans cesse M. le duc et madame la duchesse du Maine de venir chez lui, mais c’était de façon à ce qu’ils refusassent : le roi ne se souciait point de les voir, parce que le cardinal en avait peur.

Il connaissait leurs intrigues, leur perpétuel 753

désir de puissance, la soif du trône qui les dévorait. Madame du Maine, dans ses jours de confiance, disait parfaitement :

– Je n’aurais jamais épousé un bâtard si je n’avais espéré qu’un jour, lui ou ses enfants auraient des droits à la couronne. Il est bien le fils du feu roi, après tout, tandis que notre petit Louis XV n’était peut-être le fils que de Nangis ou de Malezieu. La duchesse de Bourgogne n’était pas déjà si sûre !

Jamais un mot de M. le duc du Maine ne fut prononcé devant personne à cet égard. Il était la dissimulation et la réserve en personne. Il n’assistait pas toujours aux grandes fêtes, mais il ne manquait pas une des petites. Pour qui ne le connaissait pas, son excessive politesse, la douceur de ses manières, la faiblesse de son caractère irrésolu, n’auraient pas laissé deviner ses profondeurs, ses projets, ses ambitions dévorées.

Madame de Staal m’a dit que souvent il passait des nuits entières à se promener dans le parc, comme un furieux dévorant sa rage, 754

maudissant sa mère, maudissant le roi, qui, malgré sa puissance, n’avait pas su rendre sa position inattaquable, et répétant incessamment :

– Bâtard ! je suis un bâtard !

Personne n’était témoin de ces scènes, et, lorsque par hasard on l’entendait parler ainsi, on se gardait bien de le laisser deviner.

Le lendemain de mon arrivée, j’avais mal choisi mon jour, on partit pour Sorel et pour Anet, deux des plus jolis lieux du monde, où la cour de Sceaux se rendait dans les grandes chaleurs de l’été. Madame de Ribérac, mesdames de Castellane, M. et madame de Caderousse, M.

de Mallegien, M. et madame de Villeneuve nous y attendaient. Nous y arrivâmes par un orage, et madame la duchesse du Maine en avait une peur effroyable, de sorte qu’elle fut parfaitement désagréable pour tout le monde et alla se renfermer dans sa chambre.

Elle avait un gros rhume et de la fièvre, mais cela ne lui importait point, elle allait et venait partout la même chose. Les princes sont des corps faits exprès. S’ils étaient bâtis comme nous, 755

ils ne tiendraient pas aux métiers incroyables qu’ils font. Madame du Maine, grande comme une enfant de dix ans, était plus forte qu’un homme de six pieds.

Ainsi, le lendemain de notre averse, il y eut, dans la forêt, une grande chasse à laquelle il fallut se résoudre. Nous essuyâmes plusieurs orages coup sur coup. Tant qu’il fut question de tonnerre, Son Altesse se cacha dans une hutte de garde-chasse ; mais, pour la pluie seulement, elle resta dans sa calèche, malgré son rhume, et se fit tremper jusqu’aux os, en riant de tout son cœur.

Je ne riais pas, je goûte peu ce divertissement-là.

Nous eûmes des chasses pendant plusieurs jours, ainsi que des parties sur l’eau, des soupers fort gais et le cavignol, que madame du Maine jouait avec passion. J’y étais fort malheureuse, et je fuyais la table, où elle me retenait toujours. Il fallait faire sa volonté quelle qu’elle fût et quoi qu’on dût y mettre du sien, dans tous les genres possibles.

Un soir, nous étions à écouter une lecture d’une jolie pièce en vers, par un anonyme, et la 756

duchesse tenait à laisser croire qu’elle ou M. du Maine était cet anonyme ; je dois convenir que c’était charmant. On apporta une lettre, qu’un courrier fort botté et fort crotté venait de remettre incontinent en demandant la réponse.

Ah

! dit la princesse, c’est de M. de Voltaire ; que veut-il ?

J’ai négligé de dire qu’il ne nous avait pas accompagnés à Anet et qu’il était resté à Sceaux, c’est-à-dire retourné à Paris.

– Il va venir, ajouta-t-elle après avoir lu, avec madame du Châtelet, et il demande si cela ne nous dérange pas. On peut lui répondre que non.

Elle fit un signe à madame de Staal, qui lui servait de secrétaire et lui donna des ordres. La lecture continua ; il ne fut ensuite question que de Voltaire et de la belle Émilie. C’était le commencement de leurs amours, toutes flambantes, toutes divines, toutes astronomiques.

Elle avait violé son esprit, et il s’était juché avec elle dans les nuages pour regarder la lune et les étoiles de compagnie. Ils n’en redescendaient pas moins sur la terre lorsque cela leur plaisait, et 757

alors ils s’y conduisaient singulièrement, ainsi que vous le verrez.

Le lendemain, les jours suivants, on s’occupa encore de ces deux personnages, et puis, comme ils ne paraissaient pas, les impressions n’étant pas de longue durée à cette cour, on n’y songea plus.

La moindre bagatelle survenue faisait oublier la précédente.

Tout à coup, au moment où on n’y songeait point, où on sortait de table, on les vit paraître comme deux spectres, avec une odeur de corps embaumés près de leur tombeau ; il était minuit.

Voyez la belle heure pour se montrer dans une occasion comme celle-là ! Mais ils ont toujours été si extraordinaires

! Depuis qu’ils étaient

ensemble, Voltaire avait pris les allures de son Émilie. Je ne veux pas manquer le portrait de celle-ci. Je l’ai fait d’après nature et d’une ressemblance dont tout le monde fut frappé.

«

Représentez-vous une femme grande et sèche, le teint échauffé, le visage aigu, le nez pointu ; voilà la figure de la belle Émilie, figure dont elle est si contente, qu’elle n’épargne rien 758

pour la faire valoir : plumes, pompons, verreries, pierreries, tout est à profusion ; mais, comme elle veut être belle en dépit de la nature, et qu’elle veut être magnifique en dépit de la fortune, elle est obligée, pour se donner ce superflu, de se passer du nécessaire, comme chemises et autres bagatelles.

» Elle est née avec assez d’esprit. Le désir d’en avoir davantage lui a fait préférer l’étude des sciences les plus abstraites aux connaissances agréables

; elle croit, par cette singularité, parvenir à une plus grande réputation et à une supériorité décidée sur toutes les femmes.

» Elle ne s’est pas bornée à cette ambition, elle a voulu être princesse ; elle l’est devenue, non par la grâce de Dieu ni par celle du roi, mais par la sienne. Ce ridicule lui a passé comme les autres ; on s’est accoutumé à la regarder comme une princesse de théâtre, et on a presque oublié qu’elle est femme de condition.

»

Madame travaille avec tant de soins à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’on ne sait plus ce qu’elle est en effet ; ses défauts mêmes ne lui 759

sont peut-être pas naturels ; ils pourraient tenir à ses prétentions ; son peu d’égards, à l’état de princesse ; sa sécheresse, à celui de savante, et son étourderie, à celui de jolie femme.

»

Quelque célèbre que soit madame du Châtelet, elle ne serait pas satisfaite si elle n’était pas célébrée, et c’est encore à quoi elle est parvenue, en devenant l’amie déclarée de M. de Voltaire ; c’est lui qui donne de l’éclat à sa vie, et c’est à lui qu’elle devra l’immortalité. »

Ce portrait fut justement fait chez madame du Maine, où il obtint l’approbation générale. On en fit des copies de tous les côtés, sans que jamais une seule parvînt à Voltaire ou à madame du Châtelet du vivant de celle-ci. Après sa mort, d’Argental, qui le gardait en réserve, montra ce chef-d’œuvre au veuf désolé ; celui-ci le lut attentivement et dit à son ange, d’un ton délibéré :

– Madame du Deffand est peintre, elle avait, ma foi, raison.

Et il parla d’autre chose.

760

Pour en revenir à ce voyage et à leur arrivée, ce fut un coup de théâtre. Il leur fallut à souper, il leur fallut des lits, qui n’étaient pas préparés. Le concierge dut se lever et plusieurs personnes se dérangèrent. Ce fut un déménagement et des réclamations qui soulevèrent mille tempêtes.

Madame du Châtelet fit elle-même son lit, tant les gens étaient occupés, et, pour se donner un air de simplicité complaisante, elle le fit si bien, qu’elle ne put se mettre dedans et qu’elle nous servit le lendemain des discours sur les proportions, sur le niveau, je ne sais quoi encore ; je n’y compris rien, ni les autres non plus.

On lui avait donné un appartement intérim ; le maréchal de Maillebois s’en allait à Paris et devait lui laisser celui qu’il occupait. Le lendemain, elle en demanda un autre, puis un autre, et finalement elle en essaya quatre.

Le beau fut qu’elle emporta de chacun les tables qui s’y trouvaient pour les réunir enfin dans le dernier choisi ; il lui en fallait de toutes les façons : pour son nécessaire, pour ses papiers, pour ses livres, pour ses pompons, pour ses 761

pommades.

Elle mena un train à réveiller les sept dormants, pour une bouteille d’encre répandue sur un de ses calculs d’algèbre ; elle se plaignait du bruit, elle avait les manies les plus étranges.

Madame de Staal, entrant dans ma chambre, un matin, me dit en riant comme une folle :

– Ma reine, devinez ce que fait à présent madame du Châtelet ?

– Des chiffres et des planètes, apparemment ?

Pas du tout

; elle fait la revue de ses

principes. C’est un exercice qu’elle réitère chaque année ; sans quoi, ils s’échapperaient et s’en iraient si loin, qu’on n’en retrouverait pas un seul.

– Je le crois bien ! Sa tête est pour eux une maison de force ; ce n’est pas le lieu de leur naissance, et il faut veiller soigneusement à leur garde.

Ni elle ni Voltaire ne se montraient qu’à la nuit close.

Ils travaillaient tout le jour ; et on ne les 762

apercevait que pour le souper ; autrement, on les servait dans leur chambre.

– Si mademoiselle de Breteuil pouvait se voir en madame du Châtelet embâtée de cette façon-là, elle ne le croirait jamais, disait madame la duchesse du Maine, qui ne revenait pas de ses façons hétéroclites et qui commençait à s’en lasser.

Ils répétaient et faisaient répéter une sorte de farce, indigne de Voltaire, et dont ils devaient nous donner le spectacle, nous la retrouverons à Cirey. Les acteurs étaient passables, Voltaire excellent, et la belle Émilie se supportait, à cela près qu’on lui répétait tout le temps qu’elle était courte et grosse, ce qui formait un singulier contraste avec cette baguette longue et sèche.

Elle tenait le rôle d’une fille appelée mademoiselle de la Cochonnière. On me proposa celui de Barbe, sa gouvernante : je déclinai cet honneur. Un nommé Vanture, que madame du Maine voulait toujours appeler Bonaventure, jouait Boursoufle. Or, comme il était très boursouflé lui-même, il nous montra la 763

boursouflure trop au naturel et ne fut pas du tout plaisant. Le sujet étant forcé au dernier point, tout devait être comme le sujet.

Un M. Pâris, intendant de la duchesse d’Estrées, représenta en honnête homme le personnage d’un voleur au petit pied, nommé Mandrin. Les autres rôles étaient secondaires ; au total, comme farce, cela fut assez bien rendu, mais je souffrais de le voir signé du grand nom de Voltaire. Il l’anoblit un peu par un proverbe qu’il jouait lui-même avec madame Dutour, la Barbe de mademoiselle de la Cochonnière. On fut très content de la soirée, on rit passablement, on s’amusa comme on s’amusait à cette cour : en se moquant beaucoup les uns des autres.

Les meilleures personnes entre celles qui se trouvaient là étaient la duchesse de Saint-Pierre et la duchesse d’Estrées. On les choyait fort. Des duchesses, à Sceaux, faisant la cour à madame la duchesse du Maine ! on s’en gonflait. Cette malheureuse bâtardise avait fait tant d’aventures sous le règne précédent et au commencement de la Régence ! Le duc de Saint-Simon et autres 764

parvenus étaient montés sur de si hautes échasses à propos de cette dignité, que la cour de Sceaux leur faisait un pont de sourires pour les appeler.

Le lendemain de la comédie, Voltaire et son Uranie nous quittèrent ; le duc de Richelieu voulait les voir avant de se rendre à Gênes. En partant, ils me racontèrent leur départ pour la Lorraine, où ils comptaient s’établir.

– Nous renonçons au monde, madame ; nous allons nous fixer dans la solitude pour nous livrer aux arts et à l’amitié. Vous viendrez nous voir, n’est-ce pas ?

– Certainement, répondis-je, très curieuse de voir ce tête-à-tête et une maison instituée par ces deux créatures.

– Nous ne prions pas tout le monde, au moins, nous sommes et nous serons fort difficiles. On nous suppliera pour y venir, n’en doutez pas.

– Je n’en doute point, et je vous remercie, madame. Quant à vous, monsieur de Voltaire, vous connaissez mon admiration pour vous.

Ils partirent de fort bonne heure ; on ne les 765

revit plus. Ce fut ensuite un concert de critiques sur leur compte, qui ne prit point de fin pendant cinq ou six jours. Madame du Maine ne s’en pouvait taire.

– Je passe tout cela à Voltaire, il n’en peut rien, il n’en sait rien ; c’est le fils d’un notaire, et nos façons lui sont inconnues ; mais madame du Châtelet, mademoiselle de Breteuil !

– Madame, repris-je c’est absolument pour cela

; M.

de Breteuil a pu apprendre à

mademoiselle sa fille les habitudes des intendants de province et de la magistrature de Paris ; pour celles de la cour, il les ignore.

– Il a au moins regardé la cour par la lucarne.

Il a reçu, il a vu toute la vie la bonne compagnie, apparemment. Ne m’en parlez pas, je ne digérerai jamais ces allures de bourgeoise déesse. L’esprit de Voltaire lui sert de parapluie ; on n’a rien à en dire, je le répète : il s’assoirait sur la table, que je le lui passerais ; rien à elle !

Jamais madame du Maine ne put accepter madame du Châtelet. Du reste, il en était de même partout et le plus grand esprit du siècle 766

avait là un goût singulier. Le pire, suivant moi, c’est qu’elle était ridicule et ennuyeuse.

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